Titre VII

Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024

Les spécificités du contrôle constitutionnel des lois budgétaires en Allemagne

Résumé

La rareté des recours constitutionnels contre les lois budgétaires s'explique, d'une part, par la tradition juridique allemande qui n'a pas favorisé le développement des dispositions matérielles dans les lois budgétaires et, d'autre part, par des obstacles, notamment procéduraux, rencontrés par les éventuels recours contre les lois budgétaires dans le cadre de la Loi fondamentale.

Malgré l'expérience accumulée par la Cour constitutionnelle fédérale et la réputation internationale de l'État de droit outre-Rhin, souvent considéré comme un modèle à l'étranger, le contrôle de constitutionnalité des lois budgétaires est traditionnellement peu fréquent et donne rarement lieu à de grands arrêts en Allemagne.

À défaut de pouvoir traiter l'ensemble des lois financières, nous allons ici nous concentrer sur le contrôle de constitutionnalité des lois budgétaires par la Cour constitutionnelle.

En effet, les lois de finances prennent en Allemagne la forme de lois budgétaires fédérales (Bundeshaushaltsgesetz) au contenu beaucoup plus réduit qu'en France. Elles se bornent principalement à autoriser et prévoir les dépenses et les recettes du budget fédéral. Le terme de dépenses et de recettes est compris outre-Rhin de façon beaucoup plus stricte qu'en France. Les mesures financées ou les dispositifs nouveaux qui sont mis en place pour permettre des dépenses ou des recettes n'ont pas droit de cité dans la loi budgétaire. Les dispositions matérielles sont interdites dans la loi budgétaire. La loi budgétaire ne peut contenir que des dispositions financières. Ainsi, ne constituent des dispositions financières que les dépenses, les recettes et les autorisations d'emprunt ou de garantie ainsi que les éventuels budgets spéciaux créés parallèlement au budget principal du Bund. La loi budgétaire comprend en Allemagne deux grandes parties(1).

D'un côté, la loi budgétaire à proprement parler contient les autorisations relatives aux emprunts, aux garanties et aux budgets spéciaux. Les articles de la loi de finances sont ainsi consacrés aux dispositions autorisant les emprunts, les garanties et les budgets spéciaux. Ce premier ensemble représente une dizaine de pages et est aussi subdivisé en une dizaine d'articles.

D'un autre côté, les montants détaillés des différentes dépenses et les montants globaux des recettes fiscales et non fiscales se trouvent en annexe dans le budget, ou plan budgétaire (Bundeshaushaltsplan), c'est-à-dire le document budgétaire lui-même. L'essentiel de la loi budgétaire est donc formé non pas par les articles du texte mais par une annexe contenant le budget fédéral au sens strict du terme. Dans cette annexe, le budget fédéral est présenté selon différentes perspectives (nature des dépenses, dépenses des ministères ...) et selon différents degrés de précision (recettes et dépenses globales, par nature, par ministère...). Ces différents tableaux, relativement complets et instructifs, représentent plus de 3 000 pages aujourd'hui. Par conséquent, la loi budgétaire est beaucoup plus qu'en France centrée sur les seuls montants des dépenses et des recettes. Le droit matériel servant de support à ces dispositions financières relève de lois ordinaires. C'est pourquoi il n'est pas rare que parallèlement au vote du budget soit adoptée par le Parlement une loi dite d'accompagnement (Begleitgesetz) pour prévoir les mesures matérielles que les dispositions financières de la loi budgétaire sont censées financer(2).

Côté recettes, le régime juridique des impôts fait l'objet de lois fiscales (Steuergesetz) distinctes des lois budgétaires mais suivant le même régime que les lois ordinaires. Elles ne s'en distinguent que par le fait qu'elles ne contiennent que des dispositions fiscales(3).

Nous allons montrer en quoi l'Histoire constitutionnelle et doctrinale outre-Rhin explique la rareté traditionnelle des recours constitutionnels contre les lois budgétaires dans le cadre de la Constitution actuelle, la Loi fondamentale (LF)(4).

La rareté des recours constitutionnels contre les lois budgétaires s'explique, d'une part, par la tradition juridique allemande qui n'a pas favorisé le développement des dispositions matérielles dans les lois budgétaires (I) et, d'autre part, par des obstacles, notamment procéduraux, rencontrés par les éventuels recours contre les lois budgétaires dans le cadre de la Loi fondamentale (II).

