Contenu associé

Décision n° 91-291 DC du 6 mai 1991 - Saisine par 60 sénateurs

Loi instituant une dotation de solidarité urbaine et un fonds de solidarité des communes de la région d'Ile-de-France, réformant la dotation globale de fonctionnement des communes et des départements et modifiant le code des communes
Conformité

Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, les sénateurs soussignés ont l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel l'ensemble de la loi instituant une dotation de solidarité urbaine et un fonds de solidarité des communes de la région d'Ile-de-France, réformant la dotation globale de fonctionnement des communes et des départements et modifiant le code des communes, aux motifs suivants :
1. Le paragraphe II de l'article L 234-14-1, que l'article 7 de la loi déférée insère dans le code des communes, instaure une dotation de solidarité urbaine à compter de 1991. Les articles 10 (dernier alinéa du paragraphe III) et 17 de la loi déférée prévoient des conditions particulières d'application de cette mesure pour l'année 1991. Quant aux dispositions des articles 4 et 5 de la loi déférée, la date de leur entrée en vigueur, soit 1994, découle du fait que la dotation de solidarité urbaine est créée dès 1991 par l'article 7 susmentionné.
Or, l'institution dès 1991 de cette dotation de solidarité urbaine implique que soit modifié, pour 1991, le montant attribué à certaines communes au titre de la dotation globale de fonctionnement, notamment à celles qui contribueront par la minoration du taux d'évolution minimale garanti de leur dotation globale de fonctionnement. Or ces montants avaient déjà été notifiés aux communes, lesquelles en ont tenu compte lors de l'élaboration de leur budget dont l'adoption est intervenue le 31 mars dernier au plus tard. Il s'agit pour certaines communes d'une réduction substantielle. En effet, pour celles d'entre elles dont la part de la garantie au sein de leur attribution de dotation globale de fonctionnement se situe entre 10 p 100 et 20 p 100 le taux de progression minimale garanti serait ramené de + 4,13 p 100 à + 1,5 p 100. Quant à celles dont la part de la garantie représente plus de 20 p 100, ce taux deviendrait négatif (- 0,35 p 100). Pour ces dernières donc, non seulement le montant de leur dotation globale de fonctionnement déjà notifié pour 1991 serait réduit, mais cette réduction se traduirait par une réduction de leur dotation globale de fonctionnement en 1991 par rapport à 1990.
Aux termes de l'article 7 de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 modifiée relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, les collectivités locales doivent, comme ci-dessus rappelé, adopter leur budget avant le 31 mars de l'exercice auquel il s'applique. L'article 1639 A du code général des impôts prévoit en outre que les taux d'imposition retenus pour chacune des quatre taxes directes locales doivent être notifiés par les communes aux services fiscaux avant le 1er mars de l'année.
Pour voter leur budget comme pour fixer leurs taux d'imposition des taxes directes locales, les organes délibérants des communes se sont donc fondés sur les montants de dotation globale de fonctionnement qui leur avaient été notifiés pour l'année 1991, lesquels ne pouvaient pas prendre en compte les conséquences des modifications entraînées par la mise en uvre de la loi déférée puisque l'Assemblée nationale, appelée à statuer définitivement, ne l'a adopté que le 18 avril 1991.
Les sénateurs soussignés observent qu'aux termes de l'article 72 de la Constitution, les collectivités territoriales de la République « s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ».
Les sénateurs soussignés rappellent que c'est donc dans les conditions prévues par la loi que les communes ont élaboré et adopté leur budget pour 1991 avant la date limite du 31 mars 1991.
Admettre qu'une loi postérieure à cette date puisse remettre en cause les recettes de ces budgets revient à porter atteinte au principe de la libre administration des communes par les conseils municipaux.
Les sénateurs soussignés considèrent que, dans la mesure où ils prévoient l'entrée en vigueur dès 1991 de la dotation de solidarité urbaine, les articles 4, 5, 7, 10 et 17 de la loi déférée ne sont pas conformes à la Constitution.
2. L'article 14 de la loi déférée institue un fonds de solidarité des communes de la région d'Ile-de-France, alimenté par un prélèvement direct de l'Etat sur le produit des quatre taxes directes locales (taxes foncières, taxe d'habitation et taxe professionnelle) de certaines communes de la région d'Ile-de-France sélectionnées à partir d'un critère présumé représentatif de leur richesse, à savoir un potentiel fiscal moyen par habitant supérieur à une fois et demie le potentiel fiscal moyen par habitant des communes de la région.
L'article 14 de la loi déférée dispose en outre que les ressources du fonds de solidarité seront réparties entre certaines communes de la région, sélectionnées à partir d'un critère lié au nombre de logements sociaux et d'un critère fondé sur le niveau de leur potentiel fiscal.
Les sénateurs soussignés considèrent que cet article 14 n'est pas conforme à la Constitution pour les motifs suivants :
a) Le principe même d'un prélèvement direct de l'Etat sur les recettes fiscales d'une collectivité territoriale, au profit d'une ou de plusieurs autres collectivités, porte atteinte au droit du citoyen que proclame l'article XIVde la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, savoir : « Tous les citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d'en suivre l'emploi et d'en déterminer la quotité, l'assiette, le recouvrement et la durée ».
