Résumé

Un retour d’expérience fondé sur l’exercice successif des fonctions de recteur de deux académies et de chef de pôle au cabinet du Premier ministre permet, au travers du prisme des questions éducatives au sens large, de s’interroger sur le rôle, le positionnement et le quotidien de ce type de postes à responsabilité dans l’Etat, aussi bien à Paris que sur les territoires. Supposant loyauté et engagement, ils permettent aussi à celui qui les exerce de développer un apport personnel dans la conduite concrète des politiques publiques et des équipes qu’il lui est donné d’animer. L’éducation offre un cadre propice d’action et de réflexion sur la jeunesse, son émancipation et son avenir.

Appelé par la Revue à porter un témoignage fondé sur une expérience pratique des questions éducatives, je mesure d'emblée combien d'autres observateurs disposant d'une connaissance de l'État infiniment plus fine pourraient assurément partager un regard plus informé. À cet égard, je mesure n'avoir été qu'un parmi beaucoup d'autres, au milieu d'équipes solidaires et de qualité. Ce n'est pas là une clause de style : nous faisons ce que nous pouvons quand nous sommes à ces postes de responsabilité.

Il s'agira de rendre compte d'une période de quatre années et demi du début de l'année 2018 au mitan de l'année 2022 ; une forme de retour d'expérience, de retex dit-on dans un langage consacré, de ces années passionnantes. Il m'a été donné d'exercer les fonctions de recteur d'académie, chancelier des universités, pendant un peu moins de trois ans (février 2018-juillet 2020) à Clermont-Ferrand puis à Toulouse et, pendant près de deux années, de conseiller du Premier ministre Jean Castex, chef du pôle Éducation, enseignement supérieur, recherche, jeunesse et sports de Matignon (juillet 2020-mai 2022).

Ces expériences ne faisaient pas partie d'un parcours tracé d'avance. Après une formation généraliste à l'Institut d'études politiques de Paris puis à l'École des Hautes études commerciales, mes études m'ont porté vers le droit, jusqu'à l'agrégation des facultés de droit en 2008. Ma carrière a d'abord été celle d'un professeur des universités, à Poitiers, puis à Paris Descartes et, à compter de 2013, à l'Université Paris Panthéon-Assas avant cette expérience professionnelle, qui s'est inscrite dans le chemin de l'enseignement, toujours demeuré l'un des fils de ma vie. Cette expérience a pris la forme du service de l'école et la leçon d'une école du service.

A) Le service de l'École

Au cours de ces quatre années et demi, l'École entendue au sens large a été le cœur battant de mes fonctions de recteur d'académie et de conseiller du Premier ministre.

1. La figure du recteur, un cas d'école

Cas assez unique, cas d'école même pourrait-on dire, le recteur d'académie est en effet en charge de l'enseignement de l'école maternelle à l'Université incluse, revêtant dans ce dernier cas les habits de chancelier des universités(1), c'est-à-dire de représentant de l'État dans les universités depuis qu'il n'est plus, par le truchement de la loi Edgar Faure, le président de l'université. Encore aujourd'hui à l'étranger et par le passé en France, le recteur désignait le chef d'une université, ce qui explique que son activité se cantonnait en pratique à l'enseignement supérieur et parfois au lycée. Aujourd'hui, l'enseignement primaire et l'enseignement secondaire occupent une part importante de son activité.

