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Décision n° 86-208 DC du 2 juillet 1986 - Saisine par 60 députés

Loi relative à l'élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnance les circonscriptions électorales
Conformité

Monsieur le président, Messieurs les conseillers,
Conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, nous avons l'honneur de déférer au Conseil constitutionnel la loi relative à l'élection des députés et autorisant le Gouvernement à délimiter par ordonnances les circonscriptions électorales, telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement.
Que le législateur ait le pouvoir de modifier le mode de scrutin en vigueur pour l'élection des députés, voilà qui ne fait aucun doute. De ce fait, et quoi qu'on puisse penser par ailleurs du retour au scrutin majoritaire uninominal à deux tours, celui-ci, dans son principe, n'appelle pas de critiques constitutionnelles.
Il est loin d'en aller de même, en revanche, des conditions dans lesquelles est prévue la mise en oeuvre de cette réforme, c'est-à-dire, en particulier, du système retenu par les articles 5 et 6 de la loi.
Celui-ci habilite le Gouvernement à procéder par ordonnances, dans un délai de six mois, à la délimitation des circonscriptions.
Chaque département se voit doté, par la loi elle-même, d'un certain nombre de députés, à charge pour l'ordonnance d'opérer le découpage interne. A cette fin, les rédacteurs des ordonnances futures sont astreints au respect de quelques règles de fond prévues par les deux derniers alinéas de l'article 5, et au respect d'une règle de forme posée par l'article 7.
Cette démarche n'est pas conforme à la Constitution en ce que, d'une part, une loi organique était indispensable, en ce que, d'autre part, il n'est pas constitutionnellement possible, en l'occurrence, de recourir aux ordonnances de l'article 38, en ce que, enfin, les règles prévues pour l'établissement des circonscriptions sont contraires à diverses exigences constitutionnelles.
A : Sur la nécessité du recours à une loi organique
Conformément au premier alinéa de l'article 25 de la Constitution, il revient à une loi organique de fixer le nombre des membres des assemblées parlementaires. Le second alinéa de cet article prévoit la même exigence en ce qui concerne les dispositions relatives au remplacement des parlementaires.
Pour éviter la procédure de l'article 46 de la Constitution, le Gouvernement a dû recourir à deux stratagèmes. Le premier a consisté à reprendre purement et simplement le nombre de députés prévu par la loi organique n° 85-688 du 10 juillet 1985. Le second a consisté à étendre à l'ensemble des députés les dispositions de l'article LO 176-1 du code électoral qui n'avaient été conçues que pour trois d'entre eux.
Cette manière de procéder est doublement contestable.
En premier lieu, force est de constater que l'obligation que le Gouvernement s'est créée de ne pas modifier le nombre des députés l'a mis dans l'impossibilité de procéder à une répartition équitable, au regard du nouveau mode de scrutin, entre les départements, ainsi que cela sera abondamment démontré plus loin.
On est indiscutablement ici en présence d'un détournement de procédure qui avait pour seul objet d'éviter d'avoir à satisfaire, ce qui eût été malaisé en l'espèce, aux exigences de l'article 46 de la Constitution.
En outre, et cela est plus critiquable encore, l'extension du champ d'application de l'article LO 176-1 du code électoral n'est pas acceptable. Si l'on peut à la rigueur considérer que la constitutionnalité d'une disposition législative ne dépend pas du nombre de personnes auxquelles elle s'applique, et que le fait de porter de 3 à 577 le nombre des députés concernés est sans effet sur l'article en cause, il n'en va pas de même de l'article LO 176 du code électoral.
En effet, le changement du mode de scrutin opéré par la loi ordinaire a pour conséquence évidente et inéluctable l'abrogation implicite de cet article. Or, qu'elle soit implicite ou explicite, l'abrogation d'une disposition de caractère organique ne peut résulter de la loi ordinaire.
C'est pour avoir méconnu ces évidences que le système retenu est contraire à la Constitution.
B : Sur le principe du recours aux ordonnances de l'article 38
I : Ce qu'une loi ordinaire peut faire, une ordonnance le peut aussi. Cela n'est vrai, toutefois, que dans les limites et avec les objectifs fixés par l'article 38 de la Constitution. Les objectifs consistent à exécuter le programme du Gouvernement et doivent être déterminés par la loi d'habilitation. Les limites tiennent à ce que les ordonnances ne peuvent avoir d'autre objet que d'exécuter le programme du Gouvernement.
