Décision n° 2019-802 QPC du 20 septembre 2019, M. Abdelnour B. [Utilisation de la visioconférence sans accord du détenu dans le cadre d'audiences relatives au contentieux de la détention provisoire], par E. Cartier

Si la comparution physique du détenu devant son juge semble aller de soi dans une société de justice, notamment lorsqu'il s'agit pour celui-ci de demander sa libération, elle n'est pas forcément toujours compatible avec l'organisation de la justice et comporte un coût parfois non négligeable pour la collectivité. La technologie permet de rendre compatible le droit de comparution personnelle avec les contraintes matérielles pesant sur l'administration de la justice. Il en va ainsi de la visioconférence dans le contentieux de la détention provisoire, introduite dans le champ étroit du terrorisme pour des raisons de sécurité, puis élargie progressivement à l'ensemble des infractions pénales et aux différentes étapes de ce contentieux. Où placer cependant le curseur entre la bonne administration de la justice et la bonne justice compte tenu de l'importance qu'il convient de reconnaître à la comparution physique du justiciable devant son juge, a fortiori lorsque sa liberté est entravée par une mesure d'enfermement ? Jusqu'à quel point est-il possible de limiter la comparution physique qui met le juge comme le détenu physiquement en face de leurs responsabilités : bien juger pour le premier, accepter la sanction pour le second ? C'est à ces questions que le Conseil a eu à répondre dans cette décision.

La QPC renvoyée ici par la chambre criminelle de la Cour de cassation(3), appuyée devant le Conseil par 6 interventions(4), portait sur l'exercice du droit pour le détenu de refuser la décision du juge de recourir à la visioconférence dans le cadre du contentieux de la détention provisoire devant la chambre d'instruction, tel que prévu par l'article 706-71 alinéa 3 du Code de procédure pénale, dans une rédaction applicable à l'instance principale, issue d'une ordonnance du 1er décembre 2016, depuis modifiée.

Pour justifier le renvoi de la QPC, la Cour a opéré un raisonnement par analogie en transposant le raisonnement tenu par le Conseil dans sa décision 778 DC du 21 mars 2019, à propos du régime de la visioconférence dans les débats relatifs à la prolongation d'une mesure de détention provisoire(5). Le Conseil avait en effet censuré le dispositif prévu par la loi en s'appuyant sur « l'importance de la garantie qui s'attache à la présentation physique de l'intéressé devant la juridiction compétente pour connaître de la détention provisoire et en l'état des conditions dans lesquelles s'exerce le recours à ces moyens de communication ».

La décision de renvoi constituait ainsi une véritable « mise en l'état » de l'affaire sur la base de moyens directement transposables de l'instance DC à l'instance QPC, l'extension du raisonnement étant facilitée par le caractère objectif et abstrait du contrôle ainsi que par la généralité des termes utilisés par le Conseil dans la décision DC(6). S'y ajoutaient un moyen tiré de l'incompétence négative du législateur (compte tenu du faible degré de détermination du cadre législatif dans lequel le recours à la visioconférence pouvait être décidé et imposé au détenu) ainsi que des moyens portés par certains intervenants s'appuyant sur le droit à un recours juridictionnel effectif, le principe d'égalité devant la justice et l'indépendance de l'autorité judiciaire.

Le Conseil relève les spécificités de ce régime qui, consacrant un véritable droit à comparaître personnellement devant la formation de jugement tout au long de la détention, conduit à devoir traiter un nombre important de demandes successives(7), justifiant le rattachement du recours à la visioconférence aux objectifs de « bonne administration de la justice » et de « bon usage des deniers publics ». Il fait cependant deux constats. D'une part, s'appuyant sur « l'état des conditions dans lesquelles s'exerce » le recours à cette technologie, il estime que les règles encadrant la visioconférence satisfont l'essentiel des principes directeurs du procès dans le cadre des demandes de mise en liberté, le juge pouvant par ailleurs opter pour une comparution physique du détenu. D'autre part, il relève que si, dans le cadre de l'initiative du juge (détention initiale et renouvellement périodique), le détenu se voyait reconnaître le droit de s'opposer à ce mode de comparution(8) dès le début de sa détention, lors de son renouvellement périodique, ce droit ne s'exerçait pas de la même manière selon la nature des infractions concernées. Il dépend en effet de la périodicité des renouvellements telle qu'établie par la loi pénale. Il constate ainsi qu'en matière criminelle, ce droit lui permettant de bénéficier d'une comparution physique à l'occasion de la prorogation de sa détention pourrait ne s'exercer qu'à l'issue d'une durée d'une année(9). Le Conseil juge cette durée comme portant « une atteinte excessive aux droits de la défense », au regard de « la garantie qui s'attache à la présentation physique de l'intéressé » à la chambre d'instruction.