Il est peu de dire que la littérature scientifique est demeurée discrète sur la figure du recteur, à l'exception des écrits d'historiens de l'éducation ou d'anciens recteurs(2). Pourtant, le recteur est une figure assez ancienne : héritage de Napoléon et en particulier du décret du 17 mars 1808 dont l'article 94 dispose que « chaque académie sera gouvernée par un recteur », les recteurs sont plus que bicentenaires(3). Il représente d'une part le ministre de l'Éducation qui est, au gré des temps, parfois aussi celui de la jeunesse et des sports et, d'autre part, le ministre de l'Enseignement supérieur qui peut être aussi en charge de la recherche et de l'innovation. De même que, comme l'écrivait Stendhal, « il faut toujours en revenir à ce point : le gouvernement, dans les départements, c'est le préfet »(4), en écho on pourrait écrire : le gouvernement, dans l'académie, c'est le recteur. Des relations étroites avec les préfets sont une clef de la réussite de la fonction de recteur ; dans le cadre de mes fonctions, j'ai toujours entretenu d'excellents liens avec eux. S'il est vrai que les parentés entre ces deux représentants de l'État sont nombreuses, de la nomination par décret en Conseil des ministres à l'exercice déconcentré, ce qui explique qu'on ait pu présenter les recteurs comme des « préfets de l'éducation », la comparaison n'est pas entière dans un domaine où les recteurs ont longtemps été choisis parmi les seuls professeurs d'université. Une liberté d'action importante est placée entre les mains du recteur, chef d'une administration déconcentrée, héritière du « recteur magnifique » et des franchises universitaires. On se souviendra que l'article 4 du décret impérial prévoyait que « l'Université impériale sera composée d'autant d'académies qu'il y a de cours d'appel », traduisant la volonté d'accorder à l'enseignement un prestige comparable à celui de la justice. Jusqu'en 1814, l'empereur fit d'ailleurs suivre ses conquêtes politiques et militaires de la création des rectorats : Brême, Bruxelles, Gênes, Genève, Liège, Leyden, Mayence, Pise, Parme, Rome, ou Turin...

La fonction rectorale a naturellement beaucoup évolué, singulièrement depuis une dizaine d'années. Je n'ai certainement pas exercé la même fonction que mes lointains prédécesseurs : si le recteur est resté une figure locale importante, il est aujourd'hui bien davantage présent sur le terrain et dans la presse. On ne reconnaîtrait pas « le port tranquille » pour « universitaires chargés d'ans et d'honneurs » décrit au XIXe siècle(5). Dès 1967, Alain Peyrefitte décida de mettre fin à la quasi-inamovibilité des recteurs, indiquant qu'il s'agit d'une mission temporaire : « il n'existe pas de corps de recteurs d'académie. La fonction rectorale n'est pas une carrière mais une mission »(6). Nommé quelques mois avant mes quarante ans, je ne peux que mesurer la chance qui m'a été donnée et la confiance qui m'a été faite d'exercer cette fonction à un jeune âge et j'en suis profondément reconnaissant au recteur Patrick Gérard qui m'a mis sur cette route et au ministre Jean-Michel Blanquer qui m'en a montré toute la noblesse.

Si le recteur est à la tête d'une académie, il est d'abord le chef d'un rectorat, véritable administration de plusieurs centaines de personnes (près de 400 à Clermont-Ferrand, 700 à Toulouse). Il gère un budget important : plus de 1,4 Mds d'euros à Clermont-Ferrand et plus de 3 Mds d'euros à Toulouse sont consommés au titre de la mission « enseignement scolaire » composée de 5 budgets opérationnels de programmes (BOP). Derrière ces sommes, il y a d'abord et avant tout la « masse salariale » comme l'on dit inélégamment pour désigner, par exemple dans l'académie de Toulouse, 37 000 professeurs et 15 000 personnels dont une moitié d'accompagnants d'enfants en situation de handicap. Le « rector » selon les dictionnaires désignait dès le XIIIe siècle, dans ses premières occurrences en français, le « capitaine d'un navire ». L'étymologie demeure précieuse : une académie est un grand vaisseau qu'il convient de manœuvrer contre vents et marées et les tempêtes qui, c'est inévitable, ne manquent pas. L'agenda du recteur atteste de la diversité de la tâche : audiences syndicales et comités techniques sociaux, travail avec les inspecteurs d'académie, visites de terrain, liens avec les élus et la presse, réunions des recteurs à Paris ou en visioconférence, échanges avec les conseillers techniques thématiques, cérémonies protocolaires, etc. Le rôle est à la fois stratégique et opérationnel : il s'agit aussi bien de définir, dans le sillage de la politique ministérielle, un projet académique que de régler constamment toutes sortes de difficultés pratiques. Le recteur s'efforce d'être tantôt – ou à la fois – un directeur des ressources humaines, un diplomate, un administrateur, un pédagogue ou un entrepreneur. L'on peut faire beaucoup de choses à une échelle qui peut sembler modeste mais est assez déterminante : à savoir mettre plusieurs partenaires autour de la table pour faire avancer le financement d'un projet universitaire d'ampleur, développer un internat d'excellence dans un lieu d'exception bien que peu accessible, lancer des projets de construction d'un bâtiment rectoral, favoriser l'éducation artistique et culturelle en lançant le programme « Guide d'un jour » pour les élèves de l'académie au moment des Journées du Patrimoine.

