Conseil Constitutionnel

La Constitution, rempart de la République

Activité intense du Parlement en début de mandature, contentieux des élections des députés et des sénateurs, saisines toujours aussi nombreuses en QPC… Quel bilan général tirez-vous de l’activité du Conseil constitutionnel au cours de l’année écoulée ?

Laurent Fabius : L’activité juridictionnelle du Conseil constitutionnel s’est maintenue à un rythme élevé. En contrôle a priori, avec au total 18 décisions DC depuis septembre 2017, nous nous sommes prononcés sur les premières lois de la nouvelle législature. Parmi elles, la loi de finances rectificative, la loi de financement de la sécurité sociale et la loi de finances pour 2018, ainsi que la loi de programmation des finances publiques 2018-2022, la loi relative à l’orientation et à la réussite des étudiants, la loi portant application du régime d’asile européen, la loi de ratification des « ordonnances travail », la loi organique concernant l’organisation de la consultation sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie, la loi relative à la protection des données personnelles, la loi pour la liberté de choisir son avenir professionnel... C’est donc un ensemble considérable.

En QPC, le flux des affaires transmises par le Conseil d’État et par la Cour de cassation a continué de se situer à un haut niveau, puisque nous avons jugé – et dans des délais brefs – au total 69 affaires depuis septembre 2017. Les domaines ont été divers même si le droit pénal et le droit fiscal représentent toujours une part prédominante. Dans environ deux tiers des cas, nous avons jugé les dispositions législatives transmises par QPC conformes à la Constitution, parfois en émettant des réserves d’interprétation. Dans un tiers des cas, notre collège a prononcé des décisions de non-conformité partielle ou totale. À cette activité juridictionnelle ordinaire il faut ajouter le contentieux des élections législatives et sénatoriales, avec au total 319 affaires de contentieux électoral et 232 pour le contentieux des comptes de campagne. Dans le traitement de ces affaires, le concours des rapporteurs adjoints issus du Conseil d’État et de la Cour des comptes a été précieux.

Ouverture accroche On peut constater une concomitance entre d’une part, les grands thèmes de l’agenda politique et du débat public, et d’autre part nos décisions.

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Plusieurs décisions rendues par le Conseil constitutionnel cette année ont été très commentées. Quelles ont été selon vous les plus marquantes ?

Difficile d’établir une hiérarchie. Notre décision concernant le « délit de solidarité » compte incontestablement parmi les plus importantes de l’année, en ce qu’elle examine pour la première fois la notion de « frater­nité », qui constituait le seul des trois termes de notre devise républicaine sur lequel le Conseil constitutionnel n’avait jamais eu à se prononcer. A également été très commentée la décision rendue en octobre 2017 sur la contribution additionnelle à l’impôt sur les sociétés de 3 % au titre des montants distribués, moins au regard du raisonnement juridique que des incidences pour les finances publiques. Le Conseil a montré qu’il jugeait en droit et tirait toutes les conséquences d’une inconstitutionnalité de la loi. Une autre décision majeure de cette année, que beaucoup ont saluée comme un progrès de l’État de droit, a concerné la motivation de la peine dans les arrêts de cours d’assises : pour la première fois, le Conseil a posé une obligation de motivation des jugements et arrêts de condamnation, pour la peine et pas seulement pour la culpabilité. Dans un autre domaine, nous avons été saisis de la loi relative à la protection des données personnelles, ce qui nous a notamment conduits à préciser pour la première fois la nature de notre contrôle sur une loi transposant un règlement européen et à faire jurisprudence quant aux décisions administratives prises à partir d’algorithmes. Je mentionnerai enfin les décisions rendues dans les affaires concernant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, comme celle par laquelle nous avons censuré une nouvelle fois le délit de consultation habituelle des sites terroristes. D’une façon générale, on peut constater une concomitance entre, d’une part, les grands thèmes de l’agenda politique et du débat public, et, d’autre part, nos décisions. Cela s’explique à la fois par les délais très brefs dans lesquels nous jugeons – jamais plus de trois mois en QPC, jamais plus d’un mois en DC –, par la spécificité de notre contrôle a priori et – élément plus récent – par le fait que nous sommes saisis de plus en plus rapidement en QPC de dispositions législatives qui viennent d’être adoptées et dont nous n’avons pas été saisis en DC. C’est ce qui s’est produit par exemple avec la loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme, dont nous n’avions pas été saisis a priori mais dont plusieurs dispositions nous ont très vite été transmises par le biais de QPC.