Le principe d'une limite temporelle posé par le Conseil contraint ainsi le législateur à prévoir une périodicité raisonnable permettant d'introduire la comparution physique du prévenu dans un système où la bonne administration de la justice prime trop souvent aujourd'hui sur la bonne justice. Dans cette affaire la décision est dépourvue de tout effet utile, voire de tout effet, dans la mesure où d'une part le bénéfice de la déclaration d'inconstitutionnalité n'est pas accordé à l'auteur de la QPC et où d'autre part, la disposition législative censurée n'était plus en vigueur depuis l'entrée en vigueur de la loi du 23 mars 2019 de programmation de la justice.

Si la co-présence n'apparaît pas comme une composante absolue de l'audience, notamment pour les audiences de pure forme ou de pur droit ou lorsqu'elle permet d'éviter un renvoi en cas de difficulté de mise en œuvre de l'extraction judiciaire (comme dans l'hypothèse visée dans cette affaire), elle ne doit pas aboutir, de manière incrémentale, à faire de l'instance juridictionnelle un lieu vide. En effet, la corporalité de la Justice, en particulier dans le procès pénal, repose essentiellement sur le rapport physique au justiciable, préalable à l'entrave physique imposée à l'homo criminalis, et composante essentielle de sa défense, sa présence physique étant en soi une forme d'expression. La visioconférence est en effet aujourd'hui étendue à de très nombreux contentieux de nature pénale comme administrative et s'applique plus particulièrement à tous les lieux de privation de liberté (dont ceux réservés aux étrangers), aux hôpitaux psychiatriques, et de manière générale à la procédure pénale, depuis la phase présentielle jusqu'au contentieux de l'exécution des peines.

Déc. n° 2019-809 QPC du 11 octobre 2019, Union nationale des étudiants en droit, gestion, AES, sciences économiques, politiques et sociales et autres [Droits d'inscription pour l'accès aux établissements publics d'enseignement supérieur], par E. Cartier

Alors que les universités souffrent d'un désengagement financier progressif de l'État dans un contexte d'accroissement des besoins dans un des secteurs pourtant essentiel de la politique publique(10), cette décision, bien que conduisant à une déclaration de conformité, rappelle l'importance de ce que le Conseil reconnaît expressément comme le « 3e degré d'enseignement » dans la construction de notre Nation républicaine, a fortiori celle conçue par les rédacteurs du préambule de la Constitution de 1946 au sortir de la chute du régime de Vichy.

Le treizième alinéa du Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 dispose en effet que « La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction, à la formation professionnelle et à la culture. L'organisation de l'enseignement public gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l'État ». C'est sur la base du principe de la gratuité de l'enseignement public et sur celle de l'incompétence négative du législateur que cette QPC a été renvoyée au Conseil constitutionnel par le Conseil d'État à l'occasion d'un recours pour excès de pouvoir contre l'arrêté du 19 avril 2019 relatif aux droits d'inscription dans les établissements publics d'enseignement supérieur relevant du ministre chargé de l'enseignement supérieur, pris en application du troisième alinéa de l'article 48 de la loi n° 51-598 du 24 mai 1951 de finances pour l'exercice 1951 (en cause ici).

