Titre VII

N° 8 - avril 2022

Les normes de concrétisation des exigences constitutionnelles

Résumé

Le juge constitutionnel élabore, dans les motifs de ses décisions, des normes de concrétisation des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. Ces normes de concrétisation précisent les normes de référence et en donnent un mode d'emploi, parfois adressé au juge lui-même, parfois adressé au législateur. Depuis deux ans, le Conseil reconnaît leur existence en en faisant parfois mention expresse dans les commentaires publiés sur ses décisions. L'étude des normes de concrétisation des exigences constitutionnelles permet de mettre en avant leur utilité dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois, mais aussi d'envisager leur développement dans la jurisprudence constitutionnelle.

La tendance des juristes à tout vouloir faire entrer dans des cases est bien connue et, n'est-ce pas là finalement l'un des moyens principaux de l'accès à la connaissance, en ce qu'elle permet l'ordonnancement de la pensée(1). Ce numéro 8 de Titre VII est précisément consacré aux catégories de normes constitutionnelles. Qualifier les normes en les classant par catégories sert bien sûr leur analyse, mais c'est déjà analyser que de créer ces catégories. Le juriste peut alors mobiliser les catégories créées par le droit positif pour mieux les réutiliser ; mais il peut aussi créer ces catégories, qui ne le sont toutefois pas ex-nihilo puisqu'elles visent à décrire le droit positif. Les normes de concrétisation des exigences constitutionnelles font partie de ce deuxième type de catégorisation, non forgé par le droit positif, mais construit par la doctrine ; elles peuvent être considérées comme une catégorie au sein de la classification des normes utilisées par le Conseil constitutionnel pour assurer ses missions. Il faut alors ici préciser que l'expression « exigences constitutionnelles » est entendue comme renvoyant aux normes de référence du contrôle de constitutionnalité des dispositions législatives.

Les normes de concrétisation dont il est question dans cette étude sont des normes jurisprudentielles élaborées par le juge constitutionnel lui-même au sein de ses décisions(2). Marque parmi d'autres de ce que l'on appelle le « pouvoir créateur » du juge, elles résultent de l'interprétation des normes de référence du contrôle de constitutionnalité. S'il en existe deux catégories distinctes, elles ont toutes pour objet de préciser ces normes de référence en donnant un mode d'emploi. Les normes de concrétisation sont adressées soit au législateur, soit au juge constitutionnel lui-même. Les premières donnent au législateur des critères à respecter afin d'élaborer des lois conformes à la Constitution. Les secondes précisent les méthodes de contrôle du juge dans sa tâche de contrôle de constitutionnalité des lois. Une norme de concrétisation est ainsi toujours fondée sur une norme de référence particulière.

Si le Conseil constitutionnel ne relevait pas ces normes en les qualifiant de telles jusqu'alors, il le fait expressément depuis une décision du 31 janvier 2020. Cette reconnaissance n'a pas de valeur juridique dans la mesure où elle ne figure pas dans les motifs ou le dispositif de la décision, mais elle ne peut être occultée. C'est en effet le commentaire de la décision qui relève la création, en son sein, par le juge constitutionnel, d'une nouvelle norme de concrétisation. Plus précisément, le commentaire admet que le juge constitutionnel s'est appuyé sur le Préambule de la Charte de l'environnement pour en « déduire une norme de concrétisation particulière »(3). Cette reconnaissance expresse conduit à s'intéresser à l'utilité de cette catégorie dans le cadre du contrôle de constitutionnalité des lois opéré par le Conseil constitutionnel.

Les normes de concrétisation présentent en effet un intérêt certain pour la jurisprudence constitutionnelle (A). C'est la raison pour laquelle cette catégorie pourrait être davantage exploitée (B).

A) Une catégorie utile

Les normes de concrétisation constituent des outils jurisprudentiels précieux à deux égards. Elles permettent de façonner et de perfectionner le contrôle de constitutionnalité des lois (1). Elles sont également un atout pour le juge constitutionnel lui-même dans le cadre de son office (2).

1. Un outil au bénéfice du contrôle de constitutionnalité

L'établissement d'une norme de concrétisation par le Conseil constitutionnel, dans les motifs de ses décisions, présente plusieurs atouts au profit du contrôle de constitutionnalité en lui-même. En premier lieu, il permet une meilleure compréhension des décisions par le législateur, qui dispose de critères à respecter dans l'établissement des lois. À ce titre, on peut relever la norme de concrétisation relative à l'objectif de valeur constitutionnelle d'intelligibilité et d'accessibilité de la loi qui, selon les termes mêmes du Conseil, découle des articles 4, 5, 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. La jurisprudence constitutionnelle précise alors la norme de concrétisation qui découle de cet objectif : le législateur doit adopter des dispositions suffisamment précises et des formules non équivoques(4). C'est alors les critères que le Parlement doit respecter pour que les lois qu'il adopte soient conformes à l'objectif de valeur constitutionnelle précité. La norme de concrétisation relative au principe d'égalité participe également d'une meilleure compréhension des décisions par le législateur en ce que le Conseil précise quels sont les critères permettant au Parlement de déroger au principe d'égalité, tout en respectant l'article 6 de la Déclaration de 1789(5). L'on notera que, en ce sens, les normes de concrétisation sont aussi une plus-value pour le justiciable, notamment depuis la création de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. Elles permettent une compréhension renouvelée de la motivation des décisions du juge constitutionnel par la mise en lumière de ses raisonnements dans les motifs de ses décisions.

