Titre VII
N° 3 - octobre 2019
Les nouveaux rapports entre pouvoirs à l'aune des affaires Fillon et Benalla : vers une multiplication des contrôles ?
Les affaires Fillon et Benalla ont donné naissance à un certain nombre de procédures tant parlementaires que judicaires. Largement contestées, et de manière peu convaincante, au nom de la séparation des pouvoirs, ces dernières sont venues préciser l’étendue du contrôle que chacun des pouvoirs exerce sur les autres. Ce faisant, elles apparaissent riches d’enseignements quant à la réalisation concrète de la finalité dudit principe : « que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir ».
Pas plus sans doute que les Républiques précédentes, mais de manière bien plus visible en raison de la montée en puissance de l'autorité judiciaire et du journalisme d'investigation, la Ve République semble avoir bien du mal à se libérer du parfum de scandale qui, à tort ou à raison, entoure désormais la classe politique. Au-delà de la capacité qu'ont les affaires en tous genres à ébranler la confiance que les citoyens placent dans leurs institutions, dans ceux qui les font vivre ou prétendent les incarner, elles ont pour principales caractéristiques de jeter une lumière souvent crue sur les rapports entre pouvoirs. Parce qu'elles donnent parfois naissance à des procédures parlementaires ou judiciaires de contrôle ou de sanction, elles ont également en commun de participer à la définition du contenu concret du principe de séparation des pouvoirs.
Les affaires Fillon et Benalla qui défrayèrent la chronique au printemps 2017 et à l'été 2018, ne dérogèrent pas à la règle. Dans les deux cas, la défense des intéressés, soutenue par une partie de la doctrine, a consisté à mettre en cause, au nom de ce principe communément admis comme étant l'un des marqueurs du libéralisme politique, la légitimité des procédures mises en œuvre afin de leur faire rendre des comptes. Dans l'affaire Fillon, un certain nombre de juristes ont ainsi contesté l'intervention du Parquet National Financier (PNF) en se référant notamment du principe d'autonomie des assemblées, corollaire du principe de séparation des pouvoirs(1). Dans l'affaire Benalla, les plus hautes instances de l'Etat n'ont pas hésité à faire appel à ce même principe lorsque la commissions des Lois de l'Assemblée nationale , qui avait obtenu les prérogatives d'une commission d'enquête parlementaire , a décidé en septembre 2018, de convoquer pour audition Alexandre Benalla, chargé de mission et coordinateur de différents services lors des déplacements officiels et privés du président de la République. La ministre de la Justice Nicole Belloubet rappela alors qu' « il ne doit pas y avoir d'interférence entre une commission d'enquête parlementaire et une information judiciaire, au nom de la séparation des pouvoirs et de la garantie des droits »(2). Le président de la République lui-même aurait également appelé Gérard Larcher , président du Sénat, au nécessaire respect des équilibres institutionnels(3).
Signe que la constitution et les mécanismes institutionnels, font l'objet d'évolutions et de réinterprétations permanentes au gré des évènements(4), ces deux affaires ont participé à définir plus avant les rapports entre les trois grands pouvoirs de l'Etat. La première, en sollicitant le principe d'autonomie des assemblées (I) et la seconde, en mettant en jeu le champ d'intervention des commissions d'enquête parlementaire (II) sont en effet venues préciser l'étendue du contrôle que chacun des pouvoirs exerce sur les autres.
I. L'autorité judiciaire face à l'exercice des fonctions parlementaires
Parce qu'elle a abouti à ruiner la campagne présidentielle d'un candidat parti favori, l'intervention de l'autorité judicaire dans l'affaire Fillon a été largement contestée. Pourtant, qu'ils soient de nature constitutionnelle (A) ou qu'ils relèvent de la procédure et du droit pénal (B), aucun des arguments alors avancés ne parvient à convaincre.
A. L'autonomie des assemblées et le libre exercice du mandat parlementaire
Chargés, selon l'expression de Barnave, de « vouloir pour la Nation », les parlementaires bénéficient d'un statut protecteur destiné à leur faciliter l'exercice du mandat. Parmi les éléments de ce statut, l'article 18 alinéa 2 du Règlement de l'Assemblée nationale(5) permet aux parlementaires d'employer des collaborateurs dont les salaires sont pris en charge par le budget de l'Assemblée.
