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Décision n° 94-352 DC du 18 janvier 1995 - Saisine par 60 députés

Loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité
Non conformité partielle

SAISINE DEPUTES :
Les députés soussignés à Monsieur le président, Madame et Messieurs les membres du Conseil constitutionnel, 2, rue Montpensier, 75001 Paris.

Monsieur le président,
Madame et Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel les articles 8, 13 et 15 de la loi d'orientation et de programmation relative à la sécurité telle qu'elle a été adoptée par le Parlement.
I : Sur le régime de la vidéosurveillance (art 8)
« Big Brother is watching you. » Cette prédiction de George Orwell ne s'est heureusement pas réalisée, comme il le craignait, en 1984. Dix ans plus tard, les habitants de telle importante commune des Hauts-de-Seine font l'expérience de la sollicitude électronique, omniprésente et oppressante, de leur municipalité. Et demain ?
L'inquiétude qu'ont soulevée les premières apparitions de la « vidéopolice municipale » n'est certainement pas étrangère au vote, avec la loi déférée, de la première législation française en la matière. Qu'il fallût légiférer, nul n'en a disconvenu : l'article 34 de notre Constitution enjoint au législateur de fixer les règles concernant les garanties reconnues aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques et, par conséquent, de prévoir les dispositifs protecteurs de ces libertés menacées par un arbitraire que certains progrès techniques pourraient fort efficacement servir.
Tel fut le cas lorsque la loi du 6 janvier 1978, dite « Informatique et libertés », organisa la surveillance par une autorité indépendante, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), de la constitution et de la gestion des fichiers contenant des informations nominatives, c'est-à-dire des données contribuant à l'identification des personnes et à la connaissance de leur vie privée. La loi était alors au service des libertés.
C'est devant un défi d'une ampleur comparable que le législateur fut placé lors de la discussion de la loi déférée.
La vidéosurveillance, non seulement dans son principe même qui consiste à enregistrer des images de personnes qui n'en savent souvent rien et dont en tout cas le consentement n'est jamais requis, mais encore dans ses développements prévisibles à court terme qu'a notamment décrits la CNIL dans sa recommandation en date du 21 juin 1994 (augmentation considérable, grâce aux techniques numériques, des capacités de stockage des données ; diffusion de logiciels de manipulation des fichiers résultant de la transformation de ces images en données numérisées susceptibles d'être traitées sur ordinateur comme peut l'être un fichier de caractères alphanumériques issu d'un texte), menace gravement, si son utilisation n'est pas strictement encadrée par le législateur, l'exercice de plusieurs libertés et droits fondamentaux constitutionnellement protégés, au nombre desquels on citera au moins, d'une part, la liberté individuelle (à travers le droit de disposer de son image et aussi à travers la liberté d'aller et venir sans surveillance arbitraire et généralisée) et, d'autre part, le droit au respect de la vie privée (qui implique de l'avis de toute la doctrine, pour les particuliers qui n'ont pas choisi de participer à ce que l'on nomme précisément la « vie publique », un véritable droit à l'anonymat).
On peut dans ces conditions affirmer que le principe même de cet enregistrement d'images de personnes privées hors de leur consentement, lequel peut être soit explicite soit présumé du fait de leur volonté de participer à la « vie publique », est inconstitutionnel (telle était notamment l'opinion du président Favoreu lorsqu'il commentait, dans les Grandes Décisions du Conseil constitutionnel [page 359, à propos de cette « captation des images »], la décision n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec. page 33) à moins que le recours à un tel procédé ne soit absolument indispensable à la protection de l'ordre public, en des lieux et à des moments très strictement déterminés et sous des conditions procédurales très protectrices des libertés.
