Titre VII

N° 5 - octobre 2020

Chronique de droit économique et fiscal (janvier 2020 à juin 2020)

Égalité

Égalité devant la loi et les charges publiques

Nouvelles précisions sur la notion de discrimination par ricochet résultant de la non-conformité d'une loi à une règle européenne (Cons. const.,déc. n° 2019-832/833 QPC du 3 avril 2020, M. Marc S. et autre)

Depuis la décision Metro Holding n° 2015-520 QPC du 3 février 2016 (RJF 4/16 n° 366 avec obs. S. Austry et D. Gutmann p. 418 ; E. Raingeard de la Blétière et Ph. Durand, FR 8/16 inf. 2 p. 3 ; O. Fouquet, Dr. fisc. 6/16 act. 74 ; G. Blanluet, Dr. fisc. 12/16, c. 233) qui a inauguré la jurisprudence par laquelle le Conseil constitutionnel censure ce qu'il est convenu d'appeler les « discriminations par ricochet » résultant indirectement de la non-conformité de dispositions nationales au droit de l'Union européenne, six affaires dans lesquelles une telle discrimination avait été invoquée ont été soumises au Conseil constitutionnel.

Dans trois affaires, le Conseil constitutionnel avait censuré la disposition contestée (outre la décision Metro Holding, voir les décisions n° 2016-553 QPC du 8 juillet 2016, Société Natixis et n° 2017-660 QPC du 6 octobre 2017, Société de participations financière). En revanche, dans les trois autres décisions rendues à la suite de l'invocation d'une telle discrimination, le Conseil constitutionnel avait jugé les dispositions contestées conformes à la Constitution.

Le point commun de ces trois décisions de conformité tenait à ce que la discrimination critiquée à l'appui de la QPC n'était pas « chimiquement pure », c'est-à-dire qu'elles concernaient des hypothèses dans lesquelles les situations extra-européennes étaient moins bien traitées que les situations nationales et européennes. Il n'existait donc pas de discriminations « à rebours » c'est-à-dire dans lesquelles l'application des dispositions législatives contestées conduisait à un traitement plus défavorable des situations nationales par rapport aux situations européennes.

Il pouvait donc en être déduit que la ligne de partage sur laquelle reposait la jurisprudence constitutionnelle conduisait à distinguer les discriminations « chimiquement pures », qui portaient atteinte au principe d'égalité, des autres hypothèses, dans lesquelles une telle atteinte n'était pas admise (voir en ce sens notre précédente chronique publiée dans Titre VII, « Le principe d'égalité », 2019/2 (N°4), p. 446-461).

La décision n° 2019-832/833 QPC du 3 avril 2020 conduit à remettre clairement en cause cette lecture de la jurisprudence constitutionnelle.

Étaient en cause dans cette affaire les conséquences à tirer des décisions par lesquelles la Cour de justice (arrêt du 18 septembre 2019, aff. C-662/18, AQ et C-672/18, DN) puis le Conseil d'État (CE, 19 décembre 2019, n° 423118) avaient jugé contraires à la directive fusion les dispositions du III de l'article 17 de la loi du 29 décembre 2013 de finances pour 2014 dont il résultait que l'abattement pour durée de détention prévu au 1 de l'article 150-0 D du Code général des impôts (CGI) ne s'appliquait pas aux plus-values d'une opération d'échange de titres réalisée avant le 1er janvier 2013.

Ces positions de la Cour de justice et du Conseil d'État conduisaient, comme le reconnaît le Conseil constitutionnel au point 12 de sa décision, à constater l'existence d'une différence de traitement s'agissant de l'application de l'abattement pour durée de détention aux plus-values d'une opération d'échange de titres placées en report d'imposition, selon que l'opération a été réalisée ou non dans le cadre de l'Union européenne.

