Contenu associé

Décision n° 96-378 DC du 23 juillet 1996 - Saisine par 60 sénateurs

Loi de réglementation des télécommunications
Non conformité partielle

SAISINE SENATEURS : Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers,
Nous avons l'honneur, conformément au deuxième alinéa de l'article 61 de la Constitution, de soumettre à votre examen la loi de réglementation des télécommunications telle qu'elle a été définitivement adoptée par le Parlement le 18 juin 1996.
Sur l'article 5 :
En précisant le régime juridique applicable aux réseaux de télécommunications, la loi a méconnu l'article 72 de la Constitution, lequel dispose que les collectivités territoriales s'administrent librement.
En prévoyant à l'article L 33-1 nouvellement rédigé que le ministre chargé des télécommunications autorise l'établissement et l'exploitation des réseaux ouverts au public dans le respect d'un cahier des charges portant notamment sur « les conditions d'occupation du domaine public et les modalités de partage des infrastructures », la compétence appartenant à chaque collectivité territoriale d'affecter son domaine public comme elle l'entend se trouve remise en cause.
L'autonomie de gestion des collectivités locales conduit celles-ci à choisir l'utilisation la mieux appropriée du domaine public leur appartenant. A cet égard, il se peut donc qu'une autorisation délivrée par le ministre vienne contrarier l'utilisation du domaine public déjà affecté par une collectivité à un service public.
Un tel changement d'affectation, ou à tout le moins une modification de celle-ci, sans l'accord de la collectivité intéressée viole certainement le principe de libre administration des collectivités territoriales.
Sur l'article 6 :
Les auteurs du texte discuté ont créé une nouvelle institution, l'autorité de régulation des télécommunications, figurant au chapitre IV du code des postes et télécommunications aux articles L 36 et suivants.
Or, plusieurs dispositions relatives à cette nouvelle instance, qui viendraient enrichir la catégorie protéiforme des autorités administratives plus ou moins indépendantes, sont à l'évidence contraires à la Constitution.
En premier lieu, selon l'article L 36-4 dans sa rédaction ici proposée, les ressources de cette autorité de régulation comprennent « les rémunérations pour services rendus et des taxes et redevances dans les conditions fixées par les lois de finances ou par décret en Conseil d'Etat ».
Pourtant l'article 34 de la Constitution dispose clairement que « la loi fixe les règles concernant () l'assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ».
A cet égard, il ne saurait faire de doute que les taxes figurent au rang des impositions de toutes natures. En conséquence, leur régime relève du domaine de la loi.
C'est donc en méconnaissance de cette règle que le présent texte a organisé une compétence concurrente entre la loi de finances et le décret même pris en Conseil d'Etat. D'autant plus que les limites de la compétence de chacune de ces normes ne sont pas déterminées et que la plus grande imprécision imprègne la disposition en cause.
Il est clair qu'il y a une violation flagrante des articles 21, 34 et 37 de la Constitution non pas tant dans leur domaine respectif que dans l'organisation par la loi d'une compétence concurrente et encore une méconnaissance de l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
En second lieu, l'article L 36-6 nouveau en confiant à l'autorité de régulation des pouvoirs de réglementation particulièrement larges viole l'article 21 de la Constitution.
Certes, votre jurisprudence admet que les dispositions de l'article 21 précité ne font pas obstacle à ce « que le législateur confie à une autorité de l'Etat autre que le Premier ministre le soin de fixer des normes permettant de mettre en uvre une loi, mais c'est à la condition que cette habilitation ne concerne que des mesures de portée limitée tant par leur champ d'application que par leur contenu » (n° 88-2248 DC du 17 janvier 1989).
En l'occurrence, il ressort de la loi critiquée que ladite autorité « précise les règlements concernant :
 » 1 ° Les droits et obligations afférents à l'exploitation des différentes catégories de réseaux et de services en application des articles L 33-1 et L 34-1 () ".
Une telle rédaction s'avère singulièrement imprécise. Il s'ensuit que le champ d'application et le contenu du pouvoir réglementaire ainsi octroyé à cette instance dépasse l'ampleur supportable pour une telle habilitation. L'emploi du terme « précise » ne saurait être satisfaisant de ce point de vue.
Plus sérieusement encore, l'expression « les droits et obligations afférents à l'exploitation » vise un domaine d'intervention de l'autorité dont les limites n'apparaissent pas. Bien plus, il s'agit là d'une définition de ses pouvoirs pouvant porter préjudice aux droits et libertés que le secteur des télécommunications peut concerner.
Au demeurant, s'agissant d'un secteur qui participe d'un service public d'importance nationale, le pouvoir d'édicter des réglementations confié à une autorité relativement indépendante, sans que cette compétence soit strictement encadrée, méconnaît certainement l'article 21 de la Constitution.
C'est en vain que l'on relèverait le pouvoir d'homologation dont le ministre chargé des télécommunications bénéficie.
