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Entretien avec l'Honorable K.G. Balakrishnan, président de la Cour suprême de l'Inde

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 27 (Dossier : Inde) - Janvier 2010


Biographie de l'Honorable K.G. Balakrishnan, président de la Cour suprême de l'Inde


Né le 12 mai 1945, il est admis comme avocat par le Conseil du Barreau du Kerala le 16 mars 1968. Il exerce dans les domaines du droit civil et pénal à Ernakulam. Nommé en qualité de Munsif dans la fonction publique judiciaire du Kerala le 10 janvier 1973, il retourne ensuite plaider devant la Haute Cour du Kerala. Il est nommé juge à la Haute Cour du Kerala le 26 septembre 1985, puis le 24 novembre 1997 à la Haute Cour du Gujarat. Le 26 juillet 1998, il devient juge en chef de la Haute Cour du Gujarat, puis juge en chef de la Haute Cour de Madras jusqu'au 9 septembre 1999. Le 8 juin 2000, il est nommé juge à la Cour suprême et devient président de la Cour suprême de l'Inde le 14 janvier 2007.


entretien réalisé le 5 octobre 2009.

  • Quel sens le fait de qualifier la Cour suprême de Cour constitutionnelle revêt-il pour vous ? Le contentieux constitutionnel constitue-t-il une partie du travail d'une juridiction suprême ou est-ce un élément fondamental pour la jurisprudence dans son ensemble ? P> ;

K.G. Balakrishnan : Le système judiciaire indien a une structure pyramidale avec, au sommet, la Cour suprême de l'Inde. Les Hautes cours des différents États en constituent le niveau intermédiaire et les juridictions inférieures, dans les districts, le premier niveau. La Constitution de l'Inde confère à la Cour suprême plusieurs sortes de compétences. La Cour joue un rôle fondamental dans la structure fédérale dans la mesure où elle connaît en première et dernière instance des litiges entre le Gouvernement central et les États ainsi que de ceux qui opposent les États entre eux. En tant que juridiction d'appel, elle est la juridiction de dernier recours en matière civile et pénale. Elle dispose également du pouvoir d'accorder aux justiciables l'autorisation d'interjeter appel dans des affaires jugées par les juridictions inférieures. Enfin, la Cour suprême joue également un rôle consultatif s'agissant des questions qui lui sont posées par le président de l'Inde.

Le contentieux constitutionnel n'est donc que l'une des composantes des affaires relevant de la Cour suprême. Son importance ne doit cependant pas être sous-estimée car la Cour est investie de pouvoirs de se prononcer en matière tant d'interprétation de la Constitution que de questions juridiques d'importance majeure. En outre, ses décisions s'imposent à toutes les autres juridictions du pays (aux termes de l'art. 141) et de ce fait, sa jurisprudence fait autorité dans tous les domaines du contentieux. Les Hautes cours sont également habilitées à connaître d'affaires soulevant des questions d'interprétation de la Constitution (en vertu de l'art. 226) et, de ce fait, la voie normale que doit suivre ce contentieux pour arriver à la Cour suprême est celle de l'appel ou celle du renvoi par la Haute cour elle-même devant la cour supérieure. Toutefois l'article 32 ouvre une autre voie, directe celle-là, au contentieux constitutionnel en donnant aux citoyens la possibilité de saisir la Cour suprême en vue d'obtenir réparation de la violation des droits fondamentaux énumérés dans la troisième partie de la Constitution. Aux termes de cette disposition, la Cour suprême intervient au titre de son pouvoir d'injonction et délivre par exemple des ordonnances d'habeas corpus, de mandamus, de quo warranto, d'interdiction ou de certiorari.

Ces dernières années, la Cour suprême a assoupli les conditions pour agir et, ce faisant, permis à des personnes et des groupes animés d'un sens civique d'introduire des instances pour le compte de personnes n'ayant ni conscience des possibilités de saisine des juges supérieurs ni les moyens de le faire. Ceci a eu pour résultat une croissance inédite du contentieux constitutionnel à laquelle les juges ont répondu en mettant sur pied des mesures nouvelles permettant de rendre la justice à des secteurs marginalisés de la société. De ce point de vue, le contentieux constitutionnel dont connaît la Cour suprême de l'Inde constitue un moyen de maintenir l'équilibre des pouvoirs au sein des institutions indiennes mais aussi un outil destiné à initier de plus vastes changements d'ordre social. Le champ du « contrôle juridictionnel », tel qu'on l'entend en Inde, couvre le pouvoir de soumettre à examen tant l'équité de l'action administrative que la compatibilité des règles législatives avec les préceptes constitutionnels.