En deuxième lieu, les normes de concrétisation sont favorables au « dialogue des juges »(6), ce qui enrichit le contrôle de constitutionnalité. D'abord, le Conseil constitutionnel utilise les normes de concrétisation pour intégrer des exigences de systèmes internationaux. On l'a vu, par exemple, lorsque le Conseil a choisi de modifier sa norme de concrétisation relative aux validations législatives afin d'intégrer une exigence de la Cour européenne des droits de l'homme. De jurisprudence constante, le juge constitutionnel déduisait de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 que le législateur pouvait valider un acte administratif sous réserve de poursuivre un « but d'intérêt général suffisant (...) sous réserve du respect des décisions de justice ayant force de chose jugée et du principe de non-rétroactivité des peines et des sanctions »(7) et ce sans que l'acte ne méconnaisse « aucune règle, ni aucun principe de valeur constitutionnelle, sauf à ce que le but d'intérêt général visé par la validation soit lui-même de valeur constitutionnelle »(8). La portée de la validation législative devait être, par ailleurs, strictement définie. Cette norme de concrétisation donnait alors un mode d'emploi au législateur pour respecter l'article 16 de la Déclaration de 1789, norme de référence, en énonçant les critères sur lesquels son contrôle serait fondé. C'est la modification de cette norme de concrétisation qui a permis au Conseil constitutionnel d'intégrer une exigence venant de la jurisprudence européenne. En effet, dans sa décision du 14 février 2014, ce dernier a substitué à l'exigence d'un « besoin d'intérêt général suffisant » celle d'un « motif impérieux d'intérêt général »(9). Or, ce critère a été établi par la Cour européenne des droits de l'homme dès 1999(10). Ensuite, les normes de concrétisation peuvent être exportées dans d'autres systèmes, telle la norme de concrétisation relative à la différence entre les pouvoirs d'appréciation du juge constitutionnel et du législateur. La Cour constitutionnelle belge a en effet repris cette norme de concrétisation que le Conseil constitutionnel français a déduite de l'article 61 de la Constitution, d'abord, et de l'article 61-1 de Constitution ensuite. Il précise que ces articles ne lui ont pas confié un pouvoir général d'appréciation et de décision de même nature que celui du Parlement, détaillant alors ses méthodes de contrôle et limitant par là, l'étendue de sa compétence. On retrouve cette norme de concrétisation fondée, au sein de la jurisprudence belge, sur l'article 142 de la Constitution en ces termes : « L'article 142 de la Constitution ne confère pas à la Cour un pouvoir d'appréciation et de décision qui soit comparable à celui du législateur (...). Il n'appartient pas à la Cour de substituer sa propre appréciation à celle du législateur »(11). Le juge constitutionnel belge a donc « transposé » la norme de concrétisation du juge français en lui donnant sa propre assise textuelle.

En dernier lieu, l'élaboration de normes de concrétisation par le Conseil constitutionnel consolide l'effectivité du contrôle de constitutionnalité et de la protection des droits et libertés fondamentaux. De fait, ces normes résultent d'une interprétation des normes de référence concourant à ce que ces dernières produisent tous leurs effets. Elles fournissent alors au juge et au législateur les moyens de garantir les droits et libertés fondamentaux.

Outre leur utilité dans le cadre du contrôle de constitutionnalité, les normes de concrétisation constituent un outil au profit du juge constitutionnel lui-même.

2. Un outil au profit du juge constitutionnel

Le juge constitutionnel tire avantage des normes de concrétisation, et ce à plusieurs titres. Elles lui permettent, dans un premier temps, de poursuivre des politiques jurisprudentielles particulières, comme celle de préserver la compétence du législateur, notamment au regard de textes relatifs aux « sujets de société ». On le voit d'abord lorsqu'il précise qu'il ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement dans des décisions telle celle relative à l'adoption par le partenaire de même sexe de l'enfant de son concubin(12) ou encore celle rendue sur la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe(13). Cette dernière décision est encore plus révélatrice du profit que peut tirer le juge constitutionnel des normes de concrétisation. En effet, à partir de 1971 et par le biais de plusieurs décisions, ce dernier a déterminé un certain nombre de critères lui permettant de dégager des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (ci-après « PFRLR »). L'ensemble de ces critères forme un tout constituant une norme de concrétisation de l'alinéa 1er du Préambule de la Constitution de 1946 : un tel principe doit être issu de lois intervenues sous un régime républicain, antérieur à la Constitution de 1946. Il doit avoir été l'objet d'une application continue sans qu'une loi républicaine, antérieure à 1946, se soit écartée dudit principe et il ne peut résulter d'une tradition(14). La norme contenue dans ce dernier doit également avoir un caractère absolu et non contingent(15). Enfin, la règle issue du principe doit revêtir une importance suffisante(16). Cette norme de concrétisation dévoile alors la méthode suivie par le juge constitutionnel pour dégager un PFRLR (ou au contraire, en rejeter l'existence). La décision relative au mariage entre personnes de même sexe précitée révèle toutefois un nouveau critère, qui n'avait jamais été dégagé auparavant dans les motifs d'une décision du Conseil : un PFRLR doit être relatif aux droits et libertés fondamentaux, à la souveraineté nationale ou à l'organisation des pouvoirs publics(17). L'ajout de ce critère alternatif a permis au juge de ne pas reconnaître que le mariage entre personnes de sexes différents constituait un PFRLR. Il a donc pu suivre sa politique jurisprudentielle de préservation de la compétence du législateur sur lesdits « sujets de société ».

