Résumé

Le contexte difficile des finances locales implique pour les collectivités de rechercher des perspectives pour assumer leurs missions et permettre l'effectivité de la décentralisation. Dans ce domaine, l'avenir s'inscrira toujours entre les principes de valeur constitutionnelle de liberté et d'égalité dont le Conseil constitutionnel assure la conciliation depuis plusieurs années. Ces deux principes sont indissociables et synonymes tout autant de garanties que de contraintes. La libre administration exige une autonomie financière dont les contours, toujours flous, se veulent insatisfaisants et le principe d'égalité permet des adaptations qui ne laissent pas une totale liberté aux collectivités. Le rôle du Conseil constitutionnel restera décisif dans l'avenir en matière de finances locales sans qu'il puisse se substituer au législateur pour ouvrir un nouvel acte de la décentralisation qui répondrait aux attentes des collectivités.

Les relations financières entre l'État et les collectivités locales influencent fortement les finances publiques selon des modalités assez diverses. De façon générale, l'ensemble des transferts financiers de l'État vers les collectivités locales s'établit à plus de cent milliards d'euros par an(1) parmi lesquels les concours financiers représentent plus de cinquante milliards d'euros(2). Ces transferts alimentent en partie le dynamisme des dépenses publiques locales qui s'élèvent à plus de trois cent milliards d'euros par an(3). Les lois financières jouent donc un rôle majeur sur les finances locales. Chaque année, la loi de finances initiale agit comme une sorte de métronome des finances locales rythmant le fonctionnement de celles-ci à travers plusieurs dispositifs mis en place ou modifiés chaque année comme l'évolution des règles relatives à la fiscalité, les contours des transferts financiers de l'État, ou des nouveaux dispositifs de péréquation.

Dans ce cadre, le rôle du Conseil constitutionnel est décisif, notamment lorsqu'il a été saisi de réformes emblématiques et a reconnu la constitutionnalité de la réforme de la taxe professionnelle(4), de la taxe d'habitation(5) ou de la suppression de la CVAE(6). Les dispositions intéressant les collectivités dans les lois financières sont contrôlées par le Conseil constitutionnel à la fois lors des saisines a priori ou par le biais des questions prioritaires de constitutionnalité. Sur le fond, le contrôle du Conseil constitutionnel a permis de délimiter la portée de la libre administration dans sa dimension financière, principalement depuis la révision de 2003 et l'application de l'article 72-2 de la Constitution et de la loi organique du 29 juillet 2004 relative à l'autonomie financière(7).

Du point de vue des attentes des parlementaires auteurs des saisines et des requérants dans le cadre de QPC, un certain paradoxe peut être relevé. En effet, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rappelle la nécessaire conciliation entre les principes de valeur constitutionnelle de liberté et d'égalité. Ainsi, s'agissant de la libre administration, le respect du principe d'égalité et le caractère unitaire de l'État ont toujours fixé une limite claire à sa portée(8). En revanche, du point de vue des collectivités, ces deux principes ne semblent pas considérés comme une limite l'un de l'autre mais comme des garanties qui se dédoubleraient en leur faveur. Pour schématiser, les collectivités semblent à la fois souhaiter plus d'autonomie tout en réclamant d'être traitées comme les autres. Cette recherche de plus d'autonomie et plus d'égalité montre bien l'ambivalence de la situation des collectivités territoriales face aux garanties constitutionnelles et leurs limites. En pratique néanmoins, les collectivités territoriales ne bénéficient pas d'une protection constitutionnelle qui renforcerait l'autonomie des finances locales.

Les perspectives futures du contrôle de constitutionnalité des lois financières dans le domaine des finances locales s'inscrivent dans cette ambivalence et sont conditionnées aux évolutions hypothétiques du volet financier de la libre administration à savoir l'autonomie financière (I) et les adaptations attendues mais tout autant incertaines du principe d'égalité (II).

