Page

Voeux du président du Conseil constitutionnel, M. Pierre Mazeaud, au Président de la République

Pierre MAZEAUD

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 18 - juillet 2005

Discours prononcé le 3 janvier 2005 à l'Elysée


MONSIEUR LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,

MESDAMES, MESSIEURS,

L'année qui s'achève a été chargée pour notre collège, comme en témoigne le « bilan glissant » disponible sur notre site Internet :

- une vingtaine de décisions pour le contrôle des normes ;

- une vingtaine encore en matière électorale ou assimilée.

La mise en oeuvre des engagements pris par la majorité s'est traduite, cette année encore, par un programme législatif abondant.

Il suffit de mentionner :

- la refonte de la procédure pénale ;

- l'organisation décentralisée de la République (tant dans sa dimension nationale qu'en ce qui concerne l'outre-mer);

- les mesures de relance de l'activité et de l'emploi ;

- la réorganisation de l'assurance maladie ;

- la modernisation de législations techniques mais dont l'aspect sociétal est évident (communications électroniques, traitements de données personnelles, biotechnologies);

- l'assouplissement des procédures du dialogue social ;

- la transformation du statut d'entreprises publiques ;

- les simplifications administratives ;

- enfin - et ce fut peut-être là le « fil rouge » de l'année 2004 - le resserrement des rapports entre droit national et droit européen.

Disons-le d'emblée : cet ambitieux programme de réformes n'a pas eu à souffrir du passage des textes par la rue de Montpensier.

Certes, nous n'avons pas hésité à prononcer une censure lorsque le législateur avait franchi la « ligne jaune » des prescriptions constitutionnelles.

Nous avons ainsi jugé, en matière de procédure pénale :

- qu'un recours inconsidéré à des moyens d'investigation exceptionnels ne pouvait être régularisé au seul motif qu'un délit véniel a été finalement découvert ;

- ou, s'agissant du « plaider coupable », que l'audience d'homologation devait être ouverte au public dès lors qu'était en jeu une possible privation de liberté.

Nous avons surtout émis diverses réserves d'interprétation. Ces réserves, je m'en réjouis, sont désormais bien entendues par les autorités administratives et juridictionnelles.

Pour reprendre l'exemple de la loi relative à la lutte contre la criminalité organisée, nous avons rappelé aux juges qu'il était de leur responsabilité propre d'apprécier s'il existait ou non des raisons plausibles de croire à l'existence d'une bande organisée, avant d'utiliser des moyens d'investigation ou de coercition dérogeant au droit commun.

S'agissant des conditions de faveur permises en Polynésie pour promouvoir l'emploi local, nous avons pris acte d'une dérogation au principe d'égalité, puisque telle était la volonté du constituant, mais nous avons jugé que ces conditions dérogatoires devaient être strictement limitées à ce que prévoit la Constitution.

La même jurisprudence avait été dégagée, sous la législature précédente, pour la Nouvelle-Calédonie : preuve de la constance de notre doctrine au travers des alternances politiques.

Mais, de façon générale, notre Conseil ne cherche pas à empiéter sur les compétences du législateur.

Il ne nous appartient pas, comme nous le répétons incessamment dans nos considérants, de substituer nos appréciations à celles du Parlement.

Notre Conseil ne tente pas de remettre en cause, sauf en cas de « dérapage », un programme de réformes adopté selon les procédures démocratiques et par une majorité sortie des urnes.

Au demeurant, la « ligne jaune » dont le franchissement constitue ce « dérapage », n'a pas été tracée arbitrairement par notre Conseil.

Elle procède d'une Constitution approuvée par le peuple.

Dès lors, la volonté générale et solennelle qu'exprime la loi doit se conformer à une volonté populaire plus générale et plus solennelle encore, qu'exprime la Constitution.

La première n'existe que dans les limites de la seconde. La volonté générale ne s'exprime que dans le respect de la Constitution.

De plus, le Conseil constitutionnel incorpore dans ses raisonnements la dimension de l'intérêt général.

Or celle-ci vient tempérer, le plus souvent au bénéfice du législateur, la rigueur de certains principes qui, appliqués trop abstraitement, conduiraient à des solutions irréalistes, inéquitables ou manifestement inopportunes.

Une fois même, au cours de l'année 2004, le Conseil constitutionnel a sanctionné le législateur :

- non pas pour le zèle excessif qu'il aurait manifesté à mettre en oeuvre le changement ;

- mais, au contraire, pour le manque de résolution dont il avait fait montre dans la conduite d'une réforme dont l'avait chargé le constituant.