On a pu lire à ce propos qu'en « s'habilitant elle-même à contrôler le respect de l'article 18 du règlement de l'Assemblée nationale par François Fillon, en décidant d'ores et déjà d'opérer des actes d'enquête aussi intrusifs que la fouille de locaux parlementaires, l'autorité judiciaire empiète sur les prérogatives parlementaires et méconnaît le principe de la séparation des pouvoirs »(6). L'autorité judiciaire aurait donc enfreint les principes de séparation des pouvoirs et d'autonomie des assemblées que viennent garantir les dispositions d'un règlement qui ne relève que de la chambre.
La contestation se poursuit de manière un peu différente dans une tribune signée par treize juristes selon lesquels « incriminer l'emploi discrétionnaire de ces dotations serait s'en prendre à l'exercice de la fonction d'un parlementaire, s'attaquer par là-même au principe constitutionnel de l'indépendance des assemblées parlementaires, corollaire de la séparation des pouvoirs »(7). On en appelle plus précisément ici à l'exercice indépendant du mandat parlementaire, pierre angulaire du régime représentatif, pour contester la possibilité de contrôle de l'autorité judiciaire. En d'autres termes, l'usage qui est fait du crédit prévu à l'article 18 ferait partie intégrante de l'exercice du mandat. En conséquence, « le parquet national financier n'a rien à y voir et il méconnaît donc la séparation des pouvoirs en s'y immisçant »(8).
L'intervention de l'autorité judiciaire est donc contestée au nom du libre exercice du mandat parlementaire. L'objection consiste en substance à affirmer que le contrat liant un collaborateur à un élu n'est pas détachable de l'exercice du mandat(9). Dès lors, « porter un jugement sur l'activité de l'assistant, c'est porter un jugement sur l'activité du parlementaire »(10) et ériger l'autorité judiciaire en juge de la rectitude de l'exercice de la fonction parlementaire. En réalité, la question n'est pas tant celle de la détachabilité des rapports entre parlementaire et collaborateur de l'exercice du mandat que celle de la nature des actes en cause.
Seuls les actes qui sont au cœur de la fonction parlementaire bénéficient en effet d'une immunité de fond, prévue par l'article 26 alinéa 1er de la Constitution, qui interdit toute poursuite alors même que les faits commis présentent les caractères d'une infraction pénale. Toutefois cet article 26 alinéa 1er, loin de consacrer une sorte de théorie de l'indivisibilité de la fonction parlementaire, ne protège qu'un nombre limité d'interventions du parlementaire : les « opinions ou votes émis par lui dans l'exercice de ses fonctions ». Les dispositions extrêmement précises et l'interprétation traditionnellement étroite de cette irresponsabilité parlementaire excluent bien entendu qu'on puisse y faire entrer les faits reprochés à F. Fillon. Une telle exception à l'égale soumission de tous au droit commun ne peut en effet être que d'interprétation stricte, conforme à sa vocation qui est de garantir la liberté d'expression du parlementaire au sein de son assemblée. On notera d'ailleurs que même au Royaume Uni où les parlementaires bénéficient pourtant d'une protection qui, prévue par l'article 9 de la Bill des droits(11) est plus large que l'irresponsabilité de l'article 26(12), des faits similaires à ceux de l'affaire Fillon(13) ne purent bénéficier de la protection immunitaire et furent soumis aux tribunaux ordinaires. La Cour suprême a en effet jugé dans un arrêtR. v. Chaytor du 3 décembre 2010(14) que le privilège parlementaire ne pouvait couvrir les infractions pénales commises par l'usage indélicat et abusif des notes de frais.
Seule l'existence d'une immunité pouvant interdire à l'autorité judiciaire d'exercer la plénitude de ses compétences à l'égard des membres des assemblées, l'inapplicabilité de l'irresponsabilité en l'espèce invite donc à conclure à la possibilité pour l'autorité judiciaire de se saisir de l'affaire. Si on ne peut que reconnaître que le fait d'employer des membres de sa famille était, antérieurement à la loi du 15 septembre 2017(15), une « pratique courante et légale qui témoignait seulement d'un imprudent laxisme »(16) , tel n'était pas heureusement pas le cas de l'attribution d'un emploi fictif. Une enquête préliminaire fondée sur des indices précis et concordants d'agissement délictueux pouvait donc à bon droit être ouverte. Toutefois, au-delà de la question générale de la compétence de l'autorité judiciaire, celle plus précise de la compétence du parquet national financier (PNF) et de l'applicabilité de l'article 432-15 du code pénal a également été contestée(17).
