Décision n° 94-352 DC du 18 janvier 1995 - Observations du gouvernement
OBSERVATIONS DU GOUVERNEMENT EN REPONSE A LA SAISINE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL EN DATE DU 23 DECEMBRE 1994 PAR SOIXANTE DEPUTES ET DU 26 DECEMBRE 1994 PAR SOIXANTE SENATEURS.
LOI D'ORIENTATION ET DE PROGRAMMATION RELATIVE À LA SÉCURITÉ
I : Sur l'article 10 de la loi déférée
L'argumentation exposée par les auteurs des deux recours est d'abord paradoxale et par là même inopérante. Méconnaissant que les activités de vidéosurveillance sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public n'étaient jusqu'ici nullement encadrées par la loi, les recours critiquent en vérité des dispositions protectrices de la liberté personnelle et de la vie privée, dispositions dont l'invalidation serait dommageable du point de vue des exigences mêmes dont les requérants se présentent comme les défenseurs.
Au surplus leur argumentation est inexacte sur plusieurs points essentiels.
1. L'argumentation des requérants est paradoxale et, par là même, inopérante.
La simple lecture des dispositions critiquées montre dans quel esprit s'est prononcé le législateur : concilier deux ordres d'exigence d'égale valeur constitutionnelle.
La première de ces exigences est la sauvegarde de la vie privée et de la liberté personnelle, que le développement « sauvage » de la vidéosurveillance est, dans certaines hypothèses, susceptible de léser.
La seconde est la sauvegarde de la sécurité et de l'ordre publics, sans lesquels les droits de l'homme les plus élémentaires : la sécurité personnelle, la liberté d'aller et de venir : seraient quotidiennement bafoués, comme le démontre malheureusement une actualité abondante.
A cet effet, les dispositions critiquées fixent des règles de fond et de procédure dont l'objectif est d'encadrer les activités de vidéosurveillance, de façon à prévenir les risques d'atteinte à la liberté personnelle et à la vie privée.
a) Des règles de fond :
La transmission et l'enregistrement d'images prises sur la voie publique, par le moyen de la vidéosurveillance, ne peuvent être mis en uvre par les autorités publiques qu'aux fins d'assurer la sauvegarde d'impératifs d'ordre public incontestables, limitativement énumérés par la loi (cf II de l'article 10) et dans la limite des compétences de ces autorités. Qui plus est, le II de l'article 10 ajoute à ces conditions que la vidéosurveillance ne peut être mise en uvre par les autorités publiques compétentes, aux fins de prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens, que « dans des lieux particulièrement exposés à des risques d'agression et de vol ».
S'agissant de la vidéosurveillance privée, celle-ci est confinée par la loi déférée aux lieux et établissements ouverts au public particulièrement exposés aux risques d'agression et de vol et aux seules fins d'y assurer la sécurité des personnes et des biens.
La vidéosurveillance sur la voie publique ne doit pas permettre de visualiser les images de l'intérieur des immeubles d'habitation ni, de façon spécifique, celles de leurs entrées.
Le public doit être informé, de façon claire et permanente, de l'existence du système de vidéosurveillance et de l'autorité ou de la personne responsable.
Sauf enquête de flagrant délit, enquête préliminaire ou information judiciaire, les enregistrements sont détruits dans un délai maximum fixé par l'autorisation et qui ne peut excéder un mois (cf IV de l'article 10).
L'accès aux enregistrements des personnes dont l'image est enregistrée est aménagé par l'article 10 (cf V) selon des modalités très proches de celles fixées par la loi du 6 janvier 1978 pour l'accès aux traitements de données nominatives.
Divers recours, administratifs ou juridictionnels, sont ouverts aux personnes concernées : saisine de la commission départementale, saisine du juge des référés, saisine de la juridiction compétente au fond, plainte pénale.
La méconnaissance des obligations imposées par l'article 10 aux personnes qui procèdent à des opérations de vidéosurveillance est en effet pénalement sanctionnée (cf VI de l'article 10).