Si, en effet, la révision constitutionnelle de mars 2003 confie au législateur organique le soin de déterminer ce qu'est la « part déterminante » des ressources propres des collectivités territoriales, ce n'est pas pour le voir esquiver ce mandat en s'en tenant à une définition imprécise et tautologique de cette « part déterminante ».


Chaque année est différente pour notre Conseil ; chacune apporte son lot de sujets inexplorés, de tâches nouvelles, de surprises, d'embûches parfois !

La taille réduite de l'institution, la cordialité de ses rapports internes y font bon ménage avec :

- la conscience de l'importance des sujets qu'elle a reçu mission de traiter ;

- la culture de l'urgence qui est la sienne ;

- le savoir-faire qu'elle a acquis, je crois, dans la gestion de l'imprévisible.

Nous avons vécu un été très occupé par les conséquences de la session extraordinaire, la troisième d'une législature qui n'a pas encore soufflé sa troisième bougie.

Les sessions extraordinaires, Monsieur le président de la République, n'en abusons pas !

Elles sont parfois inévitables :

- lorsque l'urgence commande ;

- ou lorsque le travail législatif antérieur a été artificiellement retardé par l'obstruction.

Mais il ne faut pas qu'elles deviennent une habitude.

On peut dire des sessions extraordinaires ce que l'on peut dire des ordonnances. Ce sont souvent des remèdes aux maux bien connus de notre pratique législative : encombrement du Parlement, inflation normative, complexité des textes en vigueur.

Mais il ne faudrait pas que le procédé conduise lui aussi, par précipitation ou par manque de maîtrise, à la mauvaise législation, ce qui est, hélas, trop souvent le cas.

Je relève à cet égard que, si la législature précédente n'avait pas évité les ordonnances, elle avait su éviter les sessions extraordinaires.


S'agissant des ordonnances, il doit être clair qu'en 1999, en 2003, et à nouveau en 2004, le Conseil constitutionnel n'a nullement fait leur apologie, même si, par trois fois, il a admis qu'il y soit fait appel pour codifier, moderniser et simplifier le droit en vigueur.

Du point de vue de la sécurité juridique et de la lisibilité de la législation, les inconvénients des ordonnances ont été justement dénoncés par l'opposition, sous deux législatures successives.

C'est surtout le cas lorsqu'elles interviennent dans le désordre et de façon disparate, et lorsque leur ratification n'est qu'accidentelle et implicite.

Certes, les ordonnances ont permis de poursuivre le programme de simplification et de codification du droit, que le Conseil constitutionnel a encouragé au regard de l'objectif « d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi », auquel il a reconnu valeur constitutionnelle voici cinq ans.

Les ordonnances ont été, faute de mieux, le véhicule de cette entreprise, en raison de l'encombrement de l'ordre du jour du Parlement.

Mais la question se pose aujourd'hui : le remède n'est-il pas devenu pire que le mal ?


S'agissant des sessions extraordinaires, je note que 24 projets de loi - dont 19 projets d'approbation de traités - ont été adoptés en juillet 2002.

15 l'ont été en juillet 2003, parmi lesquels la réforme des retraites.

En 2004, ont été inscrits à l'ordre du jour de la session extraordinaire un débat d'orientation budgétaire, un projet de loi organique, neuf projets de loi et trois propositions de loi concernant, par exemple, la bioéthique, le traitement des données à caractère personnel, le service public de l'électricité et du gaz, la décentralisation et l'assurance maladie.

Le 23 juillet, le Premier ministre a été conduit, pour achever ce programme sans y passer tout l'été, à engager la responsabilité du Gouvernement sur le projet de loi relatif aux responsabilités locales.

La session unique a-t-elle participé à cette dérive ? On peut se poser la question.

Certes, elle a amélioré l'organisation de la semaine de travail des parlementaires et renforcé le contrôle de l'activité gouvernementale.

Mais, dans le même temps, elle a pu favoriser une certaine inflation législative : le fait que les assemblées se réunissent tout au long de l'année pousse à légiférer. Or, comme vous l'avez rappelé vous-même à Rennes, Monsieur le président de la République, " trop de loi tue la loi .

Surtout, la session unique ne s'est pas traduite par une augmentation significative du temps que les assemblées consacrent au travail législatif. Dès lors, la convocation de sessions extraordinaires a paru s'imposer.

D'autres phénomènes que la session unique concourent, pour des raisons plus profondes, à un allongement de la durée des débats.

Il s'agit d'abord, de façon spectaculaire, de l'augmentation du nombre d'amendements déposés au cours du débat parlementaire.