B. La question de la compétence du PNF et de l'applicabilité de l'article 432-15 du code pénal
La question de la compétence du PNF en lieu et place des juridictions ordinaires ne pose en réalité guère de difficultés, même s'il s'agissait là d'une institution récente, dont les compétences ne pouvaient que s'affirmer au gré de précédents alors peu nombreux. Le PNF a en effet été créé en 2013(18), à la suite de l'affaire Cahuzac, pour traiter précisément de ce type d'affaire(19). Certes, l'article 705 du code de procédure pénale semble réserver au PNF « les affaires qui sont ou apparaîtraient d'une grande complexité, en raison notamment du grand nombre d'auteurs, de complices ou de victimes ou du ressort géographique sur lequel elles s'étendent » ce qui ne semblait pas correspondre à une affaire Fillon à la simplicité - hélas - désarmante. Toutefois, une circulaire du Garde des sceaux à laquelle peu de commentateurs de l'époque semblent avoir prêté attention précise à ce propos que « bien que le critère de la grande complexité apparaisse tant dans les dispositions relatives aux JIRS(20) que dans celles relatives au procureur de la République financier, ce dernier a par essence vocation à connaître des affaires susceptibles de provoquer un retentissement national ou international de grande ampleur »(21) , ce qui était pour le moins le cas de l'affaire Fillon... Signe de cette compétence dorénavant acquise, le PNF a ouvert une enquête préliminaire le jour même de la convocation par le Premier ministre et de la démission de Bruno Le Roux(22), soupçonné d'avoir employé ses deux filles comme collaboratrices parlementaires , alors qu'il était député de la Seine-Saint-Denis et qu'elles étaient lycéennes puis étudiantes.
La question n'était donc pas tant celle de la compétence pour enquêter du PNF que du choix de l'infraction. L'incrimination retenue était en effet celle du délit de « nbsp ; détournement de fonds publics » qui vise, selon l'article 432-15 du code pénal, « le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public, (...), de (...) détourner (...) des fonds publics ». Bien que la possibilité de qualifier de fonds publics les crédits mis à disposition d'un parlementaire par l'Assemblée pour rémunérer un collaborateur ait pu être contestée(23), le doute ne semble guère pouvoir prévaloir. Les parlementaires ont certes une autonomie dans la gestion desdits crédits, mais on voit mal comment ces derniers pourraient échapper à une telle qualification. Ne s'agit-il pas en effet de crédits mis à la disposition de l'Assemblée par la loi de finances et obtenus par l'impôt ?
La satisfaction de la condition relative à l'auteur mérite en revanche de plus amples développements. L'article 432-15 du code pénal ne vise comme auteurs possibles du détournement de fonds publics, qu'une « personne dépositaire de l'autorité publique » ou « chargée d'une mission de service public » ou encore un « comptable public » ou un « dépositaire public ». Peut-on dès lors se contenter de repousser la qualification au motif qu'il s'agirait là de qualités « que n'a évidemment pas un parlementaire »(24). L'évidence plaidait pourtant en sens inverse, comme le soulignait à l'époque D. Rousseau : « Un parlementaire est-il dépositaire de l'autorité publique ou est-il chargé d'une mission de service public ? Évidemment, oui : la Nation est titulaire de l'autorité publique et le parlementaire, qui est le représentant de la Nation, est le dépositaire de cette autorité publique. »(25) C'est d'ailleurs en substance ce qu'a souligné la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans une série d'arrêts rendus les 27 juin et 11 juillet 2018(26). Elle précise en effet « doit être regardée comme étant investie d'une mission de service public au sens de l'article 432-15 du code pénal, toute personne chargée, directement ou indirectement, d'accomplir des actes ayant pour but de satisfaire à l'intérêt général ; qu'un représentant de la Nation - ou des collectivités territoriales pour le Sénat - chargé de voter les lois de la République, de contrôler l'action du Gouvernement et d'évaluer les politiques publiques exerce par essence une mission d'intérêt général »(27) . Les choses sont donc dorénavant claires : parce qu'il accomplit, directement ou indirectement, des actes ayant pour but de satisfaire à l'intérêt général, tout parlementaire doit être considéré comme une personne chargée d'une mission de service public au sens de l'article 432-15 du code pénal. D'ailleurs, depuis l'affaire Fillon, l'ordonnance relative au fonctionnement des assemblées parlementaires(28) a été modifiée par la loi du 15 septembre 2017(29). L'article 8 quater de l'ordonnance, qui interdit dorénavant aux députés et sénateurs d'employer un membre de sa famille en tant que collaborateur parlementaire, a pris soin de viser l'article 432-15 du Code pénal.