  • Quels sont les pouvoirs du président de la Cour suprême ?

K.G.B. : Le juge ayant la plus grande ancienneté à la Cour suprême de l'Inde assume les fonctions de président de celle-ci. L'ancienneté se calcule sur la base de la durée des fonctions de l'intéressé parmi les juges de la Cour suprême. Comme tous les autres juges, le président demeure en fonctions jusqu'à l'âge de 65 ans. Diverses responsabilités d'ordre administratif lui sont confiées dans le fonctionnement de la Cour. Il lui appartient de décider de la composition des formations de jugement comme de l'attribution des affaires importantes à certaines de celles-ci. Il lui revient également le soin de superviser la désignation des cadres et employés de la Cour suprême et la détermination des conditions de travail de ces derniers.

Le président et les quatre autres juges les plus anciens de la Cour suprême forment également le « Collège ». Celui-ci joue un rôle important car il fait des recommandations quant aux futures nominations à la Cour suprême et les nominations aux différente Hautes cours requièrent son approbation.

  • Comment la Cour suprême gère-t-elle le rôle de ses affaires et son calendrier ?

K.G.B. : Toutes les affaires qui se présentent devant la Cour suprême font l'objet d'une audience de recevabilité. À ce stade préliminaire de la procédure les conseils des parties ont la possibilité de présenter brièvement leurs arguments devant une Division Bench (composée de deux juges). Sur la base du dossier écrit et des conclusions orales, la Division Bench décide si l'affaire mérite de faire l'objet d'une audience normale. Dans la majorité des cas, elle règle elle-même, au niveau de la recevabilité, la question posée en édictant l'ordonnance appropriée. Mais, lorsque l'affaire présente à juger d'importantes questions de droit ou des situations factuelles complexes, une Division Bench peut en décider le renvoi en audience normale. Lorsque tel est le cas, les conseils des parties disposent du temps nécessaire à la préparation de conclusions écrites détaillées puis sont entendus longuement par les juges. Comme les multiples chambres de la Cour suprême de l'Inde siègent cinq jours par semaine, le lundi et le vendredi sont consacrés aux procédures de recevabilité tandis que les audiences normales sont inscrites au rôle des mardi, mercredi et jeudi.

  • Comment le travail de la Cour suprême s'organise-t-il entre ses différentes formations ?

K.G.B. : À l'heure actuelle, la Cour suprême comporte en théorie 31 juges, mais ses effectifs réels (au 30 septembre 2009) sont au nombre de 23. Ainsi que je l'ai dit, les questions de recevabilité sont normalement du ressort des Division Benches, siégeant en formation de deux magistrats. Quant aux questions qui font l'objet d'audiences normales, elles peuvent être entendues aussi bien par des formations à deux juges que par des formations plus larges de trois juges et plus. Ces dernières sont habituellement constituées lorsqu'existe un conflit entre les décisions de formations de même taille. Lorsque l'interprétation de la Constitution est en cause, la formation est obligatoirement composée d'au moins cinq juges.

L'attribution des affaires aux différentes formations de jugement est fonction des champs de compétence respectifs des juges comme de l'urgence des questions posées. Celles portant sur des questions se rapportant à des domaines juridiques similaires sont généralement confiées à la même formation de manière à minimiser les risques de contrariété de jurisprudence. L'attribution courante des affaires est opérée à l'aide de l'informatique, mais le président de la Cour peut user de son pouvoir discrétionnaire pour affecter telle ou telle question à des formations particulières ou les transférer d'une formation à une autre. Chaque formation est présidée par le juge le plus ancien parmi ceux qui la composent.

  • Les juges discutent-ils entre eux en dehors des délibérations propres à chaque affaire ?

K.G.B. : Les délibérations portant sur des affaires confiées à une formation donnée sont restreintes aux juges composant cette formation. Lorsque les audiences normales sont terminées, l'affaire est mise en délibéré par la formation concernée. À ce stade, les juges peuvent soit se concerter en vue de mettre au point une opinion unanime soit préférer préparer chacun une opinion séparée ou dissidente. Ces opinions sont ensuite prononcées en séance publique.

En dehors de ces délibérations propres à chaque affaire, les juges se consultent en vue d'élaborer des décisions relatives aux fonctions administratives de la Cour. J'ai par ailleurs déjà souligné l'importance du Collège composé des cinq juges les plus anciens, qui fait des recommandations en vue de la désignation de juges tant à la Cour suprême qu'aux différentes Hautes cours.