Il s'agit aussi de « l'obstruction », qui ralentit de façon souvent sensible le déroulement des travaux parlementaires.

Comment ne pas voir enfin que la hausse du nombre des amendements résulte de la technicité croissante des textes ?

Celle-ci se traduit notamment, malgré le filtre du Conseil d'État pour les projets de loi, par des imperfections croissantes affectant les lois adoptées, imperfections qu'il faut ensuite corriger.

J'y reviendrai.

La réunion quasi-permanente des assemblées reflète les difficultés qu'elles rencontrent à adopter, dans une perpétuelle urgence, une législation toujours en retard d'une revendication sociale, d'une révolution scientifique ou d'une calamité d'origine naturelle ou humaine.

Plutôt que de sessions extraordinaires ou de trains d'ordonnances, ces difficultés appellent une refonte des méthodes de travail des assemblées.

Une telle transformation suppose toutefois un vaste consensus politique.

Le sujet le mérite et l'appelle, puisqu'il s'agit de rien de moins que du fonctionnement de la démocratie.

Les partis politiques le comprendront-ils ?

L'accord de vues, presque miraculeux, qui s'est réalisé en 2001 pour la réforme des lois de finances pourra-t-il se reproduire ?

C'est le voeu que je forme en ce début d'année.


Je viens d'évoquer la qualité de la législation : parlons-en.

Au poste d'observation qui est le nôtre, nous constatons, Monsieur le président de la République, une dégradation de la qualité de la loi.

Le diagnostic n'est pas nouveau ; la thérapie, elle, reste à découvrir.

La volonté d'y remédier existe.

L'Assemblée nationale et le Sénat ont mis en oeuvre de nombreuses réformes pour améliorer la qualité de la législation par une évaluation des lois votées ex ante ou ex post. Le Gouvernement a également fait des efforts et souscrit des engagements dans ce sens.

Pourtant, le phénomène persiste.


Il y a d'abord la malfaçon législative pure et simple.

Comme cet article 17-I de la loi sur la protection des données personnelles qui modifie un article du « code des postes et télécommunications » abrogé par une loi dont l'encre était encore fraîche au Journal officiel en juillet 2004, loi qui d'ailleurs rebaptise en « code des postes et communications électroniques » notre ancien code des postes et télécommunications.

Une remarque en passant : le législateur ne devrait pas modifier sans raisons sérieuses la terminologie qui est la base de législations entières. Cela se paie toujours en termes d'insécurité juridique...


Autre symptôme frappant de mauvaise santé législative : la loi qui tâtonne, hésite, bafouille, revient à bref intervalle sur le même sujet dans un sens ou dans un autre, selon les réactions réelles ou supposées de la société.

Ainsi, le même jour, le Parlement ratifie un code et habilite le Gouvernement à en abroger deux articles : je veux parler de l'affaire du droit de timbre devant les tribunaux administratifs.

Autre exemple de bégaiement de la loi : les relations budgétaires entre l'État et les collectivités territoriales. Pas une année sans modification ou réforme de la « dotation globale de fonctionnement » ou de la « dotation globale d'équipement ».

Avec les meilleurs raisons du monde, par souci d'équité ou nécessité de compensation sans doute, mais aussi pour corriger les distractions passées et les effets pervers, nous avons construit une tuyauterie inextricable, planté au cours des années une jungle de ratios.

Hoquet législatif encore, de caractère plus anecdotique : l'affaire des paquets de cigarettes.

L'article 1er de la loi du 31 juillet 2003 « visant à restreindre la consommation de tabac chez les jeunes » a interdit « la vente, la distribution ou l'offre à titre gratuit de paquets de moins de dix-neuf cigarettes ».

Le choix du nombre dix-neuf n'était pas arbitraire, puisqu'il correspondait fidèlement à une recommandation du Conseil de l'Union européenne de 2002, qui invitait les États membres à interdire la vente des cigarettes « à l'unité ou en paquets de moins de 19 unités ».

Pourtant, un amendement à la loi de financement de la sécurité sociale pour 2005 porte ce nombre de 19 à 20, au motif que certains industriels ont mis à la vente des paquets contenant exactement 19 cigarettes.

Fort bien, mais ce comportement, si choquant qu'il puisse paraître, était prévisible depuis le début.

Pourquoi alors ne pas avoir fixé d'emblée le nombre minimal de cigarettes à 20 en 2003 ?

Pourquoi ce bégaiement de la loi qui a conduit, en l'espèce, à introduire un « cavalier » dans la loi de financement de la sécurité sociale ?