Notons en premier lieu que cette décision traduit l'importance prise depuis 10 ans par ce « canal de participation » que constitue la QPC pour de nombreux acteurs proactifs, notamment associatifs, une fois le combat perdu sur le terrain politique. La QPC en cause a en effet été soulevée par trois requérants associatifs (sous la forme simple ou sous la forme d'union)(11), appuyés par treize interventions de structures associatives(12), fédératives(13) ou syndicales, toutes porteuses d'intérêts collectifs, relatifs aux étudiants, à l'enseignement supérieur, voire à l'éducation nationale elle-même(14). Ce canal de participation a été depuis dix ans largement ouvert par le Conseil constitutionnel lui-même, compte tenu du caractère objectif et abstrait de son contrôle et la notion d'« intérêt spécial » conditionnant l'admission des interventions, plus large que celle d' « intérêt direct et certain » utilisée par exemple par la Cour constitutionnelle italienne. Seule l'union confédérale des ingénieurs et cadres CFDT voit son intervention rejetée dans les motifs de la décision en raison de l'inadéquation de son objet social avec le procès constitutionnel en cause.

En second lieu, l'examen auquel se livre le Conseil constitutionnel et la solution qu'il arrête méritent qu'on s'y attarde compte tenu de la réarticulation systémique et organique à laquelle procède le Conseil. En effet, en écartant le moyen tiré de l'incompétence négative(15), il consacre la compétence pleine et entière du pouvoir réglementaire en matière de fixation des droits d'inscription, affirmant dès lors une chose et son contraire puisqu'il déclare que l'exigence de gratuité (pleinement applicable dans les deux premiers degrés de l'enseignement public comme le rappelle le Code de l'éducation)(16), « ne fait pas obstacle, pour ce degré d'enseignement, à ce que des droits d'inscription modiques soient perçus ». Il y aurait donc une distinction à faire entre l'application du principe de gratuité selon les degrés d'enseignement concernés, sans doute à rattacher au caractère obligatoire de la scolarité jusqu'à l'âge de 16 ans - ce qui couvre l'essentiel des deux premiers degrés - et à leur fonction structurante pour la formation des futurs citoyens de la République, toute chose que le Conseil ne précise pas ici. Par ailleurs, il fait dépendre la marge de manœuvre du pouvoir réglementaire non pas de la loi (comme le sous-entendait le moyen tiré de l'incompétence négative du législateur) mais d'un cadre qu'il pose lui-même dans cette décision, « sous le contrôle du juge » (sous-entendu « administratif », même si le Conseil là encore ne le précise pas(17)). Il indique ainsi que le niveau des frais de scolarité pour l'obtention de diplômes nationaux doit, pour respecter l'exigence constitutionnelle de gratuité de l'instruction nationale et permettre le respect du principe d'égal accès à l'instruction, demeurer à un niveau raisonnable permettant qu'elle soit supportée par tous les étudiants, sans générer pour ces derniers une charge excessive qui reviendrait à les dissuader d'accéder à l'enseignement supérieur. Les droits d'inscription doivent demeurer « modiques » et être « perçus en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants ».