Si l'on peut admettre que le rétablissement du scrutin majoritaire fasse partie du programme de la majorité parlementaire, si l'on peut admettre même que cela fasse également partie du programme du Gouvernement, tout autre est l'objet de l'habilitation consentie par les articles 5 et 6 de la loi. En effet, ce qui est délégué au Gouvernement, ce n'est pas le pouvoir de décider du mode de scrutin : ce que la loi fait elle-même : c'est la capacité de découper les circonscriptions dans lesquelles seront élus les députés.
On est en droit de s'interroger sur le point de savoir si cela peut légitimement faire partie du programme du Gouvernement au sens de l'article 38. L'article 20 de la Constitution pose le principe selon lequel le Gouvernement est responsable devant le Parlement dans les conditions et suivant les procédures prévues aux articles 49 et 50. Cela revient à dire que le Gouvernement est responsable devant l'Assemblée nationale principalement puisqu'elle seule a le pouvoir de provoquer sa démission obligatoire.
Comment alors concilier ce principe avec l'idée selon laquelle pourrait faire partie du programme du Gouvernement la délimitation des circonscriptions qui éliront les députés devant lesquels ce même Gouvernement est responsable ? A l'évidence, ces deux éléments sont incompatibles. En subordonnant l'habilitation à l'objectif d'exécution du programme du Gouvernement, les rédacteurs de la Constitution ont clairement entendu en limiter l'hypothèse à des décisions susceptibles de faire partie d'un programme gouvernemental.
Or aucun gouvernement, jamais, du moins dans un régime démocratique, n'a fait figurer dans son programme un découpage électoral opéré par lui et dont on aurait lieu de craindre, de ce fait, qu'il soit opéré pour lui.
Cela est d'ailleurs si vrai que, contrairement à ce qui a pu être abusivement affirmé çà et là, la tradition républicaine a toujours conduit à ce que soit le Parlement lui-même qui procède à la délimitation des circonscriptions. Pour s'en tenir aux IIIe et IVe Républiques, huit réformes sont intervenues, faites par des lois (30 novembre 1875, 16 juin 1885, 13 février 1889, 12 juillet 1919, 21 juillet 1927, 13 avril 1946, 5 octobre 1946, 9 mai 1951) et chaque fois qu'il a été nécessaire de découper des circonscriptions autres que le département ou l'arrondissement, c'est le Parlement qui s'est acquitté de cette tâche, après un débat normal se concluant par une loi.
Quant aux deux seuls cas où la loi électorale a résulté d'une ordonnance, 1945 et 1958, il s'agit de situations très particulières.
Dans la première il s'agissait, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'élire une assemblée constituante. Dans la seconde, il s'agissait également du passage d'une République à une autre, mais surtout la délégation au profit du Gouvernement résultait de la Constitution elle-même, que les Français venaient d'adopter par référendum. Il est à noter, enfin, que les particularités historiques de ces deux précédents ont fait que le pouvoir délégué l'était à des gouvernements d'union nationale ou, à tout le moins, de très large coalition. Ainsi, le recours aux ordonnances d'une part était justifié par une nécessité absolue, d'autre part ne pouvait, compte tenu de la situation politique, être utilisé par une fraction partisane contre une autre.
Toute différente est l'hypothèse de l'espèce. Un Gouvernement, au demeurant assez incertain de sa majorité pour avoir besoin d'utiliser l'article 49, alinéa 3, de la Constitution, entend intégrer à son programme la délimitation des circonscriptions de ceux qui devront le contrôler. Il suffit donc de relever que cette délimitation ne peut faire partie du programme du Gouvernement, de quelque gouvernement que ce soit, sans attenter gravement au principe de séparation des pouvoirs dans ce qu'il a de plus fondamental, ce qui excède évidemment la dérogation prévue et organisée par l'article 38 de la Constitution.
Mais si les ordonnances de l'article 38 doivent servir à l'exécution du programme du gouvernement : et l'on vient de voir que ce n'était pas le cas : elles ne peuvent servir qu'à cela, et l'on verra que cette règle aussi est méconnue.
II : En effet, c'est d'un nouveau détournement de procédure qu'il s'agit en l'occurrence.