Pour autant, selon le Conseil constitutionnel, cette différence de traitement n'est pas critiquable au regard du principe d'égalité dès lors que l'objet initial des dispositions contestées, qui était selon le Conseil constitutionnel d'assurer « une certaine neutralité fiscale aux opérations d'échange de titres pour éviter que le contribuable soit contraint de céder les titres échangés pour payer l'impôt », n'est pas « dénaturé » par la prise en compte du droit de l'Union européenne. Selon le commentaire officiel de la décision du Conseil constitutionnel, « l'objet initial des dispositions étant justement d'assurer, à travers le temps, une certaine neutralité fiscale des opérations d'échange de titres, le renforcement de cette neutralité fiscale, au profit des seules opérations européennes, ne peut en aucun cas constituer une dénaturation de cet objet initial : l'intervention du droit européen n'a en rien fait perdre sa logique au dispositif d'origine ».

Dès lors qu'aucune dénaturation de cet objet initial ne peut ainsi être mise en évidence, le Conseil constitutionnel en conclut, au point 14 de sa décision, que la différence de traitement contestée repose sur une différence de situation justifiée au regard de l'objet de la loi « européanisé », entre les opérations d'échange de titres nationales ou extra-communautaires et celles relevant du droit de l'Union européenne.

Cette décision est donc la première par laquelle le Conseil constitutionnel juge une discrimination à rebours « chimiquement pure » conforme à la Constitution. La jurisprudence Métro Holding n'est pas remise en cause, mais son champ d'application est strictement limité aux seuls cas dans lesquels la prise en compte du droit de l'Union européenne conduirait à une « dénaturation » de l'objet initial de la loi.

Les contours de cette notion de « dénaturation », qui n'apparaissait pas à l'origine dans la jurisprudence Métro Holding, peuvent laisser perplexe. On perçoit en effet mal comment le simple fait, ainsi que c'était le cas dans les décisions précitées Métro Holding et Natixis, de priver du bénéfice du régime mère-fille les titres sans droit de vote pourrait conduire à une « dénaturation » plus flagrante de l'objet initial du régime mère-fille que celui de priver certaines plus-values en report d'imposition du bénéfice de l'abattement pour durée de détention par rapport à l'objet initial du régime fiscal des opérations d'échange de titres.

Il faudra donc attendre d'autres décisions du Conseil constitutionnel pour mieux cerner la portée de l'inflexion jurisprudentielle que marque sans aucun doute la décision du 3 avril 2020.

Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)

Caractère prioritaire de la QPC

Invocation des stipulations de la CESDH à l'appui d'un recours pour excès de pouvoir contre la doctrine réitérant des dispositions législatives pouvant faire l'objet d'une contestation au regard des droits et libertés que la Constitution garantit (CE, 10 mars 2020, n°437 122, SCPI Primopierre)

Depuis l'introduction de la QPC en 2010, les pénalités fiscales ont constitué un domaine d'application privilégié de la contestation de la loi fiscale au regard des droits et libertés garantis par la Constitution, notamment ceux protégés par l'article 8 de la Déclaration de 1789 (DDHC). D'après nos recherches, sur environ vingt décisions se prononçant sur des pénalités fiscales, le Conseil constitutionnel a ainsi jugé partiellement ou totalement contraires à la Constitution cinq dispositions instituant des pénalités fiscales (Cons. const., déc. n° 2016-554 QPC du 22 juillet 2016, M. Gilbert B. ; Cons. const., déc. n° 2016-618 QPC du 16 mars 2017, Mme Michelle Theresa B. ; Cons. const., déc. n° 2017-667 QPC du 27 octobre 2017, M. Didier C. ; Cons. const., déc. n° 2017-692 QPC du 16 février 2018, Époux F. ; Cons. const., déc. n° 2018-739 QPC du 12 octobre 2018, Société Dom Com Invest) et formulé une réserve d'interprétation dans cinq décisions relatives à de telles pénalités (Cons. const., déc. n° 2014-418 QPC du 8 octobre 2014, Société SGI ; Cons. const., déc. n° 2016-545 QPC du 24 juin 2016, M. Alec W. et autre ; Cons. const., déc. n° 2016-546 QPC du 24 juin 2016, M. Jérôme C. ; Cons. const., déc. n° 2016-556 QPC du 22 juillet 2016, M. Patrick S. ; Cons. const., déc. n° 2018-745 QPC du 23 novembre 2018, M. Thomas T. et autre).