La solution aurait sans doute été plus claire par la formulation d'une réserve d'interprétation ainsi que le suggéraient certains tiers intervenants (notamment la Ligue des droits de l'Homme). L'exécutif devra par conséquent intégrer directement l'exigence constitutionnelle formulée par l'exégèse du Conseil sans le canal de la loi (court-circuitée ici) ce qui a une double conséquence. D'une part, cela conduit à déresponsabiliser le législateur en faisant reposer formellement cette exigence sur une norme fonctionnellement moins connectée à l'administration que ne l'est la loi (auxquelles les réserves sont formellement intégrées lorsque le Conseil y a recours) : la Constitution. D'autre part, en renvoyant au juge administratif le soin d'assurer le respect de cette exigence par l'administration, cela déresponsabilise le Conseil constitutionnel et fait du juge administratif son auxiliaire, nonobstant la théorie de la loi écran(18) et l'autonomie dont il dispose quant à l'interprétation des dispositions constitutionnelles applicables au pouvoir réglementaire. Le Conseil d'État a cependant l'habitude aujourd'hui d'appliquer directement ces dispositions, notamment celle relative à l'égal accès à l'instruction publique, aux actes réglementaires et administratifs en général, dans le cadre de l'excès de pouvoir comme dans celui du référé liberté (19). Si la solution ne satisfait pas vraiment le schéma classique de la hiérarchie des normes en conduisant le pouvoir réglementaire d'exécution de la loi à se faire exécutant de la Constitution, du point de vue des requérants, la solution arrêtée par le Conseil est aussi satisfaisante que l'aurait été une réserve d'interprétation dans la mesure où, armés de cette exigence, ils peuvent faire valoir directement auprès des pouvoirs publics l'obligation constitutionnelle de prendre en compte les capacités contributives de chaque étudiant dans la détermination du montant des droits d'inscription. Rien n'empêche par ailleurs le législateur de mieux encadrer cette capacité de modulation (en définissant par exemple le cadre de la modicité des droits d'inscription), sans toutefois pouvoir l'enfermer dans des catégories trop larges et à même, par-là, de produire des effets dissuasifs pour certains des étudiants concernés. Un encadrement plus étroit reviendrait néanmoins à aboutir à resserrer le lien entre la loi et le règlement, ce qui conduirait le juge administratif à pouvoir réinvoquer la théorie de la loi écran et les justiciables à devoir soulever une QPC à l'encontre des dispositions législatives telles que modifiées. Reste que le Conseil d'État aura sans doute du mal à définir ce cadre sur la seule base des exigences posées dans cette décision(20), dans un contexte où le financement de l'enseignement supérieur est un enjeu stratégique à l'échelle nationale comme internationale(21). La logique qui se dégage de cette décision a sans doute aussi vocation, en franchissant certaines frontières systémiques, et malgré l'efficacité relative du contrôle pouvant être désormais exercé par le juge administratif sur le pouvoir réglementaire, à renforcer cette culture constitutionnelle portée par l'ambition du constituant en 2008.

Décision n° 2019-794 DC du 20 décembre 2019, Loi d'orientation des mobilités, par J.‑Ph. Derosier

On pouvait attendre le Père Noël, mais arriva le Père Fouettard : rendue le 20 décembre, la décision Loi d'orientation des mobilités a ramené les parlementaires et le Gouvernement dans le droit chemin constitutionnel et, parmi les surprises qu'elle apporta, révéla des évolutions de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Il est vrai que, déjà, l'élaboration du projet de loi ou, plus exactement, de son exposé des motifs et de son étude d'impact, était innovante en ce qu'elle fut déléguée à un prestataire extérieur et non réalisée par les services ministériels. Fréquente au Royaume-Uni ou aux États-Unis, cette externalisation au profit de prestataires privés (en l'espèce, il s'agissait d'un cabinet d'avocats, le cabinet Dentons, choisi sur procédure d'appel d'offres) était inédite en France. Éventuellement compréhensible quant à l'étude d'impact, au regard de sa technicité, elle est plus surprenante quant à l'exposé des motifs, qui apporte les justifications politiques de la nouvelle loi. Le Conseil constitutionnel n'a cependant pas trouvé matière à censure et ce n'est guère surprenant : s'agissant précisément d'une tâche politique, c'est encore affaire de politique de décider à qui la confier, pourvu que les autorités idoines assument effectivement la responsabilité que la Constitution leur confie. Or, au niveau gouvernemental, l'initiative des lois revient au Premier ministre (article 39), qui est donc formellement chargé de rédiger étude d'impact et exposé des motifs et, tant qu'ils le sont « sous la direction et le contrôle du Premier ministre » (paragr. 6), ce dernier peut en confier la réalisation à un ministre, à un membre de son cabinet, à un cabinet d'avocats ou à qui bon lui semble.

En revanche, le Conseil a durci sa jurisprudence dans d'autres domaines, y compris à l'encontre des prérogatives de l'Exécutif, veillant ainsi aux droits du Parlement et à la qualité de la loi. D'une part, il affine sa motivation en matière de contrôle de cavaliers législatifs, en rappelant le périmètre initial du projet de loi, tel que déposé sur le bureau de la première assemblée saisie, ainsi que les articles avec lesquels ces cavaliers auraient pu présenter un lien, même indirect. Il s'agit en réalité de ceux invoqués par le Gouvernement, dans les observations qu'il produit afin de démontrer la constitutionnalité des dispositions litigieuses et, là encore, le Conseil innove puisqu'il décide désormais de publier ces observations. Constatant alors qu'elles ne présentent pas davantage de liens avec d'autres dispositions de la loi, il les déclare contraires à la Constitution, en précisant que cela ne préjuge pas de leur conformité matérielle aux autres exigences constitutionnelles.