C'est dire que l'utilisation de la vidéosurveillance n'est constitutionnellement admissible que si le législateur l'organise et la limite avec la plus grande vigilance afin de la rendre, alors même qu'elle se réclamerait de la poursuite d'un objectif constitutionnel de sécurité publique, compatible avec l'exercice des droits et libertés constitutionnellement protégés dont on sait que la loi ne saurait le faire régresser que si la poursuite dudit objectif l'exige absolument (voir notamment, sur cet « effet de cliquet », Conseil constitutionnel n° 84-181 DC des 10 et 11 octobre 1984, considérant 48, Rec. page 78, et Conseil constitutionnel n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, considérants 23 à 26, Rec. page 39 ; Conseil constitutionnel n° 93-325 DC du 13 août 1993, considérants 10, 11, 76, 121 et 133, Rec. page 224).
Il convient donc de vérifier en l'espèce :
: si le législateur a respecté le principe constitutionnel de nécessité et de proportionnalité des mesures de police ;
: si les conditions dans lesquelles il a organisé et autorisé le recours à la vidéosurveillance instituent les garanties fondamentales nécessaires à l'exercice de toutes les libertés publiques concernées (notamment sur les plans du choix des autorités compétentes : et en particulier du respect de la séparation des pouvoirs -, des procédures protectrices des droits fondamentaux et des contrôles administratifs et juridictionnels) ;
: s'il a pleinement exercé les compétences que l'article 34 de la Constitution lui réserve en la matière, c'est-à-dire si la loi déférée n'est pas entachée d'« incompétence négative ».
Or c'est sur chacun de ces points que la loi déférée est entachée d'inconstitutionnalité.
A : Sur la violation du principe de nécessité et de proportionnalité des mesures de police
La mise en place d'un appareillage de vidéosurveillance généralisée équivaudrait à l'évidence à la mise des techniques les plus modernes d'inquisition électronique au service de visées littéralement totalitaires incompatibles avec tout respect des libertés constitutionnellement garanties.
Dès lors, le recours à ce procédé ne peut, on le répète, être autorisé que dans de strictes limites de lieux, de temps et de motifs.
Or, même si en cours de discussion parlementaire on a finalement pu constater avec soulagement que ne pourraient être ainsi visualisées « les images de l'intérieur des immeubles d'habitation », ce qui éloigne in extremis une part du cauchemar orwellien, il reste que le dernier état du texte voté n'édicte semblable interdiction en ce qui concerne les « entrées » de ces immeubles d'habitation que si la visualisation est opérée « de manière spécifique » (sic).
Cette formule issue du laborieux compromis entre les deux assemblées est d'une redoutable ambiguïté ; on peut cependant la comprendre comme interdisant de réaliser un cadrage exclusif de l'entrée d'un immeuble d'habitation. En revanche, il n'est nullement interdit de faire en sorte qu'un immeuble dont on veut surveiller les allées et venues des occupants soit pris dans le champ : cadré un peu plus largement : d'une caméra municipale ou même privée.
Il suffit de comparer ce flou législatif avec la formulation retenue par la CNIL dans sa recommandation précitée (« il y a lieu [] de veiller à ce que le fonctionnement permanent des caméras prenant dans leur champ de vision les voies et lieux publics ne porte pas une atteinte excessive aux libertés individuelles, et notamment au droit de chacun au respect de sa vie privée [] a fortiori les caméras implantées pour surveiller les voies publiques ne devront pas visualiser les entrées d'immeubles » : ainsi ces entrées ne devraient-elles pas être incluses dans le champ de visualisation des caméras) pour prendre la mesure de l'espace ainsi laissé à l'atteinte arbitraire au respect de la vie privée.
Sur un plan plus général et non moins grave, la loi autorise le recours à la vidéosurveillance non seulement « sur la voie publique », mais aussi « dans des lieux et établissements ouverts au public particulièrement exposés à des risques d'agression ou de vol », c'est-à-dire, compte tenu du caractère là encore extrêmement flou de la formule retenue, dans la plus grande partie des zones urbaines du territoire.
On notera de même que la loi déférée ne comporte aucune limitation de temps à l'utilisation de la vidéosurveillance, qui est donc possible non seulement à peu près partout mais encore à tout moment.
