Olivier Duhamel, professeur émérite de droit public, président de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (Sciences Po).
Exceptionnelle la durée, qui pourrait en douter ? Nous avons connu une quinzaine de constitutions, quatorze en cent soixante-sept ans, entre 1791 et 1958. L’une des plus vénérées, du moins à gauche, celle de 1793, n’a jamais été appliquée. La plupart des autres ne furent appréciées que par leurs auteurs, et encore : constituants de 1791, fiers d’avoir écrit une des premières constitutions au monde, membres du Directoire, heureux de s’enrichir, bonapartistes comblés par le consulat, devenu à vie, transformé en Empire, légitimistes de la Restauration, orléanistes de la monarchie de juillet, républicains de 1848, puis 1875, 1945, 1946. Quatorze constitutions de toutes sortes, durée de vie moyenne : onze ans.
Tout au long du XIXe siècle, les Français se disputèrent sur la légitimité du régime souhaitable pour la France, et à peine accordés sur la République, ils reprirent la bataille sur un régime efficace. Ces querelles appartiennent désormais au passé, bien qu’à intervalle régulier des voix ne manquent pas pour tenter de les raviver. Malgré le désenchantement à l’égard du politique qui s’étend dans toutes les démocraties, la Ve République reste appréciée par une très grande majorité des Français. Parmi les forces politiques qui comptent, une seule, La France insoumise, plaide pour l’avènement d’une VIe République. Les autres, qui représentent les quatre-cinquièmes des votants, proposent certes des amendements, mais pas de changement de République.
Un seul régime a duré plus longtemps que celui né en 1958, encore n’était-il doté que de « lois constitutionnelles ». La IIIe République perdra d’ailleurs dans cinq ans la médaille d’or de la durée, et la Constitution de 1958 passera de la deuxième à la première place sur le podium. Comment expliquer un tel succès ? Il suffit pour le faire de confronter la Ve République aux trois grandes fonctions d’une constitution démocratique : permettre la libre attribution du pouvoir, assurer l’efficacité de son exercice, garantir le respect des droits fondamentaux.
La libre attribution du pouvoir
Les élections sont compétitives. Les deux élections attributives du pouvoir gouvernemental, la présidentielle et les législatives, se font dans la régularité, grâce au contrôle du Conseil constitutionnel qui ne manque pas d’annuler les comptes de campagnes présidentielles irréguliers ou les législatives frauduleuses. Et, tout aussi important, ces scrutins attribuent effectivement le pouvoir. Le président élu préside, tant que Dieu lui prête vie ou qu’il ne démissionne pas, comme le fit, exception rarissime, le général de Gaulle. Quant aux gouvernements, ils ont acquis une stabilité inédite dans les Républiques antérieures.
L’efficace exercice du pouvoir
Certes, les politiques n’obtiennent jamais tous les résultats qu’ils escomptent, et encore moins ceux que les gouvernés attendent. Mais comme l’a écrit Guy Carcassonne, « une bonne Constitution ne peut suffire à faire le bonheur d’une nation. Une mauvaise peut suffire à faire son malheur ». C’est donc à l’aulne des malheurs qu’il faut exercer notre jugement. La guerre d’Algérie en charria grand nombre. La Constitution aida à y mettre fin, notamment grâce aux référendums qui donnèrent au fondateur de la Ve République la légitimité nécessaire pour faire accepter l’indépendance d’une grande terre longtemps française. Une crise sociétale de l’ampleur de Mai 68 aurait pu déboucher sur une guerre civile. La dissolution aida à assurer l’apaisement. L’alternance amenant au pouvoir socialistes et communistes devait selon certains nous amener les chars soviétiques, selon d’autres un coup d’État. Rien de tel n’advint. La cohabitation entre le président d’un camp et le gouvernement d’un autre ne pouvait déboucher que sur une crise politique et la démission du chef de l’État, comme en 1879 ou 1924. Il n’en fut rien. Confronté à d’autres malheurs, tels une crise économique grave ou des attentats meurtriers, le pouvoir a disposé de ressources pour faire face.
La IIIe République perdra
d’ailleurs dans cinq ans la
médaille d’or de la durée,
et la Constitution de 1958
passera de la deuxième
à la première place sur
le podium.
Le respect des droits fondamentaux
L’efficacité compte mais ne suffit pas. Il est des dictatures efficaces, voyez la Chine. Et c’est sur ce troisième critère de jugement que la Ve République a connu le destin le plus extraordinaire. La Constitution de 1958 disait fort peu des droits fondamentaux, hors son article 1er sur l’égalité devant la loi et l’article 66 sur la liberté individuelle. Le Conseil constitutionnel, bien que n’ayant pas été créé à cette fin, sut remplir le vide. Il le fit d’abord au prix, audace extrême, d’une révision constitutionnelle de facto, en intégrant le Préambule dans la Constitution par ses décisions de 1970 et 1971. Ce faisant, il donna valeur constitutionnelle à pas moins que la Déclaration de 1789 et le Préambule de 1946, soit aux principaux droits politiques, aux principes d’un droit pénal civilisé et à nombre de droits économiques et sociaux. Pour que cette révision prenne tous ses effets, il fallut le concours du constituant, qui le lui accorda à deux reprises, en 1974 avec le droit de saisine par soixante députés ou sénateurs, en 2008 avec la création de la QPC permettant à un justiciable d’invoquer l’inconstitutionnalité d’une loi mettant en cause les droits fondamentaux. Doté de ces outils, il fait son travail, et garantit, jour après jour, que notre État soit bien de droit.