I. Les contours de la libre administration en matière financière : une transformation de l'autonomie financière ?

Plus de vingt ans après sa consécration constitutionnelle, l'autonomie financière des collectivités territoriales ne se veut plus porteuse d'aucune illusion dans sa capacité à les protéger des velléités de l'État lancé dans un vaste mouvement visant à les priver des ressources fiscales dont elles avaient encore la maîtrise alors. Il faut voir dans ce processus de recentralisation financière la faute du législateur organique assurément, qui a défini la notion de ressources propres des collectivités territoriales beaucoup trop largement en y incluant les impositions partagées par l'État sur lesquelles elles ne peuvent fixer ni le taux, ni l'assiette ; il faut y voir tout autant la responsabilité du Conseil constitutionnel dans l'interprétation qui a été la sienne en la matière, tout spécifiquement pour valider le dégrèvement de la taxe d'habitation pour 80 % de la population(9), au regard de la volonté du Président de la République nouvellement élu en 2017 de faire disparaître cette imposition locale directe emblématique. Une telle position s'inscrit par ailleurs dans le prolongement de sa jurisprudence en termes d'autonomie fiscale qui, dès 2009 dans le cadre de la réforme de la taxe professionnelle, ne saurait se confondre ou s'assimiler à l'autonomie financière, « considérant (...) qu'il ne résulte ni de l'article 72-2 de la Constitution, ni d'aucune autre disposition constitutionnelle que les collectivités territoriales bénéficient d'une autonomie fiscale »(10).

L'articulation doit pour autant bien pouvoir s'opérer ici en termes de libre administration : selon la Cour des comptes(11), « aucune disposition constitutionnelle n'impose que la suppression de tout ou partie d'une recette fiscale par la loi soit compensée par un montant comparable »(12) ; pour autant, il est posé comme condition que « la perte de ressources ne soit pas telle qu'elle entraverait la libre administration des collectivités territoriales »(13). S'il est peu probable qu'une modification de la Constitution ou de la loi organique de 2004 puisse intervenir en la matière, les positions du Conseil constitutionnel pourraient éventuellement évoluer à considérer la « nouvelle » donne fiscale locale qui n'a décidément et définitivement plus rien à voir aujourd'hui avec le panorama séculaire qui perdurait encore jusqu'en 2010 depuis la Révolution française (A) ; à défaut, il est toujours possible de considérer que nous puissions assister à l'avènement constitutionnel d'un pouvoir fiscal local au regard de sa nature purement résiduelle qui le caractérise de nos jours (B).

A. De la prise en compte de la « nouvelle » donne fiscale locale...

Le Conseil constitutionnel, en prenant la décision de 2017, se réservait la possibilité de réexaminer sa position « en fonction notamment de la façon dont sera traitée la situation des contribuables restant assujettis à la taxe d'habitation dans le cadre d'une réforme annoncée de la fiscalité locale »(14) : si le juge a été conduit à se prononcer ultérieurement sur les développements propres à la suppression de l'imposition du moins sur la seule résidence principale, il n'est pas certain qu'il l'ait fait pour autant en pleine et entière connaissance des éléments d'une réforme de la fiscalité locale d'une ampleur considérable et savamment distillés par petites touches progressivement dans le temps. Cette suppression de la taxe d'habitation consacre, avant tout, la nécessité de devoir prendre en considération le formidable « big-bang » fiscal local qui en l'espace de dix années a désintégré l'unité constituée par le système ancestral des « quatre vieilles » contributions directes issues de la Révolution.

L'ensemble des acteurs doit intégrer le constat selon lequel le schéma fiscal local s'est profondément transformé depuis 2010. La disparition de la taxe professionnelle a donc été suivie de celle de la taxe d'habitation : autrement dit, deux des principales impositions directes des collectivités territoriales dont s'acquittaient respectivement entreprises et particuliers ont été partiellement remplacées ou ont été quasiment supprimées (processus encore en cours pour la CVAE), ne laissant subsister que les seules taxes foncières (taxe foncière des entreprises, taxes foncières sur les propriétés bâties et non-bâties, cette dernière s'avérant d'un rendement très faible). L'assiette fiscale s'est par conséquent considérablement atrophiée : ce ne sont d'ailleurs plus que les seuls « propriétaires » qui doivent désormais s'acquitter de l'impôt local qui globalement ne va être principalement perçu que par le seul « bloc communal », point se révélant ici essentiel ; les communes en sont encore bénéficiaires, mais tout autant aussi les EPCI à fiscalité propre, à l'égard desquels une attention toute particulière doit être portée : ils n'ont certes pas, constitutionnellement parlant, rang de collectivités territoriales, mais ont, pour autant, démultiplié leur pouvoir fiscal, développant une certaine forme d'autonomie financière qui leur est propre, comme peuvent le montrer les plus récentes recherches universitaires en la matière(15).