I) Une tradition juridique peu favorable au développement du contenu des lois budgétaires

Le refus de reconnaître, pour des motifs politiques, une nature législative au budget sous les Monarchies constitutionnelles au XIXe siècle (A) a pour conséquence encore aujourd'hui que le budget relève de la catégorie des lois seulement formelles et non des lois matérielles (B). Cette nature de loi formelle limite le contenu des lois budgétaires à des dispositions purement financières et non matérielles. Cette particularité réduit les cas pouvant donner lieu à un recours.

A) Le refus de reconnaître le statut de loi au budget sous les Monarchies constitutionnelles

Historiquement, les lois budgétaires sont apparues avec les premières constitutions écrites dont se sont dotés les États germanophones. Leur apparition est donc concomitante de l'avènement de la Monarchie limitée au XIXe siècle dans la plupart des États allemands regroupés dans la Confédération germanique. Cette catégorie de loi constitue une des principales avancées par rapport aux Monarchies féodales ou aux Monarchies absolues qui ont prévalu dans les pays allemands avant la période napoléonienne et la Confédération germanique. Les Monarchies limitées se sont imposées dans le monde germanophone au XIXe siècle en s'inspirant du modèle français de la Restauration et de la Monarchie de Juillet. La Monarchie limitée signifie que le Monarque accepte de partager son pouvoir législatif avec un Parlement considéré comme représentatif mais pas élu démocratiquement. Le Parlement est censé représenter la société en y faisant siéger les aristocrates et les propriétaires. Le consentement à l'impôt et le vote du budget étaient dans ce contexte considérés comme une protection de la société et du droit de propriété contre le Monarque.

En l'absence de régime parlementaire, le Gouvernement est seulement nommé par le Monarque sans être responsable devant le Parlement. Dans ce contexte, le vote du budget, en tant qu'il synthétise la politique du Gouvernement, représente un des principaux pouvoirs des parlementaires pour infléchir la politique suivie. Cependant, l'absence de responsabilité parlementaire du Gouvernement a souvent occasionné des décalages entre le budget voté et le budget exécuté, par exemple dans le Royaume de Bade. Les juristes favorables à l'Exécutif avançaient alors que le budget n'était qu'une facture ou un compte préalable fournis pour information aux parlementaires. Lors de l'exécution du budget, l'exécutif ne se sentait pas lié par le budget présenté parce qu'il ne s'agissait pas d'une loi mais d'une simple information. Le vote du Parlement signifiait simplement que les parlementaires en avaient pris connaissance(5).

Dans la série de tensions entre l'Exécutif et le Parlement en matière de budget au cours de l'Histoire de la Monarchie limitée en Allemagne, la loi budgétaire a donné lieu en Prusse à une célèbre querelle politique, encore lourde de conséquences pour le destin de la notion juridique de loi budgétaire. En désaccord avec son Parlement, l'Exécutif prussien a adopté seul et exécuté plusieurs budgets, dans les années 1860, sans passer par l'autorisation des parlementaires. Bismarck, qui était déjà le chancelier du Roi de Prusse, a développé une célèbre argumentation pour justifier cette pratique. Il reconnaît que la Constitution partage le pouvoir législatif entre l'Exécutif (qui représente l'État) et le Parlement (qui représente la société). Mais le pouvoir constituant demeure uniquement et entièrement confié au Monarque souverain. En tant que souverain, le Roi de Prusse dispose du pouvoir constituant et peut à sa guise réviser la Constitution en vigueur. Ici, un désaccord entre les parlementaires et le Gouvernement a empêché l'adoption du budget. Ce blocage n'étant pas prévu par la Constitution, le pouvoir constituant a dû intervenir pour combler cette lacune constitutionnelle. Pour dépasser ce blocage et compléter la Constitution, le souverain a donc légitimement modifié de façon informelle la Constitution en confiant au Gouvernement la mission d'exécuter son budget en l'absence d'accord avec le Parlement(6).

