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Décision n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 - Saisine par 60 députés

Loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias
Non conformité partielle

Monsieur le Président,
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel,

En application du second alinéa de l'article 61 de la Constitution, les députés soussignés ont l'honneur de vous déférer l'ensemble de la loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias, telle qu'elle a été adoptée par le Parlement le 6 octobre 2016.

Ils estiment que la loi déférée porte atteinte à plusieurs principes et libertés constitutionnels.

A l'appui de cette saisine, sont développés les griefs suivants.

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SUR L'ARTICLE 1er

Le deuxième alinéa de l'article 1er de la loi déférée crée un article 2 bis dans la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse et dispose que « tout journaliste (…) a le droit de refuser toute pression, de refuser de divulguer ses sources et de refuser de signer un article, une émission, une partie d'émission ou une contribution dont la forme ou le contenu auraient été modifiés à son insu ou contre sa volonté. Il ne peut être contraint à accepter un acte contraire à sa conviction professionnelle formée dans le respect de la charte déontologique de son entreprise ou de sa société éditrice. »

En premier lieu, les requérants estiment que la notion de « conviction professionnelle » , sur laquelle se fonde le nouveau droit d'opposition des journalistes, témoigne d'un manque de clarté et de précision qui ne respecte pas les exigences découlant de l'article 34 de la Constitution aux termes duquel « La loi fixe les règles concernant (…) la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias ».

Les auteurs de la loi déférée ont repris cette expression issue de l'article 44 de la loi du 30 septembre 1986 sur la liberté audiovisuelle de communication modifiée par la loi du 5 mars 2009 relative à la communication audiovisuelle et au nouveau service public de la télévision, sans avoir pour autant épuisé leur compétence, laquelle aurait exigé de définir les nouvelles conditions d'application de cette notion du fait de sa généralisation. En effet, si cette notion de « conviction professionnelle » peut être utilisée par les journalistes de l'audiovisuel public depuis 2009, cela se conçoit du fait de la nature spécifique de l'actionnariat de France télévisions. Toutefois, étendre à l'ensemble des journalistes des entreprises de communication ou des sociétés éditrices la possibilité d'opposer leur « conviction professionnelle » à leur directeur de publication, donne à cette notion une nouvelle ampleur dont on peine à saisir à la fois les objectifs et les limites.

De fait, à défaut de précision, la conviction professionnelle s'analyse comme un droit individuel opposable au directeur d'une publication. Ainsi, même formée dans le respect de la charte déontologique de l'entreprise, elle reste une notion subjective aux yeux des requérants. De fait, les chartes déontologiques sont des outils professionnels qui n'apportent pas la sécurité juridique garantie par la loi ou par une décision judicaire. Contrairement à la clause de conscience qui se fonde sur des faits vérifiables par le juge - la loi conditionnant son activation à un changement notable dans le caractère ou l'orientation du journal ou périodique ainsi qu'à un changement ayant créé une situation de nature à porter atteinte à l'honneur du salarié, à sa réputation ou, d'une manière générale à ses intérêts moraux - la conviction professionnelle ne se fonde pas sur des critères objectifs précisés par la loi.

C'est pourquoi les requérants estiment que l'incompétence négative du législateur est manifeste sur ce point.

En deuxième lieu, les requérants considèrent que le caractère imprécis de l'expression « conviction professionnelle », en ne fixant ni les critères, ni les limites de ce nouveau droit d'opposition et en laissant à penser que le journaliste aurait la possibilité d'imposer un choix à sa rédaction sur un fondement subjectif, n'est pas conforme au principe de responsabilité tel qu'il est défini à l'article 4 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, selon lequel « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».

Le droit d'opposition défini à l'article 1er remet en cause le mode de fonctionnement des rédactions, qui est fondé sur un équilibre très clair, avant tout protecteur des journalistes. En effet, le journaliste, s'il jouit de la liberté d'expression, doit respecter la ligne éditoriale de son entreprise - ce qui constitue la contrepartie des dispositions sur la clause de conscience ; quant au directeur de la publication, il peut imposer une ligne éditoriale puisqu'il endosse la responsabilité des contenus et des risques civils et pénaux liées à ces contenus.

Or, le droit d'opposition, qui autorise un journaliste à refuser la rectification d'un article ou d'une émission en invoquant sa conviction professionnelle, rompt cet équilibre alors même que le régime de responsabilité qui pèse sur le directeur de la publication reste inchangé. Ce faisant, le texte crée une distorsion entre le fait générateur d'une sanction et la personne qui en assume la responsabilité : il dissocie la personne responsable et celui qui supporte la sanction, en créant une présomption irréfragable de responsabilité contre le directeur de la publication, dont ce dernier ne peut s'exonérer en rectifiant des contenus éditoriaux ou en refusant la diffusion d'une contribution contre la volonté de leur auteur.

