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Décision n° 84-174 DC du 25 juillet 1984 - Saisine par 60 députés

Loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion
Non conformité partielle

I SAISINE DEPUTES : MEMOIRE ET RECOURS LOI RELATIVE AUX COMPETENCES DES REGIONS DE GUADELOUPE, DE GUYANE, DE MARTINIQUE ET DE LA REUNION.
Les députés soussignés défèrent au Conseil constitutionnel, conformément à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution, la loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion définitivement adoptée par l'Assemblée nationale le 30 juin 1984.
L'exposé des motifs de la loi soumise à l'appréciation du Conseil constitutionnel indique que ce texte a pour objet d'adapter aux « particularités de l'outre-mer » la volonté décentralisatrice du Gouvernement. Il est précisé en outre que ce texte complète la loi du 31 décembre 1982 portant organisation des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion.
Dès l'exposé des motifs, et avant même de livrer au Conseil l'analyse qui fonde le présent recours, on ne peut manquer de remarquer que les principes invoqués pour l'application de la décentralisation aux départements d'outre-mer sont très éloignés de ceux qui ont inspiré la décentralisation en métropole.
Ainsi, il est précisé que la région a vocation à préparer le long terme, tandis que le département a la charge de gérer le quotidien. Ainsi, des blocs homogènes de compétences sont attribués à la région en privant le département de compétences qui lui sont normalement dévolues. Ainsi, la région bénéficierait de pouvoirs exceptionnels dépouillant le département de ses compétences et de ses ressources financières. En bref, il s'agit moins d'une adaptation de la décentralisation que d'un bouleversement des équilibres actuels au bénéfice d'une collectivité nouvelle : la région.
On ne peut comprendre le caractère de cette loi qu'en se souvenant de la décision du Conseil constitutionnel en date du 2 décembre 1982 annulant la loi qui supprimait les conseils généraux et créait une assemblée régionale et départementale unique.
Il n'est pas davantage conforme à la Constitution et il est en outre contraire à la décision précitée du Conseil constitutionnel de décider, tout en maintenant le Conseil général, d'en faire outre-mer une assemblée mineure et de l'abaisser au bénéfice d'une assemblée régionale, contrairement aux principes de la législation métropolitaine.
L'analyse des dispositions de la loi soumise à l'appréciation du Conseil ne peut, à cet égard, laisser aucun doute : Elle prive les départements d'outre-mer de compétences de droit commun. Ce faisant, ce texte viole non seulement le principe d'égalité devant la loi de tous les citoyens posé par l'article 2 de la Constitution, mais clairement l'article 72 qui énonce dans son alinéa premier qu'il n'existe qu'une seule catégorie de département ; premier qu'il n'existe qu'une seule catégorie de département Elle prive les départements d'outre-mer des compétences spécifiques qu'ils exerçaient jusque-là. Ce faisant, elle nie la compétence d'adaptation reconnue au législateur par l'article 73 de la Constitution aux seuls départements d'outre-mer ;
Elle établit dans la plupart des domaines la prépondérance de la région. Non seulement elle s'écarte sur ce point des principes de la loi du 2 mars 1982 sur la décentralisation, mais elle est contraire à l'article 72, alinéa 2, de la Constitution qui fonde le principe de « libre administration » des collectivités territoriales.
Nous conclurons cette argumentation en faisant valoir qu'en faisant de la région, outre-mer, une collectivité territoriale majeure qui dépouille le Conseil général, donc la collectivité départementale, la présente loi tourne la décision du Conseil constitutionnel en date du 2 décembre 1982.
PREMIER MOYEN L'article 2 de la Constitution pose le principe d'égalité devant la loi de tous les citoyens, principe dont l'application a été étendue par le Conseil constitutionnel des personnes physiques aux personnes morales et, notamment, aux collectivités publiques.
Ce principe d'égalité est conforté, en l'espèce, par le principe d'identité résultant de l'article 72, 1er alinéa, de la Constitution, qui dispose que : « les collectivités territoriales de la République sont les communes, les départements, les territoires d'outre-mer ».
A l'évidence, les départements d'outre-mer qui ne sont pas expressément mentionnés ne constituent pas une catégorie juridique distincte. Leur appellation marque leur situation géographique et leur éloignement de la métropole. La Constitution impose donc qu'il y ait identité de structure, unité de régime et de compétence pour l'ensemble des départements, qu'ils soient situés en métropole ou outre-mer. C'est là le principe que l'on nomme « assimilation », déjà posé par la Constitution de 1946, renforcé par la Constitution du 4 octobre 1958, exprimé par la politique de « départementalisation », reconnu et consacré tant par la jurisprudence du Conseil constitutionnel que par celle du Conseil d'Etat. C'est ce qu'a formellement rappelé la décision du 2 décembre 1982 en affirmant que : « Le statut des départements d'outre-mer doit être le même que celui des départements métropolitains, sous la seule réserve des mesures d'adaptation que peut rendre nécessaires la situation particulière de ces départements d'outre-mer ».