Quant aux motifs qui légitiment le recours à la vidéosurveillance, il serait illusoire d'espérer qu'ils devraient relever systématiquement du souci de protéger l'ordre public et plus précisément la sécurité publique : ce n'est pas un hasard si l'intitulé de la loi fait référence à la « sécurité » sans autre qualificatif, ce qui d'ailleurs lui donne un objet si ambitieux qu'il en devient quasi fantasmatique.
En effet, la loi déférée ne permet pas seulement le recours à la vidéosurveillance aux autorités publiques : sur la voie publique - mais aussi à toute personne privée (aucune limitation n'étant énoncée sur ce plan) : dès lors qu'il s'agit d'un lieu ouvert au public.
Ainsi s'ajoute, à la vidéopolice municipale, la vidéomilice privée En d'autres termes, la vidéosurveillance est mise au service non seulement de la protection de l'ordre public, mais aussi d'un « ordre privé » qui pourra fort bien ne bénéficier qu'à des intérêts particuliers ; dans cette mesure, l'atteinte portée aux libertés fondamentales est évidemment privée de tout fondement constitutionnel.
De plus, alors que, dans un premier état de rédaction (première lecture devant l'Assemblée nationale), la loi déférée n'autorisait les opérations de vidéosurveillance que lorsqu'elles étaient « nécessaires à la protection de bâtiments et installations publics et de leurs abords », etc, le Sénat (en deuxième lecture) a substitué à cette rédaction relativement protectrice la formule, finalement retenue après intervention de la commission mixte paritaire, de compétence des autorités publiques « aux fins d'assurer la protection des bâtiments et installations publics et de leurs abords », etc. En d'autres termes, la vidéosurveillance est désormais permise, dès lors qu'elle est utile : et quand pourrait-on affirmer qu'elle ne le serait pas, si peu que ce fût ? : et alors même qu'elle n'est pas nécessaire à la protection de l'ordre public ou des intérêts d'un propriétaire privé.
La violation manifeste du principe de nécessité et de proportionnalité des mesures de police est incontestable.
B : Sur l'insuffisance manifeste des garanties fondamentales de l'exercice des libertés publiques
L'importance de ces garanties, comme en témoigne la jurisprudence constitutionnelle relative à l'enregistrement et à la conservation de données numérisées, est décisive pour la protection des libertés fondamentales (voir notamment Conseil constitutionnel n° 83-164 DC du 29 décembre 1983, considérants 29 et 30, Rec.
page 67 ; Conseil constitutionnel n° 84-172 DC du 26 juillet 1984, considérant 16, Rec. page 58 ; et sur le principe des garanties nécessaires, Conseil constitutionnel n° 91-294 DC du 25 juillet 1991, considérants 47 à 49 et 51, Rec. page 91).
1. En ce qui concerne les autorités compétentes :
La loi déférée confère au représentant de l'Etat (préfet de département et, à Paris, préfet de police) le pouvoir d'autoriser le recours à la vidéosurveillance et d'en organiser les conditions. Ce faisant, elle confère à l'autorité préfectorale un véritable pouvoir de réglementation de police incompatible, compte tenu de l'importance des enjeux en termes de libertés fondamentales, avec les dispositions de l'article 21 de la Constitution relatives à l'exercice par le Premier ministre du pouvoir réglementaire et, spécifiquement, du pouvoir de police ; alors même que la loi déférée prévoit l'intervention d'un décret en Conseil d'Etat, celui-ci ne pourra empiéter sur les compétences attribuées directement à l'autorité déconcentrée par le législateur, si bien que d'une circonscription départementale à l'autre la « vidéopolice » se fera plus ou moins menaçante selon que tel préfet se sentira plus ou moins libre de résister aux fantasmes sécuritaires de la population et des élus. Les Hauts-de-Seine ne feront donc peut-être pas jurisprudence, mais le principe d'égalité devant la loi s'en trouve à l'évidence lui aussi méconnu.