L'affaire Fillon met ainsi en évidence la capacité de l'autorité judiciaire à se saisir, même au pire moment, d'indices d'agissement délictueux de la part d'un parlementaire. Son retentissement considérable met ainsi singulièrement en évidence, au-delà de la montée en puissance de l'autorité judicaire, l'incapacité du principe de séparation des pouvoirs, entendu comme une parfaite autonomie et indépendance des organes, à rendre compte des faits, c'est-à-dire des textes et de la pratique institutionnelle. L'affaire Benalla, à son tour, ne témoigne pas d'autre chose.
II. Le contrôle parlementaire face aux enquêtes judiciaires et aux services de la présidence
Dans l'affaire Benalla, la commission parlementaire créée afin d'éclairer les sénateurs sur les conditions de recrutement et les fonctions de l'ancien chargé de mission à l'Elysée a fait l'objet de deux types d'objection. D'une part, la compatibilité de son existence avec les poursuites judicaires dont faisait l'objet l'ancien chargé de mission (A), de l'autre l'éventuelle atteinte à la séparation des pouvoirs exécutifs et législatifs qui en résulterait dès lors qu'Alexandre Benalla était rattaché au cabinet du Président de la République (B). Là encore, aucune de ces critiques ne parvient à convaincre.
A. L'enquête parlementaire confrontée à l'enquête judiciaire
Une première difficulté résultait de la mise en examen, dès juillet 2018, d'A. Benalla en raison notamment de son comportement lors des manifestations du 1er mai. L'article 6 de l'ordonnance de 1958 dispose en effet « qu'il ne peut être créé de commission d'enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours ». De plus, l'article 5 bis de l'ordonnance du 17 novembre 1958 précise qu'« une commission spéciale ou permanente peut convoquer toute personne dont elle estime l'audition nécessaire, réserve faite, d'une part, des sujets de caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État, d'autre part, du respect du principe de la séparation de l'autorité judiciaire et des autres pouvoirs ». Enfin, le Conseil constitutionnel a rappelé l'importance de cette interdiction au nom du respect de la séparation des pouvoirs(30).
Cet ensemble de normes pourrait inciter à une lecture littérale de l'article 6, qui serait susceptible d'interdire tout contrôle parlementaire, puisque des poursuites judiciaires ouvertes à dessein suffiraient à le désarmer de manière abusive(31). Dès 1971, l'Assemblée nationale a toutefois estimé que « l'existence de poursuites judiciaires n'était pas un obstacle à la création d'une commission d'enquête parlementaire, dès lors que se trouvent écartés de son champ d'application ceux des faits qui ont donné lieu à des poursuites »(32). En réalité, la pratique parlementaire s'affranchit allégrement d'une interprétation stricte de la proscription, plusieurs personnes faisant l'objet de poursuites ayant, par le passé, été entendues par des commissions d'enquête parlementaires. En 1999, la commission d'enquête du Sénat sur la conduite de la politique de sécurité menée par l'État en Corse avait ainsi auditionné le préfet Bernard Bonnet et le colonel Henri Mazères. Jérôme Cahuzac était également déjà mis en examen lorsqu'il fut entendu, en juin 2013, par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale relative aux éventuels dysfonctionnements dans l'action des ministères de l'économie et des finances, de l'intérieur et de la justice.