  • Existe-t-il une situation de tension -- ou au contraire d'harmonie -- entre le pouvoir judiciaire et le pouvoir législatif ?

K.G.B. : L'équilibre des pouvoirs entre les différentes branches du gouvernement est l'une des caractéristiques principales d'une démocratie libérale. À cet effet, la Constitution indienne propose une séparation des pouvoirs entre l'exécutif, le législatif et le judiciaire. L'on peut décrire la relation qui existe entre le juge et le législateur comme consistant en un dialogue permanent et une tension créatrice. Cette appréciation se justifie par le fait que le pouvoir de « contrôle juridictionnel » qu'exerce la juridiction suprême de l'Inde comporte celui de se pencher sur la constitutionnalité des dispositions législatives. Ce qui signifie que la Cour suprême de l'Inde (en vertu de l'art. 32) comme les différentes Hautes cours (aux termes de l'art. 226) peuvent annuler ou interpréter de manière constructive les dispositions législatives qu'elles estiment entrer en conflit avec le contenu des droits fondamentaux énumérés dans la Constitution.

Des critiques s'élèvent parfois contre l'exercice d'un tel « contrôle juridictionnel » au motif que les juges ne devraient pas être investis du pouvoir de procéder à une nouvelle évaluation des politiques choisies par le législateur. Toutefois, dans un système constitutionnel libéral, il appartient aux juges de remplir une mission essentielle de contrepoids à la majorité dans le but de sauvegarder les droits des individus, des minorités et de groupes divers qui n'ont pas voix au chapitre dans le jeu politique électoral. Les juges de niveau supérieur se trouvent donc souvent saisis de contestations portant sur des mesures législatives et leurs décisions sont prises en conformité avec l'interprétation du texte constitutionnel. Ils doivent bien entendu examiner la constitutionnalité des mesures législatives en faisant preuve d'une rigueur exemplaire.

Toutefois, les relations entre le juge et le législateur ne se réduisent pas à des situations de conflit. Dans bien des cas, les opinions et observations des juges ont conduit à des réformes législatives, préparé la voie à un dialogue public et à un choix de politiques à suivre. En ce sens, le pouvoir judiciaire joue un double rôle, celui d'impulsion du travail législatif d'une part et celui de régulation dudit travail à travers le contrôle de constitutionnalité d'autre part.

  • Comment voyez-vous l'évolution du droit indien, vers davantage de pluralisme ou dans le sens d'une plus grande unité ?

K.G.B. : Comme je l'ai indiqué, l'Inde dispose d'un système judiciaire intégré. En revanche, le système politique de notre pays a une structure fédérale. Tout ceci est nécessaire dans un pays dont la diversité, du point de vue de la langue, des ethnies, de la religion et des castes, est considérable. Pour réunir les divers groupes existants en une seule nation, les pères de notre Constitution ont opté pour la création d'un système de gouvernement décentralisé mais en même temps, ils ont conféré davantage de pouvoirs à l'Union. La septième annexe à la Constitution consiste en trois listes qui délimitent les compétences de l'Union et des États en matière législative, à savoir la Liste de l'Union, la Liste des États et la Liste des compétences partagées. Tandis que les matières figurant sur la Liste de l'Union se rapportent au pouvoir du Parlement de l'Union d'édicter les lois, la Liste des États procède de même s'agissant des différentes législatures des États. Tant le Parlement de l'Union que les législatures des États ont compétence pour légiférer dans les matières énumérées dans la Liste des compétences partagées, mais en cas de conflit, c'est la législation de l'Union qui prévaudra. Des domaines aussi importants que la défense et les affaires étrangères relèvent de l'Union, et la Constitution confère également à l'exécutif de l'Union des pouvoirs d'urgence pouvant être mis en œuvre en cas de rupture de la paix civile ou d'instabilité politique dans un État donné.

La Constitution comporte également certaines dispositions spéciales en reconnaissance des besoins particuliers des communautés tribales rassemblées dans certaines parties des États de l'Inde centrale et du Nord-est. Les cinquième et sixième Annexes à la Constitution confèrent à ces communautés certaines protections et assurent leur représentation effective dans les organismes gouvernementaux locaux comme dans les conseils autonomes locaux. Des dispositions spécifiques ont également été introduites pour tenir compte de la situation particulière de État septentrional du Jammu et du Cachemire ainsi que de divers États de la région du Nord-est.