Souvent proche du Gouvernement à cette époque, la doctrine universitaire des années ultérieures va synthétiser ces différentes expériences et proposer des concepts justifiant la prépondérance de l'Exécutif. Ainsi, le professeur Paul Laband, un des fondateurs du droit constitutionnel allemand moderne, va distinguer entre les lois matérielles et les lois formelles(7). Contrairement aux vraies lois adoptées par le Parlement, les lois formelles ne sont que des résolutions du Parlement qui ne lient pas l'Exécutif. Le budget est l'exemple type de ces lois formelles. Bien qu'adoptées par les parlementaires, elles ne sont pas contraignantes pour le Gouvernement. En effet, elles ne contiennent pas de dispositions véritablement juridiques mais seulement des chiffres et des comptes. Pour cette raison, elles sont intérieures à l'État en ce sens qu'elles ne contiennent que des instructions destinées à ses organes administratifs. Le budget peut ainsi être qualifié de loi organique et il échappe au domaine du Parlement. En tant que représentant de la société, le Parlement n'est compétent que pour intervenir dans les relations entre l'État et la société. Il ne peut voter des lois contraignantes que dans ce domaine-ci. L'État relève du Gouvernement seul au nom de la séparation du pouvoir.

B) La reconnaissance d'un statut législatif restreint au budget dans les démocraties allemandes

Cette doctrine du XIXe siècle n'a pas été sans influence dans l'Histoire de la démocratie allemande depuis le XXe siècle. Tout d'abord, pendant la République de Weimar, elle a rendu impossible un véritable contrôle juridictionnel des lois budgétaires. En pratique, elle a conduit la majorité des juristes de l'époque à nier la justiciabilité des lois budgétaires. Cette conception a bien entendu ralenti la démocratisation de la politique pendant la première expérience démocratique sur le sol allemand entre 1919 et 1933(8).

Ensuite, avec l'entrée en vigueur de la Loi fondamentale en 1949, on retrouve des traces de cette doctrine héritée de Paul Laband malgré la démocratisation qu'elle a subie. Par exemple, en cas de non-adoption du budget par le Parlement avant le début de l'année budgétaire, l'article 111 LF prévoit que le ministre fédéral des Finances exécute le budget en respectant certaines limites prévues par la Constitution.

Par ailleurs, la plupart des auteurs hésitent encore aujourd'hui sur la nature juridique des lois budgétaires. Ils s'accordent le plus souvent pour admettre qu'il ne s'agit pas de lois matérielles, mais simplement de lois formelles. Certains auteurs, de moins en moins nombreux, en concluent que le budget, en tant que loi formelle ou organique, produit surtout des effets internes à l'administration et donc ne produit que peu d'effets directs envers les tiers(9). Il s'ensuit que sa justiciabilité est exceptionnelle et qu'en principe il demeure insusceptible de recours devant le juge ordinaire ou constitutionnel(10). En revanche, dans le cadre de la Loi fondamentale, personne ne conteste que le Gouvernement doive respecter le budget voté par le Parlement. La protection de la volonté du Parlement est toutefois principalement assurée par le vote de la décharge après clôture des comptes l'année suivant l'exécution du budget. Le caractère contraignant de la loi budgétaire ne passe pas forcément par sa soumission au contrôle du juge constitutionnel. La motion de censure, et non la saisine de la Cour constitutionnelle, semble alors le principal recours dont disposent les parlementaires.

Enfin, cette incertitude sur le caractère législatif du budget a empêché l'extension du contenu des lois budgétaires au fil du temps. La loi budgétaire ne s'est pas étoffée au-delà de ses contenus formels et ses dispositions n'ont pas gagné en variété. Les normes matérielles n'ont pas fait leur apparition dans la loi budgétaire et la loi budgétaire n'est pas devenue une loi matérielle. Cette victoire de la compréhension très financière des lois budgétaires a contribué à maintenir une conception minimaliste de la loi budgétaire en Allemagne. La conservation d'une approche étroite de la loi budgétaire a imprimé un champ réduit à la loi budgétaire.

Dépourvue de contenus matériels, arc-boutée sur ses dispositions strictement financières, la loi budgétaire fait moins souvent l'objet d'un recours. Le requérant préfèrera attaquer la loi d'accompagnement plutôt que le crédit finançant la disposition contestée.

II) Les obstacles actuels aux recours contre les lois budgétaires dans le cadre de la Loi fondamentale

La recevabilité limitée des recours contre les lois budgétaires (A) se conjugue à une pratique réduite de ces recours (B) pour rendre peu fréquents les recours contre les lois budgétaires(11).