Dans ce contexte, la décision SCPI Primopierre du 10 mars 2020 par laquelle le Conseil d'État, saisi d'un recours pour excès de pouvoir contre les commentaires administratifs des dispositions de l'article 1764 du CGI instituant une amende fiscale, a jugé ces dispositions contraires aux stipulations de l'article 1er du Premier protocole (article 1P1) à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CESDH) illustre non seulement les potentialités de la contestation des pénalités fiscales sur le terrain de la proportionnalité au regard non des droits et libertés garantis par la Constitution, mais des stipulations de la CESDH. Elle présente aussi et surtout l'intérêt de l'introduction d'un recours pour excès de pouvoir pour assurer un examen « prioritaire » de la conformité de dispositions instituant des pénalités fiscales aux stipulations de la CESDH, en contournant le caractère prioritaire de la QPC.

Ce dernier fait en effet normalement obstacle à l'examen préalable de tout autre moyen, et en particulier du moyen d'inconventionnalité de la disposition législative. En effet, les articles 23-2 et 23-5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoient que la juridiction saisie de moyens contestant la conformité d'une disposition législative d'une part aux droits et libertés garantis par la Constitution et d'autre part aux engagements internationaux de la France, doit se prononcer par priorité sur la QPC.

Sous réserve des conséquences tenant à la primauté du droit de l'Union européenne (CJUE, Grande chambre, 22 juin 2010, Melki et Abdeli, Aff.188/10 et 189/10 : RJF 10/10 n° 972), le moyen d'inconventionnalité ne peut donc être examiné par la juridiction qu'au terme de la procédure QPC. Même lorsque la disposition a été déclarée conforme à la Constitution, rien ne s'oppose en principe à ce que la juridiction fasse droit au moyen d'inconventionnalité.

Toutefois, en pratique, une décision défavorable du Conseil constitutionnel pour le requérant influe nécessairement sur la décision qui sera adoptée par la juridiction statuant sur le fond du litige. Il devient alors difficile, voire impossible, pour le juge de retenir une solution différente de celle adoptée par le Conseil constitutionnel sur le fondement d'une norme conventionnelle équivalente en substance aux droits et libertés garantis par la Constitution.

À cet égard, l'affaire Edenred France relative à l'amende de 5 % prévue en cas de défaut de production, d'omission ou d'inexactitude de l'état de suivi des plus-values en différé d'imposition (art. 54 bis du CGI) est particulièrement caractéristique. Par sa décision n° 2017-636 QPC du 9 juin 2017, le Conseil constitutionnel a déclaré cette amende conforme à la Constitution, en écartant les griefs de méconnaissance des principes de proportionnalité et d'individualisation de peines.

Cette décision a renouvelé les termes du débat sur le terrain conventionnel lorsque le Conseil d'État a statué sur cette affaire après l'intervention de la décision du Conseil constitutionnel. La requérante avait maintenu sa contestation du caractère disproportionné de l'amende sur le fondement des articles 6 § 1 et 1P1 de la CESDH, mais comme le rapporteur public Edouard Crépey l'avait relevé dans ses conclusions, la question qui devait désormais être tranchée par le Conseil d'État était « identique à celle qui avait été posée au Conseil constitutionnel au regard du principe de nécessité des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration de 1789 ».

Les raisons pour lesquelles le Conseil d'État, par sa décision CE, 4 décembre 2017, n° 379685, Sté Edenred France, a rejeté ces griefs en retenant la même solution que le Conseil constitutionnel sont éclairées tant par les conclusions d'Edouard Crépey que par les observations d'Anne Iljic dans sa chronique sur cette décision à la Revue de jurisprudence fiscale (« Proportionnalité des sanctions fiscales : que retenir de la décision Edenred ? », RJF 3/18, p. 331).

Edouard Crépey relève ainsi que, quand bien même il aurait été possible de nourrir des doutes sur le bien-fondé des moyens conventionnels, il aurait été « sans doute difficile, eu égard à la similitude des questions posées, de ne pas retenir la même solution que celle qu'il y a moins de six mois et dans le même dossier, le Conseil constitutionnel a consacrée sous le timbre de l'article 8 de la Déclaration de 1789 ». Anne Iljic évoque quant à elle « l'ombre portée de la décision du Conseil constitutionnel » (cf. article précité).