Pilote administratif, financier et pédagogique – les liens avec l'Inspection générale et ses membres comme avec les inspecteurs pédagogiques régionaux sont essentiels – de son académie, le recteur anime des équipes de très grande qualité : le secrétaire général d'académie et les services qu'il dirige, le directeur de cabinet et l'ensemble du cabinet.

Chaque académie a, on le conçoit aisément, sa singularité. Elles sont plus ou moins vastes et, pour la plupart d'entre elles, assez rurales car la France le demeure encore en grande partie. Au cas particulier, j'ai administré sur le plan scolaire et universitaire l'académie de Clermont-Ferrand, composée des quatre départements de l'ancienne région Auvergne (Allier, Cantal, Haute-Loire, Puy-de-Dôme) et l'académie de Toulouse, composée des huit départements de l'ancienne région Midi-Pyrénées (Ariège, Aveyron, Gers, Haute-Garonne, Hautes-Pyrénées, Lot, Tarn, Tarn-et-Garonne), plus grand ressort académique de France métropolitaine(7). Pour donner quelques ordres de grandeur, l'académie de Clermont-Ferrand compte 110 000 élèves dans 1 250 écoles et 100 000 collégiens et lycéens relevant de 270 collèges et lycées ainsi que 50 000 étudiants ; celle de Toulouse accueille 275 000 élèves dans plus de 2 500 écoles et près de 240 000 collégiens et lycéens ainsi qu'environ 140 000 étudiants.

2. L'activité du conseiller, une école de cas

À Matignon où j'ai été appelé en juillet 2020 à rejoindre le cabinet du Premier ministre par son directeur dès la nomination de M. Jean Castex en qualité de Premier ministre, en tant que conseiller Éducation, j'étais à la tête de l'un des douze pôles du cabinet, animant une équipe composée d'une conseillère technique éducation, d'un conseiller technique jeunesse et sports et d'un conseiller technique recherche. Cette fonction est généralement exercée par un universitaire, qui a souvent été recteur. La connaissance du monde éducatif est en effet cruciale pour comprendre les rouages et disposer des contacts opportuns.

Pour un professeur de droit public, observer et participer au fonctionnement quotidien de l'État en administration déconcentrée comme à Matignon a été particulièrement exaltant. Sur ce dernier point, on a beau avoir pour habitude d'enseigner aux étudiants le rôle central du Secrétariat général du Gouvernement et ce que représente le Premier ministre et son cabinet dans les rouages de l'interministérialité, rien ne vaut un cas pratique. Par exemple, les relations avec le Parlement qu'il m'a été donné à voir et à pratiquer, notamment au travers du suivi de la loi sur la programmation de la recherche et de la conclusion, sous l'égide du Premier ministre, d'un accord sur les rémunérations et carrières, à l'automne 2020, ont été riches d'enseignements tant sur le plan de la stratégie politique que sur celui de la technique parlementaire. Cette expérience est bien sûr empreinte de subjectivité. À mes yeux, elle fut menée avec un Premier ministre inspirant et accessible ainsi qu'au milieu d'un cabinet remarquablement dirigé et composé. 

La fonction est infiniment riche. Il y a bien sûr le cœur de l'activité, la plus visible de l'extérieur, qui consiste à rendre des arbitrages, en présidant ou en participant à des réunions interministérielles, au nom du Premier ministre. Il s'agit des célèbres « RIM » qui se conjuguent : on « rime » et même on « bleuit » en référence aux « bleus » de Matignon qui en consignent le compte-rendu. Au-delà, le rôle du conseiller consiste à alimenter le Premier ministre en informations, à préparer les entretiens réguliers qu'il a avec les ministres en charge (au moment de l'exercice de mes fonctions : le ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, la ministre de l'Enseignement supérieur, de la Recherche et de l'Innovation, la ministre déléguée aux Sports, la secrétaire d'État à l'Éducation prioritaire et la secrétaire d'État chargée du Service universel), lui proposer de rencontrer des interlocuteurs de premier plan de la vie académique, préparer échanges, visites et déplacements. Le Premier ministre Castex en a réalisé plus de 350 en deux ans de mandat dont une trentaine dans le secteur éducatif ou de la jeunesse et des sports. En voici quelques exemples pour en prendre une vue cavalière : rentrée scolaire à Châteauroux et rentrée universitaire à Orsay, annonce d'une stratégie du numérique éducatif à Poitiers, discours devant France Universités à Paris, rencontre de jeunes participants au service national universel dans les Yvelines, échange sur la précarité étudiante au CROUS de Strasbourg, dynamisation de la voie professionnelle en Meurthe-et-Moselle, 60 ans du CNES, etc. Sans compter les déplacements liés aux protocoles sanitaires Covid successifs dans les écoles et, à forte portée symbolique, nous y reviendrons, la présence au collège du Bois de l'Aulne à Conflans-Sainte-Honorine, là où il enseignait, pour l'hommage rendu à Samuel Paty au retour des vacances d'automne 2020.