Mais il y a encore plus grave : alors que la liberté individuelle est directement en cause, la loi déférée donne ainsi compétence à un haut fonctionnaire étroitement dépendant du pouvoir gouvernemental pour délivrer les autorisations de surveillance électronique de la population. Comment ne pas y voir une violation caractérisée de l'article 66 de la Constitution selon lequel c'est « l'autorité judiciaire » et elle seule qui est gardienne du respect de la liberté individuelle (dont on sait qu'elle ne suppose pas seulement, en l'état actuel de la jurisprudence constitutionnelle, l'exclusion des détentions arbitraires) ?
Le préfet est, il est vrai, entouré d'une commission départementale que le législateur a finalement renoncé à lui faire présider, au bénéfice d'un magistrat du siège ou d'un magistrat honoraire. Mais, d'une part, rien de plus n'est indiqué de la composition de cette commission, d'autre part, et surtout elle ne se voit conférer que des attributions consultatives et de réception d'éventuelles protestations de particuliers, sans disposer d'aucun pouvoir de décision (les travaux parlementaires sont ici dépourvus de toute ambiguïté, notamment en ce que la commission mixte paritaire a exclu l'hypothèse d'investigations confiées par la commission à l'un de ses membres et même sa saisine en cas de refus d'accès aux enregistrements opposé à la personne filmée à son insu). C'est dire que son intervention ne restreint en rien le pouvoir d'appréciation du seul représentant du Gouvernement en la matière et relève d'un alibi qui ne saurait tromper personne.
Enfin et surtout, contrairement à ce que le Conseil d'Etat avait souhaité, s'il faut en croire un membre éminent de la CNIL (voir Le Monde du 7 juillet 1994), la loi déférée a expressément exclu la compétence de la CNIL pour autoriser le recours à la vidéosurveillance, au motif que « les enregistrements visuels de vidéosurveillance ne sont considérés comme des informations nominatives, au sens de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, que s'ils sont utilisés pour la constitution d'un fichier nominatif ».
On a déjà souligné, et la recommandation précitée de la CNIL le démontre de manière incontestable, que les techniques actuelles d'enregistrement numérique et leur développement prévisible rendent particulièrement fallacieuse cette distinction entre l'enregistrement (numérisé) d'images et la constitution d'un fichier : la loi déférée réduit ici la notion de fichier à l'acception d'ensemble organisé de caractères alphanumériques, ce qui constitue à la fois une méconnaissance de la réalité technique et une réduction décisive de la protection des libertés restreignant gravement le champ d'application de la loi du 6 janvier 1978.
Ainsi, à la compétence d'une autorité indépendante dont on sait que l'intervention est dans son principe même constitutive d'une garantie fondamental en matière de protection des libertés publiques, le législateur a-t-il cru pouvoir substituer celle du préfet soumis, comme chacun sait, à une obligation de loyalisme politique à l'égard de tout gouvernement.
2. En ce qui concerne l'habilitation à l'utilisation de la vidéosurveillance :
La loi déférée reste dangereusement muette sur l'identification de l'« autorité publique » ou de la personne privée qu'elle qualifie, sans autre précision, de « responsable » du fonctionnement de la surveillance électronique de la population.
De plus, l'organisation même du régime d'autorisation préfectorale ne laisse pas d'inquiéter. Ainsi, s'agissant des équipements existants de vidéosurveillance, l'autorisation est-elle « réputée acquise à défaut de réponse dans un délai de quatre mois » après déclaration : le mécanisme d'autorisation implicite, dérogatoire au régime de droit commun qui consiste comme on le sait en une présomption de rejet de toute réclamation au terme de quatre mois de silence administratif, ne peut qu'affaiblir la capacité de contrôle réel dont dispose le préfet.
Enfin, les dispositifs existants ne devront être mis en conformité avec les dispositions de la loi déférée qu'au terme d'un délai de six mois : la longueur de cette période d'anomie est un nouvel indice du laxisme législatif.