On peut donc affirmer qu'il existe un droit commun départemental, un minimum de compétences communes à tous les départements et dont aucun ne saurait être dépouillé sans qu'il soit porté atteinte aux principes constitutionnels rappelés ci-dessus.
C'est pourtant ce qui résulte de plusieurs dispositions de la présente loi, notamment :
1 ° L'article 2 qui ne fait pas référence à la consultation des commissions instituées en application de la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983 par les conseils généraux ;
2 ° L'article 9 qui prévoit, contrairement au droit commun, la représentation des conseils généraux au sein des SAFER.
3 ° L'article 13, relatif à l'aide aux cultures marines, en ce qu'il ne respecte pas le droit commun fixé par l'article 11 de la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 répartissant les compétences à cet égard entre département et région ;
4 ° L'article 14, transférant aux régions et aux conseils régionaux les compétences attribuées par la loi n° 82-1153 du 30 décembre 1982 et la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 aux départements et aux conseils généraux, privant notamment la collectivité départementale des compétences de droit commun en matière de transports scolaires ;
5 ° L'article 27 B, instituant un centre régional de promotion de la santé placé sous l'autorité de la région alors que la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 a transféré au département les compétences en matière de santé ;
6 ° L'article 27 E, substituant au conseil départemental de l'habitat prévu à l'article 79 de la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983, un conseil régional de l'habitat ;
7 ° L'article 27 F, enfin, qui déroge du droit commun établi par la loi n° 83-8 du 7 janvier 1983. Cette loi prévoit un double système de répartition des aides en faveur de l'habitat au niveau départemental et régional. Le présent article retient seulement les compétences régionales pour écarter le département. Ainsi, la loi nouvelle amoindrit les départements d'outre-mer en les plaçant en deçà du droit commun départemental. Les dispositions précitées sont donc contraires aux principes constitutionnels d'égalité et d'identité entre départements d'outre-mer et la métropole.
DEUXIEME MOYEN
L'article 73 de la Constitution complète et précise l'article 72 en disposant que :
« Le régime législatif et l'organisation administrative des départements d'outre-mer peuvent faire l'objet de mesures d'adaptation nécessitées par leur situation particulière ».
La jurisprudence du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat est, à cet égard, claire et constante. Pour qu'il y ait adaptation, c'est-à-dire dérogation au droit commun, il faut tout d'abord qu'il y ait nécessité, c'est-à-dire impossibilité d'appliquer aux départements d'outre-mer la règle commune en l'état ; mais il faut aussi que l'adaptation rendue nécessaire soit directement liée à la situation particulière de ces départements. L'article 73 est donc la faculté, pour le législateur, de tenir compte de spécificités diverses, d'ordre économique, social, culturel . Mais son application ne saurait violer le principe général d'assimilation voulu par le constituant et ne saurait justifier non plus une atteinte au statut départemental lui-même, c'est-à-dire aux structures et aux compétences résultant du droit commun.
L'article 73 pose donc le principe d'une adaptation « en plus » et non une adaptation « en moins » ; c'est la latitude pour le législateur de donner des compétences supplémentaires aux départements d'outre-mer, notamment en raison de l'éloignement.
Cette notion d'adaptation ainsi définie appelle deux remarques complémentaires : D'une part, le constituant a strictement distingué la faculté d'adaptation, prévue à l'article 73, de la possibilité d'organisation particulière relevant de l'article 74 : la première s'applique aux départements d'outre-mer ; la seconde, beaucoup plus large et évolutive, ne concerne que les territoires d'outre-mer, catégorie juridiquement distincte de collectivités territoriales. Le constituant a donc entendu limiter l'ampleur des mesures d'adaptation qui peuvent être envisagées : un bouleversement de la structure ou des compétences du département ne saurait en conséquence relever de l'adaptation, mais constitue une organisation particulière, à ce titre inconstitutionnelle.
D'autre part, les termes de l'article 73 ne peuvent laisser de doute : la faculté d'adaptation reconnue au législateur concerne les départements d'outre-mer et non les régions, qui n'ont pas d'existence constitutionnelle, mais simplement légale. C'est donc pour artifice que de décider : comme l'explique l'exposé des motifs de la loi soumise à l'appréciation du conseil : que « la région bénéficie () des pouvoirs exceptionnels précédemment accordés aux départements d'outre-mer ». Il n'existe aucune base juridique sur laquelle asseoir un glissement injustifié au profit de la région.
Les compétences spécifiques des départements d'outre-mer auxquelles la présente loi porte atteinte sont essentiellement des compétences financières. Il s'agit notamment :
Des dispositions de l'article 34 confiant au conseil régional le pouvoir de fixer les taux de l'octroi de mer, ainsi que de proposer d'éventuelles modifications aux modalités de répartition des communes.
