Décision

Décision n° 2013-319 QPC du 7 juin 2013

M. Philippe B. [Exception de vérité des faits diffamatoires constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou ayant donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision]
Non conformité totale

Le Conseil constitutionnel a été saisi le 20 mars 2013 par la Cour de cassation (chambre criminelle, arrêt n° 1300 du 19 mars 2013), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité posée par M. Philippe B. et relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881.

LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL,

Vu la Constitution ;

Vu l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 modifiée portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;

Vu la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, modifiée notamment par l'ordonnance du 6 mai 1944 relative à la répression des délits de presse ;

Vu le code pénal ;

Vu le code de procédure pénale ;

Vu le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;

Vu les observations produites pour le Conseil national de l'Ordre des chirurgiens-dentistes par la SCP Lyon-Caen et Thiriez, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 11 avril 2013 et le 25 avril 2013 ;

Vu les observations produites pour le requérant par Me Christophe Bigot, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 23 avril 2013 ;

Vu les observations produites par le Premier ministre, enregistrées le 11 avril 2013 ;

Vu les pièces produites et jointes au dossier ;

Me Bigot, pour le requérant, Me Frédéric Thiriez, pour le Conseil national de l'Ordre des chirurgiens dentistes et M. Xavier Pottier, désigné par le Premier ministre, ayant été entendus à l'audience publique du 21 mai 2013 ;

Vu la note en délibéré produite pour le Conseil national de l'Ordre des chirurgiens-dentistes, enregistrée le 27 mai 2013 ;

Le rapporteur ayant été entendu ;

1. Considérant qu'en vertu du c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 susvisée, la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée, sauf « lorsque l'imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision » ;

2. Considérant que, selon le requérant, l'impossibilité pour la personne prévenue de diffamation, de rapporter la preuve de la vérité d'un fait diffamatoire constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision, porte atteinte à la liberté d'expression et aux droits de la défense ;

3. Considérant qu'aux termes de l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi » ; que la liberté d'expression et de communication est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés ; que les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif d'intérêt général poursuivi ;

4. Considérant que l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 susvisée définit les cas dans lesquels une personne poursuivie pour diffamation peut être renvoyée des fins de la plainte en établissant la preuve du fait diffamatoire ; que les alinéas a) et c) de cet article disposent en particulier que la vérité des faits diffamatoires peut toujours être prouvée sauf lorsque l'imputation concerne la vie privée de la personne et lorsqu'elle se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision ;

5. Considérant, en premier lieu, qu'en application de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables, la procédure pénale et l'amnistie ; qu'en vertu de la compétence que lui confère ce texte, il lui appartient en particulier, d'une part, de fixer le délai d'extinction de l'action publique et, d'autre part, en matière d'amnistie, d'enlever pour l'avenir tout caractère délictueux à certains faits pénalement répréhensibles, en interdisant toute poursuite à leur égard ou en effaçant les condamnations qui les ont frappés ; qu'il lui est loisible, à cette fin, d'apprécier quelles sont ces infractions et le cas échéant les personnes auxquelles doit s'appliquer le bénéfice de ces dispositions ; qu'il peut, en outre, définir le champ d'application de l'amnistie, en référence avec des événements déterminés en fixant les dates et lieux de ces événements ; que l'amnistie et la prescription visent au rétablissement de la paix politique et sociale ;

6. Considérant, en deuxième lieu, que les articles 133-12 à 133-17 du code pénal fixent les conditions de la réhabilitation de plein droit et de la réhabilitation judiciaire ; que la réhabilitation vise au reclassement du condamné ;

7. Considérant, en troisième lieu, que les articles 622 et suivants du code de procédure pénale fixent les conditions dans lesquelles une condamnation pénale définitive pour un crime ou un délit peut donner lieu à révision ; que la révision vise au respect des principes du procès équitable et à la poursuite de l'objectif de bonne administration de la justice par la remise en cause, à certaines conditions, d'une condamnation revêtue de l'autorité de la chose jugée ;

8. Considérant, d'une part, que les dispositions concernant l'amnistie, la prescription de l'action publique, la réhabilitation et la révision n'ont pas, par elles-mêmes, pour objet d'interdire qu'il soit fait référence à des faits qui ont motivé une condamnation amnistiée, prescrite ou qui a été suivie d'une réhabilitation ou d'une révision ou à des faits constituant une infraction amnistiée ou prescrite ;

9. Considérant, d'autre part, que l'interdiction prescrite par la disposition en cause vise sans distinction, dès lors qu'ils se réfèrent à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision, tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général ; que, par son caractère général et absolu, cette interdiction porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi ; qu'ainsi, elle méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789 ;

10. Considérant que, par suite, sans qu'il soit besoin d'examiner l'autre grief, le c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 susvisée doit être déclaré contraire à la Constitution ; que cette déclaration d'inconstitutionnalité est applicable à toutes les imputations diffamatoires non jugées définitivement au jour de la publication de la présente décision,

D É C I D E :

Article 1er.- Le c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse est déclaré contraire à la Constitution.