Il résulte explicitement des déclarations publiques et réitérées d'un certain nombre de responsables de la majorité parlementaire et du Gouvernement lui-même que les retards apportés à l'inscription du texte à l'ordre du jour étaient causés par la volonté préalable d'un partie des députés de la majorité de connaître le découpage.
On aurait garde d'insister sur l'inégalité de traitement entre parlementaires selon qu'ils appartiennent ou non à la majorité. Tous n'ont pas été mis en possession des mêmes éléments d'appréciation sur la loi qui leur était soumise. Cela est fort choquant mais c'est le moindre des vices de la procédure suivie.
Le plus grave est ailleurs. On est en droit de supposer que le découpage existe, même s'il n'est connu que d'un petit nombre d'élus qu'on peut ici et sans abus juger heureux. Dès lors, la question se pose de savoir pourquoi il n'a pas été soumis au Parlement. Cela eût été conforme non seulement aux exigences constitutionnelles mais aussi à la tradition républicaine telle qu'elle a été précédemment rappelée.
Quant aux objections habituellement faites consistant à affirmer qu'il est malaisé de faire débattre les députés de leurs propres circonscriptions, elles sont parfaitement sans fondements.
D'une part, l'histoire atteste qu'il n'y a là aucun obstacle insurmontable, d'autre part, ce que la IIIe et la IVe République ont su faire, la Ve l'aurait pu plus facilement encore. En effet, le Gouvernement avait tout loisir, s'il craignait que la discussion s'enlisât, d'utiliser les armes que la Constitution met à sa disposition, qu'il s'agisse de l'article 44, alinéa 3, ou même de l'article 49, alinéa 3. Au moins chacun aurait-il su précisément sur quoi il avait à se prononcer, le Parlement et l'opinion auraient-ils connu le découpage envisagé.
Telle était la procédure normale, la seule constitutionnelle, qui de surcroît ne présentait aucun inconvénient. Le refus délibéré du Gouvernement n'a que deux applications possibles, au demeurant complémentaires. La première tient à son intention d'utiliser le pouvoir qu'il s'est fait reconnaître dans un sens favorable à ses intérêts propres, et l'on y reviendra. La seconde explication tient à la volonté d'échapper au contrôle du Conseil constitutionnel.
Car enfin, dès lors que le découpage existe, à quoi peut donc tenir le refus de le faire figurer dans la loi ? Ce ne peut être pour éviter la publicité : les ordonnances seront publiées et sans doute abondamment commentées. Ce ne peut être pour accélérer la procédure : elle est au contraire retardée puisque la publication des ordonnances ne pourra intervenir qu'après la promulgation éventuelle de la loi.
Ce ne peut donc être que pour tenter de mettre le Conseil constitutionnel dans l'impossibilité de se prononcer sur le contenu précis du découpage, alors que l'un des rédacteurs de la Constitution, ancien Premier ministre, considérait pourtant que le système électoral fait partie des institutions.
III : Mais les conséquences de ce choix néfastes vont encore bien au-delà. Relevons tout d'abord que le Conseil d'Etat pourrait certes être saisi des ordonnances par la voie du recours pour excès de pouvoir. Mais d'une part, il ne pourrait sans doute pars surseoir à leur exécution, dès lors que l'article 38 lui-même les affirme immédiatement applicables. D'autre part, pour que son contrôle soit possible et effectif, il faudrait qu'il n'y ait ni ratification tacite : dont on sait combien elle est aisée à obtenir : ni non plus élections générales consécutives soit à l'expiration du mandat soit à une dissolution. Car dans tous ces cas, sa jurisprudence antérieure obligerait le Conseil d'Etat à décliner sa compétence (CE, 16 juin 1963, Bellot, rec p 369 ; 3 juin 1981, Delmas, rec p 244).
Certes, il serait alors loisible de saisir directement le Conseil constitutionnel en invoquant le précédent de la décision du 11 juin 1981 par laquelle il s'est déclaré compétent pour vérifier, préalablement à l'élection, la régularité des conditions dans lesquelles celles-ci doivent se dérouler. Mais cette faculté serait inopérante au cas d'espèce. Plusieurs situations doivent alors être évoquées qui toutes ont en commun de produire des conséquences inacceptables.