Enfin, lorsque l'enregistrement des images sert à constituer un fichier nominatif, et que celui-ci soit ou non automatisé, les dispositions protectrices de la loi du 6 janvier 1978 sont applicables, concurremment avec celles de la loi déférée (cf I de l'article 10).
b) Des règles de procédure :
L'installation d'un système de vidéosurveillance est désormais subordonnée à une autorisation préfectorale. Sauf en matière de défense nationale, cette autorisation est délivrée après avis d'une commission départementale présidée par un magistrat (cf III de l'article 10). On notera que la procédure ainsi prévue, sur deux points au moins, est plus protectrice que celle organisée par la loi du 6 janvier 1978 pour les traitements automatisés d'informations nominatives : d'une part, en effet, la disposition critiquée ne fait naître d'autorisation tacite qu'à l'expiration d'un délai de quatre mois, alors que, selon l'article 15 de la loi de 1978, applicable aux traitements publics, l'avis de la CNIL est réputé favorable à l'expiration d'un délai de deux mois seulement ; d'autre part, les systèmes de vidéosurveillance privés comme publics sont soumis à autorisation par la loi déférée, alors que la loi « informatique et libertés » soumet à une simple déclaration les traitements automatisés d'informations nominatives mis en uvre par le secteur privé (art 16 de la loi de 1978).
L'autorisation doit prescrire toutes les précautions utiles, en particulier quant à la qualité des personnes chargées de l'exploitation du système et du visionnage des images et quant aux mesures à prendre pour assurer le respect des dispositions de la loi (information du public, modalités d'accès, durée de conservation).
Ce simple rappel des dispositions critiquées dévoile le caractère paradoxal de la position des requérants : s'ils obtenaient l'invalidation de ce dispositif, les exigences constitutionnelles qu'ils entendent défendre seraient beaucoup moins bien satisfaites.
On retrouverait alors en effet l'état de droit antérieur, lequel ignorait tout des nouvelles règles de procédure et de fond posées par l'article 10.
S'il aboutissait, le recours entraînerait donc une « régression » de la protection des libertés et droits fondamentaux assez analogue à celles auxquelles font référence les décisions du Conseil constitutionnel citées dans la saisine (n° 84-181 DC, n° 84-185 DC, n° 93-325 DC).
La contradiction interne de leur démarche n'ayant pu échapper aux auteurs de la saisine, il faut bien conclure que celle-ci est exclusivement motivée par des raisons de pure symbolique politique.
2. Au surplus, l'argumentation des requérants est inexacte sur plusieurs points essentiels.
Sans qu'il soit besoin de répondre en détail à une argumentation dont on a déjà dit le caractère globalement inopérant, force est cependant de relever les inexactitudes qui, viciant des éléments essentiels de la thèse des saisissants, démontrent une deuxième fois son absence de portée :
a) Les requérants feignent d'abord d'ignorer que, convenablement encadrée, la vidéosurveillance participe de la sauvegarde d'exigences de valeur constitutionnelle. Parce qu'elle exerce un effet dissuasif sur la commission d'infractions (comme le montrent toutes les expérimentations), parce qu'elle peut apporter aux enquêtes judiciaires de précieux éléments d'information (c'est par exemple grâce à des enregistrements d'images effectués dans un supermarché qu'ont été retrouvés les auteurs de l'assassinat du petit James Bulger en Grande-Bretagne), parce qu'elle permet de réguler des systèmes complexes tels que le trafic automobile, la vidéosurveillance contribue à protéger les personnes et les biens, à maintenir l'ordre public et à assurer le bon fonctionnement de dispositifs de contrôle techniques dont les dérèglements sont lourds de conséquences pour la société.
b) Les requérants méconnaissent par ailleurs que, si les autorités publiques compétentes ne sauraient déléguer la « part régalienne » de la fonction de maintien de l'ordre public (au sens le plus général du terme), il est non moins indispensable, dans une société aussi anonyme, complexe et vulnérable que la nôtre, d'associer, dans une certaine mesure, la société civile à la sauvegarde de l'ordre et de la sécurité publics.