Article 2.- La déclaration d'inconstitutionnalité de l'article 1er prend effet à compter de la publication de la présente décision dans les conditions fixées par son considérant 10.

Article 3.- La présente décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.

Délibéré par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 6 juin 2013, où siégeaient : M. Jean-Louis DEBRÉ, Président, M. Jacques BARROT, Mmes Claire BAZY MALAURIE, Nicole BELLOUBET, MM. Guy CANIVET, Michel CHARASSE, Renaud DENOIX de SAINT MARC, Hubert HAENEL et Mme Nicole MAESTRACCI.

Rendu public le 7 juin 2013.

JORF du 9 juin 2013 page 9632, texte n° 19
Recueil, p. 814
ECLI : FR : CC : 2013 : 2013.319.QPC

Les abstracts

  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.16. LIBERTÉ D'EXPRESSION ET DE COMMUNICATION
  • 4.16.1. Principes
  • 4.16.1.2. Portée de cette liberté
  • 4.16.1.2.1. Liberté fondamentale

La liberté d'expression et de communication, proclamée par l'article 11 de la Déclaration de 1789, est d'autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l'une des garanties du respect des autres droits et libertés. Les atteintes portées à l'exercice de cette liberté doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l'objectif d'intérêt général poursuivi.

(2013-319 QPC, 07 juin 2013, cons. 3, JORF du 9 juin 2013 page 9632, texte n° 19)
  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.16. LIBERTÉ D'EXPRESSION ET DE COMMUNICATION
  • 4.16.3. Médias de presse
  • 4.16.3.2. Loi du 29 juillet 1881

Les dispositions concernant l'amnistie, la prescription de l'action publique, la réhabilitation et la révision n'ont pas, par elles-mêmes, pour objet d'interdire qu'il soit fait référence à des faits qui ont motivé une condamnation amnistiée, prescrite ou qui a été suivie d'une réhabilitation ou d'une révision ou à des faits constituant une infraction amnistiée ou prescrite.
L'interdiction, prescrite par le c) de l'article 35 de la loi du 29 juillet 1881, de rapporter la preuve des faits diffamatoires lorsque l'imputation se réfère à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision, vise sans distinction, dès lors qu'ils se réfèrent à un fait constituant une infraction amnistiée ou prescrite, ou qui a donné lieu à une condamnation effacée par la réhabilitation ou la révision, tous les propos ou écrits résultant de travaux historiques ou scientifiques ainsi que les imputations se référant à des événements dont le rappel ou le commentaire s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général. Par son caractère général et absolu, cette interdiction porte à la liberté d'expression une atteinte qui n'est pas proportionnée au but poursuivi. Ainsi, elle méconnaît l'article 11 de la Déclaration de 1789.

(2013-319 QPC, 07 juin 2013, cons. 4, 5, 6, 7, 8, 9, JORF du 9 juin 2013 page 9632, texte n° 19)
  • 4. DROITS ET LIBERTÉS
  • 4.23. PRINCIPES DE DROIT PÉNAL ET DE PROCÉDURE PÉNALE
  • 4.23.11. Amnistie
  • 4.23.11.1. Régime de l'amnistie
  • 4.23.11.1.1. Compétence du législateur

En application de l'article 34 de la Constitution, il appartient au législateur de fixer les règles concernant la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables, la procédure pénale et l'amnistie. En vertu de la compétence que lui confère ce texte, il lui appartient en particulier, en matière d'amnistie, d'enlever pour l'avenir tout caractère délictueux à certains faits pénalement répréhensibles, en interdisant toute poursuite à leur égard ou en effaçant les condamnations qui les ont frappés. Il lui est loisible, à cette fin, d'apprécier quelles sont ces infractions et le cas échéant les personnes auxquelles doit s'appliquer le bénéfice de ces dispositions. Il peut, en outre, définir le champ d'application de l'amnistie, en référence avec des événements déterminés en fixant les dates et lieux de ces événements. L'amnistie et la prescription visent au rétablissement de la paix politique et sociale.

(2013-319 QPC, 07 juin 2013, cons. 5, JORF du 9 juin 2013 page 9632, texte n° 19)
À voir aussi sur le site : Communiqué de presse, Commentaire, Dossier documentaire, Décision de renvoi Cass., Références doctrinales, Version PDF de la décision, Vidéo de la séance.
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