Il est de coutume de dire qu'à Matignon, les ennuis remontent. L'implicite d'une telle assertion, est que les difficultés les moins problématiques restent traitées par les ministères. De fait, Matignon est une maison de l'urgence mais aussi de l'interministérialité. C'est une « ruche ». Le conseiller Éducation établit des interactions fortes notamment avec les conseillers du pôle santé et solidarités (Covid, réforme des études de santé, petits déjeuners gratuits dans les écoles), du pôle intérieur (radicalisation), du pôle travail (Plan 1 jeune 1 solution, lancé en juillet 2020), du pôle économie (plan de relance) et du pôle diplomatique et européen. En lien avec la conseillère Éducation de l'Élysée, il s'agissait de faire travailler en cohérence les ministères, de les épauler dans les arbitrages budgétaires avec Bercy, de veiller au bon avancement des sujets prioritaires. Il convient surtout de trouver le juste rôle, en accompagnant sans faire à la place des ministères. Les échanges quotidiens avec les directeurs de cabinet des ministres et leurs adjoints rendent ce travail le plus fluide possible au service de l'École.

B) Une école du service

Les deux expériences relatées, particulièrement prenantes, ne manquent pas d'intensité. Elles placent celui qui s'y livre « au service » des ministres et du Premier ministre, dans le souci de l'intérêt général. Si l'on essaie de prendre une vue plus rapprochée des choses, sans doute le poids des responsabilités l'emporte-t-il dans les fonctions de recteur là où le poids de la disponibilité est prépondérant dans l'activité de conseiller du Premier ministre. Cependant, les deux fonctions partagent toutes deux un rapport singulier au temps et à l'espace.

1. Le rapport au temps

Le pluriel s'impose ici : le rapport aux temps convient mieux pour distinguer au moins trois temporalités qui se mêlent et qui supposent, pour celui qui occupe ces fonctions, à la fois d'accepter de vivre dans une forme d'incertitude et de savoir saisir l'opportunité d'une annonce, d'une mesure, d'un texte : le kaïros, le momentum, en un mot, le moment favorable.

D'abord, le temps long qui, en réalité, est un temps bien court. C'est parfois celui qui manque le plus dans le cœur de l'action. Il est pourtant fondamental, il convient d'essayer de se réserver du temps pour réfléchir quelques heures par semaine à des sujets d'importance qui préparent l'avenir des politiques menées. Deux exemples illustreront le propos. Au plan national, la participation à la préparation depuis Matignon, à « France 2030 », plan d'investissement annoncé par le Président de la République, à hauteur de plus de 50 milliards d'euros dont une partie est consacrée à la connaissance, à la recherche et à l'innovation, m'a mobilisé ainsi que le conseiller technique recherche. Au plan local, préparer l'avenir suppose de faire des universités de demain des établissements encore plus attractifs, ce que le suivi étroit des initiatives d'excellence (IDEX, ISITE) contribue à rendre possible.

Ensuite, ce qui est marquant est nécessairement une certaine tyrannie du quotidien. Elle s'inscrit jusque dans l'agenda du recteur comme dans celui du conseiller. Pour ce dernier, les réunions du lundi avec les cabinets des ministres, le moment des questions au gouvernement en milieu de semaine, la réunion de cabinet pendant le Conseil des ministres du mercredi, les réunions des chefs de pôles à Matignon pour préparer la semaine et l'ordre du jour du prochain Conseil des ministres rythment quelques moments des agendas qui, par ailleurs, se défont aussi vite qu'ils se font. Au-delà des semaines qui reviennent, le secteur scolaire est marqué par les saisons : pour le recteur, une année scolaire se prépare dès l'automne et doit être prête à l'été, sous réserve des derniers ajustements. La préparation de rentrée donne ainsi lieu au partage de données démographiques en septembre, à l'annonce des moyens notamment en postes en décembre, à leur présentation en comité académique devant les syndicats en janvier et ainsi de suite. La rentrée se prépare tout au long de l'année qui précède et bénéficie des périodes plus calmes que constituent les vacances scolaires, elle s'étend jusqu'aux réunions de pré-rentrée dans les départements à la fin du mois d'août avec chefs d'établissements et inspecteurs. Le quotidien ce sont aussi mille choses à accomplir entre temps : un courrier abondant et des réponses à la presse.