Première hypothèse : avant que le Conseil d'Etat n'ait statué au fond sur les ordonnances, le Président de la République, comme il en a le pouvoir à tout moment, dissout l'Assemblée nationale. Le Conseil constitutionnel, saisi des ordonnances, les juge inconstitutionnelles. Il ne peut alors que les annuler. Mais il ne peut annuler par voie de conséquence la loi déjà promulguée. Or celle-ci aurait d'ores et déjà abrogé celle de juillet 1985 et réintroduit le scrutin majoritaire. De ce fait, quoique l'Assemblée soit dissoute, les élections ne pourraient se tenir faute de délimitation des circonscriptions. De même, ne pourrait-on imaginer que l'annulation des ordonnances ait pour effet la résurrection de la loi de juillet 1985, car on ne saurait admettre que le mode de scrutin puisse changer entre la date de la dissolution et celle des élections.
Seconde hypothèse : ayant pris connaissance du découpage et le trouvant injuste, quelques députés de l'actuelle majorité (voire l'une des deux formations qui la composent) joignent leurs signatures à celles de l'opposition pour provoquer, au début de 1987, une session extraordinaire du Parlement (comme cela s'est fait en 1979) avec comme ordre du jour le projet de loi de ratification des ordonnances. Puis les mêmes députés, qui par définition sont majoritaires, repoussent ce projet (au besoin en renversant le Gouvernement si celui-ci recourt à l'article 49-3). Les ordonnances cessent alors d'exister sans pour autant que soit abrogée la loi ayant réintroduit le système majoritaire, le Conseil constitutionnel ne peut être saisi puisqu'il s'agit d'une « non-loi » de ratification.
Troisième hypothèse : le Gouvernement, désireux de priver le chef de l'Etat de la possibilité de dissoudre, provoque lui-même le débat et fait en sorte que la ratification soit rejetée.
Dans chacune de ces hypothèses, les résultats sont identiques.
Premièrement, le Président de la République est privé de son droit de dissolution dans des conditions non conformes à l'article 12.
Deuxièmement, des désaccords politiques persistants peuvent empêcher que soit réunie une majorité autour d'une nouvelle loi avant l'expiration des pouvoirs de la législature actuelle.
Troisièmement, le Gouvernement, recourant à l'article 49-3, risquerait d'être renversé d'autant plus facilement que l'Assemblée n'aurait pas à craindre une dissolution devenue impossible.
Quatrièmement, le Conseil constitutionnel tantôt ne pourrait être saisi tantôt n'aurait d'alternative qu'entre accepter des ordonnances inconstitutionnelles ou créer des difficultés inextricables en les annulant.
Ne pourrait alors subsister de solution que dans le recours à l'article 16 de la Constitution, dont on admet bien volontiers que les conditions seraient réunies, mais qui n'est sans doute pas le moyen le plus approprié pour adopter un système électoral.
Le recours aux ordonnances pour délimiter les circonscriptions, intrinsèquement critiquable, a pour effet de subordonner le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels à l'adoption d'une loi future (ou à tout le moins à l'absence de rejet du projet de ratification). Cela signifie qu'il introduit dans les institutions un aléa considérable.
Certes, il ne s'agit là que d'hypothèse, de scénarii que l'on dira volontairement dramatiques. Mais outre qu'ils ne sont nullement invraisemblables, il suffit qu'ils existent juridiquement pour disqualifier une loi qui grève d'hypothèques incontrôlables le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels, alors surtout que cela était parfaitement évitable.
C : Sur la portée de l'habilitation
En admettant même, pour les besoins de la discussion, qu'il soit possible au Gouvernement de procéder par ordonnances, la portée donnée à l'habilitation par les articles 5 et 6 excède très largement ce que la Constitution permet.
Non seulement l'article 38 exige, comme le Conseil constitutionnel n'a pas manqué de le rappeler, que soient indiqués avec précision les objectifs poursuivis par le Gouvernement, mais encore cette nécessité doit s'apprécier avec d'autant plus de rigueur que l'habilitation intervient dans un domaine spécialement sensible sur le plan tant des principes que du bon fonctionnement des institutions.