Le devoir d'assistance aux autorités policières et judiciaires, l'obligation de porter témoignage sont connus de toutes les sociétés démocratiques.
Par ailleurs, les personnes privées exerçant leurs activités dans des lieux ouverts au public sont d'ores et déjà soumises à diverses obligations légales les conduisant à prendre des mesures pour assurer la protection de leurs clients et de leurs salariés.
Ainsi, les exploitants de cafés-bars et de discothèques sont tenus d'assurer le bon ordre dans leurs établissements, en vertu du code des débits de boissons ; ils en sont responsables vis-à-vis de l'administration, même s'ils ne doivent pas se considérer comme des agents de l'ordre public.
En outre, les établissements recevant du public sont tenus par les articles R 123-1 et suivants du code de la construction de prendre des dispositions contre les risques d'incendie et de panique.
Par ailleurs, la cour d'appel de Paris (7e chambre, section A), par un arrêt du 4 mars 1987, a rappelé que les banques sont tenues à une obligation de moyens pour assurer la sécurité de leurs clients dans leurs locaux.
Parmi ces mesures, l'installation de caméras de vidéosurveillance, qui fera l'objet d'une information adéquate, n'a rien de disproportionné au regard des risques encourus. Le public, lui, ne s'y trompe pas, qui, tous les sondages le montrent, se sent infiniment plus protégé que menacé par ces dispositifs et préfère de beaucoup la « captation » provisoire des visages à une agression à main armée.
c) Il est totalement inexact d'affirmer que la loi déférée soustrairait quoi que ce soit aux compétences de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Le I de l'article 10 ne fait à cet égard que rappeler, sans en modifier les contours, le champ d'application de la loi du 6 janvier 1978 : les traitements automatisés de données nominatives et les fichiers nominatifs. Tant que l'enregistrement des images ne vient pas alimenter un traitement nominatif ou un fichier nominatif, il reste en dehors du champ d'application de la loi du 6 janvier 1978, en vertu des dispositions mêmes de cette loi.
On ne pourrait soutenir le contraire qu'en estimant que l'enregistrement d'un visage, dépourvu de toute référence nominative, est en soi une donnée nominative au motif qu'il « porte l'empreinte » d'une personnalité. Mais pareille thèse est contredite par les termes de la loi de 1978, comme par l'examen de ses travaux préparatoires.
Elle conduirait d'ailleurs à des conséquences absurdes, comme l'a notamment souligné le rapport de la CNIL sur la base duquel a été prise la délibération du 21 juin 1994 invoquée par les requérants :
: droit de rectification (mais comment rectifier une image ?) ;
: application de la procédure très lourde prévue à l'article 31 de la loi de 1978 (décret en Conseil d'Etat pris sur avis conforme de la CNIL), même pour les opérations de vidéosurveillance privées les plus banales (surveillance des établissements bancaires) ;
: superposition de législations et de procédures de contrôle différentes, même pour les dispositifs les plus simples de vidéosurveillance ;
: gonflement démesuré du champ d'application de cette législation spéciale qu'est et doit rester la loi du 6 janvier 1978, puisque, virtuellement, tout le domaine audiovisuel y serait attrait ;
d) Egalement inexacte est l'affirmation selon laquelle la procédure d'autorisation préfectorale constitue une délégation du pouvoir réglementaire confié au Premier ministre par l'article 21 de la Constitution. A la vérité, le préfet se bornera à prendre des actes individuels. Si de tels actes étaient réglementaires, une multitude de régimes d'autorisation administrative tomberait sous le coup de la critique des requérants ; l'exercice des polices spéciales devrait, à suivre ceux-ci, revenir au Premier ministre, submergeant ce dernier et paralysant l'Etat ;
e) Sont parfaitement gratuites les affirmations selon lesquelles, par leur « flou », les différentes formulations retenues par la loi déférée ouvriraient la porte à l'arbitraire administratif et entacheraient la loi d'incompétence négative. Il suffit de se reporter aux expressions ainsi mises en cause pour se convaincre du contraire (« visualisation spécifique des entrées d'immeubles », « lieux et établissements ouverts au public particulièrement exposés aux risques d'agression et de vol », « voie publique », « autorité publique », « aux fins d'assurer la protection des bâtiments et installations publics et de leurs abords »). Ces formules, dont le degré de précision n'a rien d'insuffisant, ni surtout rien de critiquable au regard de l'article 34 de la Constitution, auront, de toute façon, à être déclinées, compte tenu des caractéristiques de chaque application et sous le contrôle du juge administratif, dans les décisions d'autorisation.