De l'article 36 relatif aux droits assimilés au droit d'octroi de mer, c'est-à-dire des taxes sur les rhums et spiritueux destinés à la consommation locale. L'article 36 transfère la maîtrise des taux du conseil général au conseil régional et précise que le produit de ces droits constitue une recette du budget de la région ;
De l'article 37 enfin, qui attribue à la région une partie du produit de la taxe spéciale de consommation sur les essences, supercarburants et gazole. Il est de plus précisé que c'est au conseil régional qu'il appartient désormais d'en fixer les taux dans les limites déterminées par la loi de finances.
Les dispositions précitées, outre qu'elles montrent l'absence de tranfert de ressources de l'Etat vers la région : comme le voudrait une bonne conception des règles de décentralisation - violent l'article 73 de la Constitution en faisant une fausse application aux régions au détriment des départements d'outre-mer.
TROISIEME MOYEN
Aux moyens précédents tirés, d'une part, de la violation des principes constitutionnels d'égalité et d'identité entre départements de métropole et d'outre-mer, d'autre part, de la mauvaise application faite de l'article 73 de la Constitution, il faut ajouter un moyen complémentaire qui résulte des deux premiers.
A vouloir confisquer des pouvoirs importants au département pour les confier à la région ; à vouloir prélever sur les ressources départementales les moyens financiers nécessaires à la région ; à vouloir enfin donner à la région des compétences étendues dans la plupart des secteurs clés : développement économique et aménagement du territoire, éducation, recherche, culture et communication, santé logement , il est inévitable d'aboutir à un déséquilibre tel des compétences au profit de l'institution régionale que les autres collectivités territoriales, et notamment le département, perdent une part essentielle de leur liberté de définir et de conduire une politique propre.
C'est pourtant l'un des axes majeurs du mouvement de décentralisation engagé par la loi du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions, dont paradoxalement la présente loi, censée en faire application aux départements d'outre-mer, aboutit à l'effet inverse : elle abaisse une collectivité décentralisée : le département : au profit d'une autre collectivité.
Le texte déféré au conseil, sous prétexte d'adaptation aux particularités de l'outre-mer, travestit donc la décentralisation au point d'aboutir à son contraire : une recentralisation au bénéfice de la région. Transfert « horizontal » des compétences, du département vers la région, et non de l'Etat vers la région ; prélèvement sur les ressources du département au profit de la région et non-transfert de l'Etat vers la région ; enfin, omniprésence de la collectivité régionale qui, par le poids de ses compétences, limite singulièrement la liberté du département et des communes.
Outre le paradoxe d'une décentralisation à l'envers, l'abaissement du département et des communes qui en résulte est une atteinte au principe d'autonomie des collectivités territoriales posé par l'article 72, alinéa 2, de la Constitution, qui dispose que les collectivités territoriales de la République « s'administrent librement par des conseils élus et dans les conditions prévues par la loi ».
Deux exemples sont particulièrement frappants : l'article 14, qui substitue aux comités départementaux des transports des comités régionaux, et l'article 27 E, qui supprime les conseils départementaux de l'habitat pour les remplacer par des conseils régionaux, alors que dans aucun de ces deux cas la spécificité des départements ou des régions d'outre-mer ne peut justifier la suppression des compétences départementales.
QUATRIEME MOYEN En dépouillant les départements d'outre-mer de certaines compétences de droit commun au profit des régions, en les privant de leurs attributions spécifiques au profit des régions, en leur enlevant une partie de leurs ressources financières au profit des régions, il est inévitable d'aboutir à un déséquilibre grave, mais significatif : cette assemblée régionale puissante, élue à la représentation proportionnelle, semble bien être une tentative d'instaurer, en dépit de la décision du Conseil constitutionnel en date du 2 décembre 1982, faute d'assemblée unique, une assemblée supérieure. N'ayant pu réaliser la suppression organique des conseils généraux : le Conseil constitutionnel s'y étant opposé : le Gouvernement tente de provoquer leur profond amoindrissement fonctionnel. Aux arguments ci-dessus développés, il convient donc d'ajouter qu'un tel procédé tombe sous le coup des dispositions de l'article 62 de la Constitution, qui prévoit que les décisions du Conseil constitutionnel s'imposent aux pouvoirs publics.
CONCLUSION Pour ces motifs, les députés soussignés concluent qu'il plaise au Conseil constitutionnel de sanctionner les articles 2, 9, 13, 14, 27 B, 27 E, 27 F, 34, 36 et 37 de la loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion, et toutes autres dispositions de ce texte que le Conseil pourrait estimer contraires aux articles 2, 62, 72 et 73 de la Constitution.