Sans du tout me prononcer sur leur bien fondé, pourquoi légiférer à répétition sur des allégements temporaires de la fiscalité des donations entre vifs ? N'est-ce pas compromettre la lisibilité d'un dispositif que l'on veut pourtant incitatif ?

Le législateur revient sur son ouvrage :

- soit pour l'assouplir, ayant le sentiment d'avoir été trop rigide ;

- soit, à l'inverse, pour le resserrer ou l'étoffer, ayant le sentiment de n'être pas entendu.

Dans les deux cas, le remords ne trouve-t-il pas sa source dans l'impréparation des dispositions initiales ?

La deuxième hypothèse évoquée (c'est-à-dire la réitération, l'explicitation ou le renforcement de la règle) est assez fréquente en matière pénale et en droit du travail.

Elle trouve fréquemment son explication dans les différends et malentendus qui surgissent entre le législateur et le juge.

La jurisprudence est souvent mal perçue par le législateur ; la loi est souvent mal reçue par le juge.

Tout cela est fâcheux pour la démocratie, car il ne faut pas confondre séparation des pouvoirs et lutte des pouvoirs.

La séparation des pouvoirs permet une bonne division du travail démocratique.

La lutte entre pouvoirs provoque la paralysie et le discrédit des institutions démocratiques.

Lorsque de telles situations se produisent, il faut briser le cycle conflictuel.

Et le dénouement ne peut se trouver, je le dis avec franchise, que dans la maxime classique : force doit rester à la loi.


Un troisième vice de la législation contemporaine est son manque de clarté et d'intelligibilité.

Certes, la sanction des « incompétences négatives » et, depuis 1999, l'objectif de valeur constitutionnelle d'« accessibilité » et d'« intelligibilité » de la loi, permettent déjà de lutter, sur un terrain constitutionnel, contre le défaut de clarté et d'intelligibilité de la loi.

Nous l'avons maintenant jugé à plusieurs reprises : la loi doit être précise et claire, ce qui ne veut pas dire encombrée de détails.

Le législateur doit donc adopter des dispositions compréhensibles et des formules non équivoques, afin de prémunir les sujets de droit contre une interprétation contraire à la Constitution ou contre le risque d'arbitraire.

Il ne saurait reporter sur des autorités administratives ou juridictionnelles le soin de fixer des règles dont la détermination n'a été confiée par la Constitution qu'à la loi.

Sont donc contraires à la Constitution les dispositions dont l'impact sur l'ordonnancement juridique est incertain.

C'est au législateur de déterminer le champ d'application et la portée de la loi.

Il ne peut se défausser sur les autorités administratives et juridictionnelles appelées à intervenir par la suite.

Ainsi, le Conseil a censuré en 2004 une disposition de loi qui renvoyait à une loi ultérieure pour son application.

Le renvoi à une loi ultérieure est parfois nécessaire pour des raisons de coordination juridique (par exemple entre loi ordinaire et loi de finances).

En revanche, il ne peut être utilisé de façon dilatoire, surtout dans des matières touchant aux libertés publiques.

Le législateur ne peut faire mine de régler un problème tout en le différant.

En posant un principe général, en termes qui étaient au demeurant vagues et ambigus en l'espèce, et en renvoyant à des lois futures le soin d'apporter tous éclaircissements, le législateur a fait en quelque sorte de la loi future une « loi d'application » de la loi présente (comme il y a des décrets d'application).

Ce faisant (ou plutôt ne faisant pas), le législateur est resté en deçà de sa compétence.


J'en viens maintenant à une dérive de la loi contre laquelle, je l'avoue, je ne peux retenir une sorte de colère sacrée : les dispositions non normatives, si bien appelées « neutrons législatifs » par mon ami et maître Jean Foyer.

Le président de l'Assemblée nationale, Jean-Louis Debré, n'est pas en reste, puisque lui aussi, en juin 2004, fustigeait la multiplication des lois déclaratives, qui contribuent à l'encombrement de l'ordre du jour des assemblées.

Le vice-président du Conseil d'État a porté un jugement identique en 2001 dans un article qui a connu un certain retentissement. Cette prise de position a été injustement critiquée, car, en rendant publique son appréciation, Renaud Denoix de Saint Marc était parfaitement dans son rôle.

Tous trois ont raison.

La loi n'est pas faite pour affirmer des évidences, émettre des voeux ou dessiner l'état idéal du monde (en espérant sans doute le transformer par la seule grâce du verbe législatif ?)

La loi ne doit pas être un rite incantatoire.

Elle est faite pour fixer des obligations et ouvrir des droits.