Il n'en demeure pas moins que l'article 6, même interprété de manière souple, est une source de difficultés(33). Il a tout d'abord pour effet de complexifier la définition des sujets d'enquête, car il conduit à exclure du champ de l'investigation parlementaire les faits qui ont donné lieu à poursuites. A cet égard, l'objet des travaux de la commission des lois de l'Assemblée nationale, qui n'a cependant guère perduré(34), peut surprendre. Il s'agissait en effet de « faire la lumière sur les évènements survenus à l'occasion de la manifestation parisienne du 1er mai 2018 » et portaient donc exclusivement sur les faits ayant donné lieu à l'ouverture d'une information judiciaire. Les sénateurs eurent alors beau jeu de s'étonner, non sans malice au regard de son absence prévisible de résultat, que ses travaux « n'aient pas suscité l'opposition publique des mêmes membres du Gouvernement qui ont critiqué à tort les travaux de votre commission »(35). La commission des lois du Sénat avait en revanche été plus prudente dans la définition de ses missions puisqu'il s'agissait de « mener une mission d'information sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements »(36).
L'article 6 a également pour inconvénient de rendre plus difficile la conduite des travaux parlementaire au moins à deux égards. Tout d'abord, son existence même produit une sorte d'inhibition de la parole parlementaire qui vient d'ailleurs limiter la pleine liberté de propos dont les parlementaires bénéficient traditionnellement au sein des commissions et que protège l'article 26 alinéa 1er de la Constitution. Ensuite, son existence même renforce la tendance qu'ont certaines personnes auditionnées à adopter des stratégies d'évitement. Les auditions devant la commission sénatoriale ont bien montré en effet combien les sénateurs étaient contraints de marcher sur une ligne de crête afin de ne pas donner le sentiment d'empiéter par leurs questions sur l'office du juge d'instruction ou d'offrir aux personnes entendues l'échappatoire classique consistant à refuser de répondre sous prétexte de ne pas courir le risque de s'auto-incriminer. Telle fut l'attitude d'A. Benalla le 21 janvier 2019, au point de provoquer l'agacement du président de la commission, lassé d'inciter en vain l'intéressé à sortir de son silence obstiné. La séparation des pouvoirs, dont l'article 6 apparaît comme l'une des conséquences procédurales, fait ici figure de prétexte commode qui permet à l'intéressé d'éviter de donner trop de détails sur des sujets « gênants » - pour reprendre les termes du Président, Philippe Bas.
B. L'enquête parlementaire confrontée aux services de la Présidence
Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 « toute personne dont une commission d'enquête a jugé l'audition utile est tenue de déférer à la convocation qui lui est délivrée, si besoin est, par un huissier ou un agent de la force publique, à la requête du président de la commission ». Dans l'affaire Benalla, les fonctionnaires de la présidence de la République qui avaient fait l'objet d'une convocation ont tous déféré à cette dernière. Toutefois, ils ont pris soin de rappeler que leur présence avait été rendue possible par l'accord du chef d'Etat, tandis que le principe de séparation des pouvoirs leur interdirait de répondre à toute question portant sur l'organisation interne de la présidence de la République(37). Alexis Kohler, le secrétaire général de la présidence de la République, a par ailleurs refusé de communiquer un certain nombre de documents à la commission. Dans un courrier adressé à la commission sénatoriale(38), il justifie ce refus en soulignant que l'article 51-2 dispose que des commissions d'enquête peuvent être créées « pour l'exercice des missions de contrôle et d'évaluation définies au premier alinéa de l'article 24 », article qui n'habilite le Parlement qu'à contrôler « l'action du Gouvernement ». Le courrier précise également que « dans le même temps, le principe de la séparation des pouvoirs ne permet pas à l'une des deux assemblées d'exercer ces pouvoirs à l'égard du Président de la République par ailleurs soumis au titre IX de la Constitution. Ainsi que l'a jugé le Conseil constitutionnel, son autonomie financière, comme pour tout pouvoir public constitutionnel, garantit cette séparation des pouvoirs . ». Il en résulte que « dès lors que les documents dont vous demandez la communication ne sont pas relatifs à « l'action du Gouvernement », rien n'impose, en application de la Constitution, leur transmission à votre commission ».
