Décision n° 2022-1005 QPC du 29 juillet 2022
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 24 mai 2022 par la Cour de cassation (première chambre civile, arrêt n° 521 du même jour), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, d'une question prioritaire de constitutionnalité. Cette question a été posée pour Mme Marie D. par Me Brigitte Garnier-Jourdan, avocate au barreau de Paris. Elle a été enregistrée au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous le n° 2022-1005 QPC. Elle est relative à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du premier alinéa de l'article 909 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code civil ;
- le code de la santé publique ;
- la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour M. Jean-Louis T., partie au litige à l'occasion duquel la question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Fabiani, Luc-Thaler, Pinatel, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 14 juin 2022 ;
- les observations présentées pour la requérante par la SCP Waquet, Farge, Hazan, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 15 juin 2022 ;
- les observations présentées par la Première ministre, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour la requérante par la SCP Waquet, Farge, Hazan, enregistrées le 30 juin 2022 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me Ronald Maman, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la requérante, Me François Pinatel, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour M. Jean-Louis T., et M. Antoine Pavageau, désigné par la Première ministre, à l'audience publique du 19 juillet 2022 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Le premier alinéa de l'article 909 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi du 5 mars 2007 mentionnée ci-dessus, prévoit :
« Les membres des professions médicales et de la pharmacie, ainsi que les auxiliaires médicaux qui ont prodigué des soins à une personne pendant la maladie dont elle meurt ne peuvent profiter des dispositions entre vifs ou testamentaires qu'elle aurait faites en leur faveur pendant le cours de celle-ci ».
2. La requérante reproche à ces dispositions d'interdire à un patient de consentir un don ou legs aux membres des professions de santé qui lui ont prodigué des soins au cours de la maladie dont il décédera. Elle fait valoir que cette interdiction, formulée de façon générale, sans que soit prise en compte la capacité de la personne malade à consentir une libéralité ni que puisse être apportée la preuve de son absence de vulnérabilité ou de dépendance, porterait atteinte à son droit de disposer librement de son patrimoine. Il en résulterait une méconnaissance du droit de propriété.
3. Il est loisible au législateur d'apporter aux conditions d'exercice du droit de propriété des personnes privées, protégé par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi.
4. Les dispositions contestées interdisent aux membres de certaines professions de santé de recevoir des libéralités de la part des personnes auxquelles ils ont prodigué des soins au cours de la maladie dont elles sont décédées. Ce faisant, elles limitent la capacité des personnes atteintes d'une telle maladie à disposer librement de leur patrimoine. Le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit.
5. En premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu assurer la protection de personnes dont il a estimé que, compte tenu de leur état de santé, elles étaient placées dans une situation de particulière vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d'une partie de leurs biens par ceux qui leur prodiguaient des soins. Il a ainsi poursuivi un but d'intérêt général.
6. En second lieu, d'une part, l'interdiction contestée ne vaut que pour les libéralités consenties pendant le cours de la maladie dont le donateur ou le testateur est décédé. D'autre part, elle ne s'applique qu'aux seuls membres des professions médicales, de la pharmacie et aux auxiliaires médicaux énumérés par le code de la santé publique, à la condition qu'ils aient dispensé des soins en lien avec la maladie dont est décédé le patient.
7. Ainsi, eu égard à la nature de la relation entre un professionnel de santé et son patient atteint d'une maladie dont il va décéder, l'interdiction est bien fondée sur la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve le donateur ou le testateur à l'égard de celui qui lui prodigue des soins.
8. Dès lors, l'atteinte au droit de propriété qui résulte des dispositions contestées est justifiée par un objectif d'intérêt général et proportionnée à cet objectif. Le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété doit donc être écarté.
9. Par conséquent, les dispositions contestées, qui ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - Le premier alinéa de l'article 909 du code civil, dans sa rédaction résultant de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, est conforme à la Constitution.
Article 2. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 juillet 2022, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Jacqueline GOURAULT, M. Alain JUPPÉ, Mmes Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET, Michel PINAULT et François SÉNERS.
Rendu public le 29 juillet 2022.
JORF n°0175 du 30 juillet 2022, texte n° 134
ECLI : FR : CC : 2022 : 2022.1005.QPC
Les abstracts
- 4. DROITS ET LIBERTÉS
- 4.7. DROIT DE PROPRIÉTÉ
- 4.7.5. Contrôle des atteintes à l'exercice du droit de propriété
4.7.5.1. Principe de conciliation avec des objectifs d'intérêt général
Les dispositions contestées interdisent aux membres de certaines professions de santé de recevoir des libéralités de la part des personnes auxquelles ils ont prodigué des soins au cours de la maladie dont elles sont décédées. Ce faisant, elles limitent la capacité des personnes atteintes d'une telle maladie à disposer librement de leur patrimoine. Le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit. En adoptant ces dispositions, le législateur a entendu assurer la protection de personnes dont il a estimé que, compte tenu de leur état de santé, elles étaient placées dans une situation de particulière vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d'une partie de leurs biens par ceux qui leur prodiguaient des soins. Il a ainsi poursuivi un but d'intérêt général.
- 4. DROITS ET LIBERTÉS
- 4.7. DROIT DE PROPRIÉTÉ
- 4.7.5. Contrôle des atteintes à l'exercice du droit de propriété
4.7.5.3. Atteinte au droit de propriété non contraire à la Constitution
Les dispositions contestées interdisent aux membres de certaines professions de santé de recevoir des libéralités de la part des personnes auxquelles ils ont prodigué des soins au cours de la maladie dont elles sont décédées. Ce faisant, elles limitent la capacité des personnes atteintes d'une telle maladie à disposer librement de leur patrimoine. Le droit de disposer librement de son patrimoine étant un attribut du droit de propriété, les dispositions contestées portent atteinte à ce droit. En premier lieu, en adoptant ces dispositions, le législateur a entendu assurer la protection de personnes dont il a estimé que, compte tenu de leur état de santé, elles étaient placées dans une situation de particulière vulnérabilité vis-à-vis du risque de captation d'une partie de leurs biens par ceux qui leur prodiguaient des soins. Il a ainsi poursuivi un but d'intérêt général. En second lieu, d'une part, l'interdiction contestée ne vaut que pour les libéralités consenties pendant le cours de la maladie dont le donateur ou le testateur est décédé. D'autre part, elle ne s'applique qu'aux seuls membres des professions médicales, de la pharmacie et aux auxiliaires médicaux énumérés par le code de la santé publique, à la condition qu'ils aient dispensé des soins en lien avec la maladie dont est décédé le patient. Ainsi, eu égard à la nature de la relation entre un professionnel de santé et son patient atteint d'une maladie dont il va décéder, l'interdiction est bien fondée sur la situation de vulnérabilité dans laquelle se trouve le donateur ou le testateur à l'égard de celui qui lui prodigue des soins. Dès lors, l'atteinte au droit de propriété qui résulte des dispositions contestées est justifiée par un objectif d'intérêt général et proportionnée à cet objectif. Le grief tiré de la méconnaissance du droit de propriété doit donc être écarté.