En allant au-delà, elle se discrédite.

Mais, pour s'en tenir au rôle qui est le sien, tout son rôle et rien que son rôle, le législateur doit :

- apprendre à résister à la « demande de loi »,

- s'interdire de faire de la loi un instrument de communication.

Or, je le dis solennellement, tel n'est pas toujours le cas aujourd'hui, tant s'en faut.

La dégénérescence de la loi en instrument de la politique spectacle, la loi d'affichage, nous en avons eu des illustrations récentes, et pas seulement dans des amendements parlementaires, pas seulement dans des propositions de loi adoptées au creux propice de niches parlementaires...

Comment qualifier autrement que de « disposition d'affichage » telle mesure économique à finalité incitative si complexe et si peu attractive :

- qu'on peut douter de son utilisation future ;

- et qu'elle ne semble placée dans un projet de loi que pour signifier à l'opinion que les pouvoirs publics prennent en charge un problème qui la trouble ?

Comment ne pas avoir l'impression, parfois, que l'on veut une « grande loi » sur tel sujet majeur, avant d'avoir une idée bien définie de son contenu ? Et que, lorsqu'elle est finalement promulguée, la « grande loi » est devenue un catalogue de mesures utiles certes, mais hétéroclites et très en retrait de l'exaltant dessein premier ?

En considérant que la loi devait être non seulement précise mais également " revêtue d'une portée normative , le Conseil constitutionnel a manifesté sa volonté de lutter contre cette évolution délétère.

« La loi est l'expression de la volonté générale », énonce l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Il faut en tirer les conséquences.

Ces conséquences, les voici :

Sous réserve des dispositions particulières prévues par la Constitution (je pense aux « lois de programme » en matière économique et sociale, ou aux annexes des lois de finances ou de financement de la sécurité sociale), la loi a pour vocation d'énoncer des règles.

Jusqu'à présent, le Conseil s'est abstenu de censurer les dispositions non normatives, considérant que, dépourvues d'effets juridiques, elles ne pouvaient être utilement arguées d'inconstitutionnalité.

De fait, les dispositions non normatives ne créent pas, en apparence du moins, de difficultés aussi graves que les dispositions dont la portée normative est incertaine.

Elles semblent se fondre dans un « bruit législatif », sans conséquence fâcheuse du point de vue de la sécurité juridique ou de la séparation des pouvoirs.

Cette jurisprudence a été critiquée comme trop compréhensive à l'égard de la « loi bavarde », à l'égard d'un droit qualifié de « mou », voire de « gazeux ».

Cette critique était juste et nous l'avons entendue.

Un universitaire, par ailleurs commentateur avisé de nos décisions, le professeur Bertrand Mathieu, a dénoncé en ces termes les formules législatives non normatives :

" Non seulement elles affaiblissent la portée des lois en général, mais encore elles contribuent à écarter les problèmes sans les résoudre. Le verbe remplace l'action, le problème est censé être résolu car on a gravé son intention de le résoudre dans le marbre de la loi. C'est en fait à un subterfuge, à un trompe l'oeil que l'on a recours. La confiance des citoyens dans la loi ne peut qu'en être gravement affectée. C'est alors le juge qui crée le droit, indépendamment des bavardages et des transparences de la loi. "

Avant lui, comme vous le rappeliez, Monsieur le président de la République, à l'occasion du bicentenaire du code civil, le grand Portalis écrivait déjà : « Il ne faut point de lois inutiles ; elles affaiblissent les lois nécessaires » et aussi : « La loi permet ou elle défend, elle ordonne, elle établit, elle punit ou elle récompense ».

Tout est dit.

Cette façon d'amollir la loi de considérations générales et de voeux pieux est un phénomène moderne.

J'ai fait procéder à un recensement exhaustif de la centaine d'occurrences du mot « loi » figurant dans nos textes de rang constitutionnel.

Ce recensement fait apparaître que la loi est le sujet de verbes ayant tous un contenu « décisoire » (détermine, fixe, ordonne, régit, réglemente, autorise, défend, exclut, etc.).

La seule exception (d'ailleurs symptomatique) figure au dernier alinéa de l'article 3 de la Constitution, issu de la révision du 8 juillet 1999, aux termes duquel : « La loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives ».

Le Conseil constitutionnel est donc prêt à censurer désormais les « neutrons législatifs ».


On peut bien sûr ironiser sur une politique jurisprudentielle soucieuse à ce degré de la qualité de la législation.

N'est-ce pas là réduire le rôle du Conseil constitutionnel à des tâches un peu subalternes ?

