Décision n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 - Saisine par 60 sénateurs
Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les Conseillers,
Les sénateurs soussignés ont l'honneur de soumettre à votre examen, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, la loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias aux fins de déclarer contraire à la Constitution son article 1er ter relatif à la protection du secret des sources des journalistes, des directeurs de publication et des collaborateurs de rédaction.
Les requérants estiment tout d'abord que l'article 1er ter est un « cavalier législatif » introduit en première lecture à l'Assemblée nationale en méconnaissance de l'article 45 de la Constitution (voir par exemple décision n° 2015-719 DC du 13 août 2015). Il est en effet dépourvu de tout lien, même indirect, avec la proposition de loi déposée sur le bureau de l'Assemblée nationale, laquelle ne comportait aucune disposition de nature pénale mais traitait de la déontologie des journalistes, des missions du Conseil supérieur de l'audiovisuel, de la procédure applicable devant lui et de la situation économique des entreprises de presse. .
Les requérants relèvent ensuite que l'article 1er ter a pour objet d'exclure pour un très grand nombre d'infractions, dont certaines présentent pourtant une certaine gravité, la possibilité d'enquêter ou de conduire une instruction judiciaire dès lors qu'existe une atteinte directe ou indirecte au secret des sources des journalistes, directeurs de publication ou collaborateurs de rédaction. Dès lors, ces dispositions portent une atteinte manifestement disproportionnée aux principes constitutionnels de prévention des atteintes à l'ordre public et des infractions, de recherche des auteurs d'infractions, ainsi qu'aux exigences constitutionnelles inhérentes à la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation.
L'article 1er ter (V du texte proposé pour l'article 2 de la loi du 29 juillet 1881) institue une irresponsabilité pénale pour tout journaliste, directeur de publication ou collaborateur de rédaction du délit de recel de la violation du secret professionnel, de l'enquête ou de l'instruction, mais également du délit d'atteinte à la vie privée. Un tel dispositif a pour conséquence de porter une atteinte grave aux principes constitutionnels du droit au respect de la vie privée, de l'inviolabilité du domicile et du secret des correspondances, protégés par l'article 2 de la Déclaration de 1789 (voir notamment la décision n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, cons. 45).
Il apparaît également que cette irresponsabilité pénale, en ce qu'elle concerne les collaborateurs de rédaction, notion dont la définition n'est pas suffisamment précisée, est susceptible de s'appliquer à un grand nombre de personnes dont la profession ne présente qu'un lien très indirect avec la diffusion d'une information au public. Cette disposition apparaît en conséquence entachée d'incompétence négative.
Cette irresponsabilité pénale serait justifiée dès lors que la diffusion d'informations au public
« constitue un but légitime dans une société démocratique ». Or, cette rédaction est contraire à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi, qui découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration de 1789, qui « impose d'adopter des dispositions
suffisamment précises et des formules non équivoques » (voir décision n° 2015-727 du 21 janvier 2016, cons. 27). Une telle atteinte à des droits fondamentaux ne saurait en effet être justifiée par un motif insuffisamment précis.
Cette irresponsabilité pénale méconnaît enfin le principe d'égalité en tant qu'elle soustrait à toute poursuite pénale pour un grand nombre d'infractions les journalistes, les directeurs de publication et les collaborateurs de rédaction, sans qu'aucun principe constitutionnel ne leur consacre une protection particulière quant aux délits qu'ils commettent. En effet, selon votre jurisprudence (décision n° 89-262 DC du 7 novembre 1989, cons. 9), « la loi pénale ne saurait, dans l'édiction des crimes ou des délits ainsi que des peines qui leur sont applicables, instituer au profit de quiconque une exonération de responsabilité à caractère absolu, sans par là même porter atteinte au principe d'égalité ».
L'article 1er ter (texte proposé pour les articles 706-185 et 706-186 du code de procédure pénale) soumet tout acte d'enquête ou d'instruction pouvant porter atteinte au secret des sources, ainsi que les perquisitions prévues à l'article 56-2 du code de procédure pénale, à l'autorisation du seul juge des libertés et de la détention, alors que le droit commun ne prévoit l'intervention du juge des libertés et de la détention qu'en cas d'enquête préliminaire ou de flagrance. Ce faisant, il crée une rupture d'égalité au profit des journalistes, directeurs de publication ou collaborateurs de rédaction et au détriment des autres justiciables, alors même
« qu'aucune disposition constitutionnelle ne consacre spécifiquement (…) un droit au secret des sources des journalistes » (la décision n° 2015-478 QPC du 24 juillet 2015, cons. 16). Selon votre jurisprudence, « Si le législateur peut prévoir des règles de procédure différentes selon les faits, les situations et les personnes auxquelles elles s'appliquent, c'est à la condition que ces différences ne procèdent pas de distinctions injustifiées et que soient assurées aux justiciables des garanties égales, notamment quant au respect du principe des droits de la défense, qui implique en particulier l'existence d'une procédure juste et équitable garantissant l'équilibre des droits des parties » (décision n° 2013-314 QPC du 14 juin 2013). En l'espèce, il est manifestement contraire au principe d'égalité que les perquisitions prévues par les articles 56, 56-1, 56-3 et 56-4 du code de procédure pénale ne soient pas soumises aux mêmes garanties que celles prévues par l'article 56-2.
De même, les requérants considèrent que les dispositions de l'article 1er ter modifiant le code pénal méconnaissent les principes constitutionnels de légalité des délits et des peines et de clarté et de précision de la loi pénale (voir décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981), fondés sur l'article 8 de la Déclaration de 1789 et sur l'article 34 de la Constitution. Le législateur est dans
« l'obligation de fixer lui-même le champ d'application de la loi pénale et de définir les crimes et délits en termes suffisamment précis » (voir décision n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, cons. 5). Or la création de circonstances aggravantes qui reposent sur la seule commission des faits
« dans l'intention de porter une atteinte directe ou indirecte au secret des sources », sans que soient précisément définis et de manière objective les éléments matériels de la circonstance aggravante, méconnait les exigences de l'article 34 de la Constitution et sont dès lors entachées d'incompétence négative.
Pour l'ensemble de ces raisons, les sénateurs requérants estiment que l'article 1er ter de la loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias doit être déclaré contraire à la Constitution.
Les sénateurs soussignés complèteront, le cas échéant, cette demande dans des délais raisonnables.