Pour éviter l'inconvénient d'une décision de conformité du Conseil constitutionnel qui annihilerait tout espoir de faire prévaloir le moyen d'inconventionnalité, l'utilisation du recours pour excès de pouvoir contre les commentaires administratifs de la disposition contestée constitue une option envisageable pour faire valoir les dispositions de la CESDH préalablement à l'introduction d'une QPC à l'appui de la requête au fond devant le juge administratif. Ce faisant, le requérant peut choisir de soumettre préalablement les moyens d'inconventionnalité sans pour autant renoncer à la voie de la QPC. C'est cette voie de droit qui a été utilisée avec succès par la SCPI Primopierre dans l'affaire ici commentée.

Néanmoins, cette utilisation du recours pour excès de pouvoir pour combiner un contrôle de conventionnalité et un contrôle de constitutionnalité des dispositions législatives contestées présente quelques inconvénients. 

En premier lieu, quand bien même les décisions du Conseil d'État sont le plus souvent rendues rapidement à la suite de l'introduction d'un recours pour excès de pouvoir dirigé contre les commentaires publiés au BOFiP (moins de trois mois en ce qui concerne l'affaire ici commentée), le Conseil d'État n'est pas soumis à l'obligation de statuer dans un délai de 3 mois comme dans le cadre d'une QPC.

En second lieu, en cas d'échec du recours pour excès de pouvoir, le risque de ne pas obtenir de transmission de la QPC au Conseil constitutionnel pourrait être renforcé. En effet, le Conseil d'État, en tant que juge du filtre pourrait se considérer comme engagé par la solution qu'il a rendue sur le terrain conventionnel. Ce faisant, il procéderait alors à une interprétation des moyens d'inconstitutionnalité identique à celle qu'il aurait retenu pour les moyens d'inconventionnalité. Une telle hypothèse correspondrait ainsi à celle d'un « Edenred à l'envers ».

Les contribuables qui souhaitent exploiter au mieux dans leur stratégie contentieuse les possibilités ouvertes par l'utilisation du recours pour excès de pouvoir devront donc désormais apprécier soigneusement l'intérêt de l'introduction rapide d'une QPC par rapport à celui de l'invocation préalable des stipulations de la CESDH. Ces dernières n'offrent bien entendu pas toujours les mêmes possibilités que celles que présente une QPC et c'est donc uniquement, comme c'était le cas dans l'affaire ici commentée, lorsque les principes protégés par la CESDH et les droits et libertés garantis par la Constitution sont équivalents, que la technique du « REP + CESDH » s'avérerait pertinente.

Portée des décisions dans le temps

Application des règles du contentieux fiscal, et non de celles relatives à la répétition de l'indu, aux demandes tendant à bénéficier des effets pour le passé d'une décision du Conseil constitutionnel (CE, 9 juin 2020 n°438822, Société locale d'épargne de Haute-Garonne Sud-Est)

On se rappelle qu'à la suite de l'intervention de décisions du Conseil constitutionnel déclarant contraires à la Constitution certaines dispositions du CGI tout en précisant que ces déclarations d'inconstitutionnalité sont « applicables[s] à toutes les affaires non jugées définitivement à la date de publication de la décision », la question s'est posée de savoir quelle interprétation il convenait de retenir de ces dispositions. Cette question a été tranchée par le Conseil d'État à la suite de deux demandes d'avis qui lui avaient été soumises par les tribunaux administratifs (CE, Avis, 11 janvier 2019 n° 424819 et 424821, SCI maximoise et SAS Aegir ; CE, Avis, 6 février 2019, n°425509 et 425511, SAS Bourgogne Primeurs).