Tout en promouvant l'unité, la démocratie, l'égalité et le changement social, la Constitution indienne reconnaît la pluralité de la population. Ce dont témoignent les dispositions marquées de discrimination positive, destinées à promouvoir les intérêts de secteurs de la société historiquement désavantagés. Les articles 15 et 16 de la Constitution requièrent spécifiquement du Gouvernement qu'il mette en œuvre des mesures destinées à assurer le bien-être des femmes, des enfants et des classes défavorisées sur un plan social et éducatif. Ces mesures peuvent prendre, entre autres formes, celle de dépenses publiques ciblées ou de quotas en matière d'enseignement supérieur, d'emploi public et de représentation politique.

La diversité linguistique et religieuse du pays est également prise en compte dans la mesure où l'article 29 reconnaît le droit des minorités à la préservation de leur propre culture tandis que l'article 30 exige que les groupes religieux minoritaires puissent librement créer et administrer des institutions à objet éducatif. Mais la reconnaissance la plus significative de la diversité religieuse prend la forme de l'immunisation des régimes juridiques personnels. Ce qui signifie que les personnes appartenant à une religion minoritaire peuvent librement pratiquer leurs propres us et coutumes, dans des domaines comme le mariage, le divorce, les successions, l'adoption ou la tutelle.

  • Comment évolue, selon vous, l'opinion publique indienne à l'égard de la Cour suprême ? Est-ce une question dont se préoccupe la Cour suprême ?

K.G.B. : En tant qu'institution publique, la Cour suprême de l'Inde suscite de la part de l'ensemble des citoyens de l'Union indienne beaucoup de respect. L'explication majeure d'un tel prestige tient dans l'assouplissement des conditions de l'action en justice et dans l'admission d'un large éventail de contentieux dans le cadre de son pouvoir d'injonction, auxquels la Cour suprême a procédé depuis la fin des années 1970. Le développement de recours tels que l'action d'intérêt public s'est accompagné d'une interprétation plus libérale des droits fondamentaux. En particulier, l'acception de la notion de « liberté personnelle » (au sens de l'art. 21) a été graduellement élargie par les juridictions aux fins d'y inclure divers droits de nature socio-économique tels que le droit au logement, à l'éducation et à un environnement sain. Parallèlement à ces développements qui ont rendu la Cour suprême plus accessible aux citoyens, la question d'un empiètement dans les domaines exécutif et législatif a été soulevée.

Des critiques sévères ont été émises à l'encontre de la tendance des juges à reconnaître les droits qui viennent d'être énumérés comme à prononcer des mesures difficiles à mettre en œuvre. Dans cette optique, il est soutenu que très souvent les juges peuvent inconsciemment aller au-delà de leur rôle traditionnel de résolution des conflits et donner des orientations qui devraient normalement provenir de l'exécutif ou du corps législatif. Des craintes sont exprimées à propos du fait que les mesures prononcées par les juges « activistes » se révèlent souvent difficiles à appliquer, ce qui pourrait altérer à long terme l'image du pouvoir judiciaire.

Il s'agit certes là de critiques fondées, mais il convient de souligner que les cas d'« empiètement judiciaire » relèvent davantage de l'exception que de la norme. Si, dans quelques affaires, les juges ont effectivement chaussé les bottes des administrateurs et rendu des ordonnances allant dans le détail, il importe de comprendre que ces interventions étaient nécessitées par la protection des droits des parties dont les intérêts n'étaient pas pris en compte dans les processus socio-politiques normaux. Les juges supérieurs ont procédé à l'importation de mesures de droit privé telles que les « sursis à statuer » et les « injonctions » dans le contentieux de droit public et ont même eu recours à des outils tels que des « ordonnances intimant d'agir » pour contrôler l'exécution des décisions de justice. Bien que ces pratiques suscitent effectivement des doutes du point de vue de la séparation des pouvoirs entre les différentes branches de ces derniers, ces développements semblent avoir reçu un large assentiment.

Ces dernières années, l'intérêt porté par la grande presse à la manière dont la justice est rendue a connu un essor considérable. Ce qui a, par la même occasion, permis d'améliorer la connaissance qu'a le public du rôle de la Cour suprême et de ses décisions. Si cette évolution vers une couverture plus large des procédures judiciaires par les médias est une bonne chose, elle n'en soulève pas moins un certain nombre de questions. Il arrive que les journalistes perdent de vue le contexte dans lequel s'inscrit une affaire en cours et donnent une vision infidèle des positions prises par les avocats et les juges dans le prétoire. Dans le cadre technique d'une salle d'audience, les juges sont confrontés à la nécessité de procéder à l'examen de situations de fait ou à l'interprétation de dispositions légales sous différents points de vue. Ce faisant ils ont souvent à poser des questions pointues ou à se situer aux extrêmes dans le déroulement des procès. Et de ce fait, la presse rend trop souvent compte de l'affaire en cause sans fournir les explications appropriées. De telles défaillances dans la couverture des procédures judiciaires par les médias sont de plus en plus préoccupantes dans la mesure où elles exposent les juges à s'attirer les critiques du public alors qu'ils ne disposent d'aucune tribune pour expliquer l'approche qu'ils ont adoptée dans l'affaire en cause.