Le point important de cette évolution réside très certainement dans l'impossibilité désormais à pouvoir résonner de manière unitaire en termes de fiscalité et de finances locales plus généralement : il se distingue fondamentalement, d'une part, un premier bloc constitué des finances des régions et des départements pour lesquelles la ressource fiscale principale est constituée par la ressource TVA, ressource partagée par l'État sur laquelle ces collectivités n'ont aucune prise ; d'autre part, ce second bloc, des finances du bloc communal, qui disposent encore d'un pouvoir fiscal local traditionnellement entendu : « Le pouvoir des collectivités en recettes est désormais très faible pour les régions et les départements, mais il conserve une portée significative pour les collectivités du bloc communal  un scénario d'évolution du financement des collectivités territoriale qui renforcerait l'autonomie financière des collectivités du « bloc communal » (...) ainsi que leur autonomie fiscale » souhaité par la Cour(16) ; il appartient vraisemblablement aussi au Conseil constitutionnel d'organiser la protection de telles initiatives qui pourraient intervenir au profit du bloc communal : de là, à reconsidérer sa jurisprudence de 2009 Loi de finances pour 2010 récusant l'autonomie fiscale qui concernait avant tout la perte du pouvoir de fixation des taux précisément des régions et des départements en termes de taxe professionnelle ? À voir.

B. ... À l'avènement constitutionnel d'un pouvoir fiscal local résiduel ?

À quelques exceptions près, seules ces entités du bloc communal sont effectivement en position de mettre en œuvre les dispositions de l'article 72-2 de la Constitution aux termes desquelles « la loi peut autoriser [les collectivités territoriales] à fixer l'assiette et le taux [des impositions de toutes natures] dans les limites qu'elle détermine ». Depuis la loi n° 80-10 du 10 janvier 1980 portant aménagement de la fiscalité directe, les collectivités disposent d'un pouvoir de taux, que vient compléter plus modestement un pouvoir de modulation de l'assiette de certaines de leurs impositions. Elles possèdent par ailleurs la faculté d'instaurer certaines taxes répondant à des besoins bien précis, si le législateur les y autorise. Enfin, elles sont susceptibles de prendre des mesures afin d'accroître les bases taxables de leurs impositions locales par la création ou l'extension de nouvelles zones d'habitation ou d'activité économique. Ces « quatre dimensions » du « pouvoir fiscal des collectivités territoriales » constituent pour la Cour des comptes « un pouvoir de décision sur les recettes fiscales qui demeurent important pour les collectivités du bloc communal »(17).

Ce pouvoir fiscal local demeure cependant très fragile, tant les décisions budgétaires unilatérales de l'État tendent à générer un système de financement de plus en plus instable caractérisé par une imprévisibilité des ressources et une perte progressive de l'autonomie fiscale des collectivités : de telles décisions viennent affecter leur « pouvoir d'agir » et compromettre « l'équilibre des finances locales dans un contexte budgétaire déjà largement contraint », qu'elles placent dès-lors « dans une situation difficilement soutenable financièrement »(18). Les élus locaux sont de plus en plus nombreux à revendiquer la disposition de différents leviers fiscaux de nature à leur permettre de respecter leurs obligations d'équilibrer leur budget. Il ne serait guère compliqué ici pour le Conseil constitutionnel de se référer à l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques, invoqué par l'État pour imposer aux collectivités la signature des « contrats de Cahors » les limitant dans leurs dépenses de fonctionnement(19). Il appartient au juge constitutionnel de faire respecter le même objectif au profit des collectivités territoriales en accordant une protection particulière à un certain nombre de dispositifs légaux à caractère fiscal dès lors qu'ils sont remis en cause par l'État. La logique doit être tout autant invoquée et invocable par ces collectivités quand de tels dispositifs sont de nature à déterminer les contours de la libre administration en matière financière de manière aussi évidente.