Or les citoyens d'une commune ponctionnée en application de l'article 14 de la loi déférée, pas plus que ses représentants, n'auront aucune possibilité de suivre l'emploi de la partie du produit de leur imposition locale puisqu'elle aura été prélevée pour alimenter, par le biais d'un fonds, les budgets d'autres communes dont les élus ne sont pas, de surcroît, responsables devant eux.
Aucune disposition particulière de cet article 14 ne prévoit pour les communes contributrices le moindre droit de contrôle sur l'emploi des ressources ainsi attribuées à ce fonds de solidarité. La loi ne prévoit, en outre, aucune garantie d'affectation de ses ressources à l'amélioration des conditions de vie dans les communes urbaines d'Ile-de-France, objectif certes proclamé du dispositif, mais qui constitue, lui aussi, une atteinte à la libre administration des communes, mais cette fois à la libre administration de celles qui sont bénéficiaires de versements de fonds.
b) Dès lors qu'une partie des recettes provenant des impôts locaux dont le conseil municipal a voté les taux échappe au budget de la commune et alimente les budgets d'autres communes, la liberté d'administration de la commune se trouve singulièrement limitée. La commune ne percevant plus le produit correspondant aux impôts votés, serait contrainte d'augmenter ses impôts non plus pour faire face à ses dépenses propres mais pour compenser un prélèvement de l'Etat destiné à financer d'autres collectivités.
Les sénateurs soussignés n'ignorent pas que le principe de libre administration des collectivités territoriales posé par l'article 72 de la Constitution n'est pas sans limite, cet article disposant que, si ces collectivités territoriales s'administrent librement par des conseils élus, ce ne peut être que « dans les conditions prévues par la loi ». Le législateur peut donc imposer des obligations à des collectivités territoriales. Encore faudrait-il que ces obligations soient définies avec précision et qu'elles ne soient pas de nature ou n'aient pas pour effet d'entraver leur libre administration.
Or, le prélèvement institué par l'article 14 de la loi déférée entrave précisément cette libre administration :
: en raison de l'ampleur de la restriction de ressources des communes contributrices, le prélèvement pouvant en effet atteindre, aux termes de l'article 14, jusqu'à 5 p 100 du budget de fonctionnement des communes contributrices. Selon les simulations opérées par le Gouvernement, ce prélèvement représenterait pour la majorité des communes ponctionnées, entre 5 p 100 et 10 p 100 du produit des quatre taxes et même, pour quelques communes, plus de 10 p 100 de ce produit ;
: parce que, s'il est prévu que le prélèvement opéré au titre du fonds de solidarité en Ile-de-France ne peut excéder 5 p 100 du montant des dépenses réelles de fonctionnement de la commune, ce plafond ne prend pas en compte la diminution des ressources intervenue au titre de la dotation globale de fonctionnement, pour les communes qui entrent par ailleurs dans le champ d'application de l'article 10 de la loi déférée, lequel a pour effet d'entraîner, pour les communes concernées, une réduction de la garantie minimale d'évolution de la dotation globale de fonctionnement.
c) L'instauration de ce dispositif spécifique à la région d'Ile-de-France constitue une rupture de l'égalité devant la loi.
Certes, la spécificité de la région d'Ile-de-France, marquée par une concentration urbaine exceptionnelle, est évidente, mais les sénateurs soussignés estiment qu'elle ne suffit pas à justifier l'instauration d'un dispositif de solidarité, qui ne serait applicable qu'à l'intérieur de cette seule région.
Pour justifier cette disposition, l'exposé des motifs du projet de loi du Gouvernement invoquait deux raisons : « l'absence en Ile-de-France de mécanisme généralisés de coopération intercommunale » qui « interdit de fait aux communes défavorisées, et à leurs habitants, de bénéficier dans des conditions égales des conséquences du dynamisme économique de la région », d'une part, et « l'importance des inégalités entre communes en termes de richesse fiscale », d'autre part.
On ne recense certes aucune communauté urbaine en Ile-de-France, mais c'est aussi le cas dans treize autres régions et le nombre de communautés urbaines pour l'ensemble des régions métropolitaines n'est que de neuf.
Il est également notable qu'en Ile-de-France la part des communes regroupées en syndicats de communes (377 communes groupées en 63 syndicats sur 1 281 communes, soit 29,4 p 100) est inférieure à la moyenne nationale (environ 52 p 100), mais, en revanche, c'est dans la région d'Ile-de-France que la proportion de communes groupées en districts est la plus importante : plus de 10 p 100, alors que la moyenne nationale se situe aux environs de 4 p 100.
Les sénateurs soussignés reconnaissent que la coopération intercommunale est peut-être encore insuffisante en région d'Ile-de-France, mais constatent qu'elle est loin d'en être « absente » et que, à cet égard, la situation en Ile-de-France est la même que dans d'autres régions.