3. En ce qui concerne l'usage fait des enregistrements :
Alors que la CNIL avait recommandé que la conservation des enregistrements ne dépasse pas quinze jours, la loi déférée, qui a bien failli prévoir un délai de six mois, a finalement opté pour un délai d'un mois, la crainte de la censure du juge constitutionnel aidant. Mais on ne saurait y voir qu'un petit commencement de sagesse : un mois suffit largement à donner aux vidéosurveillants de la population le temps de constituer discrètement des fichiers numérisés et de reproduire les informations dont ils souhaitent disposer.
Cette disposition est d'autant plus dangereuse que la loi déférée n'a par ailleurs pas interdit la reproduction des images enregistrées. En d'autres termes, la destruction des bandes originales ne présentera aucune garantie digne de ce nom.
4. En ce qui concerne les contrôles et les recours :
Si la loi déférée prévoit un droit d'accès des personnes filmées sans leur consentement : droit dont le caractère fictif n'échappera à personne dès lors que dans l'immense majorité des cas la vidéosurveillance s'effectue à l'insu de ses victimes, tel étant d'ailleurs le but recherché au nom de l'efficacité vidéopolicière -, elle dispose qu'un refus peut être opposé à la demande d'accès aux enregistrements pour des motifs qui peuvent tenir « à la sûreté de l'Etat » et « à la sécurité publique ». Une telle imprécision, alors que chacun garde en mémoire la formule selon laquelle, aux yeux d'une importante personnalité gouvernementale, « le droit s'arrête là où commence la raison d'Etat », ouvre là encore grande ouverte la porte à l'arbitraire et aux manipulations clandestines de l'image de tout citoyen.
En outre, la commission mixte paritaire a finalement écarté la possibilité, pour la personne filmée à laquelle le droit d'accès est refusé, de saisir la commission départementale, la privant ainsi d'un droit au recours dans des délais assez brefs pour permettre une protection efficace de ses droits.
Enfin, l'affirmation précitée selon laquelle l'enregistrement d'images, même numérisé, ne pourrait être assimilé au stockage d'informations nominatives prive de toute possibilité d'intervention l'autorité indépendante que constitue la CNIL.
Il est vrai que la loi déférée prévoit : ce que d'ailleurs elle ne pouvait exclure : l'intervention de contrôles juridictionnels « au besoin en la forme du référé ». Encore faudra-t-il, d'une part, que les personnes filmées sachent qu'elles l'ont été, d'autre part, que le juge compétent soit clairement identifiable, ce qui est loin d'aller de soi en l'absence d'indication précise du législateur : l'existence de décisions préfectorales ouvre la voie au recours pour excès de pouvoir devant le juge administratif (ce qui restreint considérablement la portée pratique d'un référé), mais les dispositions de l'article 66 de la Constitution (et du code de procédure pénale) et la jurisprudence relative à la notion de voie de fait conduisent à envisager un large espace de compétence judiciaire.
En d'autres termes, en n'organisant pas clairement et précisément les modalités du contrôle juridictionnel, la loi déférée n'a pas exercé une part importante des compétences qui sont assignées au législateur par les articles 34 et 66 de la Constitution.
C : Sur l'incompétence négative du législateur
On a constaté ci-dessus à de nombreuses reprises que la loi déférée, qui se borne à renvoyer sans autre précision à des décrets d'application alors que son contenu est dangereusement imprécis sur des aspects essentiels des garanties fondamentales des libertés publiques en cause, viole l'article 34 de la Constitution en ce sens qu'elle n'édicte pas la totalité des normes nécessaires à la protection desdites libertés.
Ce seul abandon de compétence suffirait à justifier la déclaration de non-conformité à la Constitution de l'article 8 de la loi déférée.
