Conseil Constitutionnel

DÉCISION N° 2019-778 DC / 21 mars 2019 / Loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice Non-conformité partielle – réserve

Loi de programmation et de réforme pour la justice

Saisi de pas moins de 57 des articles de la loi programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice, le Conseil constitutionnel a, par la plus longue décision qu’il ait jamais rendue, censuré certaines de ces dispositions, principalement de nature pénale.

Sur le volet civil de la loi, le Conseil constitutionnel a censuré l’article 7 de la loi, visant à confier aux caisses d’allocations familiales, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, la délivrance de titres exécutoires portant sur la modification du montant d’une contribution à l’entretien et à l’éducation des enfants.

Il a relevé que ces caisses sont des personnes privées en charge d’une mission de service public. Or, les dispositions contestées leur donnent compétence pour réviser le montant des contributions à l’entretien et à l’éducation des enfants qui ont fait l’objet d’une fixation par l’autorité judiciaire ou d’une convention homologuée par elle. De plus, en application du code de la sécurité sociale, elles sont tenues de verser l’allocation de soutien familial en cas de défaillance du parent débiteur de la contribution pour l’entretien et l’éducation des enfants et peuvent être ainsi intéressées à la détermination du montant des contributions.

Pour ces raisons, et alors même que les décisions de révision prises par les caisses pourraient faire l’objet d’un recours devant le juge aux affaires familiales, il a jugé que le législateur a autorisé une personne privée en charge d’un service public à modifier des décisions judiciaires sans assortir ce pouvoir de garanties suffisantes au regard des exigences d’impartialité découlant de l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.

Le Conseil constitutionnel a censuré notamment des dispositions de l’article 44 modifiant les conditions dans lesquelles il peut être recouru, dans le cadre d’une enquête ou d’une information judiciaire, à des interceptions de correspondances émises par la voie de communications électroniques.

Sur le volet pénal de la loi, s’il a validé diverses mesures de réforme de la procédure pénale, au nombre desquelles figurent notamment l’article 69 créant un parquet national antiterroriste, l’article 74 modifiant les conditions du prononcé des peines d’emprisonnement ferme ou l’article 93 habilitant le Gouvernement à réformer par voie d’ordonnance la justice pénale des mineurs, il a censuré notamment des dispositions de l’article 44 modifiant les conditions dans lesquelles il peut être recouru, dans le cadre d’une enquête ou d’une information judiciaire, à des interceptions de correspondances émises par la voie de communications électroniques.

Il a rappelé à cet égard que, si le législateur peut prévoir des mesures d’investigation spéciales en vue de constater des crimes et délits d’une gravité et d’une complexité particulières, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs, c’est sous réserve, d’une part, que les restrictions qu’elles apportent aux droits constitutionnellement garantis soient proportionnées à la gravité et à la complexité des infractions commises et n’introduisent pas de discriminations injustifiées et, d’autre part, que ces mesures soient conduites dans le respect des prérogatives de l’autorité judiciaire, à qui il incombe en particulier de garantir que leur mise en oeuvre soit nécessaire à la manifestation de la vérité.

Le législateur n’a donc pas opéré une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances

Dans ce cadre, il a relevé que le législateur avait autorisé le recours à des mesures d’interception de correspondances émises par voie de communications électroniques pour des infractions ne présentant pas nécessairement un caractère de particulière gravité et complexité, sans assortir ce recours des garanties permettant un contrôle suffisant par le juge du maintien du caractère nécessaire et proportionné de ces mesures durant leur déroulé. Le législateur n’a donc pas opéré une conciliation équilibrée entre l’objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d’infractions et le droit au respect de la vie privée et le secret des correspondances.

Il a de même censuré des dispositions de l’article 46 autorisant le recours à des techniques spéciales d’enquête, dans le cadre d’une enquête de flagrance ou préliminaire, pour tout crime, et non pour les seules infractions relevant de la criminalité et de la délinquance organisées.

S’agissant de techniques présentant un caractère particulièrement intrusif, le Conseil constitutionnel relève que, si le juge des libertés et de la détention peut ordonner à tout moment leur interruption, les dispositions contestées ne prévoyaient pas qu’il puisse accéder à l’ensemble des éléments de la procédure. Ainsi, alors que son autorisation est donnée pour une durée d’un mois, le juge n’a pas accès aux procès-verbaux réalisés dans le cadre de l’enquête en cours autres que ceux dressés en exécution de sa décision et il n’est pas informé du déroulé de l’enquête en ce qui concerne les investigations autres que les actes accomplis en exécution de sa décision.

Par ce motif notamment, le Conseil juge que le législateur n’a pas opéré une conciliation équilibrée entre, d’un côté, l’objectif de recherche des auteurs d’infractions et, de l’autre, le droit au respect de la vie privée, le secret des correspondances et l’inviolabilité du domicile.

S’agissant de l’organisation des juridictions, le Conseil constitutionnel a en revanche censuré l’article 95 substituant aux tribunaux d’instance et de grande instance les tribunaux judiciaires et l’article 106 organisant une expérimentation relative aux fonctions d’animation et de coordination attribuées à certains chefs de cour d’appel et à la spécialisation de cours d’appel en matière civile.

Le point de vue de…

Olivia Dufour

Journaliste, présidente du Cercle des journalistes juridiques

Olivia Dufour
      journaliste, présidente
du Cercle des journalistes juridiques

Olivia Dufour
journaliste, présidente du Cercle des journalistes juridiques
© Titwane

L’un des dangers attachés à l’insuffisance du budget de la justice depuis 200 ans en France réside dans la tentation de vouloir sacrifier les principes essentiels sur l’autel des gains de productivité. C’est ainsi qu’en matière de justice civile par exemple on observe la quasi-disparition de la collégialité en pratique, alors même qu’elle est considérée comme un gage de bonne justice et une aide autant qu’une protection pour le magistrat. De même, les audiences reculent à mesure que s’accroit le poids des nécessités de gestion qui la font passer pour une perte de temps inutile. La liste est longue de ces sacrifices petits ou grands inspirés plus ou moins consciemment par la pénurie structurelle de moyens. Il en est un que la loi du 23 mars 2019 de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice s’apprêtait à faire et que le Conseil constitutionnel a fort judicieusement empêché.

La réforme prévoyait que le juge pourrait imposer à la personne détenue la visioconférence pour l’audience de prolongation de la détention provisoire. Le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition, au vu de l’importance de l’enjeu qu’est la liberté rapportée aux conditions dans lesquelles la visioconférence devait se tenir dans ce cas précis. Certes, ainsi qu’il a été plusieurs fois jugé tant rue de Montpensier qu’au Palais-Royal, cette mesure vise à « contribuer à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics », par exemple en économisant des frais d’escorte, mais comment ignorer son caractère déshumanisant ? Perçoit-on les situations et les êtres de la même façon derrière un écran ? La réponse est évidemment non. Il est des cas où les enjeux ne sont pas suffisamment graves pour justifier un face à face entre un homme et son juge, alors la visioconférence a toute sa place. Mais quand il est affaire de destin comme en droit des étrangers, ou de liberté en matière pénale, sans doute gagnerait-on à écouter les avocats lorsqu’ils affirment que le recours à la visioconférence devrait toujours être subordonné au consentement du justiciable.


OCTOBRE 2019
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