II. Les limites de l'égalité en matière financière : une différenciation conditionnée ?

L'une des limites principales de la libre administration réside dans l'utilisation par le Conseil constitutionnel du principe d'égalité qui a toujours eu une place fondamentale au sein de la jurisprudence constitutionnelle quelles que soient les réformes opérées(20). En matière financière, le principe d'égalité est régulièrement mobilisé lors des saisines parlementaires pour contester les dispositions du projet de loi de finances(21). Si cette dimension protectrice pour les collectivités, que revêt le principe d'égalité, est réelle, celui-ci représente également une limite au principe de libre administration que le Conseil constitutionnel prend régulièrement le soin de mentionner(22) même si, de façon tout aussi classique, il rappelle que « le principe d'égalité (...) n'interdit pas l'application de règles différentes à des situations non identiques »(23). Cette ambivalence caractérise bien le principe d'égalité comme un Janus constitutionnel tel que François Luchaire le qualifiait(24).

La prise en compte de différences est partie prenante de la mise en œuvre du principe d'égalité. En matière de finances locales, le terrain des différences de situations est vaste et les mécanismes pour y faire face, nombreux, parmi lesquels les différents dispositifs de péréquation prennent une place importante(25). S'interroger sur les perspectives d'évolution en la matière et la transformation du rôle du Conseil constitutionnel incite à distinguer deux idées. D'une part, il semble intéressant de réfléchir aux « nouvelles » différences qui pourraient être dans l'avenir prises en compte par le législateur en matière de finances locales sous l'œil du Conseil constitutionnel (A). D'autre part, le rôle du Conseil constitutionnel lui-même pourrait évoluer en cas d'évolution du cadre constitutionnel du principe d'égalité. Ce changement passerait par une reconnaissance constitutionnelle d'un principe de différenciation dont les contours autant que l'opportunité sont discutés (B).

A. De la prise en compte de « nouvelles » différences ...

Le Conseil constitutionnel a régulièrement l'occasion de rappeler la nécessaire prise en considération des différences de situations en matière financière. Cette exigence l'a conduit par exemple à accepter un traitement fiscal ou financier plus favorable de certaines collectivités situées outre-mer(26), ou à l'inverse, à admettre la possibilité de contraindre les collectivités en reconnaissant la constitutionnalité des anciens « contrats de Cahors » dont il vient d'être question. Plus largement, le Conseil a jugé que le législateur pouvait « assujettir les collectivités territoriales ou leurs groupements à des obligations et à des charges », mais uniquement « à la condition que celles-ci répondent à des exigences constitutionnelles ou concourent à des fins d'intérêt général, qu'elles ne méconnaissent pas la compétence propre des collectivités concernées, qu'elles n'entravent pas leur libre administration et qu'elles soient définies de façon suffisamment précise quant à leur objet et à leur portée »(27).

Pour étudier de « nouvelles » différences, le contexte nouveau en lien avec l'exigence de transition écologique incite à se tourner vers ce domaine. La loi de finances pour 2024 a consacré la généralisation d'une budgétisation verte obligatoire en contraignant les collectivités de plus de 3 500 habitants à mettre en place, dès l'exercice 2024, une annexe au compte administratif ou au compte financier unique intitulée « Impact du budget pour la transition écologique »(28). Dans le même sens, mais à titre facultatif, le législateur permet la mise en place d'un suivi de la « dette verte » des collectivités(29). Ces nouveaux outils pourront dans l'avenir constituer des indicateurs très précis de l'effort des collectivités pour la transition écologique. Les différences ainsi constatées pourraient être prises en compte selon des modalités à définir. On imagine sans peine un dispositif qui pourrait être soit incitatif, par l'appui aux collectivités les plus en pointe en matière de transitions ou pénalisant, par la mise en place de sanctions pour les collectivités ne respectant pas suffisamment une trajectoire verte.