Ce dernier argument tiré de la séparation des pouvoirs, qui apparaît surabondant, souligne en réalité la faiblesse du raisonnement. Si elle était parfaitement convaincante, la lecture combinée des articles 51-2 et 24 devrait en effet suffire à justifier le refus de transmission. La double référence au titre IX et au principe d'autonomie financière procède par ailleurs d'une confusion volontaire entre le président de la République et la présidence de la République. Le titre IX de la Constitution, intitulé « La Haute Cour », organise en effet le statut juridictionnel du chef de l'Etat à travers les articles 67 et 68 de la Constitution. Il s'agit d'un statut qui se justifie de toute évidence par des préoccupations institutionnelles fortes mais qui a une dimension personnelle au sens où il a vocation à protéger la fonction présidentielle à travers son titulaire. L'autonomie financière en revanche n'est pas celle du Président de la République, comme le laisse entendre le courrier, mais bien de la Présidence, vaste ensemble de services administratifs et politiques, dont la gestion des fonds publics et l'exécution du budget est d'ailleurs soumis depuis 2009 au contrôle de la Cour des comptes.
Cherchant à justifier son plein respect de l'article 24 de la Constitution et donc la légalité de ses travaux, la commission sénatoriale avance deux arguments. Le premier est modérément convaincant car il consiste à souligner que les missions de maintien de l'ordre comme de protection du Chef de l'Etat « incombent à des services qui relèvent tous du gouvernement ». Cependant, s'il est vrai que la Groupe de Sécurité de la Présidence de la République (GSPR) comme le commandement militaire sont organiquement rattachés au ministère de l'intérieur, toute la difficulté vient précisément du fait qu'Alexandre Benalla, qui n'est ni policier ni gendarme, devait sa place au fait du prince. Le second argument selon lequel « rien ne s'oppose juridiquement, (...) à ce qu'un collaborateur du chef de l'État soit entendu par une commission parlementaire », apparaît en revanche plus solide et à pour lui la force des précédents. Parmi ces derniers, celui de 2009 semble le plus probant. Le directeur de cabinet du président de la République avait alors été entendu par la commission des finances de l'Assemblée nationale, alors même que le Bureau de l'Assemblée avait déclaré irrecevable une proposition de résolution tendant à la création d'une commission d'enquête sur les sondages commandés par la présidence de la République, en raison du risque de mise en cause de la responsabilité politique du chef de l'État(39). Or si un directeur a en définitive pu être entendu en 2009 sur une affaire touchant au fonctionnement même du cabinet présidentiel, à la légalité et à l'opportunité des décisions prises en son sein, on voit mal pourquoi dix ans plus tard des conseillers à l'Elysée ne pourraient être interrogés sur son fonctionnement administratif.
Enfin, nul principe et pas même celui de la séparation des pouvoir ne permet d'enfermer l'Elysée dans un splendide isolement à l'abri du contrôle parlementaire. D'une part, ainsi que le soulignent les sénateurs, on voit mal en vertu de quel raisonnement le contrôle de l'autorité judiciaire et de la Cour des comptes serait admis, tandis qu'un contrôle parlementaire devrait être exclu, « alors même que la représentation nationale agit au nom du peuple français »(40). Un tel raisonnement reviendrait à entretenir de la séparation des pouvoirs une conception hémiplégique qui exclut la logique même du régime parlementaire, en vertu de laquelle le Parlement peut et doit demander des comptes aux gouvernants. D'autre part, cette contestation de la possibilité pour les parlementaires de recueillir des informations dans le cadre l'affaire Benalla apparaît d'autant moins convaincante qu'elle semble contraire à l'esprit même de la dernière révision constitutionnelle. Depuis celle du 23 juillet 2008 en effet, l'article 24 de la Constitution place la fonction de contrôle au même niveau que l'élaboration de la loi, tandis que la possibilité, pour chacune des assemblées, de créer des commissions d'enquête a été constitutionnalisée à l'article 51-2 de la Constitution. Toutefois, en matière de révision constitutionnelle, il ne suffit pas qu'une révision soit menée à son terme pour produire des effets. Encore faut-il que la pratique constitutionnelle, c'est-à-dire politique, consente à en assimiler la logique. Telle fut sans doute l'une des conséquences de l'affaire Benalla : un utile renforcement de la fonction de contrôle que sont susceptibles d'exercer les représentants de la Nation sur le comportement de l'exécutif(41).