À la suite de la « Nuit du droit » organisée l’an dernier au Conseil constitutionnel, une nouvelle édition se tient le 4 octobre 2018, mais cette fois à l’échelle nationale. Pouvez-vous nous en dire davantage ?

La première « Nuit du droit », organisée au Conseil constitutionnel le 4 octobre 2017, a connu un grand succès. Plus de 1 000 personnes étaient présentes pour assister à des échanges passionnants sur plusieurs thèmes majeurs du débat public soulevant d’importantes questions juridiques : la lutte contre le terrorisme, l’intelligence artificielle, le travail, la protection de l’environnement. En 2018, la Nuit du droit est reconduite mais avec une ambition nouvelle : que dans l’ensemble des régions de nombreuses institutions – juridictions, universités, barreaux, entreprises, associations… – organisent le 4 octobre des initiatives diverses autour de la place du droit dans notre société. L’objectif est de mieux faire connaître à un large public les principes du droit, ses institutions, ses métiers, et de montrer comment il protège les libertés, garantit la sécurité juridique, permet le règlement pacifique des différends et assure le bon fonctionnement de la vie économique et sociale. Le droit, qui régit tous les aspects de la vie en commun, demeure souvent mal connu de nos concitoyens : la Nuit du droit vise à créer en France, le jour anniversaire de notre Constitution, un moment de célébration, de pédagogie et de réflexion autour des enjeux juridiques.

Ouverture accroche L’objectif est de mieux faire connaître à un large public les principes du droit, ses institutions, ses métiers, et de montrer comment il protège les libertés, garantit la sécurité juridique, permet le règlement pacifique des différends et assure le bon fonctionnement de la vie économique et sociale.

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Le projet de réforme des institutions a commencé d’être discuté au Parlement. Dans quelle mesure le Conseil constitutionnel sera-t-il concerné ?

Le Gouvernement a prévu de soumettre dans ce domaine trois textes distincts au Parlement : une loi constitutionnelle, une loi organique, une loi ordinaire. Au stade de la préparation de ces textes, le Conseil constitutionnel n’a pas eu à jouer de rôle spécifique. Contrairement à notre dénomination et à une idée répandue, nous ne donnons en effet pas de « conseils », d’avis à l’exécutif sur la réforme des institutions : c’est le rôle du Conseil d’État, dans sa mission de conseiller juridique du Gouvernement. Si ces textes sont discutés et adoptés, le rôle du Conseil constitutionnel variera alors selon leur nature juridique. Pour la loi ordinaire, nous contrôlerons sa conformité à la Constitution si nous en sommes saisis. Pour la loi organique, nous en serons saisis de droit. Pour la loi constitutionnelle, si l’exécutif faisait le choix du référendum, nous serions probablement saisis en amont du scrutin : depuis une décision de 2000 dite « Hauchemaille », prise à l’occasion du référendum sur le quinquennat, le Conseil constitutionnel se reconnaît compétent pour statuer sur les recours dirigés contre les actes préparatoires à un référendum. Mais nous n’en sommes pas là. Par ailleurs, si la révision constitutionnelle souhaitée par l’exécutif est adoptée, l’une de ses dispositions concernera directement le Conseil constitutionnel : le Gouvernement a prévu en effet de supprimer la possibilité pour les anciens présidents de la République de siéger au Conseil constitutionnel de droit et à vie – en maintenant une exception transitoire pour les anciens présidents ayant siégé au Conseil au cours de la dernière année. La présence de droit des anciens présidents de la République au Conseil constitutionnel représente en effet une étrangeté liée surtout aux conditions de sa création en 1958. Mettre un terme à cette situation, aujourd’hui dépassée, constituerait une réforme de bon sens et qui irait dans le bon sens : celui d’une « juridictionnalisation » du Conseil. Bien évidemment, le Conseil aura aussi, dans ses futures décisions, à tirer sur le fond les conséquences d’éventuelles modifications constitutionnelles qui auront été adoptées.