La mise en place de cet outil de mesure de « l'effort des collectivités pour la transition écologique » et la prise en compte des résultats atteints préfigurent un contrôle renforcé par le Conseil constitutionnel des exigences liées aux transitions(30). À cadre constitutionnel constant, il est même envisageable d'imaginer que la Charte de l'environnement pourrait servir de point d'appui aux futurs contrôles du Conseil constitutionnel à ce sujet. En ce sens, le préambule de la Charte nous éclaire et en particulier deux formules qui pourraient s'avérer dans l'avenir riches de potentialités. En premier lieu, la Charte considère dans son préambule « que la préservation de l'environnement doit être recherchée au même titre que les autres intérêts fondamentaux de la Nation ». Cette formulation légitime les mesures destinées à contraindre l'action publique dans un sens favorable à l'environnement mais parallèlement, les place au même niveau que les autres intérêts fondamentaux de la Nation, laissant penser que la conciliation entre ces différents intérêts est indispensable.

En second lieu, le préambule de la Charte considère également « Qu'afin d'assurer un développement durable, les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins ». Cette formule illustre bien l'ambivalence des mesures de protection de l'environnement qui peuvent tout à la fois s'inscrire dans l'exigence mentionnée ou au contraire y porter atteinte. Le débat sur la dette publique et plus précisément encore sur l'endettement en lien avec la transition écologique caractérise cette ambiguïté. Un surplus de dette peut en effet tout autant « compromettre » la capacité des générations futures à satisfaire leurs propres besoins ou à l'inverse « assurer » un développement durable pour ces mêmes générations futures.

Quels que soient les contours à venir des nouveaux dispositifs, le Conseil constitutionnel serait sans doute amené à contrôler le respect de l'égalité entre collectivités en veillant notamment à l'unité du dispositif pour les collectivités placées dans des situations comparables et également la précision de la mesure des charges pesant sur elles, voire des sanctions éventuelles. D'autres contrôles, en lien avec l'équilibre budgétaire comme évoqué plus haut pourraient également être imaginés. Dans ce cadre potentiel, le respect des règles constitutionnelles s'imposera même si l'objectif est vertueux, comme a pu l'illustrer récemment la Cour constitutionnelle allemande, dans un cadre plus contraignant, en rappelant le caractère intangible des règles relatives à l'endettement même dans l'hypothèse d'investissements verts(31).

Dans ces hypothèses, le Conseil constitutionnel continuerait à utiliser sa jurisprudence traditionnelle et la conciliation des principes constitutionnels. Dans l'hypothèse d'un changement de la norme constitutionnelle, les perspectives seraient-elles vraiment différentes ?

B. ... À l'avènement constitutionnel d'un principe de différenciation ?

La « différenciation » est bien présente au sein des réflexions récentes sur le droit des collectivités que ce soit à travers le projet de loi constitutionnelle visant à lui donner une telle valeur, même si le terme lui-même n'est pas utilisé dans la nouvelle rédaction proposée de l'article 72(32), ou dans la loi organique visant à simplifier les expérimentations(33) ou enfin, dans la loi dite « 3DS » qui utilise, pour sa part, le terme même de différenciation(34). L'échec (provisoire ?) d'une révision constitutionnelle ne doit pas masquer la tendance de fond qui vise à accroître les possibilités pour chaque collectivité de réclamer une prise en considération spécifique et d'illustrer encore une fois la tension entre liberté et égalité.

La consécration d'une différenciation renforcée serait sans doute dans l'avenir accompagnée d'une contractualisation accrue. D'ores et déjà, la contractualisation est de plus en plus utilisée dans les relations entre l'État et les collectivités territoriales et entre collectivités territoriales(35). Dans l'hypothèse d'une généralisation de la différenciation, la contractualisation devrait encore se renforcer. Sur le plan contentieux, les « contrats de Cahors » ont permis de mesurer la relativité de la libre administration mais, à l'inverse, ont également rappelé le nécessaire respect du cadre contractuel par le préfet dans la détermination des obligations financières des collectivités territoriales(36). Sur le plan du contrôle de constitutionnalité, le Conseil ne s'est pas prononcé sur l'usage du procédé contractuel par le législateur et cela pourrait être fait dans l'avenir en lien avec la notion de liberté contractuelle, qui pourrait être plus mobilisée.