A) La recevabilité limitée des recours contre les lois budgétaires

D'une manière générale, une loi fédérale, qu'elle soit budgétaire ou non, ne peut être déférée au contrôle de la Cour constitutionnelle que dans le cadre des procédures prévues par la Loi fondamentale ou la loi relative à la Cour constitutionnelle. Le juge de Karlsruhe n'exerce pas de contrôle général de constitutionnalité et peut encore moins s'auto-saisir. Les requérants doivent donc inscrire leur requête dans le cadre d'un recours existant et s'efforcer d'en satisfaire les conditions de recevabilité pour qu'elle soit examinée. Les recours reposant sur la violation d'un droit subjectif (1) sont moins ouverts aux recours contre les lois budgétaires que les autres (2).

1) La faible ouverture du contrôle concret et de la requête directe au contrôle des lois budgétaires

Dans la plupart des cas, la violation d'un droit subjectif du requérant est exigée pour rendre recevable un recours devant la Cour constitutionnelle contre une loi. Pour attaquer une loi budgétaire devant le juge constitutionnel, le requérant doit ainsi montrer qu'un de ses droits subjectifs a été atteint par l'inconstitutionnalité à sanctionner. Sans quoi, le recours contre la loi budgétaire n'est pas recevable et sera rejeté sans être examiné par la Cour constitutionnelle.

Comme nous l'avons vu, les lois budgétaires sont considérées comme des lois internes et non des lois externes en raison de leur caractère purement financier, dénué de contenu juridique matériel. Elles ne produisent des effets juridiques qu'à l'intérieur de l'État en autorisant les autorités exécutives à procéder à des recettes ou à effectuer des dépenses. En principe, elles n'ont donc pas d'effets extérieurs et, en conséquent, n'atteignent pas directement les particuliers. Sauf exception, elles ne peuvent pas violer les droits subjectifs des particuliers. Dans ces conditions, les contrôles de constitutionnalité protégeant les droits des particuliers et reposant sur un déclenchement du recours par le particulier lui-même ne peuvent pas, en règle générale, être utilisés contre les lois budgétaires. C'est le cas des contrôles de constitutionnalité les plus connus en Allemagne : le contrôle concret des normes, qui a inspiré notre QPC (a), et la requête directe, qui ressemble à la saisine de la Cour européenne des droits de l'homme mais au niveau national (b).

a) Le contrôle concret des normes

Le contrôle concret de constitutionnalité permet à une partie lors d'un procès devant un juge du fond d'interrompre l'instance en cours et de saisir le juge constitutionnel pour qu'il écarte une loi inconstitutionnelle. Sauf cas particulier, ce recours n'est pas utilisable contre une loi budgétaire en Allemagne. La saisine du juge constitutionnel contre une loi budgétaire ne semble possible que dans une série de cas fort particuliers, par exemple pour permettre à un requérant d'exiger le versement d'une subvention ou d'une aide publique. La défense d'un droit subjectif par l'une des parties du procès principal pourrait rendre recevable un contrôle concret par la juridiction constitutionnelle.

b) La requête directe

La requête directe permet au particulier ayant épuisé toutes les voies de recours interne de saisir le juge constitutionnel pour défendre ses droits fondamentaux contre une décision des pouvoirs publics. Les lois budgétaires ne pouvant en principe violer les droits fondamentaux des particuliers en raison de leur caractère interne à l'État, la requête directe est difficilement utilisable contre une loi budgétaire(12). Le juge constitutionnel a le plus souvent rejeté la requête lorsqu'elle était recevable. Deux exceptions principales peuvent ici être évoquées.

D'une part, les hypothèses permettant un contrôle concret pourraient déboucher malgré leur étroitesse sur une requête directe. La plupart des requêtes directes sont en effet dirigées contre des décisions juridictionnelles.