Pour trois raisons au moins, cette ironie n'est pas de mise.

En premier lieu, il va de soi que notre Conseil conservera la « hauteur de vue » indispensable en pareille matière.

En deuxième lieu, le souci de veiller à la bonne législation ne dispense nullement notre collège d'assurer ses missions les plus fondamentales :

- de gardien des libertés publiques et des grands principes substantiels inscrits dans la Constitution ;

- et de régulateur du bon fonctionnement des pouvoirs publics.

Mais surtout, il faut comprendre que la qualité de la législation n'est pas une simple question technique.

Sa dégradation est un mal profond qui peut porter atteinte aux fondements mêmes de l'État de droit.

" Quand le droit bavarde, le citoyen ne lui prête plus qu'une oreille distraite ", pouvait-on lire en 1991 dans un rapport du Conseil d'État.

Ne prêtons pas à notre tour une oreille distraite à cet avertissement.

La règle commune que constitue la loi doit rester une règle.

À propos du traité établissant une Constitution pour l'Europe, le Conseil a jugé que nul ne saurait s'exonérer de cette règle commune en se prévalant de ses croyances religieuses.

Cette décision livre, au passage, la définition constitutionnelle du principe de laïcité.

Elle reprend presque mot pour mot la formule utilisée cinq ans plus tôt à propos de la Charte du Conseil de l'Europe sur les langues minoritaires : nul ne peut s'affranchir de la règle commune en invoquant son appartenance à un groupe ethnique ou linguistique.

Autrement dit : le communautarisme n'a tout simplement pas sa place dans notre ordre constitutionnel.

Mais comment protéger la règle commune des tentations communautaristes si, pour reprendre l'expression du Conseil d'État, nul ne lui prête plus attention ?


Clarté et normativité de la loi, cela ne veut pas dire que la loi dise tout.

D'abord, il existe d'autres instruments de régulation sociale que la loi.

Pour être moins solennels, ils ne sont pas toujours moins efficaces.


Par ailleurs, il faut désormais lutter plus activement contre les intrusions de la loi dans le domaine réglementaire.

C'est une de mes convictions les plus profondes et j'agirai dans ce sens jusqu'à la fin de mon mandat, en mars 2007.

Que la loi empiète occasionnellement sur le domaine réglementaire, voilà qui est compréhensible dans certaines hypothèses :

- par exemple, afin de combler un « interstice » des textes, pour la commodité des administrés et des administrations : on rejoint ici l'objectif d'accessibilité et d'intelligibilité du droit ;

- pour des motifs politiques aussi, lorsque le Parlement veut trancher lui-même des questions qui, pour être de nature réglementaire en droit strict, n'en ont pas moins de grandes implications pour la population.

Nous avons admis depuis 1982 que de tels chevauchements de la loi sur le décret n'appelaient pas de censure.

Le Gouvernement ne manque d'ailleurs pas de moyens de faire respecter ses prérogatives :

- que ce soit au cours du débat parlementaire ;

- ou après l'adoption de la loi, avec la procédure de déclassement ;

- et, surtout, grâce à la refonte des codes, comme le Conseil l'y a incité avec succès, ce dont je me félicite, en ayant une pensée de gratitude pour l'oeuvre admirable du président Braibant.

Toutefois, le mal est profond : l'article 37 de la Constitution, qui fonde le pouvoir réglementaire autonome du Gouvernement, se vide de son contenu depuis une trentaine d'années.

Nous portons tous notre part de responsabilité dans ce phénomène qui, depuis les années 1970, a vu la loi se gonfler de détails réglementaires.

Peut-être le Conseil constitutionnel doit-il faire son autocritique à cet égard.

N'a-t-il pas contribué lui aussi, au cours des années, à vider l'article 37 de son contenu et à pousser le législateur à surcharger la loi :

- en interprétant trop extensivement l'article 34 de la Constitution, qui énumère les sujets réservés à la loi ;

- en assimilant la notion de " principes fondamentaux « à celle de » règles " (pourtant explicitement distinguées par l'article 34 de la Constitution);

- ou en décelant trop prestement une « incompétence négative » dans le seul fait qu'un encadrement législatif soit « taisant » sur tel ou tel point ?

N'est-il pas résulté en partie de cette jurisprudence une hypertrophie de la loi, dont les conséquences redoutables sont l'instabilité des textes et la surcharge de l'ordre du jour des assemblées ?

Une chose est que la loi soit claire, précise et normative, ce sur quoi nous devons redoubler de vigilance et de sévérité.

