Conseil Constitutionnel
Guido Raimondi
          président de la Cour européenne des droits de l’homme de 2015 à 2018

Guido Raimondi
président de la Cour européenne des droits de l’homme de 2015 à 2018
© Titwane

Au service des droits de l’homme

Guido Raimondi, président de la Cour européenne des droits de l’homme de 2015 à 2018, nous livre son témoignage sur sa vie au service des droits fondamentaux. Le regard et l’analyse précieuse d’un témoin direct des évolutions démocratiques de ces vingt dernières années en Europe.

C’est en 1989, il y a exactement trente ans, que je suis devenu co-agent du Gouvernement italien devant la Cour et la Commission européennes des droits de l’homme et que je me suis installé à Strasbourg. Magistrat depuis une douzaine d’années, j’étais loin de m’imaginer que ces fonctions nouvelles pour moi, et traditionnellement dévolues en Italie à un magistrat judiciaire, allaient bouleverser le cours de mon existence et que mon parcours professionnel allait se dérouler, en grande partie, loin de mon pays d’origine, contribuant à faire de la France ma seconde patrie et de Strasbourg ma ville d’adoption.

À la fin des années quatre-vingt, le mécanisme européen de protection des droits de l’homme était loin de ressembler à ce qu’il est devenu à partir de 1998. C’était un système tout à fait remarquable et qui représentait une avancée exceptionnelle en matière de garantie des droits de l’homme en Europe. Pourtant, il n’était pas parfait et une réforme était indispensable, notamment pour faire face à l’élargissement imminent du Conseil de l’Europe aux pays d’Europe centrale et orientale.

Dans le cadre de mes fonctions, j’ai eu l’honneur de participer aux négociations qui étaient alors menées au sein du Comité directeur des droits de l’homme du Conseil de l’Europe et qui ont conduit à l’adoption du Protocole n° 11. Elles furent absolument passionnantes, car il s’agissait de réformer le système en profondeur. Notre ambition était double : d’une part, mettre un terme au caractère facultatif du droit de recours individuel, d’autre part, abolir le rôle alors décisionnel du Comité des Ministres, organe purement diplomatique. Il fallait que la juridiction de la Cour devienne obligatoire et il était essentiel de mettre l’État et le requérant sur un pied d’égalité. En quelque sorte, instituer un système plus démocratique et aussi plus lisible pour le justiciable européen, car le mécanisme alors en vigueur était très complexe.

Au terme d’une longue négociation, au cours de laquelle des conceptions radicalement différentes s’opposèrent, nous sommes parvenus à un compromis accepté par tous. Par ceux qui étaient en faveur d’une Cour unique, comme par ceux qui préféraient un système à deux niveaux, instaurant un appel des décisions de la Commission devant la Cour. Le Protocole n° 11 a donc été le fruit de ce compromis qui donna naissance, il y a vingt ans, à la Cour unique et permanente.

De retour à la Cour de cassation italienne, je n’ai pas pour autant perdu de vue la Cour de Strasbourg, à laquelle je continuais de m’intéresser de près et sur laquelle j’écrivais.

« Il fallait que la juridiction de la Cour devienne obligatoire et il était essentiel de mettre l’État et le requérant sur un pied d’égalité »

C’est donc tout naturellement qu’en 2010, alors que j’exerçais les fonctions de conseiller juridique du Bureau international du travail, à Genève, je me portais candidat aux fonctions de juge à la Cour européenne des droits de l’homme au titre de l’Italie. Une fois élu, je prenais mes fonctions en mai 2010, heureux de pouvoir, enfin, participer à un système unique au monde et auquel j’étais lié depuis longtemps. J’étais heureux, aussi, de retrouver un pays et une ville qui m’étaient devenus très chers et où mes deux filles avaient grandi, renforçant la francophonie (et la francophilie), déjà très présentes au sein de notre famille, mon épouse considérant Strasbourg comme sa ville de cœur.

Devenu juge à la Cour, je découvrais une mécanique parfaitement huilée et organisée de manière à recevoir un nombre de requêtes plus que considérable. Il faut dire que le Conseil de l’Europe avait été considérablement transformé. L’institution rassemblant une vingtaine d’États de l’Ouest de l’Europe avait cédé la place à une véritable organisation paneuropéenne, comprenant désormais la quasi-totalité des pays issus de l’ancien bloc communiste. Quant au nouveau mécanisme européen de protection des droits de l’homme, il avait dû, dès sa mise en place en 1998, faire face à de nombreux défis.