D'autre part, d'après certains auteurs, un rapprochement du contrôle du frein à l'endettement avec le contrôle de l'UEM (Union économique et monétaire) mis en place par Karlsruhe pourrait être envisagé par la Cour pour améliorer le respect du frein à l'endettement(13). Dans ces jurisprudences relatives à l'UEM, le juge constitutionnel a en effet considéré, par une interprétation très constructive de l'article 38 LF (qui est relatif au droit de vote), qu'en contrôlant les prérogatives du Bundestag, il protégeait l'effectivité du droit de vote. Par conséquent, n'importe quel citoyen peut défendre son droit de vote en demandant à la juridiction constitutionnelle de vérifier que le Bundestag respecte ses propres prérogatives face à l'UEM. Dans le cadre des jurisprudences relatives à l'UEM, Karlsruhe entendait empêcher le Bundestag de renoncer à l'exercice de ses pouvoirs au profit d'autres organes. Dans le contexte du frein à l'endettement, la Cour entendrait empêcher les parlementaires de creuser les déficits afin que les marges de décision des générations futures ne soient pas trop amputées par l'endettement public(14).

Malgré des raisonnements différents de chaque côté du Rhin, les solutions du droit positif allemand sont donc assez proches du droit français. En effet, ce dernier ne permet pas non plus souvent de saisir le Conseil constitutionnel dans le cadre d'une QPC pour contrôler une loi de finances en dehors de ses dispositions fiscales. La condition de violation d'un droit garanti par la Constitution est en effet difficile à remplir.

2) L'ouverture du contrôle abstrait et du litige entre organes au contrôle des lois budgétaires

D'après les auteurs allemands, les deux principales procédures de contrôle constitutionnel permettant d'attaquer une loi budgétaire devant la Cour constitutionnelle sont le contrôle abstrait (a) et, sous certaines réserves, le litige entre organes (b).

a) Le contrôle abstrait

Le contrôle abstrait se rapproche du contrôle a priori français dans le cadre duquel les lois financières sont aussi le plus souvent attaquées en France. Toutefois, il existe une différence de taille entre le contrôle abstrait des normes en Allemagne et le contrôle a priori en France. Outre-Rhin, le contrôle abstrait est normalement un contrôle a posteriori et non a priori comme dans le cadre de la Constitution de la Ve République.

Toutefois, les convergences sont nombreuses entre le contrôle abstrait allemand et le contrôle a priori français. Tout d'abord, le recours est objectif dans les deux cas. Cela signifie que la requête vise la norme en tant que telle en raison de son inconstitutionnalité. Dans ces conditions, le juge constitutionnel n'exige pas la violation d'un droit subjectif du requérant pour considérer la requête recevable. Ensuite, seul un cercle limité d'organes ou de représentants politiques peuvent saisir la CCF dans le cadre du contrôle abstrait. Il s'agit du Gouvernement fédéral, d'un gouvernement fédéré ou d'un quart des députés du Bundestag. À l'instar du contrôle a priori français (qui permet à 60 députés ou sénateurs en plus des deux têtes de l'exécutif et des présidents des deux assemblées parlementaires de saisir le juge constitutionnel), ce recours permet donc à l'opposition de bloquer une loi votée par la majorité.

En revanche, aucune condition de délai n'oblige la CCF à se prononcer avant un certain laps de temps. Comme on le sait, le Conseil constitutionnel français doit se prononcer dans un délai d'un mois dans le cadre du contrôle a priori. Ce délai peut être ramené à une semaine par le Gouvernement en cas d'urgence, ce qui est le plus souvent le cas en matière budgétaire en France. Outre la tradition héritée du juge administratif français, cette brièveté du délai explique aussi la brièveté des décisions du Conseil constitutionnel (une dizaine de pages) par rapport à la Cour de Karlsruhe (plusieurs dizaines de pages). Le temps mis par le juge constitutionnel allemand explique en grande partie que ce type de contrôle passe en matière de loi budgétaire pour platonique outre-Rhin. Soucieuse d'examiner précisément les arguments des requérants et de prendre le temps de réfléchir, la Cour allemande met souvent plus d'une année à traiter une affaire. Le temps que la Cour se prononce, le budget sera exécuté. En règle générale, sa décision interviendra donc trop tard(15).