Malgré ces perspectives qui laissent apparaître un intérêt de l'émergence d'un droit renforcé à la différenciation pour les collectivités, celui-ci semble plus limité sur le plan financier. En effet, si l'article 72-2 alinéa 4 de la Constitution pourrait être lu comme laissant espérer qu'une compétence nouvelle s'accompagnerait de ressources nouvelles pour la collectivité concernée, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne « fait obligation au législateur que d'accompagner ces créations ou extensions de compétences de ressources dont il lui appartient d'apprécier le niveau » (37), ce qui viendrait une fois de plus à rebours des attentes des collectivités territoriales : la différenciation des compétences n'assurerait pas nécessairement des ressources supplémentaires à la collectivité concernée.

Dans toutes ces hypothèses, les perspectives du contrôle de constitutionnalité des lois de finances ne laissent pas augurer un grand soir des finances locales et de la décentralisation. Au contraire, les tendances observées (budgétisation verte, contractualisation...) visent à encadrer les initiatives locales pour assurer l'objectif de maîtrise globale des déficits. La loi de programmation des finances publiques 2023-2027 du 18 décembre 2023 ne s'inscrit pas dans un autre sillon en prévoyant un objectif très ambitieux de réduction des dépenses de fonctionnement des administrations publiques locales(38). Au final, la différenciation peut être considérée comme le pendant de l'autonomie financière pour les collectivités : une formule séduisante mais inefficace, voire trompeuse. La mobilisation des collectivités territoriales pour une reconnaissance de la différenciation dans la Constitution risque d'aboutir au mieux à la même victoire à la Pyrrhus que celle obtenue en 2003/2004. Vingt ans après, les leçons n'ont pas été réellement retenues(39). Le Conseil constitutionnel ne peut, à droit constant ou non, être le seul garant d'une décentralisation renforcée qui exige des choix politiques forts qui ne semblent pas prêts à être engagés à moyen terme.

(1): 105 milliards prévus en 2024, loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.

(2): Les concours financiers s'établissent à 55 milliards pour 2024, loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.

(3): 300 milliards de dépenses par an (600 pour l'État).

(4): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010.

(5): Cons. const., déc. n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019, Loi de finances pour 2020.

(6): Cons. const., déc. n° 2022-847 DC du 29 décembre 2022, Loi de finances pour 2023.

(7): Loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004 prise en application de l'article 72-2 de la Constitution relative à l'autonomie financière des collectivités territoriales.

(8): Voir l'étude de L. Favoreu et A. Roux, « La libre administration des collectivités territoriales est-elle une liberté fondamentale ? », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 12, mai 2002.

(9): Cons. const., déc. n° 2017-758 DC du 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018. Lire à ce sujet, la communication des députés Christophe Jerretie et Charles de Courson réalisée dans le cadre de la Mission « flash » sur l'autonomie financière des collectivités territoriales, Assemblée nationale, 9 mai 2018, p. 16 à 18.

(10): Cons. const., déc. n° 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Loi de finances pour 2010, cons. 63.

(11): Rapport annuel sur la situation financière et la gestion des collectivités territoriales et de leurs établissements Les Finances publiques locales 2023, Fasc. 2 Les perspectives financières pour 2023, la libre administration sous l'angle financier, p. 57.

(12): Cons. const., déc. n° 2019-796 DC du 27 décembre 2019, Loi de finances pour 2020, à propos de la suppression de la taxe d'habitation sur les résidences principales.

(13): Cons. const., déc. n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Loi de finances pour 1999,à propos de la suppression de la part de la taxe professionnelle portant sur les salaires.

(14): Cons. const., déc. n° 2017-758 DC du 28 décembre 2017, Loi de finances pour 2018, paragr. 15.

(15): Voir la thèse de doctorat de L. Garcia, L'autonomie financière des établissements de coopération intercommunale à fiscalité propre, sous la direction du professeur V. Dussart, soutenue à l'Université de Toulouse-Capitole le 26 juin 2023.

(16): Rapport Finances publiques locales 2023, op. cit., p. 68.