D'autre part, il a censuré des habilitations à légiférer par voie d'ordonnances. Deux d'entre elles sont contraires à la Constitution en raison du manque de précision quant à la finalité des mesures et leur domaine d'intervention, ce qui est classique(22). Deux autres, en revanche, sont jugées inconstitutionnelles car elles habilitaient le Gouvernement à généraliser une expérimentation, sans que le Parlement, qui habilite, dispose de leurs évaluations ou pose les conditions auxquelles la généralisation pourrait avoir lieu. C'est donc en combinant les articles 37-1 et 38 de la Constitution que le Conseil conclut à l'inconstitutionnalité, non du simple fait d'une habilitation à généraliser au terme d'une expérimentation (on peut supposer que cela serait possible), mais bien parce qu'une telle généralisation doit tenir compte de l'expérimentation elle-même, ce que ne disait pas expressément la Constitution, mais que le Conseil a retenu dans un souci de préserver le Parlement et le contrôle qu'il doit assurer.

Enfin, cette décision marque un renforcement du contrôle de l'incompétence négative (1) et la justiciabilité des dispositions programmatiques (2), ce qui mérite quelques développements plus approfondis.

1. Le législateur s'immisce dans le contrat de travail

L'article 44 de la loi, reprenant ce qui avait été précédemment censuré en tant que cavalier législatif(23), a pour principale finalité de permettre l'établissement d'une charte destinée à régir les rapports entre des travailleurs indépendants et des opérateurs de plateforme électronique de mise en relation de personnes. En particulier, elle s'applique à la fourniture des services de conduite d'une voiture de transport avec chauffeur (VTC) ou de livraison de marchandises au moyen d'un véhicule à deux ou trois roues. La loi précise que la charte détermine les conditions et les modalités d'exercice de la responsabilité sociale des opérateurs de plateforme et définit les droits et obligations des travailleurs et des opérateurs. Elle dresse ainsi une liste de ce que cette charte doit contenir et précise qu'elle doit être homologuée par l'autorité administrative.

Enfin, afin d'éviter toute requalification en contrat de travail par le juge, la loi posait la présomption que l'établissement de la charte et le respect des engagements qu'elle prévoit ne peuvent caractériser l'existence d'un lien de subordination juridique entre la plateforme et les travailleurs. D'ailleurs, tel semblait être l'objectif principal de cette disposition législative(24). Mais au terme d'un raisonnement novateur et quelque peu surprenant, en ne censurant pourtant que quelques mots de l'article 44, le Conseil fait sans doute perdre toute sa portée à ce dispositif, rendant inutile le recours à cette charte : il retient que le simple respect de la charte ne peut faire présumer l'absence d'une subordination juridique et, par conséquent, l'absence d'un contrat de travail.

La loi prenait le contre-pied d'une jurisprudence récente de la Cour de cassation, qui a requalifié plusieurs contrats de prestation en contrats de travail, avec les droits et obligations qu'ils impliquent. D'abord retenue dans des cas d'émissions de télé-réalité(25), la requalification a concerné, plus récemment, une plateforme exerçant l'une des activités prévues par la loi déférée. Le lien de subordination fut identifié entre la société Take Eat Easy et ses coursiers, caractérisé par « l'existence d'un pouvoir de direction et de contrôle de l'exécution de la prestation ». Il résultait, d'une part, « d'un système de géolocalisation permettant le suivi en temps réel par la société de la position du coursier et la comptabilisation du nombre total de kilomètres parcourus par celui-ci » et, d'autre part, « du pouvoir de sanction à l'égard du coursier »(26).

La loi prévoit que la charte doit garantir « le caractère non exclusif de la relation entre les travailleurs et la plateforme et la liberté pour les travailleurs d'avoir recours à la plateforme et de se connecter ou se déconnecter, sans que soient imposées des plages horaires d'activité », contribuant ainsi à préserver le caractère indépendant du travail effectué. De même, elle doit préciser les garanties de protection sociale complémentaire dont les travailleurs pourront bénéficier, ou encore les modalités de partage d'informations et de dialogue entre la plateforme et les travailleurs sur les conditions d'exercice de leur activité professionnelle (nouvel article L. 7342-9 du code du travail).