Or, la jurisprudence du Conseil constitutionnel est très claire : « en principe, tout fait quelconque de l'homme qui cause à autrui un dommage oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer ; que la faculté d'agir en responsabilité met en œuvre cette exigence constitutionnelle ; que toutefois, cette dernière ne fait pas obstacle à ce que le législateur aménage, pour un motif d'intérêt général, les conditions dans lesquelles la responsabilité peut être engagée ; qu'il peut ainsi, pour tel motif, apporter à ce principe des exclusions ou des limitations à condition qu'il n'en résulte pas une atteinte disproportionnée aux droits des victimes d'actes fautifs ainsi qu'au droit à un recours juridictionnel effectif qui découle de l'article 16 de la Déclaration de 1789 » (Cons. const. Décision n° 2010-2QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L). Transposée dans le cadre de la loi présentement déférée, si le droit d'opposition prévu à l'article 1er était maintenu dans les mêmes termes, cela ferait peser sur le directeur de la publication une atteinte disproportionnée à ses droits, les faits dont il pourrait avoir à répondre étant susceptibles de constituer des infractions à des dispositifs légaux sanctionnés sur le plan pénal.

Comme cela vient d'être établi, l'article 1er de la loi déférée tend à reporter sur le directeur de la publication la faute commise, le cas échéant, par le journaliste et à exonérer ainsi ce dernier de toute responsabilité. Or, ce transfert de responsabilité n'est justifié par aucun intérêt général : la Constitution, en son article 34, ne garantit pas le pluralisme des opinions au sein des organes de presse mais bien la diversité de la presse d'opinion, comme le confirme la jurisprudence du Conseil constitutionnel. En effet (…) « la libre communication des pensées et des opinions, garantie par l'article 11 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789, ne serait pas effective si le public auquel s'adressent ces quotidiens n'était pas à même de disposer d'un nombre suffisant de publications de tendances et de caractères différents ; qu'en définitive l'objectif à réaliser est que les lecteurs qui sont au nombre des destinataires essentiels de la liberté proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789 soient à même d'exercer leur libre choix sans que ni les intérêts privés ni les pouvoirs publics puissent y substituer leurs propres décisions ni qu'on puisse en faire l'objet d'un marché » (Cons. Const. Décision n° 81-181 DC du 11 octobre 1984). En outre, la jurisprudence constitutionnelle n'accorde pas un statut privilégié à la liberté de la presse et des journalistes, comme le souligne en particulier la décision du 20 mai 2011 censurant l'article 35 alinéa 5 de la loi de 1881 sur la liberté de la presse (Cons. Const. Décision n° 2011-131 QPC du 20 mai 2011, Mme Teresa C).

SUR L'ARTICLE 6

L'article 6 de la loi déférée modifie l'article 3-1 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication. L'alinéa 2 de l'article 6 dispose que « Le Conseil supérieur de l'audiovisuel garantit l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent, sous réserve de l'article 1er. A cet effet, il veille notamment à ce que les conventions conclues en application de la présente loi avec les éditeurs de services de télévisions et de radio garantissent le respect de l'article 2 bis de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. Il s'assure que les intérêts économiques des actionnaires des éditeurs de services de communication audiovisuelle et de leurs annonceurs ne portent aucune atteinte à ces principes. »

Les requérants estiment que cet alinéa est contraire à l'article 34 de la Constitution, le législateur ne précisant pas explicitement l'étendue et les modalités de contrôle qu'est supposé exercer le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) en matière d'indépendance et de pluralisme.

En effet, la loi déférée sous-entend que ce champ et ces modalités devront figurer en particulier dans les conventions signées entre le régulateur et les opérateurs privés. L'alinéa 2 précise par ailleurs que lesdites conventions devront également garantir le respect du nouveau droit d'opposition des journalistes créé à l'article 1er. Or, la présente loi se contente de faire référence aux conventions sans préciser les nouveaux critères qui devraient encadrer l'action du CSA conséquemment à l'extension de ses missions. En réalité, les auteurs de la présente loi semblent laisser au Conseil le soin de définir lui-même la façon dont il entend évaluer le respect du pluralisme, de l'honnêteté et de l'indépendance des programmes concourant à l'information par les chaines concernées. A titre de comparaison, l'article 28 de la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, précise que la convention passée entre le CSA et les opérateurs privés, « Dans le respect de l'honnêteté et du pluralisme de l'information et des programmes et des règles générales fixées en application de la présente loi (…) , porte sur les points suivants : 1 ° La durée et les caractéristiques générales du programme propre ; (…) ».

En n'ajoutant aucune précision sur le contenu des conventions, l'article 6 de la loi déférée élargit considérablement le spectre de l'intervention du régulateur, qui devient donc juge de « l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme » sans limitation de champ. A défaut de précision, son contrôle porte ainsi désormais sur le contenu des programmes concourant à l'information. La manifeste incompétence négative du législateur, qui délègue à une Autorité indépendante le soin de définir les conditions d'exercice des principes constitutionnels d'indépendance et de pluralisme des médias alors même qu'ils constituent l'un des fondements de notre démocratie, revient à confier à cette Autorité un pouvoir disproportionné.

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Souhaitant que ces questions soient tranchées en droit, les députés auteurs de la présente saisine demandent donc au Conseil Constitutionnel de se prononcer sur ces points et tous ceux qu'il estimera pertinents eu égard à la compétence et la fonction que lui confère la Constitution.