D'une part, un ministre ne possède pas davantage qu'une autorité administrative indépendante de pouvoir réglementaire général. Dès lors, les conditions posées pour une habilitation sont identiques selon qu'il s'agit d'un ministre ou d'une autre autorité administrative relevant de l'autorité de l'Etat. Et si celle-ci est trop large et imprécise en ce qui concerne l'autorité de régulation, elle ne peut apparaître satisfaisante du fait de l'intervention du ministre.
D'autre part, un pouvoir d'homologation ne permet pas nécessairement de s'opposer au contenu des prescriptions adoptées par l'autorité de régulation. Le fait que le législateur a préféré ce terme à celui d'approbation montre que dans ce cas, le ministre aura une compétence liée.
En raison de sa portée trop étendue, cette habilitation méconnaît les dispositions de l'article 21 de la Constitution.
En troisième lieu, il apparaît que l'autorité de régulation dispose d'un pouvoir de sanction trop étendu.
Ainsi, il résulte de la rédaction de l'article L 36-11 que ladite instance exerce son pouvoir de sanction « en cas d'infraction d'un exploitant de réseau ou d'un fournisseur de service à une disposition législative ou réglementaire afférente à son activité ».
Encore une fois, vous avez reconnu aux autorités administratives indépendantes le pouvoir de prononcer des sanctions administratives (n° 88-248 DC du 19 janvier 1989) mais dans la limite nécessaire à l'accomplissement de leur mission.
Au cas présent, la notion d'infraction « à une disposition législative et réglementaire afférente à son activité » paraît dépasser le lien existant entre le bénéfice d'une autorisation délivrée par l'administration et les règles applicables à cette autorisation. Eu égard au secteur concerné rien n'interdit de penser que certaines de ces « dispositions législatives ou réglementaires » afférentes à cette activité sont, par exemple, de nature pénale ou à tout le moins étrangères au domaine d'activité de l'Autorité de régulation.
Or les sanctions administratives sont bien distinctes des sanctions pénales. Ainsi que la doctrine l'a souligné, de telles sanctions administratives « peuvent avoir leur place dans un Etat libéral, à la condition que leur domaine d'application soit étroitement limité, qu'elles n'empiètent en aucune manière sur la répression pénale » (JM Aubry, Les Sanctions administratives en matière de circulation automobile, D 1952, chron. p 111).
Dans le texte en cause, cette nécessaire frontière n'est manifestement pas garantie et le pouvoir de sanction accordé à cette autorité est trop étendu.
En quatrième lieu, la loi votée méconnaît le principe selon lequel, à l'exception des matières réservées par nature à l'autorité judiciaire, relève en dernier ressort de la compétence de la juridiction administrative l'annulation où la réformation des décisions prises, dans l'exercice des prérogatives de puissance publique, par les autorités exerçant le pouvoir exécutif, leurs agents, les collectivités territoriales de la République ou les organismes publics placés sous leur autorité ou leur contrôle (n° 86-224 DC du 23 janvier 1987).
En l'espèce, il s'avère qu'une partie des décisions adoptées par l'autorité de régulation relève de la compétence contentieuse de la cour d'appel de Paris. Parmi ces conditions figurent celles concernant les possibilités et les conditions d'une utilisation partagée entre opérateurs, prévue à l'article L 47, d'installations existantes situées sur le domaine public.
Il peut en résulter des questions à juger relevant normalement de la compétence du juge administratif.
On ne saurait ici exciper de l'intérêt d'une bonne administration de la justice pour justifier cette attribution de compétence au juge judiciaire.
D'abord, loin de clarifier la répartition des compétences contentieuses, une telle disposition est de nature à créer des difficultés supplémentaires. En effet, une autre partie des pouvoirs appartenant à l'autorité de régulation sera jugée par le Conseil d'Etat. Et il n'est pas toujours certain que la répartition de ces divers contentieux soit aisée. Pour le justiciable, le choix du juge risque d'être obscurci.
Ensuite, s'agissant de l'application d'une législation ou d'une réglementation spécifique, à savoir le droit de la concurrence, il est prévu que le président de l'autorité puisse saisir le Conseil de la concurrence.
Autrement dit, l'attribution d'une partie du contentieux, qui pourrait naître de l'exercice des pouvoirs de l'autorité de régulation à la cour d'appel de Paris, méconnaît la compétence naturelle du juge administratif sans qu'une bonne administration de la justice puisse en être la justification.
Sur l'article 11 bis A :
Le présent texte a modifié la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986 en créant une nouvelle instance intervenant dans le domaine de la liberté de communication.
Les articles 43-1 à 43-3 ainsi insérés dans cette loi sont cependant entachés de plusieurs vices d'inconstitutionnalité.