Toutefois, d'autres dispositions de la charte, imposées par la loi, pourraient conduire à la reconnaissance d'un lien de subordination juridique, donc d'un contrat de travail, selon la jurisprudence précédemment rappelée, que le Conseil constitutionnel reprend à son compte. En particulier, elle devra préciser « la qualité de service attendue, les modalités de contrôle par la plateforme de l'activité et de sa réalisation et les circonstances qui peuvent conduire à une rupture des relations commerciales entre la plateforme et le travailleur » (nouvel art. L. 7342-9, 7 ° du code du travail). Or le contrôle de l'activité d'un travailleur et l'éventuelle rupture de la relation contractuelle qui peut en résulter, laquelle doit alors être perçue comme une sanction, sont précisément ce qui peut caractériser un lien de subordination et une relation de travail.

Par conséquent, poser la présomption de l'absence d'un lien de subordination engendrait un déséquilibre au profit des plateformes, renforçant la précarité des travailleurs indépendants. Restait toutefois à établir le fondement de l'inconstitutionnalité, qui n'était pas si évident à trouver. En effet, il s'agissait jusqu'alors d'une jurisprudence de la Cour de cassation, que le législateur aurait donc pu corriger.

Plutôt que de s'aventurer sur le terrain de la situation de précarité des travailleurs, pourtant exploitable(27) mais peut-être trop politique et subjectif, le Conseil préfère retenir le terrain de l'incompétence négative. L'article 34 de la Constitution confie au législateur la compétence de déterminer « les principes fondamentaux [...] du droit du travail », parmi lesquels figurent « la détermination du champ d'application du droit du travail et, en particulier, les caractéristiques essentielles du contrat de travail », qui relèvent donc du domaine de la loi (paragr. 24). Or la loi permet précisément aux opérateurs d'intégrer dans la charte des éléments qui, une fois la charte établie, homologuée et, surtout, respectée, auraient exclu toute qualification d'un contrat de travail, alors que certains de ces éléments sont des « droits et obligations susceptibles de constituer des indices de nature à caractériser un lien de subordination du travailleur à l'égard de la plateforme » (paragr. 26).

Le législateur a donc reporté sur « des personnes privées » (paragr. 23) une compétence que la Constitution ne confie qu'à lui, à savoir les éléments qui ne pourraient pas caractériser un contrat de travail. En élargissant ainsi sans surprise mais, pour la première fois, de façon expresse aux personnes privées sa jurisprudence en matière d'incompétence négative, qui ne mentionnait jusqu'à présent que les autorités administratives ou juridictionnelles, le Conseil constitutionnel censure un tel agissement, considérant que le législateur doit s'immiscer davantage dans les caractéristiques du contrat de travail.

Cependant, le fondement retenu pourrait se révéler dangereux s'il n'est pas prochainement recadré. En effet, le législateur est également compétent, en vertu du même article 34 de la Constitution, pour déterminer « les principes fondamentaux [...] des obligations civiles et commerciales » : est-ce à dire qu'il lui appartient désormais de fixer les caractéristiques essentielles des contrats en matière civiles et commerciales ? Un raisonnement par analogie pourrait le soutenir, mais on en doute, pour deux raisons. D'une part, la liberté contractuelle, qui découle de l'article 4 de la Déclaration de 1789(28), devra également s'appliquer et, d'autre part, il s'agit, dans le cas précis de la charte prévue par la loi d'orientation des mobilités, de protéger des travailleurs potentiellement placés en position de faiblesse vis-à-vis des opérateurs de plateformes. Même si le Conseil constitutionnel ne le dit pas expressément, tel semble bien être le sens de sa censure et l'on peut donc penser que cette innovation se limite au seul droit du travail ou, si elle devait être élargie, qu'elle aurait simplement vocation à protéger les plus faibles face aux abus des plus forts.