Enfin, on ne peut passer sous silence l'irruption de la crise, même si les crises s'accélèrent et dessinent parfois un état quasi-permanent. Elles s'enchaînent à la mesure et au rythme des événements dans les établissements scolaires. Que faire remonter à Paris lorsqu'on est recteur ? La mission est implicitement de résoudre ce qui peut l'être au bon niveau de subsidiarité mais il convient tout autant que les ministres soient au courant des sujets majeurs de l'académie. Trois souvenirs marquants peuvent être restitués ici, tirés d'un ensemble bien entendu plus vaste.

En premier lieu, le COVID. J'ai traversé pour ma part l'intégralité de la crise sanitaire dans le cadre de mes fonctions : à Toulouse lors du premier confinement puis à Matignon lors des suivants. Il s'est agi pendant cette période d'organiser la continuité pédagogique, de confectionner des protocoles sanitaires, de préparer la réouverture des écoles le 11 mai 2020 à la veille d'élections municipales dont le second tour avait été décalé au mois de juin. En académie, pendant cette période, le travail commun et quotidien de la rectrice de l'académie de Montpellier et du recteur de l'académie de Toulouse avec le préfet de région et le directeur général de l'ARS ont été déterminants. La situation des étudiants, notamment sur le plan psychologique, a fait l'objet d'une attention particulière. Je me suis efforcé aussi de rassurer en communiquant par courrier et visioconférence avec personnels et parents d'élèves et d'être à leur écoute.

En deuxième lieu, une autre crise, plus soudaine, plus sourde, terrible pour tous et pour qui est professeur ou l'a été, l'assassinat de Samuel Paty : la nouvelle tragique apprise à la fin de ce vendredi d'octobre 2020, la rencontre du Premier ministre et du ministre avec les organisations syndicales le samedi matin à Grenelle, les obsèques si émouvantes en Sorbonne le mercredi suivant, la cérémonie d'hommage le lundi matin de la rentrée des congés scolaires de Toussaint.

En troisième lieu, dans les premiers mois de 2022 qui seront mes derniers mois rue de Varenne, s'invite un événement d'ampleur, le déclenchement de la guerre en Ukraine. Les conséquences ne furent pas immédiatement scolaires ni universitaires mais, rapidement, il convient d'organiser l'accueil des élèves ukrainiens en lien avec les collectivités territoriales : au mois d'avril 2022, plus de 12 000 élèves venus d'Ukraine sont scolarisés dans des écoles et établissements scolaires français. Sur le plan universitaire, l'accueil des étudiants et des chercheurs mobilisa la communauté scientifique.

2. Le rapport à l'espace

S'il est un sujet qui trouve des conséquences très concrètes et s'incarne localement, c'est bien celui de l'éducation comme en attestent les presque 60 000 implantations scolaires sur le sol national. C'est dire l'importance de la carte et du territoire.

L'une des activités auxquelles j'apportais le plus grand soin en tant que recteur d'académie et que je suivais avec une grande attention en tant que conseiller du Premier ministre était la préparation de la carte scolaire (premier degré). Je passais beaucoup de temps avec les directeurs académiques de l'Éducation nationale (DASEN), pour comprendre tous les enjeux territoriaux et mesurais la déprise démographique parfois importante dans certains territoires avant de décider, avec le plus de discernement possible, la création de postes ou de retraits d'emploi. Il faut en mesurer les conséquences mais aussi les difficultés dans des territoires très ruraux. J'ai souvenir que, dans le département du Gers, plus d'un quart des écoles primaires sont à classe unique. Si, depuis 2018, des consignes de non-fermeture d'école sans l'accord du maire ont été données, le sujet demeure toujours complexe et effervescent. 