Le recours au principe de séparation des pouvoirs pour contester la légitimité, voire la licéité, des procédures de contrôle ici décrites était attendu, tant sa sollicitation semble être un lieu commun de la pensée constitutionnelle et politique. Il n'en demeure pas moins surprenant de la part de spécialistes du droit constitutionnel. On connaît en effet, depuis l'entre-deux-guerres au moins, grâce aux travaux de Carré de Malberg, Mirkine-Guetzévitch ou René Capitant, par la suite prolongés par ceux d'Eisenmann ou de Michel Troper, l'incapacité du principe de séparation des pouvoirs, interprété à tort comme la combinaison de la spécialisation et de l'indépendance des organes, à rendre compte de la pratique constitutionnelle(42). Ainsi, sous la Vè République, la séparation des pouvoirs ne saurait impliquer un cloisonnement étanche entre les différents domaines d'intervention des organes de l'Etat. Dès lors que les parlementaires peuvent contrôler l'usage des fonds publics par le Gouvernement ou former des commissions d'enquête sur tel ou tel aspect de l'action gouvernementale, que la justice peut mettre en examen un ministre ou un parlementaire, que l'exécutif nomme les parquetiers et détermine la politique pénale, il s'agit bien davantage d'un contrôle mutuel des pouvoirs que d'une séparation des fonctions. Plus que de le regretter, n'y a-t-il pas lieu de s'en féliciter ?
(1) Voir notamment J.E. Gicquel, P. Avril, « Collaborateurs parlementaires : respectons le droit » , lefigaro.fr, 9 fév. 2017 ; la tribune « François Fillon : appel de juristes contre un coup d'État institutionnel », atlantico.fr, 18 fév. 2017 ; Jean-Éric Schoettl, « De la compétence contestable du parquet national financier (en particulier) et de l'autorité judiciaire (en général) pour connaître de l'affaire dite des collaborateurs parlementaires de François Fillon », LPA , 14 février 2017 ; P. Avril, « L'État de droit contre l'État républicain ? », Le Débat, 2017/4 n°196, p. 95-102. Voir également les arguments avancés par Maître E. Dupond-Moretti, repris notamment in « Le parquet national financier est-il compétent dans l'affaire Fillon ? », la-croix.com, 7 février 2017.
(2) Matinale de France inter, 12 septembre 2018.
(3) M. Mourgue Affaire Benalla, « Larcher confirme avoir été appelé par Macron », LeFigaro.fr, 13 sept. 2018.
(4) Voir en ce sens D. Baranger, L'affaire Benalla et la constitution : le Sénat, organe de contrôle politique de l'exécutif, Le blog de Jus Politicum, 23 sept. 2018.
(5) « Les députés peuvent employer sous contrat de droit privé des collaborateurs parlementaires, qui les assistent dans l'exercice de leurs fonctions et dont ils sont les seuls employeurs. Ils bénéficient à cet effet d'un crédit affecté à la rémunération de leurs collaborateurs »
(6) J. E. Schoettl, art.cit.
(7) « François Fillon : appel de juristes contre un coup d'État institutionnel », atlantico.fr, 18 février 2017. Pour une critique en règle de cette tribune, voir D. Baranger, O. Beaud, J.-M. Denquin, O. Jouanjan, P. Wachsmann, « L'affaire Fillon n'est pas un coup d'Etat institutionnel », Le blog de Jus Politicum, 23 février 2017.
(8) P. Avril, art. cit., p.99.
(9) Voir en ce sens P. Avril et J. Gicquel, art. cit..
(10) J. E. Schoettl, art. cit.
(11) « Freedom of speech and debates or proceedings in Parliament ought not to be impeached or questioned in any Court or place out of Parliament »
(12) Etendant sa protection aux « proceedings in Parliament », elle est susceptible de couvrir « tout ce qui est dit ou fait par un parlementaire, dans l'exercice de ses fonctions ». Sur la portée de l'article 9, nous nous permettons de renvoyer à notre ouvrage, Immunités parlementaires et régime représentatif. L'apport du droit constitutionnel comparé (France, Royaume-Uni, États-Unis) , L.G.D.J 2011, p. 239-242.