Tout d’abord, un défi quantitatif lié à son attractivité. En effet, le nombre de requêtes qui sont parvenues à la nouvelle Cour a atteint rapidement un tel niveau que, vers 2010, il était fréquent d’entendre la formule  : «  La Cour est victime de son succès ». Nous avions même, en 2011, 160 000 requêtes pendantes, chiffre astronomique qui faisait alors craindre pour la survie du système.

Évidemment, cet afflux massif de requêtes empêchait la Cour de se consacrer, dans un délai raisonnable, aux affaires les plus sérieuses, celles dans lesquelles avaient été commises de graves violations des droits de l’homme, ou celles pour lesquelles des questions sérieuses d’interprétation de la Convention étaient soulevées. Une réforme rapide était indispensable et ce fut ainsi que débutèrent, d’abord, la négociation du Protocole n° 14, puis le processus d’Interlaken, destiné à réformer le système et à le rendre plus performant, tout en préservant le droit de recours individuel, pierre angulaire du mécanisme européen de protection des droits de l’homme.

La procédure de juge unique, issue de la mise en œuvre du Protocole n° 14, le recours de plus en plus fréquent à la procédure des arrêts-pilotes, mais, surtout, la rationalisation et la modernisation de nos méthodes de travail ont été les outils indispensables pour faire face à cette avalanche d’affaires et, aujourd’hui, c’est un peu plus de 58 000 requêtes qui sont pendantes devant la Cour européenne des droits de l’homme.

L’autre défi qu’il fallait relever pendant cette phase de croissance, et c’était certainement le plus important, fut celui de la qualité et de l’autorité de la jurisprudence. À cet égard, le bilan est largement positif. Si l’on regarde les changements intervenus en Europe depuis 20 ans, nombreuses sont les réformes introduites au sein des États membres sous l’influence des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme. Une influence qui ne s’est d’ailleurs pas limitée aux frontières de l’Europe. Ainsi, en 2018, les juges de la Cour suprême de l’Inde ont rendu un arrêt jugeant illégal l’article 377 du code pénal indien condamnant les relations sexuelles entre personnes de même sexe. Cette décision historique, attendue de longue date par les défenseurs des droits de l’homme, a été commentée dans le monde entier. Au-delà de la décision elle-même et du progrès qu’elle représente pour les personnes concernées, il est intéressant d’observer que, dans son arrêt, la Cour suprême de Delhi a cité, à plusieurs reprises, les arrêts de notre Cour dans les affaires bien connues Dudgeon, Norris, Modinos et Oliari qui ont tant fait pour mettre un terme aux discriminations subies par les personnes LGBT. On peut y voir une preuve supplémentaire de la source d’inspiration que représente notre jurisprudence au-delà du continent européen. Une preuve aussi, malgré les différences de cultures et de traditions, de l’universalité des droits de l’homme.

Mais ces vingt années n’ont pas été des décennies faciles pour notre continent. Le monde actuel n’est pas celui de 1998. Nous avons tous été les témoins, souvent impuissants, de la montée du terrorisme, d’une crise économique gravissime et de migrations massives. Autant de problèmes qui soulèvent des questions auxquelles la Cour a été invitée à répondre. Il fallait qu’elle le fasse en réaffirmant, dans ce contexte nouveau, l’importance des droits fondamentaux.

« Les trois années et demie passées à la tête de la Cour européenne des droits de l’homme ont certainement été parmi les plus riches et les plus denses de ma vie professionnelle »

Dans le même temps, des questions inédites, souvent liées au développement de la biologie et à l’apparition des nouvelles technologies, nous sont parvenues. La Cour a, parfois, été conduite à arbitrer entre différents droits protégés par la Convention, en faisant toujours prévaloir la grille d’interprétation élaborée au fil du temps. Beaucoup d’affaires, dont certaines sensibles, jugées pendant ces deux décennies, ont été au cœur de l’attention des autorités nationales, de la société civile et des médias. Toujours, notre Cour a été consciente de la responsabilité qui était la sienne. Ce qui a changé par rapport au système antérieur, c’est précisément ce caractère permanent qui nous a placés dans une position analogue à celle des juridictions supérieures des États membres. C’est certainement ce qui a contribué à nous rapprocher d’elles.