Une autre qu'elle soit surchargée de détails.

Il faut donc revenir à l'esprit des institutions, à la lecture qu'en faisait leur fondateur en 1958.

C'est difficile, parce qu'il faudra renverser la tendance assez démagogique des trente dernières années.

Ce n'est pas impossible, car :

- un tel infléchissement de jurisprudence ne se fera pas du jour au lendemain ;

- et que, diminuant le risque de censure pour « incompétence négative », il ne s'opérera pas aux dépens du législateur.


L'examen du traité établissant une Constitution pour l'Europe, a été la grande affaire de notre Conseil en 2004.

Il a prolongé une réflexion engagée au cours de l'été (à l'occasion de quatre saisines) sur les relations entre droit national et droit de l'Union.

Grande affaire, non seulement par la taille du traité et la technicité de ses clauses, mais encore par l'ampleur, parfois vertigineuse, de quelques unes des questions qu'il soulevait.

Nous avons pris ces questions à bras-le-corps.

Non, l'Union européenne n'est pas le produit ordinaire des relations internationales.

Oui, la construction européenne nous engage non seulement conventionnellement, mais encore constitutionnellement.

Oui, nous devons faire confiance aux institutions européennes, y compris aux juridictions supranationales créées par les traités :

- pour tout ce que nous avons décidé de gérer en commun ;

- et pour assurer la protection de l'ensemble des principes que nous avons inscrits dans notre catalogue commun de valeurs.

Non, ceci ne nous est pas imposé de l'extérieur : ceci résulte d'un consentement constitutionnel national et révocable.

Non, la Charte des droits fondamentaux de l'Union ne nous engage pas au-delà de ce que permet la Constitution française, pour peu qu'on fasse de cette Charte la lecture naturelle et raisonnable qu'en fait notre décision du 19 novembre 2004.

Mais oui, il y aurait vice de consentement de la France si, le traité une fois entré en vigueur, les Cours de Luxembourg ou de Strasbourg allaient au-delà de cette lecture naturelle et raisonnable.

Oui, en raison du consentement constitutionnel et populaire dont il a bénéficié, le droit communautaire est d'effet direct et prévaut, en cas de conflit, sur nos normes nationales, y compris, dans la généralité des cas, sur nos règles constitutionnelles.

Mais non, le droit européen, si loin qu'aillent sa primauté et son immédiateté, ne peut remettre en cause ce qui est expressément inscrit dans nos textes constitutionnels et qui nous est propre.

Je veux parler ici de tout ce qui est inhérent à notre identité constitutionnelle, au double sens du terme « inhérent » : crucial et distinctif.

Autrement dit : l'essentiel de la République.


L'année 2004 a connu un record en matière de saisines.

Confirmant la tendance observée depuis le début de la législature, un texte sur deux nous est déféré.

Je ne compte pas, dans ce ratio, les lois autorisant la ratification ou l'approbation d'engagements internationaux, car cela fausserait la statistique.

S'y est ajouté le contentieux des élections sénatoriales du 26 septembre, avec un nombre de réclamations inusité, mais toutes réglées en un peu plus de deux mois.

Toutes ces tâches étaient à mener à bien sans désemparer et souvent simultanément.

Nos délais de réponse n'en souffrirent pas, tout au contraire.

Je pourrai donc m'en tenir à ce satisfecit.

Mais je n'en ferai rien.

Certes, on pourrait se réjouir du succès rencontré par le prétoire que constitue le Conseil constitutionnel, du point de vue de la constitutionnalité des lois nouvelles, du respect des grands principes démocratiques et des droits de l'opposition.

Je ne peux cependant retenir un certain malaise devant ce succès.

Un taux de saisine important est-il une garantie absolue du respect de la Constitution ?

Le contrôle de constitutionnalité a priori a de grands mérites, à commencer par sa robustesse et sa simplicité : après son examen de passage rue de Montpensier, la loi ne peut plus voir sa constitutionnalité contestée.

C'est un avantage pour la sécurité juridique et c'est pourquoi je ne suis pas partisan, pour ma part, de l'exception d'inconstitutionnalité.

Cette singularité française présente cependant, en période de surcharge, une faiblesse qu'il serait hypocrite de dissimuler.

Compte tenu des délais d'examen inhérents au contrôle a priori, et même en décuplant ses moyens, le Conseil constitutionnel ne pourra pas toujours assurer qu'il a « tout vu » d'une loi, qu'il a tout anticipé de ses conséquences.

C'est particulièrement vrai s'agissant de questions qu'il ne peut trancher sans porter une appréciation concrète.