II. : Sur la police des manifestations (art 13 et 15) A : Sur les restrictions administratives de la liberté de manifester (art 13)
Le droit de manifester est l'une des composantes essentielles (et historiquement les mieux fondées) de la liberté d'expression. Le caractère constitutionnel du principe qui consacre ce droit n'est pas sérieusement contestable.
La loi déférée, en prévoyant en particulier un régime extrêmement extensif de fouille des véhicules à l'occasion de manifestations sur la voie publique, met du même coup en cause également l'inviolabilité du domicile dont le véhicule est le prolongement indétachable (Conseil constitutionnel n° 76-75 DC du 12 janvier 1977, Rec.
page 33), ainsi que le droit au respect de l'intimité et la vie privée (voir en ce sens le commentaire précité de cette décision aux « Grandes Décisions du Conseil constitutionnel », page 359).
Il convient dès lors de vérifier là encore que l'exercice de l'ensemble de ces droits fondamentaux n'est limité par la loi déférée que pour des raisons et dans des proportions strictement nécessaires à la poursuite de l'objectif constitutionnel de protection de l'ordre public.
Or, en premier lieu, la mesure prévue par la loi déférée apparaît comme excessivement « générale et absolue » et, plus précisément, manifestement disproportionnée aux troubles à l'ordre public qu'elle prétend prévenir.
Ce sont plus de 7 000 manifestations qui se déroulent bon an mal an à Paris sur la voie publique. Il suffit de rappeler cette donnée statistique incontestable pour comprendre que la loi déférée a pour effet nécessaire de permettre la fouille discrétionnaire des véhicules en permanence dans toute l'agglomération parisienne, et pendant une très grande partie de l'année dans toutes les villes importantes de province En d'autres termes, on se trouve en l'espèce, malgré les apparences et les précautions formelles du législateur, dans un cas tout à fait comparable à celui de 1976.
Au surplus, la loi déférée autorise la fouille des véhicules dès lors que « les circonstances font craindre des troubles graves à l'ordre public ». Le recours à une formule aussi vague et imprécise est, là encore, constitutif d'un véritable abandon de compétence du législateur qui, en violation de l'article 34 de la Constitution, n'a pas édicté l'ensemble des règles qu'il lui appartenait de poser pour déterminer les garanties fondamentales de la liberté d'expression.
La loi déférée incite encore à la méconnaissance du principe de nécessité en ce qu'elle prévoit simplement que l'étendue des mesures prises par l'autorité de police doit « demeurer proportionnée aux nécessités que font apparaître les circonstances », non seulement en ce que la formule est à nouveau d'une imprécision liberticide mais aussi parce que l'adverbe « strictement [proportionnée] » a disparu entre la première lecture par l'Assemblée nationale et la deuxième lecture par le Sénat, cette évolution autorisant l'administration à une lecture pour le moins extensive de l'habilitation que lui confère le législateur.
De surcroît, c'est au préfet que le pouvoir de violer le domicile est ainsi conféré discrétionnairement. Certes, le législateur s'est finalement résolu à prévoir de manière une fois encore imprécise et quasi symbolique le « contrôle » a posteriori des autorités judiciaires, mais cette révérence contrainte ne saurait suffire à assurer le respect de l'article 66 de la Constitution, lequel, dès lors que la liberté individuelle est à nouveau incontestablement en cause, imposait que les éventuelles opérations de fouille des véhicules soient sinon placées sous la direction, du moins subordonnées à l'autorisation expresse du procureur de la République.
Ni la liberté individuelle, ni le droit de propriété ne sauraient être constitutionnellement placés sous la seule « protection » du représentant local du Gouvernement.
Dans ces conditions, la loi déférée ne donnant en outre aucune directive au pouvoir réglementaire pour définir par exemple de manière précise et opératoire les « circonstances » particulières qui seules justifieraient de telles opérations, l'abandon de compétence législative et la violation de l'article 34 de la Constitution n'en sont que plus patents.