Nous célébrons cette année le soixantième anniversaire de la Constitution de la Ve République – un dossier y est d’ailleurs consacré dans ce rapport d’activité. Quelle est selon vous la vocation majeure d’une Constitution dans les sociétés démocratiques contemporaines ?

Le soixantième anniversaire de notre norme fondamentale invite en effet à s’interroger sur le « sens d’une Constitution » pour toute démocratie. Il est intéressant d’établir des comparaisons. Aux États-Unis, par exemple, le texte de la Constitution et les amendements qui y ont été apportés revêtent un caractère quasi sacré. Le fait que son adoption en 1787 ait coïncidé avec la naissance de la nation américaine, avec l’émancipation du colon britannique et avec l’adoption de principes nouveaux issus des Lumières y est évidemment pour beaucoup. En Allemagne, la « Loi Fondamentale » de 1949 bénéficie elle aussi d’un grand prestige et d’un consensus fort : ce texte, dont les vingt premiers articles définissent les droits fondamentaux de la personne humaine, marque la rupture avec le nazisme et la naissance de la nouvelle Allemagne. En Italie, en Espagne, dans plusieurs des anciennes « démocraties populaires », le prestige de la Constitution est, là aussi, très grand et fortement lié à une rupture totale avec le régime précédent. La situation française est différente. La Constitution promulguée le 4 octobre 1958 est loin d’être historiquement la première. Son texte est surtout de nature institutionnelle, il traite plus de la régulation des pouvoirs publics que des principes fondamentaux de la Nation. Ceux-ci, d’une part, ne s’affichent pas en rupture avec la période précédente et, d’autre part, ils sont surtout contenus dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, dans le Préambule de la Constitution de 1946, la Charte de l’Environnement de 2005 et dans les principes constitutionnels dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Plutôt donc dans ce qu’on appelle « le bloc de constitutionnalité » que dans la Constitution elle-même. Étant surtout de nature institutionnelle, cette Constitution, qui a déjà connu elle-même 24 révisions mais permis une grande stabilité face à la multiplicité des situations et des crises, fait l’objet d’une certaine contestation politique, alors que les principes constitutionnels fondamentaux, eux, sont beaucoup plus consensuels. Il faut se féliciter que le Conseil constitutionnel ne suscite pas la même contestation, même si telle ou telle de nos décisions, dictée par le respect du droit, peut ne pas satisfaire une partie.

Dans ce contexte, il me paraît important de souligner combien, en France comme ailleurs, une Constitution démocratique et le respect de celle-ci sont des éléments décisifs face à des menaces de toutes sortes. De multiples risques pèsent en effet sur nos sociétés, y compris – on le voit – en Europe, qui vont du terrorisme aux atteintes aux libertés, des ruptures d’égalité à la désagrégation institutionnelle et à la mise en cause de l’État de droit. Le rôle d’une « Constitution » rejoint alors son étymologie : « constituer » une nation, c’est-à-dire transformer une communauté d’individus en une société démocratique organisée, fixer les règles du bon fonctionnement de l’État et de la nation, garantir leur unité et leur pérennité. Cette idée simple doit, selon moi, être soulignée à l’occasion de ce soixantième anniversaire : la Constitution, entendue au sens large, est un ancrage, un repère, un rempart de la République.

Le Conseil constitutionnel prend en moyenne une centaine de décisions de contrôle de constitutionnalité par an sur des sujets qui concernent directement l’ensemble de la population.

Ouverture accroche Une Constitution démocratique et le respect de celle-ci sont des éléments décisifs face à des menaces de toutes sortes.

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