En ce qui me concerne, j’ai poursuivi mon expérience à la Cour où mes collègues m’ont fait l’honneur de m’élire, d’abord, président de section et vice-président et, enfin, président de la Cour à compter du 1er novembre 2015. Les trois années et demie passées à la tête de la Cour européenne des droits de l’homme ont certainement été parmi les plus riches et les plus denses de ma vie professionnelle. Entre les grandes affaires que j’ai eu l’honneur de présider et les personnalités passionnantes que j’ai pu rencontrer, il est difficile de faire un choix et de retenir un fait ou une personne en particulier.

Néanmoins, l’adoption du Protocole n° 16 a été un pas important et un développement majeur du système européen de protection des droits de l’homme. Ce traité a été conçu comme un nouvel élément du dialogue entre les plus hautes juridictions nationales et la Cour de Strasbourg. Il permet effectivement à ces juridictions supérieures d’adresser à la Cour des demandes d’avis consultatifs sur des questions de principe relatives à l’interprétation ou à l’application des droits et libertés définis par la Convention. L’objectif poursuivi est d’éclairer les cours nationales sans les lier pour autant. Malheureusement, au moment où j’accédai à la présidence de la Cour, le traité rencontrait certaines difficultés à obtenir les dix ratifications nécessaires à son entrée en vigueur.

C’est véritablement ma rencontre avec le président de la République française, Emmanuel Macron, qui fut déterminante. En me recevant, le 13 juin 2017, et en réponse à ma demande, il me fit part de sa forte volonté de se pencher sur cette question essentielle, m’informant de son intention de venir à la Cour pour me faire connaître sa réponse. Il avait parfaitement compris l’importance politique et la portée de ce texte pour le mécanisme européen de protection des droits de l’homme.

Le 31 octobre 2017, il fut donc le premier chef d’État français à venir prononcer un discours devant la Cour. Sur le Protocole n° 16, sa conviction était faite. Dans son discours, que je n’hésite pas à qualifier d’historique, il annonça la décision de la France de ratifier le Protocole n° 16 et déclara au sujet du dialogue des juges : « il ne manquera pas d’être renforcé lors de l’entrée en vigueur du Protocole n° 16  » ajoutant que le Protocole n° 16 parachèverait « l’édifice juridique construit autour de la Convention européenne des droits de l’homme ». C’est effectivement la ratification française qui déclencha, conformément au vœu exprimé par le président Macron dans son allocution, l’entrée en vigueur de cet instrument, le 1er août 2018.

Il est tout à fait remarquable de constater que, quelques semaines seulement après l’entrée en vigueur du protocole, la Cour de cassation française nous saisit de la première demande d’avis consultatif, qui avait trait à des questions posées autour de la gestation pour autrui. C’était un défi pour nous et je crois que nous l’avons relevé puisque, dans un délai de six mois seulement, la Cour put rendre, sur cette question délicate et controversée, un avis qui, je crois, fut bien accepté de part et d’autre. À titre personnel, je suis heureux d’avoir pu, au cours de mon mandat, assister à l’entrée en vigueur de ce protocole si important du point de vue du système européen de protection des droits de l’homme et, surtout, d’avoir pu présider la Grande Chambre chargée de donner le premier avis consultatif.

Le président Macron avait raison de dire que le Protocole n° 16 établirait « de manière plus ferme encore le dialogue entre les juridictions nationales et la Cour ». Un dialogue qui existe déjà depuis fort longtemps lors des visites que les cours suprêmes effectuent auprès de notre Cour, ou à l’occasion des visites officielles du président de la Cour dans les États membres. Ces visites ont été des moments particulièrement importants de mon activité de président de la Cour.

Mon prédécesseur avait lancé l’idée d’un réseau des cours supérieures. Je suis heureux d’avoir contribué à son développement et à son succès, puisque plus de soixante-quinze cours l’avaient rejoint à la fin de mon mandat. Surtout, ces contacts étroits avec les cours supérieures, qu’il s’agisse des cours constitutionnelles ou des cours suprêmes, m’ont permis de faire des rencontres qui restent gravées dans ma mémoire.