B : Sur les restrictions pénales de la liberté de manifester (art 15)
L'institution d'une peine complémentaire de privation de la liberté d'expression paraît véritablement sans précédent en droit français. En ce sens, elle porte à une liberté évidemment fondamentale une atteinte inadmissible en son principe même.
On ne pourrait comprendre l'argumentation du Gouvernement et de sa majorité, selon laquelle l'institution de cette peine serait nécessaire à la poursuite de l'objectif constitutionnel de protection de la sécurité publique, que si l'on admettait que les « casseurs » qui suivent parfois un cortège seraient fichés, contrôlés en permanence par les autorités policières (qui devraient savoir où ils se trouvent à chaque instant), voire assignés à résidence pendant trois ans, et qu'à chaque manifestation (c'est-à-dire, à Paris, à peu près chaque jour de l'année) ils devraient faire l'objet de mesures de rétention administrative, faute de quoi le dispositif de la loi déférée est non seulement non nécessaire au maintien de l'ordre public mais encore à l'évidence dépourvu de toute efficacité réelle.
Fort heureusement, la loi déférée ne prévoit aucune de ces mesures pour le moins inquiétantes pour l'état des libertés publiques. Mais, dans ces conditions, l'institution de la peine en cause n'est manifestement en rien nécessaire à la poursuite de l'objectif constitutionnel de protection de l'ordre public.
Le principe de nécessité des peines posé par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen est dès lors manifestement méconnu par la loi déférée.
De surcroît, la loi déférée ne saurait constitutionnellement limiter l'usage futur du droit de manifester, composante majeure de la liberté d'expression, sur la base d'une simple présomption de contrariété non moins future à l'ordre public de cet usage. A l'évidence, le juge répressif n'est pas en mesure d'apprécier trois ans à l'avance l'existence éventuelle d'une menace pour l'ordre public.
Au demeurant, l'intervention d'une sanction pénale ne serait ici fondée que sur des considérations de maintien de l'ordre qui relèvent en principe de la police administrative alors que la loi déférée prévoit non une mesure de sûreté mais une peine complémentaire. La nécessité d'une « peine » fait en ce sens manifestement défaut.
On peut en outre s'interroger sur l'assimilation suggérée, au demeurant des plus choquantes, entre « casseurs » et manifestants : priver les premiers du droit de manifester est dépourvu de tout sens et de toute efficacité dès lors qu'on ne les empêche pas de se trouver à proximité d'un cortège sur la voie publique. A quoi dès lors les reconnaître ? A leur faciès, à leur costume ? Sauf à organiser comme on l'a dit l'assignation à résidence ou la rétention administrative de catégories entières de la population considérées comme a priori et collectivement suspectes, la mesure ici prévue par la loi déférée n'est manifestement pas justifiée par les nécessités réelles (ou du moins appréciées de manière réaliste et régulière) du maintien de l'ordre public.
A cet égard, la référence à la protection de la sécurité dans les stades, source d'inspiration revendiquée expressément par le Gouvernement, en cours de discussion parlementaire, ne laisse pas d'inquiéter. Contrôlera-t-on l' « accès aux voies publiques » comme on contrôle l'accès à un stade ? Doit-on envisager que Paris prenne sur ce point les allures de Belfast ? On est partagé entre le sentiment que ce discours n'est qu'attitude inspirée par des préoccupations électorales et l'inquiétude devant une conception irréaliste et dangereuse de la conciliation entre l'exercice des libertés fondamentales et le maintien de la sécurité publique.
Enfin, le quantum de la peine retenue établit une disproportion manifeste de celle-ci à la gravité de l'infraction nouvelle sanctionnée : punir le simple exercice de la liberté constitutionnelle de manifestation d'un an d'emprisonnement et de 100 000 F d'amende se passe à cet égard de commentaires.
C'est pour l'ensemble de ces raisons que les députés soussignés ont l'honneur de vous demander, en application du deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de déclarer non conformes à celle-ci les articles 8, 13 et 15 de la loi qui vous est déférée.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.