Déployer sur le terrain les politiques ministérielles d'orientation – comme la rénovation des conditions d'entrée dans l'enseignement supérieur – qu'il m'était parallèlement donné de connaître en qualité de président de l'ONISEP – suppose de veiller localement aux conséquences. De même, la labellisation de 200 cités éducatives qui coordonnent étroitement les acteurs éducatifs pour lutter contre le décrochage scolaire et le déploiement du dédoublement de certaines classes de maternelle et de primaire en REP et REP+ demandent un suivi local fin. La place donnée aux territoires dans le secteur éducatif, c'est aussi le rôle donné aux langues régionales : à Toulouse pour l'occitan et à Matignon pour le suivi de la circulaire ministérielle du 14 décembre 2021 sur le cadre applicable aux langues régionales et à la promotion de leur enseignement inspiré d'un rapport demandé par le Premier ministre à deux parlementaires. On retient aussi d'heureux souvenirs de notre activité de délégué ministériel aux internats, mission confiée par le ministre pour développer des structures du XXIe siècle qui font envie aux jeunes et permettent d'offrir un cadre épanouissant et stimulant pour les jeunes qui y vivent.

Parvenu au terme de ce petit voyage en arrière, on fera deux remarques d'ordre transversal sur le terrain de l'Éducation qui, avec le football, est certainement celui dans lequel chaque citoyen a généralement un avis.

La première pour observer que la crise éducative qui frappe la France depuis une vingtaine d'années – et qui prend la forme d'une crise du recrutement, de l'autorité, ou de la baisse du niveau – est sensiblement la même dans tout l'Occident. Il ne s'agit pas d'une consolation mais plutôt d'une invitation à mener des combats communs et à élargir la perspective de réflexion en partageant les bonnes pratiques.

La seconde pour constater que notre système recèle un trésor encore trop peu exploité : ce sont ses ressources humaines ; je serais tenté d'écrire ses richesses humaines. Si la maison dispose d'une grande capacité à gérer des équilibres techniques compliqués, elle peine parfois à individualiser les carrières malgré des évolutions notables dans le sens d'une GRH de proximité. C'est là toute l'importance du dernier kilomètre(8). Le recteur, qui est commandeur des Palmes académiques ex officio, peut également mesurer l'importance de la reconnaissance symbolique forte qui s'attache à la possibilité de distinguer un investissement particulier ou une vie consacrée à l'École. Un témoignage personnel : pendant la crise sanitaire, ayant eu écho de leur investissement particulier au cours de la période, j'ai eu à cœur de téléphoner personnellement à une quarantaine de personnels de l'académie de Toulouse. C'était là, à une échelle nécessairement réduite par rapport au nombre des professeurs et agents investis, l'une des occasions, que j'ai toujours recherchées avec sincérité, de remercier ceux qui font l'École chaque jour et à qui l'on doit confiance, reconnaissance et admiration.

(1): Il est à noter que, depuis le 1er janvier 2020, ont été créés dans sept régions académiques, des postes de recteurs délégués à l'enseignement supérieur et que la qualité de chancelier des universités est désormais dévolue aux seuls recteurs de région académique.

(2): P. Gérard, « Le recteur d'académie », AJDA 1996, p. 836 ; du même auteur, « Le recteur et son académie », Mélanges Pierre Grégory, éd. Eska, 2013, p. 353. V. aussi, P. Jan, Le recteur : un haut fonctionnaire au service de la stratégie éducative, Mélanges Hervé Rihal, LGDJ, 2021 et, également, les contributions d'André Legrand et Bernard Toulemonde.

(3): J.-F. Condette (dir.), Les recteurs. Deux siècles d'enseignement pour l'École 1808-2008, préc. ; J.-F. Condette et H. Legohérel, Le recteur d'académie. Deux cents ans d'histoire, éd. Cujas, 2008.

(4): Stendhal, Mémoires d'un touriste, II, Lévy, 1854, p. 347.

(5): P. Gerbod, La condition universitaire au XIXe siècle, PUF, 1965.

(6): M. Chevalier, « La fonction rectorale. La fin des recteurs inamovibles », La Revue administrative, janvier-février 1977, p. 9.

(7): La Guyane est la première académie française en superficie. Au sein de l'académie de Toulouse, 45 % des élèves sont concentrés dans le département de la Haute-Garonne.

(8): Conseil d'État, Le dernier kilomètre, Rapport, Doc. Fr., 2023.

Citer cet article

Benoit DELAUNAY. « Retour d'expérience », Titre VII [en ligne], n° 12, L'enseignement, avril 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/retour-d-experience