2. La Constitution s'immisce dans les lois de programmation

L'article 34 de la Constitution permet au législateur de déterminer les objectifs de l'action de l'État, à travers des lois de programmation. On sait que le Conseil constitutionnel ne se considère pas lié par l'intitulé même d'une telle loi et peut à la fois identifier des contenus programmatiques dans des lois qui ne sont pas dénommées « loi de programmation »(29) et inversement. En revanche, jusqu'à présent, il avait toujours considéré que les dispositions programmatiques étaient dépourvues de portée normative et qu'aucun grief matériel ne pouvait être retenu à leur encontre.

La présente décision opère un revirement sur ce point. Le Conseil accepte en effet d'examiner un grief tiré de la violation de l'article 1er de la Charte de l'environnement par l'article 73 de la loi, qui « fixe l'objectif d'atteindre, d'ici à 2050, la décarbonation complète du secteur des transports terrestres, entendue sur le cycle carbone de l'énergie utilisée ». Il souligne ainsi que « les objectifs assignés par la loi à l'action de l'État ne sauraient contrevenir à cette exigence constitutionnelle », issue de l'article 1er de la Charte de l'environnement, qui dispose que « chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé » (paragr. 36).

À lire ces lignes, tous les défenseurs de l'environnement auraient pu croire au Père Noël... mais le Conseil ajoute d'emblée qu'il « ne dispose toutefois pas d'un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement ». Par conséquent, « il ne saurait se prononcer sur l'opportunité des objectifs que le législateur assigne à l'action de l'État, dès lors que ceux-ci ne sont pas manifestement inadéquats à la mise en œuvre de cette exigence constitutionnelle » (paragr. 36). Il se borne donc à contrôler l'erreur manifeste d'appréciation, ce qui est déjà mieux que rien, quoique pas grand-chose. D'autant moins que l'on peut se demander où pourrait se situer l'inadéquation manifeste si une échéance de trente ans n'en constitue pas une. Mais, à l'inverse, la censure d'un tel objectif aurait eu pour conséquence de faire disparaître toute limite temporelle et il est sans doute préférable qu'elle soit tardive plutôt qu'inexistante. Là encore, c'est mieux que rien.

(1): ** Professeur agrégé des facultés de droit, Membre de l'Institut Universitaire de France, Univ. Lille, EA 4487 - CRDP (ERDP) - Centre « Droits et perspectives du droit (Équipe de recherche en droit public) », F-59 000 Lille, France ; Directeur scientifique du ForInCIP et de la revue Jurisdoctoria, auteur du blog La Constitution décodée.

(2): * Professeur agrégé des facultés de droit à l'Univ. Lille, Co-Directeur de EA 4487 - CRDP (ERDP) - Centre « Droits et perspectives du droit (Équipe de recherche en droit public) », F-59 000 Lille, France.

(3): Après avoir refusé plusieurs fois le renvoi de QPC portant sur ce même article.

(4): Dont les interventions classiques dans ce type de contentieux de la LDH et de la Section française de l'OIP, auxquelles se sont jointes celles du Syndicat de la magistrature, du CNB, de l'association des avocats pénalistes et de la conférence des bâtonniers de France et d'outre-mer.

(5): Cons. const., déc. n°2019-778 DC du 21 mars 2019, Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice.

(6): La Cour s'est appuyée justement sur la généralité des termes employés par le Conseil pour aboutir à la censure dans la décision DC. Elle en a déduit sa généralisation à l'ensemble du contentieux de la détention provisoire.

(7): Impliquant potentiellement des mesures d'extraction judiciaire.

(8): « sauf si son transport paraît devoir être évité en raison des risques graves de trouble à l'ordre public ou d'évasion ».

(9): Art. 145-2 CPP : « En matière criminelle, la personne mise en examen ne peut être maintenue en détention au-delà d'un an. Toutefois, sous réserve des dispositions de l'article 145-3, le juge des libertés et de la détention peut, à l'expiration de ce délai, prolonger la détention pour une durée qui ne peut être supérieure à six mois ».

(10): Voir. Rapport n° 140 (2019-2020) de MM. Philippe ADNOT et Jean-François RAPIN, relatif au budget de l'Enseignement supérieur, déposé le 21 novembre 2019, Tome III, Annexe 23, not. p. 36 et s.