(13) Pour un parallèle entre le scandale des notes de frais qui fit grand bruit au Royaume Uni en 2009 et l'affaire Fillon, voir C. Roynier, « La résolution du scandale des notes de frais des MPs au Royaume-Uni ou les bienfaits de la morale constitutionnelle », Le blog de Jus Politicum , mars 2017.
(14) R v Chaytor and others [2010] UKSC 52.
(15) Loi n°2017-1339 pour la confiance dans la vie politique.
(16) Pierre Avril, art. cit., p.95 à 102.
(17) Cf. la tribune précitée du 18 février 2017.
(18) Loi n°2013-1117 du 6 décembre 2013 et loi organique n°2013-1115 du 6 décembre 2013.
(19) Garde des sceaux, ministre de la justice, Circulaire du 31 janvier 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, Bulletin officiel du ministère de la justice, 14 février 2014.
(20) Juridictions interrégionales spécialisées dans la lutte contre la criminalité organisée et la délinquance financière.
(21) Garde des sceaux, ministre de la justice, Circulaire du 31 janvier 2014 de politique pénale relative au procureur de la République financier, Bulletin officiel du ministère de la justice, 14 février 2014, p. 3.
(22) 21 mars 2017.
(23) « Il est plus que douteux que les sommes versées à un parlementaire pour organiser son travail de participation au pouvoir législatif et au contrôle du pouvoir exécutif puissent être qualifiés de fonds publics » in tribune précitée, 18 février 2017.
(24) idem .
(25) « Affaire Fillon. Le parquet financier a-t-il le droit d'enquêter ? », entretien avec Dominique Rousseau, ouest-france.fr, 13 février 2017.
(26) Ph. Conte, « Détournement de biens publics. Personne chargée d'une mission de service public », (Cass. crim., 27 juin et 11 juill. 2018 - 7 arrêts), Revue Droit pénal, Lexisnexis, nov 2018, n°11, p. 28.
(27) Cass. Crim, 27 juin 2018, n°17-84804.
(28) Ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958.
(29) Loi n°2017-1339 pour la confiance dans la vie politique.
(30) Décision n° 2009-582 DC du 25 juin 2009, cons. 4 à 6.
(31) Voir en ce sens G. Carcassonne et M. Guillaume, La Constitution, 12ème édition, Points Seuil, 2014, p. 261.
(32) La règle fut établie à l'occasion de la commission d'enquête sur le fonctionnement des sociétés civiles de placement immobilier et sur leurs rapports avec le pouvoir politique.
(33) Ses inconvénients sont brièvement soulignés in « nbsp ; Affaire Benalla » Rapport d'enquête de la commission des lois du Sénat, 20 février 2019, p. 108.
(34) Elle achève ses travaux le 1er aout 2018 après une dizaine d'auditions et moins de deux semaines de travaux, sans livrer ni rapport ni conclusions.
(35) Rapport Sénat précité, p. 106.
(36) idem, p. 148
(37) Rapport Sénat précité, p. 100
(38) Ce dernier est partiellement reproduit in idem, p. 101.
(39) Deux ans auparavant, Claude Guéant, secrétaire général de la Présidence de la République, et un conseiller du chef de l'Etat avaient été entendus par la commission d'enquête de l'Assemblée nationale sur les conditions de libération des infirmières et du médecin bulgares détenus en Libye.
(40) Rapport Sénat précité, p. 105.
(41) Voir en ce sens, D. Baranger, art.cit., Le blog de Jus Politicum, 23 sept. 2018.
(42) Voir notamment M. Troper, La séparation des pouvoirs et l'histoire constitutionnelle française , réédition LGDJ, 1980, p. 16 à 19.
Citer cet article
Cécile GUÉRIN-BARGUES. « Les nouveaux rapports entre pouvoirs à l'aune des affaires Fillon et Benalla : vers une multiplication des contrôles ? », Titre VII [en ligne], n° 3, La séparation des pouvoirs, octobre 2019. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-nouveaux-rapports-entre-pouvoirs-a-l-aune-des-affaires-fillon-et-benalla-vers-une-multiplication
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