f) Est enfin au moins discutable la pétition de principe selon laquelle les mêmes règles de nécessité et de stricte proportionnalité s'imposeraient à la vidéosurveillance et aux activités de police limitant l'exercice des libertés. On peut l'admettre sans doute pour certains types de vidéosurveillance entraînant des intrusions dans la vie privée et qui, pour la plupart d'entre elles, relèvent non de la présente loi mais du code de procédure pénale. Mais il est abusif de regarder, de façon générale, les opérations de vidéosurveillance comme restreignant l'exercice des libertés au même titre, par exemple, que l'interdiction d'une réunion publique.
En tout état de cause, comme cela a été démontré précédemment, le grief manquerait en fait en l'espèce, le législateur ayant précisément eu pour souci de limiter le développement de la vidéosurveillance à ce qui est strictement nécessaire à la protection des personnes et des biens.
g) Les recours critiquent plus particulièrement la loi votée en tant qu'elle autoriserait la visualisation des entrées d'immeubles d'habitation. Précisons d'emblée que la loi interdit la visualisation des entrées d'immeubles si cette visualisation est opérée de manière « spécifique ». Qui plus est, le Conseil pourra se reporter aux travaux préparatoires qui mettent en évidence le souci des assemblées de ménager une conciliation juridiquement et pratiquement convenable des droits individuels et des nécessités de l'ordre public. Il est en effet apparu que l'interdiction pure et simple, un instant envisagée, de visualiser toute entrée d'immeuble d'habitation rendrait tout bonnement impossible l'usage de la vidéosurveillance sur la voie publique, en dépit d'une nécessité avérée (on peut notamment penser aux besoins de régulation de la circulation automobile).
Il va cependant de soi que les mesures nécessaires à la protection des droits des personnes devront être prescrites, dans le cas où la visualisation (non spécifique) de l'entrée d'un immeuble par un appareil de vidéosurveillance ne pourra être évitée. Le préfet, après avis de la commission départementale, devra consigner les précautions utiles dans l'autorisation, en tenant compte de cette circonstance particulière.
h) Les recours soutiennent l'existence d'une violation de l'article 66 de la Constitution. Mais cela revient à poser a priori que l'existence d'une vidéosurveillance met en cause par elle-même la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution, alors que cette mise en cause ne peut résulter que d'un mésusage de la vidéosurveillance, précisément sanctionné par le VI de l'article 10.
On peut relever à cet égard que la première chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 22 avril 1981, a jugé que la prise de photographies de personnes par hélicoptère, à basse altitude, par la gendarmerie, dans le cadre d'opérations générales de surveillance, se rattachait à ses obligations de veiller au maintien de la sécurité publique et ne violait pas les droits de la personne.
La Cour de cassation a d'ailleurs systématiquement sanctionné l'usage au profit d'un tiers de l'image d'une personne et non pas le seul fait de recueillir cette image dans un lieu public.
i) Les recours critiquent l'éventualité d'un refus d'accès aux images, motivé par des considérations de sécurité publique. Pourtant, il peut advenir qu'un tel refus soit opportun, voire indispensable : ainsi d'enregistrements portant sur des méthodes confidentielles utilisées par des sociétés de transport de fonds L'article 6 de la loi du 17 juillet 1978, relative à l'accès aux documents administratifs, comporte une semblable restriction.