(11): Regroupant plus d'une vingtaine d'associations. C'est le cas de l'Union Nationale des Étudiants en Droit, Gestion, AES, Sciences Économiques, Politique et Sociales

(12): Associations d'étudiants égyptien, sénégalais, péruvien, guinéens, de France, Ligue des Droits de l'Homme.

(13): Fédération des étudiants et stagiaires sénégalais de France.

(14): Intérêts des étudiants, tels ceux portés par l'UNEF ou Solidaires étudiant-e-s - syndicats de luttes, ou, plus éloignés de la cause estudiantine, intérêts portés par l'union confédérale des ingénieurs et cadres CFDT, la fédération des syndicats généraux de l'éducation nationale CFDT, l'union nationale des syndicats CGT des établissements d'enseignement supérieur et de recherche, la fédération de l'éducation, de la recherche et de la culture CGT et le syndicat national Force ouvrière de l'enseignement supérieur et de la recherche.

(15): Le législateur n'aurait pas entouré cette habilitation des garanties suffisantes à même d'assurer le respect des exigences constitutionnelles mentionnées.

(16): Articles L 121-1, L 132-1 et L 132-2.

(17): Contrairement à d'autres décisions, par ex. Cons. const., déc. n° 2019-816 QPC du 29 novembre 2019, Fédération nationale des syndicats du spectacle, du cinéma, de l'audiovisuel et de l'action culturelle CGT et autre

(18): Qui en l'espère aurait pu s'appliquer compte tenu du lien étroit existant entre l'acte règlementaire attaqué et la disposition législative en cause.

(19): Ainsi dans un arrêt de 2010, à propos d'un enfant handicapé, dans le cadre d'un référé liberté, CE,15 décembre 2010, Ministre de l'éducation nationale, de la recherche et de la vie associative.

(20): Lequel avait déjà rejeté le référé suspension de plusieurs associations contre ce même arrêté au motif « qu'aucun des moyens invoqués (dont celui reposant sur l'article 13 du Préambule) n'est propre à créer, en l'état de l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de l'arrêté contesté », CE, Association UNDESEP et autres, 21 mai 2019. Le CE n'avait d'ailleurs pas relevé le fait que la loi faisait écran avec la Constitution, contrairement à plusieurs décisions passées.

(21): Voir Cour des Comptes, Les droits d'inscription dans l'enseignement supérieur public, nov. 2018, 206 p.

(22): Cons. const., déc. n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté et n° 2018-769 DC du 4 septembre 2018, Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

(23): Cons. const., déc. n° 2018-769 DC du 4 septembre 2018, Loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel.

(24): Projet de loi d'orientation des mobilités n° 157 rect., Sénat, Session 2018-2019, Exposé des motifs, p. 21.

(25): Cass. Soc. 3 juin 2009, n° 08-40.981, Ile de la tentation, confirmé par Cass. Soc. 25 juin 2013, n° 12-17.660, Koh Lanta et Cass. Soc. 25 juin 2013, n° 12‑13.968, Mister France.

(26): Cass. Soc. 28 nov. 2018, n° 17-20.079, Take Eat Easy.

(27): Le Conseil constitutionnel retient qu'« il incombe au législateur, compétent en vertu de l'article 34 de la Constitution pour déterminer les principes fondamentaux du droit du travail, de poser des règles propres à assurer, conformément au cinquième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946, le droit pour chacun d'obtenir un emploi tout en permettant l'exercice de ce droit par le plus grand nombre » et, ce faisant, le législateur doit s'efforcer « de remédier à la précarité de l'emploi », décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006, Loi pour l'égalité des chances, Rec. p. 50.

(28): Cons. const., déc. n° 2000-437 DC du 19 décembre 2000, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2001, Rec. p. 190.

(29): Cons. const., déc. n° 2015-718 DC du 13 août 2015, Loi relative à la transition énergétique pour la croissance verte.

Citer cet article

Jean-Philippe DEROSIER ; Emmanuel CARTIER. « Chronique de droits fondamentaux et libertés publiques (juillet 2019 à fin décembre 2019) », Titre VII [en ligne], n° 4, Le principe d’égalité , avril 2020. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droits-fondamentaux-et-libertes-publiques-juillet-2019-a-fin-decembre-2019