Le maniement du principe d'égalité, celui de la nécessité des peines, le jugement porté sur les mesures rétroactives, tout cela appelle d'ores et déjà une « expertise » de données factuelles.

Qu'en sera-t-il demain lorsque sera invoquée devant nous la méconnaissance du « principe de précaution » à l'encontre d'un texte ayant des incidences en matière d'environnement ?

S'agissant des droits de l'opposition, je m'interroge aussi sur les mérites d'une politique de saisines « activiste », comme celle que nous connaissons actuellement.

D'abord, toutes les oppositions ont tendance à mêler droit et politique.

Il leur arrive de présenter sous un habillage constitutionnel des griefs qui relèvent en réalité de la philosophie politique ou de l'opportunité, quand ils ne prolongent pas purement et simplement un procès d'intention, voire un procès en sorcellerie, intentés dans la chaleur du débat public.

La saisine du Conseil constitutionnel devient ainsi une « figure obligée » d'un jeu de rôle politique un peu vain, qui perd de vue non seulement les enjeux proprement juridiques, mais même, suprême paradoxe, l'intérêt stratégique bien compris des requérants.

En effet, lorsque les requêtes sont introduites sans motif juridique véritable, mais seulement pour « marquer le coup », « pour le principe », « pour la forme » ou, comme disent les joueurs de poker, « pour voir », la qualité de l'argumentation se dégrade inévitablement.

C'est la raison pour laquelle la grande majorité des griefs est rejetée par le Conseil constitutionnel.

Cette remarque, je le souligne, s'applique à toutes les oppositions : celle d'aujourd'hui comme celles de demain.

Je ne stigmatise pas les requérants d'aujourd'hui.

Je me préoccupe en revanche de la propension de l'opposition, depuis une vingtaine d'années, à juridiciser et à juridictionnaliser souvent artificiellement le débat parlementaire.

J'ai vécu ce phénomène en qualité de président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale. Peut-être même y ai-je personnellement contribué en contresignant certains recours.

J'y vois avant tout une confirmation d'une tendance beaucoup plus générale et préoccupante pour la démocratie : la juridicisation et la juridictionnalisation des affaires publiques.

L'État de droit n'y gagne guère.

L'esprit d'initiative des responsables politiques y perd beaucoup.

La séparation des pouvoirs en souffre, car le juge est désormais poussé à jouer un rôle qui le dépasse et qui n'est pas le sien.

Mais ma perplexité devant l'afflux des saisines tient surtout à cette remarque toute simple : l'opposition d'aujourd'hui deviendra un jour majorité.

A-t-elle alors intérêt à encourager le Conseil constitutionnel à élaborer des jurisprudences prétoriennes ?

Soyons francs, quitte à choquer : a-t-elle intérêt à faire graver dans le marbre de la jurisprudence des règles qui la contraindront lorsqu'elle sera de retour aux affaires ?

N'est-ce pas pousser au Gouvernement des juges que, par ailleurs, sur toutes les travées de l'hémicycle, on dit redouter ?

* Monsieur le président de la République, Mesdames, Messieurs, pardonnez-moi d'avoir été trop long.

J'ai pour circonstances atténuantes l'importance des sujets traités et... ma propre sincérité.

Mais, avant de céder la parole, je souhaitais évoquer des sujets plus personnels.

La cérémonie de cette année se teinte de nostalgie.

Le président Guéna et deux autres de nos collègues ont quitté nos rangs au début du mois de mars dernier.

La tristesse de leur départ a certes été compensée par le bonheur de connaître leurs successeurs et de travailler avec eux.

Elle a été non moins tempérée par l'arrivée dans notre cénacle d'une personnalité aussi prestigieuse et éclairée que le président Giscard d'Estaing, membre de droit du Conseil constitutionnel depuis la fin de ses mandats électoraux.

Permettez-moi de rendre hommage à Yves Guéna, tant pour le rôle qu'il a joué au sein de notre Conseil que pour son parcours au service de la Nation et de l'État.

C'est, comme vous l'avez dit vous-même à cette place l'an dernier, Monsieur le président de la République, le parcours d'un homme de coeur et d'un grand Français.

À lui seul, il reflète tous les défis, tous les engagements de notre pays au cours des cinquante dernières années.

Et permettez-moi, Monsieur le président de la République, de vous adresser des voeux d'épanouissement et de succès dans l'exercice de vos fonctions si importantes pour le devenir de notre Nation.

J'y associe bien sûr Mme Chirac, ainsi que tous vos proches et tous vos collaborateurs.

Je vous remercie de votre attention.