II. : Sur l'article 16
Cet article prend place dans le décret-loi du 23 octobre 1935, qui réglemente les manifestations sur la voie publique et qui se situe donc au c ur de la police administrative, garante du maintien de l'ordre public.
De fait, le droit de manifester est certainement un corollaire des libertés de conscience et d'expression, mais il ne peut être considéré comme un absolu, dans la mesure où il interfère toujours avec la nécessaire protection de l'ordre public, qui est un objectif constitutionnel. Ainsi, le décret-loi du 23 octobre 1935 permet-il l'interdiction a priori d'une manifestation, afin d'empêcher que le défilé prévu par les organisateurs ne trouble l'ordre public, la tranquillité des personnes et la sécurité des biens.
L'article de loi considéré ne peut que renforcer la protection du droit de manifester : il tire en effet les conséquences de l'intervention malheureusement de plus en plus répandue de « casseurs » parmi les manifestants ou aux alentours des manifestations. La possibilité de contrôle ouverte par l'article 16 de la loi déférée permettra à l'autorité de police de laisser se dérouler des manifestations dans des hypothèses dans lesquelles elle aurait pu être précédemment tentée par l'interdiction pure et simple.
Pour les mêmes raisons, le juge administratif, garant de l'efficacité du principe de proportionnalité, ne manquera pas de resserrer ici son contrôle en ce qui concerne les interdictions de manifestations.
En tout état de cause, on ne saurait prétendre, comme le font les recours, que la Constitution ou d'autres règles de valeur constitutionnelle garantissent inconditionnellement la liberté de manifester. Le droit de manifester est un droit subordonné à la réunion des garanties utiles à la paix publique, la voie publique n'étant pas destinée de manière normale à des manifestations et n'étant d'ailleurs pas le seul lieu d'exercice des libertés de réunion et d'expression. Les autorités de police, sous le contrôle du juge, ont ainsi le pouvoir d'assumer leurs responsabilités à l'égard de l'ordre public par des mesures préventives adéquates.
Lors des violentes manifestations de l'hiver 1993-1994 et du printemps dernier, notamment celle de marins-pêcheurs à Rennes, s'est à nouveau fait cruellement sentir l'inexistence d'un dispositif juridique permettant d'éviter l'acheminement, sur les lieux d'une manifestation, de matériaux utilisés en vue de porter atteinte aux personnes et aux biens.
L'impuissance juridique des forces de police était d'autant plus inadmissible en l'espèce que des renseignements précis et concordants affluaient vers les états-majors, attestant du transport d'objets dangereux vers les lieux de manifestations, à bord de cars ou de voitures.
La loi déférée a tiré la leçon de ces événements. Sa démarche s'inspire par ailleurs de la conception démocratique des pouvoirs de police administrative, exprimée en France par la jurisprudence traditionnelle du Conseil d'Etat et par celle du Conseil constitutionnel (en particulier la décision n° 75-76 DC du 12 janvier 1977).
Par cette dernière décision, le Conseil constitutionnel n'a aucunement condamné, dans son principe, la fouille des véhicules pour des raisons d'ordre public. Il a seulement déclaré inconstitutionnel un dispositif trop général et imprécis qui donnait aux policiers des pouvoirs de visite des véhicules sans contrôle et sans condition tenant aux circonstances. Cette absence d'encadrement des fouilles portait à la liberté individuelle une atteinte excessive.
Or l'argumentation des auteurs des recours semble viser non la loi déférée, mais la loi censurée dans la décision du 12 janvier 1977. La meilleure façon d'y répondre est donc de montrer combien le législateur de 1994 a tenu compte de la décision du 12 janvier 1977.
Il a bien pris soin, en effet, de ne pas rompre l'équilibre que le respect de la Constitution impose d'assurer entre les nécessités de l'ordre public et la sauvegarde de la liberté individuelle.
La loi opère une telle conciliation à un triple titre :
a) La loi déférée subordonne les contrôles à l'existence d'une menace de troubles graves à l'ordre public.
Contrairement aux allégations gratuites des requérants, la loi déférée n'autorise nullement la « fouille discrétionnaire des véhicules ».