b) Le litige entre organes

Le litige entre organes est l'autre procédure devant la juridiction constitutionnelle permettant en principe d'attaquer une loi budgétaire. Toutefois, le litige entre organes ne permet pas de contester l'inconstitutionnalité interne de la loi budgétaire. Ce recours ne permet que de contester l'inconstitutionnalité externe de la loi budgétaire. En effet, le litige entre organes est seulement destiné à protéger les prérogatives des différents organes politiques lors du vote d'une loi. Il protège notamment les compétences du Bundestag et des députés lors de la délibération d'un texte législatif. Il empêche un organe constitutionnel d'outrepasser ses compétences délimitées par la Loi fondamentale. Il garantit que les procédures d'adoption des lois seront bien observées lors de la discussion des textes. Autrement dit, cette procédure est bien utilisable lors de l'adoption du budget, mais elle ne permet pas de contester la constitutionnalité même du budget. Elle offre seulement la possibilité de protéger les compétences des différents organes amenés à jouer un rôle lors de l'adoption du budget. Elle donne aux députés une arme pour empêcher l'exécutif de violer leurs prérogatives lors de la délibération du budget au Parlement chaque année(16).

B) La pratique réduite des recours contre les lois budgétaires

Par ailleurs, en pratique, il faut comprendre que ces deux procédures (le contrôle abstrait et le litige entre organes) ne jouent aujourd'hui qu'un rôle périphérique dans l'activité du juge constitutionnel. Presque toutes les requêtes qu'il traite sont en fait des requêtes directes (97 % environ). Le contrôle abstrait représente une ou deux affaires en tout par an en moyenne. Il est exceptionnel qu'une loi budgétaire annuelle ou rectificative soit attaquée dans ce cadre-ci bien que la décision du 15 novembre 2023 relative à la loi de finances rectificative pour 2021 soit issue d'un recours abstrait. En cherchant sur les 25 dernières années, nous n'avons trouvé que deux lois budgétaires attaquées dans le cadre du contrôle abstrait(17). Le litige entre organes représente quant à lui 4 ou 5 affaires en tout chaque année. À notre connaissance, une seule loi budgétaire a été attaquée dans ce cadre-là ces 25 dernières années(18).

En France, la saisine du Conseil constitutionnel par l'opposition après le vote de la loi de finances initiale est devenue un rituel de la politique hexagonale et une modalité aussi récente qu'appréciée de la limitation des pouvoirs de la majorité. Outre-Rhin, la dimension uniquement financière de la loi budgétaire rend plus attractive la contestation de la loi ordinaire contenant les dispositions matérielles que la loi budgétaire ne fait que financer. Cet élément, couplé au [temps pris par la Cour pour rendre sa décision, rend le recours moins utile] et explique que le contrôle abstrait allemand joue un rôle moins important que le contrôle a priori en France dans le contrôle des lois financières.

(1): À côté des lois budgétaires initiales qui prévoient et autorisent le budget fédéral annuel, les lois budgétaires rectificatives (Nachtraghaushaltsgesetz) permettent, à l'instar des lois de finances rectificatives en France, de modifier le budget annuel en cours d'exécution. Leur contrôle de constitutionnalité suit le même régime que les lois budgétaires initiales.

(2): M. Kloepfer, Finanzverfassungsrecht, Beck, 2014, p. 340 sq. et K. Stern, Das Staatsrecht der Bundesrepublik Deutschland, tome 2, Beck, 1980, p. 1200 sq.

(3): Le contrôle de constitutionnalité des lois fiscales ne présente aucune particularité par rapport à celui des lois ordinaires. L'Histoire de la RFA depuis 1949 est même ponctuée par plusieurs grandes décisions de la Cour constitutionnelle fédérale relatives à la fiscalité : l'arrêt relatif à l'impôt sur la fortune ou l'arrêt relatif à l'impôt écologique font par exemple partie des plus célèbres. Voir M. Buggeln, Das Versprechen der Gleichheit, Suhrkamp, 2022, p. 849 sq. et K. Vogel, « Grundzüge des Finanzrechts des Grundgesetzes », in J. Insensee et P. Kirchhof (dir.), Handbuch des Staatsrechts, tome IV, Müller, p. 47 sq..

(4): Pour les évolutions induites par la décision du 15 novembre 2023 de la Cour constitutionnelle fédérale portant sur la loi de finances rectificative pour 2021 et relative au frein à l'endettement, voir la contribution de M. Hermanns.

(5): K. H. Friauf, Der Staatshaushaltsplan im Spannungsfeld zwischen Parlament und Regierung, tome 1, Verlag Gehlen, 1968, p. 101 sq.