Certes, l'importance des inégalités entre communes en termes de richesse fiscale est évidente dans la région d'Ile-de-France : si l'on se réfère au critère de richesse retenu par la loi, c'est-à-dire le potentiel fiscal par habitant, les inégalités entre communes d'au moins 10 000 habitants sont effectivement importantes en Ile-de-France puisque ce potentiel fiscal par habitant est douze fois plus important dans la commune la mieux dotée que dans la commune la moins favorisée.
Mais les sénateurs soussignés constatent que les mêmes écarts, sinon même des écarts beaucoup plus importants, existent dans bien d'autres régions, telle la région Nord : Pas-de-Calais où le potentiel fiscal par habitant le plus élevé est 19,8 fois plus important que celui de la commune où il est le plus bas. Les sénateurs soussignés constatent donc que l'instauration d'un mécanisme de solidarité au sein de la seule région d'Ile-de-France relève d'une erreur manifeste d'appréciation et que cette erreur manifeste est d'autant plus grave que les communes de la région d'Ile-de-France considérées comme pauvres sont, d'une manière générale, moins défavorisées que les communes considérées comme pauvres des autres régions, puisque les potentiels fiscaux sont en effet en moyenne plus élevés dans la région d'Ile-de-France, même dans les communes les moins favorisées.
Les sénateurs soussignés constatent aussi que l'instauration de ce fonds de solidarité des communes d'Ile-de-France aboutirait au résultat paradoxal suivant : les communes défavorisées d'Ile-de-France bénéficieront, dans leur quasi-totalité, du cumul des deux mécanismes créés par la loi, dotation de solidarité urbaine et fonds de solidarité, alors que les communes défavorisées des autres régions, dans l'ensemble encore plus défavorisées, ne bénéficieront que du seul dispositif de la dotation de solidarité urbaine.
C'est pour toutes ces raisons que les sénateurs soussignés considèrent que l'article 14 de la loi déférée n'est pas conforme à la Constitution.
3. L'article 18 de la loi, introduit dans la loi par un amendement portant article additionnel adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, institue un prélèvement sur la dotation globale de fonctionnement de certains départements.
Au vu des simulations transmises par le Gouvernement, ce dispositif concernerait deux départements dont le potentiel fiscal par habitant est supérieur au double du potentiel fiscal moyen par habitant des départements et douze départements dont le potentiel fiscal par habitant est compris entre le potentiel fiscal moyen par habitant des départements et le double de cette valeur et dont le rapport entre le nombre de logements sociaux et la populaton est inférieur à 10 p 100.
Les taux de prélèvement initialement destinés à fournir un complément de ressources aux départements éligibles à la dotation de fonctionnement minimale ont sensiblement augmenté par suite de l'introduction de l'article 19 de la loi résultant, lui aussi, d'un amendement portant article additionnel adopté en nouvelle lecture par l'Assemblée.
L'article 19 prévoit que le prélèvement opéré sur la dotation globale de fonctionnement des départements aura également pour objet d'abonder les crédits de la dotation particulière de solidarité urbaine dont les attributions sont réparties entre certaines communes par le comité des finances locales sur proposition du ministre chargé de la ville.
Le taux de prélèvement a été porté en conséquence, à compter de 1993, à 24 p 100 du montant de la dotation globale de fonctionnement de l'exercice considéré pour les deux départements considérés comme les plus favorisés et à 15 p 100 du montant attribué pour les douze autres départements.
Par référence à la décision n° 90-277 DC du 25 juillet 1990 du Conseil constitutionnel, les sénateurs soussignés estiment que cette disposition a pour effet de restreindre les ressources de certaines collectivités locales au point d'entraver leur libre administration.
En effet, la mise en uvre de l'article 18 entravera abusivement la liberté des départements concernés pour l'établissement de leurs budgets à compter de 1993.
Les sénateurs soussignés constatent, en outre, que la mise en uvre de prélèvements d'un montant correspondant aux taux prévus par l'article 18 de la loi, à partir de 1992, entravera d'autant plus la libre administration des départements concernés, qu'en vertu du 5 du paragraphe II de l'article 56 de la loi n° 90-669 du 30 juillet 1990 relative à la révision générale des évaluations des immeubles retenus pour la détermination des bases des impôts directs locaux, le produit de la taxe départementale sur le revenu ne pourra pas, en 1992, être supérieur au produit perçu l'année précédente par le département au titre de la taxe d'habitation due pour les résidences principales majoré de 4 p 100.
Pour les sénateurs soussignés, les taux de prélèvement résultant des articles 18 et du paragraphe II de l'article 19 ne sont donc pas compatibles avec le mécanisme de plafonnement des ressources fiscales des départements prévu dans l'hypothèse d'une mise en uvre de la réforme de la taxe départementale sur le revenu.
C'est pour toutes ces raisons que les sénateurs soussignés considèrent que l'article 18 de la loi déférée et le paragraphe II de l'article 19 qui en est inséparable ne sont pas conformes à la Constitution.