Elle précise bien, au contraire, que c'est seulement lorsque les circonstances font craindre des troubles graves à l'ordre public que la fouille de véhicules est possible et seulement à certaines conditions.
On relèvera notamment que :
: la fouille intéressera essentiellement les coffres des voitures dont on ne peut affirmer sans autre démonstration qu'ils constituent l'extension pure et simple du domicile (cf décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 8 novembre 1979, Trignol) ;
: la fouille doit être opérée en présence du conducteur.
Dans sa décision n° 93-323 DC du 5 août 1993, le Conseil constitutionnel a fortement rappelé que « la prévention d'atteintes à l'ordre public, notamment d'atteintes à la sécurité des personnes ou des biens, est nécessaire à la sauvegarde de principes et de droits ayant valeur constitutionnelle ».
Les dispositions critiquées prennent en compte cette nécessité.
En dénonçant le caractère « vague » des formules utilisées par l'article 16 (« circonstances faisant craindre des troubles graves à l'ordre public ») les requérants ne se méprennent pas seulement sur le plan terminologique. Ils méconnaissent surtout que l'appréciation, à laquelle la loi déférée soumet l'autorité de police, sera placée sous le contrôle du juge. Celui-ci apportera toutes les précisions et mettra en place tous les « garde-fous » jurisprudentiels nécessaires à la sauvegarde de la liberté individuelle comme à celle du droit de manifester.
Au surplus, s'il est clair que l'article 66 de la Constitution oblige à prévoir un contrôle de l'autorité judiciaire sur la fouille des véhicules, celui-ci est explicitement prévu, selon une formule d'ailleurs reprise de l'article 78-1 du code de procédure pénale relatif aux contrôles d'identité. Le procureur de la République est de plus informé sans délai des instructions données par le préfet, ce qui le met à même de suivre effectivement les opérations et d'exercer leur contrôle. Il importe de souligner à ce propos que, dans la phase de police administrative qui caractérise le contrôle des véhicules jusqu'au moment de la constatation éventuelle d'une infraction, l'article de loi déféré a entendu éviter toute confusion des rôles préjudiciant à l'efficacité. Il a donc exclu l'intervention a priori de l'autorité judiciaire en consacrant le pouvoir d'initiative du préfet, en tant qu'autorité de police administrative en charge du maintien de l'ordre public.
L'information immédiate du procureur est d'ailleurs une garantie jugée suffisante par l'article 35 bis de l'ordonnance du 2 novembre 1945 pendant les vingt-quatre premières heures d'une rétention administrative d'un étranger en situation irrégulière faisant l'objet d'un arrêté préfectoral de reconduite à la frontière. Cette information permet, dans les faits, une action de surveillance concrète et fréquente des centres de rétention par l'autorité judiciaire, indépendamment des compétences qui lui reviennent par ailleurs.
Il convient d'ajouter que la protection de l'article 66 ne saurait être identique s'agissant des divers éléments constitutifs de la liberté individuelle. L'ouverture d'un coffre, un instant, devant son conducteur ne constitue pas une gêne excessive au regard des exigences de la prévention des atteintes à l'ordre public, alors précisément que les circonstances font craindre des troubles graves à l'ordre public (en ce sens : considérant 56 de la décision des 19 et 20 janvier 1981, n° 127 DC).
b) L'article 16 encadre précisément les contrôles dans l'espace et dans le temps.
D'abord il reviendra au préfet, s'il l'estime nécessaire, et sous le contrôle du juge, d'interdire le transport de tout objet dangereux, dans les heures qui précèdent immédiatement une manifestation (à cet égard, le législateur ne fait mention de la notion de « projectile » qu'à titre d'illustration de la notion d'arme, au sens de l'article 132-75 du code pénal). Il devra apprécier cette nécessité eu égard à l'importance de la manifestation et des risques d'incident dont il aurait eu connaissance.
L'arrêté préfectoral aura une portée limitée dans le temps (vingt-quatre heures) et devra être publié dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat.