  • De quelle importance est l'information dont vous disposez sur le droit constitutionnel étranger ? Le recours aux droits étrangers va-t-il selon vous s'amplifier dans les prochaines années ?

K.G.B. : Le système judiciaire de l'Inde moderne s'est largement développé à partir de la structure mise en place à l'époque de l'empire britannique. Il y a de ce fait de larges possibilités de se référer aux règles jurisprudentielles dominantes du Royaume-Uni comme d'autres pays de common law, notamment les États-Unis d'Amérique, l'Australie et le Canada. Dans les années qui suivirent l'indépendance, faute de pouvoir se reposer sur un corpus de jurisprudence dominante national, la Cour suprême citait couramment la jurisprudence dominante étrangère lorsqu'elle avait à juger d'affaires d'ordre constitutionnel. Mais avec le temps, cette pratique a subi une érosion relative puisque les juges ont aujourd'hui à leur disposition une soixantaine d'années de règles jurisprudentielles propres. Mais dans l'absolu, l'incidence de la référence à la jurisprudence constitutionnelle étrangère s'est amplifiée du fait surtout de la croissance constante du nombre d'affaires traitées par la Cour suprême. En effet, en raison de l'expansion progressive de ses pouvoirs en matière d'injonctions, le pourcentage d'affaires constitutionnelles portées devant la Cour suprême de l'Inde est peut-être le plus élevé de toutes les Cours constitutionnelles dans le monde.

En présence d'une lacune législative ou d'une controverse inédite sur un point non encore abordé dans les décisions antérieures, les juges vont habituellement chercher des orientations dans la jurisprudence étrangère. Dans d'autres hypothèses, les observations des Cours étrangères sont citées pour renforcer la bonne compréhension de doctrines qui sont applicables dans les deux pays. En dehors de ce phénomène d'« emprunt horizontal » entre Cours constitutionnelles relevant de pays différents, la référence à la jurisprudence étrangère est également fonction de la nature des conclusions produites par les avocats dans le contentieux en cause. Et celle-ci est elle-même fonction du caractère de plus en plus globalisé de la formation juridique, de la facilité d'accès aux documents juridiques étrangers par le biais d'internet et des échanges qui interviennent entre juges et juristes des différents pays. Ces dernières années, les juridictions indiennes ont également cité des décisions de la Cour suprême de l'Afrique du Sud comme de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), démontrant en cela leur disposition à s'engager sur la voie de la « communication transjudiciaire ». Je suis d'avis que le recours aux droits étrangers s'amplifiera à coup sûr au cours des prochaines années.

  • Quelle est pour vous l'utilité des études comparatives portant sur les Cours constitutionnelles ?

K.G.B. : Bien que les Cours constitutionnelles des différents pays soient confrontées à des circonstances socio-politiques différentes, elles peuvent toujours apprendre l'une de l'autre. L'importance croissante du droit constitutionnel comparé témoigne de ce que la globalisation emporte non seulement la libre circulation des marchandises, des services et des personnes mais aussi celle des idées. Il n'en reste pas moins que les juges ne doivent pas déployer un zèle exagéré dans la recherche de jurisprudence étrangère mais doivent se poser très sérieusement la question de savoir si ce qui fait controverse dans l'affaire en cause peut être tranché avec l'aide de la jurisprudence nationale. Ce n'est que si sa propre jurisprudence ne peut fournir à une juridiction un guide d'une utilité significative que celle-ci doit se tourner vers des décisions provenant de rivages lointains.

Dans le domaine universitaire, les études comparatives portant sur les Cours constitutionnelles sont d'une importance vitale car elles améliorent chez les spécialistes la compréhension des différents droits et doctrines que porte la Constitution d'un pays déterminé. Une Constitution n'évolue pas en vase clos. Au contraire les Constitutions des nations sont comme des arbres qui devraient vivre ouverts aux critiques comme aux influences provenant tant de l'intérieur que de l'extérieur du pays.