I : En ce qui concerne l'article 5
Ce n'est pas sans stupeur que l'on constate l'ampleur des facultés offertes au Gouvernement. En effet, sous réserve de la règle posée par le dernier alinéa de l'article 5, il existe un nombre très important de cas dans lesquels le Gouvernement n'est tenu à aucune autre prescription que celle, peu contraignante, de la continuité territoriale. Ainsi peut-il s'affranchir de l'unité cantonale dès lors que les cantons comptent plus de 40000 habitants d'une part, dès lors, d'autre part, qu'il s'agit de Paris, Lyon et Marseille qui regroupent à elles seules plus de quatre millions d'habitants.
Plusieurs remarques doivent être faites à ce sujet.
En premier lieu, il existe à Marseille et à Lyon des cantons, et l'on voit mal pourquoi il serait bon de les couper ici et mauvais de le faire ailleurs.
En deuxième lieu, Paris, à défaut de cantons, comporte des arrondissements, et s'il est vrai qu'ils sont inégalement peuplés, plusieurs d'entre eux pourraient certainement constituer une circonscription naturelle. Pourquoi, alors, ne pas l'avoir imposé, quitte à ce que soit également envisagée, mais seulement à titre subsidiaire, la possibilité de diviser un même arrondissement ou d'en regrouper plusieurs.
En troisième lieu, il serait pittoresque, si ce n'était inquiétant, de relever que l'impératif d'intérêt général, qui seul permet les écarts de population aux termes du dernier alinéa, est en revanche totalement absent pour les atteintes à l'unité cantonale.
Dès l'instant où un canton compte plus de 40000 habitants ou lorsqu'il s'agit de Paris, Lyon et Marseille les rédacteurs de l'ordonnance auront toute liberté de faire ce qu'ils souhaitent, dans un but auquel l'intérêt général pourra être parfaitement étranger.
Et, répétons-le, ils auront d'autant moins de raison d'hésiter à user de ce droit à leur profit qu'ils le feront sans contrôle effectif.
En quatrième lieu, a été repoussé un amendement qui prévoyait que la règle de l'unité cantonale s'appliquerait aux cantons tels qu'ils sont actuellement découpés. Ce refus de prendre en compte une mesure de bon sens peut être symptomatique des intentions cachées du Gouvernement, mais que ce soit le cas ou non, seul importe le fait qu'en ne l'ayant pas expressément interdit la loi d'habilitation semble autoriser l'exécutif à procéder à un nouveau découpage cantonal, là où il y trouve intérêt, avant de délimiter les circonscriptions. Cela lui donnerait évidemment le moyen de s'affranchir de l'une des très rares limites à son pouvoir posées par l'habilitation.
Il n'en irait autrement s'il était rappelé que, contrairement à ce qui est abusivement admis depuis trop d'années, c'est à la loi seule qu'il appartient de définir les limites cantonales. L'article 34 qui lui confie le soin de fixer les règles concernant le régime électoral ne fait aucune différence entre assemblées parlementaires et assemblées locales. Indiscutablement compétente pour délimiter les circonscriptions dans lesquelles sont élus les membres du Parlement, la loi l'est tout autant pour délimiter les circonscriptions dans lesquelles sont élus les membres des assemblées locales, cela faisant évidemment partie du « régime électoral ». Le texte clair et univoque de l'article 34 doit donc l'emporter sur la disposition contraire de l'article 3 de l'ordonnance n° 45-2604 du 2 novembre 1945 relative aux procédures de modification des circonscriptions administratives territoriales, et sans doute revient-il au Conseil constitutionnel de le réaffirmer.
Quoi qu'il en soit de ce dernier aspect, l'habilitation consentie par l'article 5 aggravée par le jeu de son dernier alinéa confie au Gouvernement des pouvoirs exorbitants, lui permettant de délimiter un grand nombre de circonscriptions sans autre souci que celui de l'intérêt politique de sa majorité parlementaire, sans autre logique que celle de ses attentes électorales, sans autre contrainte que celle de recueillir l'avis de la commission prévue à l'article 7 et du Conseil d'Etat, avis qui, de toute façon, ne le lieront nullement.
L'habilitation va donc manifestement bien au-delà de ce que l'article 38 de la Constitution autorise. Elle ne pourra donc, une nouvelle fois, qu'y être déclarée non conforme.