La Haute assemblée a estimé par ces deux avis que, pour l'application de l'article L. 190 du Livre des procédures fiscales (LPF), des décisions par lesquelles le Conseil constitutionnel déclare inconstitutionnelle une disposition législative dans le cadre d'une QPC ou formule une réserve d'interprétation ne constituent pas en elles-mêmes un événement susceptible d'ouvrir un nouveau délai de réclamation au sens du c) de l'article R 196-1. Pour le Conseil d'État, il appartient, en application des dispositions de l'article 62 de la Constitution, au seul Conseil constitutionnel, lorsque, saisi d'une QPC, il a déclaré contraire à la Constitution la disposition législative ayant fondé l'imposition litigieuse, de prévoir si, et le cas échéant dans quelles conditions, les effets que la disposition a produits avant l'intervention de cette déclaration sont remis en cause, au regard des règles, notamment de recevabilité, applicables à la date de sa décision (voir notre précédente chronique publiée dans Titre VII « La séparation des pouvoirs », 2019/2 (N°3), p. 126-131).

Une société faisait valoir, à l'appui d'une demande en restitution de la contribution de 3 % sur les revenus distribués prévue par l'article 235 ter ZCA du CGI qui avait été déclaré contraire à la Constitution par la décision n° 2017-660 QPC du 6 octobre 2017, que l'interprétation ainsi retenue par le Conseil d'État de l'article L.190 du LPF devait nécessairement conduire à considérer que ces dispositions du LPF ne trouvent pas à s'appliquer aux demandes tendant à bénéficier pour le passé des effets d'une décision du Conseil constitutionnel -- lorsque, comme c'était ici le cas, le Conseil constitutionnel n'a pas limité l'invocation de sa décision aux réclamations introduites à la date de cette dernière. Elle soutenait, à l'appui de sa thèse, que l'application des dispositions de l'article L. 190 du LPF ne pouvait être envisagée que lorsque le Conseil constitutionnel y fait expressément référence dans ses décisions déclarant certaines dispositions législatives fiscales inconstitutionnelles ou formulant une réserve d'interprétation. Mais comme l'indique Karin Ciavaldini dans ses conclusions sous la décision ici commentée du Conseil d'État, la jurisprudence n'a nullement entendu « restreindre l'application des délais fixés par le LPF aux seuls cas où le Conseil constitutionnel y aurait expressément fait référence (...) ce qui aurait impliqué, dans les autres cas, l'application des règles de délai relatives à la répétition de l'indu, au sens des articles 1302 et suivants du Code civil ».

En effet, il convient de lire la mention expresse « sous réserve du respect des délais et conditions prévus par le LPF » « comme la simple confirmation qu'en matière fiscale ce sont ces dispositions qui s'appliquent ». Comme cela avait déjà été jugé par les décisions précitées SCI maximoise et SAS Aegir d'une part et SAS Bourgogne Primeurs, d'autre part, « la circonstance que l'article L. 190 du LPF ne mentionne pas les décisions du Conseil constitutionnel ne signifie pas qu'une demande en décharge fondée sur la non-conformité de la loi fiscale à la Constitution serait hors du champ de ce livre  ; elle témoigne seulement de la compétence exclusive du Conseil constitutionnel, en vertu de l'article 62 de la Constitution, pour déterminer, lorsqu'il déclare une disposition législative inconstitutionnelle, les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause ».

Le Conseil d'État écarte donc la thèse de la société conformément au raisonnement défendu par Karin Ciavaldini et juge par ailleurs que les griefs tirés de la non-conformité à l'article 16 de la Déclaration de 1789 de l'interprétation retenue par le Conseil d'État de l'article L.190 du LPF ne sont pas sérieux.

Faculté du Conseil constitutionnel de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières (Cons. const., déc. n° 2020-842 QPC du 28 mai 2020, M. Rémi V.)

On sait que, par une décision d'Assemblée du 24 décembre 2019, n° 425983, société hôtelière Paris Eiffel Suffren, le Conseil d'État a étendu le régime de responsabilité de l'État du fait des lois au cas des lois déclarées contraires à la Constitution par une décision du Conseil constitutionnel, tout en précisant les conditions particulières d'application de ce nouveau régime de responsabilité du fait des lois.