L'arrêté aura également une portée géographiquement limitée : le voisinage de l'itinéraire de la manifestation. Il va de soi qu'une manifestation nationale de grande envergure comporte un périmètre moins restreint qu'une manifestation locale. Là encore, le principe de proportionnalité jouera, sous le contrôle du juge. Il est bien précisé à cet égard que « l'aire géographique se limite aux lieux de la manifestation, aux lieux avoisinants et à leurs accès, son étendue devant demeurer proportionnée aux nécessités que font apparaître les circonstances ».
c) Enfin, la loi déférée définit avec précision les limites de l'intervention des officiers de police judiciaire.
L'initiative de la fouille revient logiquement à celui qui assure le maintien de l'ordre, c'est-à-dire au préfet. La fouille est ainsi le prolongement de l'arrêté préfectoral interdisant le transport des objets susceptibles d'être utilisés comme des armes lors d'une manifestation.
Le principe de la fouille préventive, diligentée dans le cadre de la police administrative, y compris de véhicules, n'est pas une nouveauté : il résulte déjà de l'article 282-8 du code de l'aviation civile pour les aérodromes.
Le maintien de l'ordre public correspond en effet à une action préventive des forces de police, sous l'autorité du préfet. Il faut éviter, comme il a été dit, toute confusion entre police administrative et police judiciaire. Le décret-loi du 23 octobre 1935, dans lequel s'insère la disposition critiquée, attribue clairement aux autorités de police administrative les compétences nécessaires au maintien de l'ordre public, en particulier en cas de manifestation de nature à troubler l'ordre public.
En revanche, en pleine conformité avec l'article 66 de la Constitution, la loi confie à l'autorité judiciaire, en la personne du procureur de la République, le contrôle du déroulement des procédures. A cette fin, le texte prescrit d'une part que le procureur est informé sans délai des instructions données par le préfet, d'autre part que « l'application des règles prévues () est soumise au contrôle des autorités judiciaires visées aux articles 12 et 13 du code de procédure pénale ».
Quant à la saisie, qui sera effectuée conformément au code de procédure pénale, elle sera naturellement placée sous le contrôle du procureur de la République. Celui-ci sera par là-même habilité à apprécier la validité de l'ensemble de la procédure.
La saisie sera opérée par l'officier de police judiciaire, les agents de police judiciaire pouvant être appelés à le seconder, en appréhendant matériellement l'objet de l'infraction. Cette procédure est admise par la doctrine et la jurisprudence (en ce sens, par exemple, une décision de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 25 mai 1992, bulletin n° 205).
III-Sur l'article 18
L'article 18 crée une peine complémentaire d'interdiction de manifester lorsqu'une personne est condamnée pour des faits de violences ou de dégradations commis lors d'une manifestation. Les infractions visées par le texte sont des crimes et des délits d'ores et déjà punis par des peines allant de deux ans d'emprisonnement et 200 000 F d'amende à vingt ans de réclusion criminelle. Il s'agit donc là d'infractions dont la gravité a été reconnue par le législateur et qui, commises dans le contexte particulier d'une manifestation, constituent non pas l'expression du droit de manifester, mais un très grave dévoiement de celui-ci au regard des valeurs démocratiques. Cette évidence, à la fois juridique, philosophique et éthique, semble tout simplement ignorée des requérants.
La peine complémentaire d'interdiction prévue à l'article 18 est contestée aux motifs qu'elle porterait atteinte à la liberté d'expression, qu'elle assimilerait manifestants et « casseurs » et que, par défaut d'effectivité, elle ne serait pas nécessaire. Aucun de ces griefs n'est fondé.
a)L'article critiqué permet en effet aux tribunaux de restreindre le droit de manifester d'une personne déterminée, lorsque celle-ci a commis, lors d'une manifestation, une infraction grave.
La disposition contestée est à l'abri de la critique constitutionnelle :
: la sanction pénale vise l'atteinte aux droits et libertés commise par la personne qui, profitant du cadre propice offert par une manifestation, a commis de graves infractions ;
: elle a également pour effet de restituer au droit de manifester la signification que lui a donnée, en ses articles 4 et 10, la Déclaration de 1789.