(17): Id., p. 61 à 63.

(18): G. Pantel, Rapport d'information sur l'impact des décisions réglementaires et budgétaires de l'État sur l'équilibre financier des collectivités locales, n° 729 Sénat, session ordinaire 2022-2023, 13 juin 2023, p. 7.

(19): Cons. const., déc. n° 2017-760 DC du 18 janvier 2018, Loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022.

(20): Voir l'analyse de F. Mélin-Soucramanien, « Le principe d'égalité dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Quelles perspectives pour la question prioritaire de constitutionnalité ? », Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 29, octobre 2010.

(21): En dernier lieu au sujet d'exonérations temporaires de la taxe foncière sur les propriétés bâties, Cons. const., déc. n° 2023-862 DC du 28 décembre 2023, Loi de finances pour 2024, paragr. 86 et 87.

(22): Cons. const., déc. n° 84-185 DC du 18 janv. 1985, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l'État et les collectivités territoriales.

(23): Cons. const., déc. n° 84-174 DC du 25 juillet 1984, Loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de la Réunion.

(24): F. Luchaire, « Un Janus constitutionnel : l'égalité », RDP, 1986, p. 1229-1274.

(25): Sur cette question, voir M. Houser (dir.), Les inégalités financières et les collectivités territoriales, L'Harmatthan, 2023.

(26): Cons. const., déc. n° 2016-589 QPC du 21 octobre 2016, Association des maires de Guyane et autres.

(27): Cons. const., déc. n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, Loi relative à l'égalité et à la citoyenneté, paragr. 34.

(28): Article 191 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.

(29): Annexe au budget primitif, compte administratif ou compte financier unique intitulée « état des engagements financiers concourant à la transition écologique », article 192 de la loi n° 2023-1322 du 29 décembre 2023 de finances pour 2024.

(30): À ce sujet, voir la contribution de C. Viessant et de F. Bin, « La prise en compte des enjeux environnementaux lors du contrôle de constitutionnalité des lois financières est-elle possible ? » dans ce numéro.

(31): 2 BvF 1/22, Zweites Nachtragshaushaltsgesetz 2021, arrêt du 15 novembre 2023.

(32): « Dans les conditions prévues par la loi organique et sauf lorsque sont en cause les conditions essentielles d'exercice d'une liberté publique ou d'un droit constitutionnellement garanti, la loi peut prévoir que certaines collectivités territoriales exercent des compétences, en nombre limité, dont ne disposent pas l'ensemble des collectivités de la même catégorie », AN n° 2203, Projet de loi constitutionnelle pour un renouveau de la vie démocratique, 29 août 2019.

(33): Loi organique n° 2021-467 du 19 avril 2021 relative à la simplification des expérimentations mises en œuvre sur le fondement du quatrième alinéa de l'article 72 de la Constitution.

(34): Loi n° 2022-217 du 21 février 2022 relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale.

(35): Sur cette question, voir l'étude d'A. Hastings et L. Janicot, « Penser la différenciation territoriale », RFFP, n° 162, p. 23 et s.

(36): Pour une illustration contentieuse, voir n° 1805138, 1906244, TA Bordeaux 21 décembre 2021 Département de la Gironde.

(37): La limite étant la dénaturation du principe de libre administration, Cons. const., déc. n° 2005-509 DC du 13 janvier 2005, Loi de programmation pour la cohésion sociale.

(38): La trajectoire des dépenses publiques locales est programmée pour diminuer de 4,8 % de croissance à 2 % en 2024 puis 1,5 % et 1,3 % les années suivantes, loi n° 2023-1195 du 18 décembre 2023 de programmation des finances publiques pour les années 2023 à 2027.

(39): Voir A. Pariente, « Les finances locales dans la Constitution : une victoire à la Pyrrhus », RFDA, n° 2, 2023.

Citer cet article

Mathieu CONAN ; Alain PARIENTE. « Quelles perspectives pour le contrôle de constitutionnalité dans le domaine des finances locales ? », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/quelles-perspectives-pour-le-controle-de-constitutionnalite-dans-le-domaine-des-finances-locales

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