Parmi les conditions fixées par cette jurisprudence au principe selon lequel la responsabilité de l'État du fait des lois est susceptible d'être engagée en raison des exigences inhérentes à la hiérarchie des normes, pour réparer l'ensemble des préjudices qui résultent de l'application d'une loi méconnaissant la Constitution, le Conseil d'État a notamment précisé que l'engagement de cette responsabilité est subordonné à la condition que la décision du Conseil constitutionnel, qui détermine les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause, ne s'y oppose pas, soit qu'elle l'exclue expressément, soit qu'elle laisse subsister tout ou partie des effets pécuniaires produits par la loi qu'une action indemnitaire équivaudrait à remettre en cause.

Ces principes viennent d'être appliqués pour la première fois par le Conseil constitutionnel dans une décision de non-conformité intervenue en matière fiscale. Le point 10 de la décision ici commentée reprend ainsi le considérant de principe relatif à l'application de l'article 62 de la Constitution issu de la décision n° 2019-828/829 QPC du 28 février 2020 par laquelle le Conseil constitutionnel a complété sa formulation de principe sur les effets de ses déclarations d'inconstitutionnalité en précisant que le deuxième alinéa de l'article 62 de la Constitution, qui lui donne compétence pour déterminer « les conditions et limites dans lesquelles les effets que la disposition a produits sont susceptibles d'être remis en cause », lui réserve le « pouvoir de s'opposer à l'engagement de la responsabilité de l'État du fait des dispositions déclarées inconstitutionnelles ou d'en déterminer les conditions ou limites particulières ».

Comme le relève le commentaire de la décision précitée n° 2019-828/829 QPC, « l'engagement de cette responsabilité est le principe et l'opposition à cet engagement l'exception. Lorsque l'inconstitutionnalité d'une disposition législative a causé un préjudice à un justiciable, celui-ci peut donc être réparé. Ce n'est que par exception que cette réparation peut être écartée ». Il en résulte donc que lorsque la décision du Conseil constitutionnel ne comporte aucun motif restreignant l'engagement éventuel de cette responsabilité si l'inconstitutionnalité déclarée a causé des préjudices, cette dernière peut en principe être recherchée par les victimes de ces préjudices.

Tel est le cas de la décision n° 2020-842 QPC ici commentée, mais il convient toutefois de rappeler que, dans le domaine fiscal, les possibilités d'application de cette jurisprudence restent très limitées puisque, comme l'a jugé la décision du Conseil d'État du 24 décembre 2019, ce n'est que dans l'hypothèse où la décision du Conseil constitutionnel ne règle pas l'ensemble des effets pécuniaires du litige que l'action en responsabilité peut être envisagée.

Or, comme le Conseil d'État l'a jugé par sa décision de Section Krupa, n° 306225 du 21 mars 2011 reprenant la solution de la décision d'Assemblée n° 141043 du 30 octobre 1996, ministre du budget c/ S.A. Jacques Dangeville, le préjudice dont il est possible d'obtenir réparation en matière fiscale « ne saurait résulter du seul paiement de l'impôt », mais peut seulement être constitué du préjudice matériel distinct du paiement de l'impôt ou du préjudice moral résultant des troubles dans ses conditions d'existence dont le contribuable justifie.

Le rapporteur public Marie Sirinelli a ainsi confirmé dans ses conclusions sur la décision du Conseil d'État du 24 décembre 2019 qu'une action indemnitaire « qui viserait la réparation d'un préjudice financier résultant de l'application de la loi ne pourrait qu'être rejetée comme tendant, en réalité, à remettre en cause un effet de la loi cristallisé par la décision du juge constitutionnel ». Faisant expressément référence à la jurisprudence dégagée en matière de contentieux de la responsabilité de services fiscaux, elle a indiqué que cette logique serait proche de celle déclinée par le Conseil d'État « lorsqu'existe une voie de droit particulière, distincte de la voie indemnitaire (cf. CE, Ass., 30 octobre 1996, n° 141043, ministre du budget c/ S.A. Jacques Dangeville, Rec. p. 399) ».

Citer cet article

Stéphane AUSTRY. « Chronique de droit économique et fiscal (janvier 2020 à juin 2020) », Titre VII [en ligne], n° 5, La sécurité juridique , octobre 2020. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-economique-et-fiscal-janvier-2020-a-juin-2020