S'agissant des peines complémentaires, elles sont toujours une sanction, en cela qu'elles privent en tout ou partie la personne de l'exercice d'un droit, mais elles sont aussi, à titre accessoire, une assurance que l'ordre public, troublé par la commission d'une infraction lors de l'exercice abusif de ce droit, ne le sera pas à nouveau.
Dans l'hypothèse qui nous occupe, le juge qui constatera que l'exercice du droit de manifester a été le moyen de commettre une infraction pourra, dans toute la mesure où il l'estimera nécessaire, restreindre l'exercice de ce droit. De même, lorsqu'il constate que l'exercice d'une activité professionnelle ou sociale a été le moyen d'une infraction, peut-il aujourd'hui interdire cette activité.
Il faut souligner que cette interdiction est limitée dans le temps et dans l'espace. L'interdiction de manifester ne peut en effet excéder trois ans et la décision qui la prononce doit fixer les lieux auxquels elle s'applique.
Elle n'est par ailleurs qu'une faculté pour le juge et peut faire l'objet de toutes voies de recours.
b)Il n'y a pas assimilation des manifestants aux casseurs, mais constatation par l'autorité judiciaire qu'un individu a commis une infraction grave sous le couvert d'une manifestation. Il y a condamnation pour ces faits et si cette interdiction porte sur un droit, c'est parce que ce droit a été dévoyé et parce qu'il y a lieu de craindre un nouveau dévoiement. Bien loin de s'opposer au droit de manifester, la peine accessoire en protège l'exercice.
c)Les auteurs de la saisine soutiennent que cette peine complémentaire d'interdiction de manifester en certains lieux méconnaît le principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Selon eux, en effet, faute d'identifier systématiquement les manifestants ou d'assigner les personnes condamnées à demeurer en un lieu déterminé lors de chaque manifestation, elle serait inefficace.
Il convient de relever que l'efficacité absolue n'est pas l'objectif d'une sanction pénale et ne doit pas être confondue avec sa nécessité. Certaines sanctions sont assorties de mesures de sûreté afin d'accroître leur efficacité immédiate, mais sans garantie absolue du respect de ces mesures. Ainsi, la suspension du permis de conduire, avec exécution provisoire, n'interdit pas matériellement au condamné de conduire sans permis.
En l'espèce, le condamné sera averti des interdictions qui lui sont faites par l'autorité judiciaire. Il devra les respecter. S'il ne le fait pas, il encourra les peines prévues par l'article 18.
Le législateur n'a pas entendu laisser impunie la personne qui passerait outre à la condamnation. En effet, cette personne encourt les peines prévues au deuxième alinéa de l'article 18 (soit un an d'emprisonnement et 100 000 F d'amende). Ces peines ne sanctionnent pas l'exercice du droit de manifester, comme le soutiennent étrangement les requérants, mais bien la violation d'une décision prise par l'autorité judiciaire.
Enfin, l'appréhension des personnes n'ayant pas déféré à l'interdiction n'a rien d'impossible : elles peuvent par exemple être surprises par les forces de l'ordre alors qu'elles commettent de nouvelles dégradations sur les lieux et au moment d'une manifestation qui leur est interdite.
Confondre efficacité et nécessité d'une sanction pénale est restreindre la portée du principe posé à l'article 8 de la Déclaration de 1789. En effet, cela conduirait à ne vouloir retenir que les peines dont l'efficacité est assurée, comme l'emprisonnement ferme, voire uniquement s'il est assorti de mesures permettant son exécution immédiate. Cela reviendrait également à supprimer, comme contraire au principe de nécessité, des peines telles que l'interdiction de séjour, la suspension du permis de conduire et l'interdiction d'exercer une activité professionnelle.
Pour l'ensemble des motifs qui précèdent, le Gouvernement demande au Conseil constitutionnel de rejeter les deux recours.