II : En ce qui concerne l'article 6
Il appartient au Conseil constitutionnel, faute pour les signataires de pouvoir le faire, de vérifier qu'ont été respectées les conditions posées par l'article 74 de la Constitution en ce qui concerne la consultation préalable des assemblées territoriales.
Quand ce serait le cas, il demeurerait de toute façon que le laconisme de l'habilitation que comporte cet article est inacceptable au regard des exigences constitutionnelles.
Là où l'article 5 tente au moins de sauver les apparences, essaie de donner l'illusion qu'il fixe des limites au pouvoir gouvernemental, l'article 6 ne prend aucune de ces précautions pourtant bien fragiles. L'écart de population peut être illimité, la continuité territoriale méconnue, les divisions administratives existantes oubliées. Bref, il n'est rien que le Gouvernement ne puisse faire et l'on ne peut donc considérer comme précise au sens de l'article 38 la délégation ainsi donnée.
D : Sur l'égalité de suffrage
Il s'agit là d'un principe tout à fait fondamental de la démocratie que, très fermement, la Constitution rappelle en son article 3, alinéa 3. Or ce principe est gravement méconnu, et d'une double manière, par l'article 5.
I : En ce qui concerne le nombre de députés par département
Le deuxième alinéa de l'article 5 renvoit à un tableau annexé qui fixe le nombre de députés élus dans chaque département. Or ce tableau, qui pose comme postulat que chacun d'entre eux doit élire au moins deux députés, entraîne mécaniquement des écarts de représentation très importants puisqu'ils vont de 1 (Lozère, deux députés pour 74294 habitants, soit un député pour 37147) à 2,9 (Savoie, trois députés pour 323675 habitants, soit un député pour 107891 habitants).
A cela on pourrait objecter deux choses : d'une part, la règle selon laquelle chaque département doit avoir deux députés est une règle traditionnelle de notre droit électoral ; d'autre part, ce découpage ne fait que reprendre celui en vigueur depuis 1985.
Sur le premier point, s'il est exact que les départements ont toujours compté deux députés, il importe de relever que ce fut en un temps où le niveau de leur population pouvait le justifier. On en veut pour preuve que même lorsqu'a été fait le découpage de 1958 la Lozère comptait plus d'habitants qu'aujourd'hui (82391 selon le recensement de 1954), dans une France qui, elle, en comptait nettement moins (42777173).
En outre, il y aurait quelque paradoxe à considérer que chaque département doit obligatoirement élire deux députés, députés qui, rappelons-le, représentent la nation tout entière et non leur circonscription, quand, dans le même temps, huit départements n'élisent qu'un seul sénateur, alors pourtant que c'est au Sénat, selon l'article 24 de la Constitution, qu'il appartient d'assurer la représentation des collectivités territoriales.
Pour ces diverses raisons, entre le principe constitutionnel et écrit de l'égalité de suffrage et le principe tout au plus traditionnel et coutumier selon lequel chaque département devrait avoir deux députés, le second doit évidemment s'incliner devant le premier.
Quant au second point, le fait que la loi nouvelle reprenne le même nombre de députés que celle de 1985 le contexte est totalement différent. Ce qui, en 1985, avait justifié ce choix tenait à la volonté d'éviter qu'un département pût être contraint à une représentation politique uniforme, monocolore, et à faire en sorte que les électeurs disposent d'une option véritable.
C'est ce qu'avait très clairement exprimé le ministre de l'intérieur de l'époque en présentant le texte : « Pour assurer dans tout département une possibilité de choix, il fallait que tout département ait plus d'un député » (1re séance du 24 avril 1985, JO, AN, page 348). Certes, il invoquait également la tradition et le souci d'un minimum de représentation, mais le motif fondamental résidait bien dans cette volonté d'offrir un choix.
Or cette nécessité était liée à la représentation proportionnelle. Avec le scrutin majoritaire uninominal, il n'est au pouvoir de personne de garantir à un département une représentation diversifiée. Quel que soit le nombre de circonscriptions, il est toujours possible qu'une seule formation emporte tous les sièges et qu'une autre, même réunissant 49 p 100 des suffrages dans l'ensemble du département, n'ait aucun élu.
Aussi est-ce à la lumière de ce changement du mode de scrutin que doit être apprécié l'écart de représentativité évoqué précédemment.