(6): R. Mußnug, Der Haushaltsplan als Gesetz, Schwartz, 1976, p. 7 sq. et W. Heun, Staatshaushalt und Staatsleitung, Nomos, 1989, p. 79 sq.

(7): J. Hummel, Le constitutionnalisme allemand (1814-1918), PUF, 2002, p. 240 et R. Bourget, « nbsp ; Paul Laband et la construction d'un droit public financier « vraiment scientifique » : la systématisation des pratiques constitutionnelles de Bismarck lors du conflit budgétaire prussien (1862-1866) », in Ph. Bezes, F. Descamps, S. Kott et L. Tallineau (dir.), L'invention de la gestion des finances publiques. Élaborations et pratiques du droit budgétaire et comptable au XIXe siècle (1815-1914), Institut de la gestion publique et du développement économique, Comité pour l'histoire économique et financière de la France, 2010, p. 323 sq.

(8): J. Heckel, « Die Entwicklung des parlamentarischen Budgetrechts und seiner Ergänzung, Einrichtung und rechtliche Bedeutung des Reichshaushaltsgesetzes, Die Budgetverabschiedung », in G. Anschütz et R. Thoma (dir.), Handbuch des deutschen Staatsrechts, tome 2, 1935, p. 358.

(9): M. Pechszein, « Begründung von Ausgabeverpflichtungen », VerwArch, 1995, p. 374 sq.

(10): H. Tappe, Haushalt als Zeitgesetz, Duncker & Humblot, 2008, p. 228 sq. et Ch. Gröpl, Haushalt und Reform, Mohr Siebeck, 2001, p. 68 sq. et 80 sq.

(11): Ch. Bae, Entwicklung und Funktion von Haushaltsplan und Haushaltsgesetz in den Verfassungsordnungen Deutschlands und Südkoreas, Duncker & Humblot, 2024, p. 168 sq.

(12): Nous avons trouvé 3 exemples de requêtes directes vérifiant la constitutionnalité de lois budgétaires ces 25 dernières années :

- décision BVerfG du 6 décembre 2022, 2 BvR 547/21 (rejet du recours contre le fonds européen de reconstruction après la pandémie), - décision BVerfG du 22 mai 2018, 1 BvR 1728/12 (rejet du recours contre des transferts financiers de l'Agence pour l'emploi vers le budget fédéral), - et décision BVerfG du 6 juin 2012, 1 BvR 503/09 (rejet d'un recours contre des dépenses militaires du budget).

(13): S. D. Meyer, « Die Schuldenverfassungsbeschwerde », Verfassungsblog, 11 janvier 2024, en ligne.

(14): G. Grégoire, « L'économie de Karlsruhe. L'intégration européenne à l'épreuve du juge constitutionnel allemand », Courrier hebdomadaire du CRISP, 2021, n°5-6, p. 5 sq.

(15): Certes, elle pourrait suspendre le budget ou une partie du budget en attendant de statuer définitivement. Mais le problème n'est qu'inversé. Si la décision finale ne retient pas le caractère inconstitutionnel de la disposition suspendue du budget, la Cour risque de susciter l'incompréhension et des critiques pour avoir bloqué la politique du Gouvernement.

(16): J. Germain, « nbsp ; La préséance discutée de la Cour constitutionnelle allemande : opinions dissidentes sur le bilan et la situation de la juridiction constitutionnelle outre-Rhin », Civitas Europa, n° 48, 2022, p. 315 sq.

(17): Il s'agit de :

- la décision BVerfG du 9 juillet 2007, 2 BvF 1/04 (rejet du recours contre le budget 2004 malgré la non-affectation de l'emprunt à l'investissement, c'est-à-dire la règle d'équilibre précédent le frein à l'endettement) - et de la décision BVerfG du 15 novembre 2023, 2 BvF 1/22 (annulation de la loi budgétaire rectificative pour assurer le respect du frein à l'endettement par les fonds spéciaux).

(18): Décision BVerfG du 15 juillet 2015, 2 BvE 4/12 (rejet du recours sur l'affectation des financements aux groupes parlementaires).

Citer cet article

Jérôme GERMAIN. « Les spécificités du contrôle constitutionnel des lois budgétaires en Allemagne », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-specificites-du-controle-constitutionnel-des-lois-budgetaires-en-allemagne

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