Ce fut notamment le cas avec Laurent Fabius, président du Conseil constitutionnel français. D’abord, je fus très sensible au fait que, quelques semaines seulement après sa nomination, il décida d’effectuer une visite officielle à la Cour, afin de renforcer les liens entre nos deux institutions. Lorsqu’il lança « la Nuit du droit » au Conseil constitutionnel et m’invita à y prendre la parole, je répondis immédiatement et avec enthousiasme à cette invitation pour présenter la jurisprudence de la Cour lors d’une table-ronde consacrée à la lutte contre le terrorisme, en compagnie de Robert Badinter et de Bernard Cazeneuve.

Pour ma dernière rentrée solennelle, je n’hésitais pas longtemps avant de proposer au président Laurent Fabius, témoin privilégié et acteur de l’his-toire de la France et du monde, d’être notre invité d’honneur. Il accepta donc de s’exprimer devant les présidents des cours supérieures des 47 États membres du Conseil de l’Europe. Je fus frappé par le lien étroit entre nos deux discours.

Pour ma part, j’y faisais le constat que, pour les hommes et les femmes de ma génération, une fois la démocratie installée, il n’y avait pas de retour en arrière possible. Mais je remarquais que l’on assistait actuellement à l’apparition d’un phénomène de désenchantement social susceptible de mener à la déconsolidation démocratique. J’observais également que, pour les jeunes générations, l’adhésion immédiate à l’idée des droits de l’homme n’allait plus de soi. Dans de nombreux pays, les électeurs semblent se détacher de leur système politique. La désaffection des citoyens à l’égard du modèle démocratique est telle que la diffusion des discours extrémistes, puis, parfois, l’arrivée au pouvoir de leaders mettant en cause les fondements même de la démocratie pluraliste est rendue plus facile. C’est là que se produit le démantèlement démocratique auquel je faisais référence. On porte d’abord atteinte aux droits de l’opposition et à l’indépendance de la justice, la presse est muselée, parfois même des oppo-sants sont emprisonnés. Les politiques ayant pour objectif la disparition des mécanismes de contre-pouvoir, essayent d’affaiblir, voire d’éliminer des acteurs institutionnels qui sont pourtant essentiels au processus démocratique. À leurs yeux, la justice, la presse, et l’opposition deviennent l’ennemi commun.

Notre Cour est évidemment le témoin direct de ces évolutions. Ainsi, un élément révélateur de la régression de l’État de droit est certainement l’augmentation du nombre de condamnations prononcées pour violation de l’article 18 de la Convention. Celui-ci dispose que les restrictions qui sont apportées aux droits et aux libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme ne peuvent l’être que dans le but pour lequel elles ont été prévues. Cette disposition, essentielle dans une démocratie pluraliste, n’a, depuis les origines, été violée qu’à douze reprises, mais cinq fois au cours de la seule année 2018. Le symptôme est inquiétant et révélateur. Sans cibler un pays ou un autre, on constate que le but recherché est souvent de réduire un opposant au silence, d’étouffer le pluralisme politique, qui est un attribut du « régime politique véritablement démocratique ».

Le discours du président Fabius répondait exactement à mes préoccupations. Nos analyses se rejoignaient parfaitement. En effet, Laurent Fabius observait le nombre important d’atteintes aux droits fondamentaux en Europe, mettant en cause l’indépendance de la Justice, la liberté des médias, l’accès au droit d’asile, les arrestations d’opposants politiques et les violences homophobes. Il remarquait qu’au moment où ces menaces apparaissaient, les attaques contre les hautes juridictions prenaient également de l’importance. Il constatait que les ennemis de l’État de droit souhaitaient voir le brutalisme l’emporter et, pour ce faire, s’attaquaient aux institutions et aux juges. Enfin, Laurent Fabius rappelait avec justesse « que la résistance à la déraison d’État requiert une attention juridique et judiciaire de chaque instant ; et que c’est largement de cette résistance que dépend la pérennité de l’État de droit. »

Ces paroles marquèrent tous ceux qui étaient présents et résonnent fortement en moi.

Ce fut un des grands moments de ma prési-dence et c’est aussi pour cela que je me réjouis d’apporter ici-même ce témoignage personnel à la demande de cet homme d’État, grand juriste et ami fidèle de la Cour européenne des droits de l’homme.


OCTOBRE 2019
Conseil constitutionnel
2, rue de Montpensier 75001 Paris

DIRECTEUR DE PUBLICATION :
Laurent Fabius
COORDINATION ÉDITORIALE :
Sylvie Vormus, Florence Badin
CONCEPTION ET RÉALISATION :
Agence Cito

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