Par l'effet du deuxième alinéa de l'article 5 il sera de 1 à 2,9. Mais il peut être encore aggravé par l'effet cumulé des deuxième et dernier alinéas de l'article. En diminuant de 20 p 100 par rapport à la moyenne départementale l'une des deux circonscriptions de la Lozère (ce qui ferait un député pour 27718 habitants), et en augmentant de 20 p 100 par rapport à la moyenne départementale l'une des trois circonscriptions de la Savoie (ce qui ferait un député pour 129469 habitants) on aboutirait alors à un écart maximum allant de 1 à 4,35, soit 435 p 100 ! Certes, il s'agit là de l'hypothèse extrême, mais, en deçà de celle-ci, bien des distorsions sont possibles qui, sans atteindre ces chiffres aberrants quoique permis par la loi, attenteraient notablement au principe de l'égalité de suffrage.
Mais il y a plus contestable encore. S'agissant des effets du dernier alinéa de l'article 5, il importe de les confronter aux limites que le Conseil constitutionnel lui-même avait été conduit à poser.
II : En ce qui concerne le nombre d'habitants par circonscription
Dans les deux décisions qu'il a rendues à propos de la loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, le Conseil constitutionnel a affirmé que « le congrès, dont le rôle comme organe délibérant de ce territoire d'outre-mer ne se limite pas à la simple administration de ce territoire doit, pour être représentatif du territoire et de ses habitants dans le respect de l'article 3 de la Constitution, être élu sur des bases essentiellement démographiques, que s'il ne s'ensuit pas que cette représentation doit être nécessairement proportionnelle à la population de chaque région ni qu'il ne puisse être tenu compte d'autres impératifs d'intérêt général, ces considérations ne peuvent cependant intervenir que dans une mesure limitée » (décisions n° 85-196 DC du 8 août 1985 et 85-197 DC du 23 août 1985).
I : Notons en premier lieu que l'Assemblée nationale, contrairement au congrès de Nouvelle-Calédonie, n'a rigoureusement aucune compétence administrative. De ce fait la représentation nationale qu'elle incarne doit être d'autant plus respectueuse de l'égalité de suffrage et d'autant plus rigoureux le contrôle sur cette dernière.
Notons en deuxième lieu que la référence à l'intérêt général introduite par amendement dans l'article contesté est sans portée.
Certes les auteurs de cet amendement ont ainsi entendu s'approcher des termes des décisions susvisées du Conseil constitutionnel. Mais il leur en coûtait d'autant moins que cela n'a aucune signification.
Quels peuvent être en effet les impératifs d'intérêt général en question ? S'il s'agit de respecter plus aisément les limites cantonales, l'écart de plus ou moins 20 p 100 est excessif dès lors que le respect desdites limites ne s'impose que pour les cantons dont la population est inférieure à 40000 habitants. Or ils sont relativement peu nombreux les cantons qui, comptant de 40000 habitants, provoqueraient selon la circonscription dans laquelle on les inscrit, un écart susceptible d'atteindre 20 p 100.
De la même manière on ne sache pas qu'il existe des différences tenant à « la répartition géographique des populations », comme c'est le cas en Nouvelle-Calédonie. De plus, la latitude dont disposerait déjà le Gouvernement par ailleurs lui permettrait, sous réserve qu'il le souhaite vraiment, d'éviter de découper des territoires constituant une circonscription homogène comme ce peut être le cas d'une ville, d'un arrondissement ou d'un canton. Il reste enfin que l'impératif d'intérêt général risque de ne pouvoir être soumis à l'appréciation du juge pour les raisons précédemment expliquées.
Notons en troisième lieu que l'écart ainsi toléré permettra une variation de population entre les circonscriptions d'un même département allant de 1 à 1,5 (80 et 120 par rapport à une moyenne de 100). Ce chiffre apparaît déjà comme excessif compte tenu du caractère de l'élection.
En outre, s'agissant précisément d'une élection nationale, il eût été plus normal de prévoir que l'écart maximum serait calculé par rapport à la moyenne nationale et non par rapport à la moyenne départementale.
II : Car en dernière analyse le système retenu, aggravé par l'amendement qui a porté de 15 à 20 p 100, en plus ou en moins, l'écart possible, aboutit à des résultats qu'on ne saurait juger conformes à la Constitution.