En effet, le Comité supérieur de la télématique placé auprès du CSA se trouve doté de pouvoirs propres en méconnaissance de l'article 34 de la Constitution et des articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
La procédure mise en place à travers ces dispositions, au-delà d'une certaine complexité, peut conduire à entraver la libre communication des pensées et des opinions, voire à instituer un système d'autorisation préalable.
L'élaboration dans les présentes conditions de règles déontologiques adoptées par le Conseil supérieur de l'audiovisuel et publiées au Journal officiel porte atteinte à la compétence du législateur qui seul peut fixer les règles concernant les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques.
D'une part, les pouvoirs ainsi accordés audit comité et au Conseil supérieur de l'audiovisuel concernant l'utilisation, par exemple, du réseau appelé Internet, sont excessivement larges. La loi ne saurait déléguer à une autorité administrative une telle compétence sans indiquer le champ d'application précis de ces règles déontologiques, alors même que ces services sont aujourd'hui dispensés de toute autorisation préalable.
D'autre part, il apparaît quelque peu étonnant qu'un tel comité placé auprès du Conseil supérieur de l'audiovisuel pour intervenir dans un domaine touchant aux libertés publiques ne voit ni sa composition ni la procédure applicable devant lui définies par la loi.
Enfin, et ce point mérite une attention toute particulière, le Comité supérieur de la télématique aura compétence pour donner un avis sur le respect de ces recommandations déontologiques.
Lequel avis, s'il est défavorable, sera selon l'article L 43-3 nouveau de nature à permettre la recherche de la responsabilité pénale de son destinataire.
Cet aspect paraît éminemment critiquable.
D'abord, la mise en place de cette procédure complexe de définition d'une déontologie, laquelle servira de base à l'adoption d'avis faisant grief : puisque propres à fonder des poursuites pénales : s'apparente à l'édiction déguisée d'une procédure d'autorisation préalable.
Il est aisé d'imaginer que les conséquences très graves attachées à ces avis contraindront leurs destinataires à n'accepter la connexion de services télématiques ou d'Internet qu'à la condition que ceux-ci soient respectueux desdits avis.
S'agissant, notamment pour les réseaux télématiques ou les réseaux de type Internet, de la libre communication des idées et des opinions, une telle procédure détournée d'autorisation préalable méconnaît tant l'article 34 de la Constitution que les articles 10 et 11 de la déclaration de 1789.
Ensuite, il ne saurait être constitutionnellement admis qu'un avis donné par une instance créée au sein d'une autorité, sans que la composition de l'une et de l'autre soit connue, puisse déclencher d'éventuelles poursuites pénales. S'agissant d'une commission dont les décisions concernent à l'évidence les libertés publiques, sa composition doit nécessairement relever de la compétence du législateur.
Force est même de constater que de tels avis défavorables sont étroitement liés à la loi pénale. C'est en tout état de cause ce qui ressort de la rédaction de l'article L 43-3, de sorte que ce Comité supérieur de la télématique se trouve en réalité dépositaire d'un pouvoir singulier d'interprétation de la loi pénale et, plus encore, bien que indirectement, de déclenchement des poursuites pénales. Tel que rédigé, ce texte paraît même lier le juge pénal pour la future interprétation qu'il serait appelé à donner en cas de procès.
Encore une fois, le domaine des sanctions administratives doit demeurer strictement distinct de celui des sanctions pénales.
Pourtant, en l'occurrence, l'avis dont il s'agit dépasse le cadre du pouvoir de sanction normalement accessible à une autorité administrative.
D'autant plus que ces avis ne respectent aucune des règles constitutionnelles applicables en matière répressive.
A cet égard, le principe de légalité des peines et des délits est méconnu puisque ces avis défavorables, ayant des conséquences pénales, sont pris au motif du non-respect de règles déontologiques dont le contenu est flou, imprécis, et pour tout dire inconnu.
Rien d'ailleurs n'indique en quoi un tel avis défavorable publié au Journal officiel sera une réponse proportionnée à l'atteinte présumée à une recommandation dont la nature précise n'est pas déterminée.
Quant au droit à un recours effectif et aux droits de la défense, leur violation est également manifeste.
C'est en vain qu'il serait opposé l'existence de voies des recours contre les décisions du CSA Les avis en cause sont adoptés par le Comité supérieur de la télématique sans l'intervention du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Il s'agit donc de l'exercice d'un pouvoir propre contre lequel aucune voie de recours n'a été prévue.
De même, l'absence totale de précisions quant aux droits offerts aux intéressés avant que l'avis, éventuellement défavorable, ne soit prononcé prive ceux-ci de garanties indispensables en cette matière concernant les libertés publiques.
Décidément, les pouvoirs imprécis excessivement étendus donnés à cette instance dont la nature est très floue, en l'absence de toute garantie accordée aux personnes susceptibles d'être ainsi sanctionnées, viole ensemble les articles 34 de la Constitution et les articles 10 et 11 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789.
Nous vous prions d'agréer, Monsieur le président, Madame et Messieurs les conseillers, l'expression de notre haute considération.