Il convient de rappeler tout d'abord que dans la première de ses deux décisions précitées le Conseil constitutionnel a jugé « manifestement dépassée » la limite du possible lorsque l'écart de représentativité était légèrement supérieur à 2 pour 1. Dans la seconde, il a considéré que cette limite était respectée avec un écart légèrement inférieur à 2 pour 1. On serait alors tenté d'en déduire que la Constitution ne peut permettre, sans porter atteinte au principe de l'égalité de suffrage, qu'un électeur puisse être deux fois plus influent qu'un autre.
Or, que constate-t-on en l'espèce ? Le choix d'un nombre minimum de deux députés par département, aggravé de la règle du dernier alinéa de l'article 5, porte l'écart maximum, comme on l'a déjà dit, de 1 à 4,35, ce qui excède très largement ce que la Constitution permet.
Mais en omettant même de comparer avec les autres les départements qui n'élisent que deux députés, l'écart reste manifestement excessif.
S'agissant de ceux qui sont les plus petits, il n'est pas indifférent de relever qu'entre la Lozère, qui peut avoir un député pour 29718 habitants (moyenne départementale diminuée de 20 p 100), et la Haute-Marne, qui peut avoir un député pour 126402 habitants (moyenne départementale augmentée de 20 p 100), l'écart irait de 1 à 4,25.
III : On objectera sans doute que ces départements, par l'excès même des chiffres auxquels ils permettent d'aboutir, ne sont pas les exemples les plus pertinents. Soit ! Etudiant le cas des autres départements, ceux qui auraient à élire au moins trois députés et sont réputés avoir une représentation à peu près proportionnelle à leur population, les écarts diminuent mais demeurent évidemment excessifs.
Ainsi des Hautes-Pyrénées et de la Savoie. Les Hautes-Pyrénées comptent 227922 habitants, soit une moyenne de 75974 habitants pour chacun des trois députés, et, éventuellement, 60779 habitants pour une circonscription où jouerait l'écart autorisé de 20 p 100. La Savoie a 323675 habitants et une moyenne de 107891 habitants par député, l'une des trois circonscriptions pouvant alors être portée à 129469 habitants. Dès lors, entre ces deux départements, élisant le même nombre de députés, l'écart de représentativité pourrait aller de 1 à 2,13. Un électeur pyrénéen pourrait avoir une influence électorale plus que double de celle d'un électeur alpin.
Si l'on poursuit le raisonnement, toujours en excluant les départements n'élisant que deux députés, une circonscription des Hautes-Pyrénées, selon les mêmes modalités de calcul, pourrait avoir un écart de 1 à 2,10 avec le Vaucluse (quatre députés), à 2,12 avec les Côtes-du-Nord (cinq députés), à 2,11 avec l'Ille-et-Vilaine (six députés). Si l'on abandonne l'exemple des Hautes-Pyrénées au profit de celui de la Haute-Saône (231962 habitants, donc une moyenne de 77320, soit, diminuée de 20 p 100, 61856 habitants dans une des trois circonscriptions), l'écart varie alors de 1 à 2,09 avec la Savoie ou les Côtes-du-Nord, de 1 à 2,07 avec le Vaucluse ou l'Ille-et-Vilaine.
Sans multiplier les exemples, qui sont pourtant nombreux, ceux-ci permettent de constater que dans de nombreux cas un électeur pourra être deux fois plus influent qu'un autre. Et compte tenu du nombre des départements en cause, ce qui n'est aujourd'hui que potentiel sera demain forcément avéré, et, ne le serait-ce que dans un seul cas, ce serait un de trop au regard du principe constitutionnel de l'égalité de suffrage.
L'article 5 déféré, pour ces diverses raisons, ne pourra pas échapper à la censure, de même que l'article 6.
En outre, la déclaration de non-conformité qui les affectera nécessairement peut, si le Conseil constitutionnel en décide ainsi, ne pas faire obstacle à la promulgation des autres dispositions de la loi si elles sont jugées séparables.
Dans cette hypothèse, néanmoins, il y aurait lieu de déclarer non conforme, par voie de conséquence, l'article 10 relatif à l'entrée en vigueur. Celle-ci ne pourrait en effet intervenir aussi longtemps que n'aura pas été opérée la délimitation des circonscriptions.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, messieurs les conseillers, l'assurance de notre haute considération.