Dans un deuxième temps, le juge peut faire évoluer ses normes de concrétisation pour y intégrer des exigences internationales. Cela lui permet d'uniformiser les jurisprudences tout en préservant sa compétence, comme on l'a vu avec l'intégration de l'exigence d'un motif impérieux d'intérêt général dans le cadre de sa jurisprudence relative aux validations législatives.

Dans un troisième temps, les normes de concrétisation sont un moyen, pour le juge constitutionnel, d'étendre son office dans le cadre de ses compétences, particulièrement lorsqu'il détermine ses propres méthodes de contrôle. Ce fut le cas notamment dès les premiers mois de mise en œuvre de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité lorsque le Conseil a étendu sa compétence non plus seulement au contrôle des dispositions législatives contestées, mais à leur interprétation constante par les juridictions suprêmes des ordres administratif et judiciaire(18), faisant découler cette norme de concrétisation de méthode de l'article 61-1 de la Constitution et des dispositions organiques qui le précisent. Le juge constitutionnel français estime en effet qu'il doit contrôler la disposition applicable au litige. Or, dans certains cas, c'est l'interprétation juridictionnelle d'une disposition textuelle qui remplit ce critère. En outre, nous l'avons vu, il crée des règles qui s'imposent directement au législateur.

Enfin, les normes de concrétisation sont un moyen du juge constitutionnel de légitimation de son action. En intégrant des normes de concrétisation dans des considérants puis paragraphes de principe, le juge met en avant le respect des précédents et la stabilité de sa jurisprudence. Elles participent donc d'une volonté de démontrer la rigueur des raisonnements juridiques du juge constitutionnel.

Les normes de concrétisation des exigences constitutionnelles constituent de véritables ressources du contrôle de constitutionnalité des lois. Le choix du Conseil constitutionnel de relever expressément leur existence dans les commentaires de certaines de ses décisions conduit à envisager plus avant leur nécessaire développement dans les motifs de ces décisions.

B) Une catégorie à exploiter

Les normes de concrétisation sont de plus en plus mentionnées explicitement par le Conseil constitutionnel (1). Leur révélation pourrait s'accompagner également de leur développement dans les motifs des décisions du juge (2).

1. L'intérêt de sa mise en lumière

Depuis deux ans, le Conseil constitutionnel tend à assumer plus ouvertement l'élaboration et l'utilisation des normes de concrétisation dans ses décisions. Ce changement est visible à la lecture des commentaires rédigés par son service juridique et publiés sur le site du Conseil depuis une décision du 31 janvier 2020. Dans cette décision Union des industries de la protection des plantes, le juge constitutionnel a contrôlé la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit du paragraphe IV de l'article L. 253-8 du Code rural et de la pêche maritime. Ce paragraphe interdisait à partir de 2022 « la production, le stockage et la circulation de produits phytopharmaceutiques contenant des substances actives non approuvées pour des raisons liées à la protection de la santé humaine ou animale ou de l'environnement »(19), conformément à un règlement du Parlement européen et du Conseil de 2009. L'association requérante contestait la conformité de cet article à la liberté d'entreprendre, d'une part, et considérait, d'autre part, que la mesure d'interdiction n'avait pas de lien avec l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement. Après avoir rappelé le Préambule de la Charte de l'environnement dont il fait découler un objectif de valeur constitutionnelle de protection de l'environnement, patrimoine commun des êtres humains, le Conseil constitutionnel rappelle l'objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé qu'il déduit du onzième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Puis, dans le paragraphe 6 de sa décision, il affirme qu'en conciliant ces objectifs avec la liberté d'entreprendre, « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger ». Le commentaire de cette décision publié par le Conseil constitutionnel précise alors que cette dernière phrase constitue une « norme de concrétisation particulière » du Préambule de la Charte de l'environnement, reconnaissant l'environnement comme patrimoine commun de l'humanité. Il en donne l'explication suivante : « l'objectif de protection de l'environnement ne se limite donc pas à la protection de l'environnement national. Il revêt une portée universelle dont s'infère la possibilité pour le législateur de promouvoir cette protection partout sur la planète » (20). Cette reconnaissance constitue un grand pas dans la lisibilité du raisonnement du juge constitutionnel. Elle doit cependant s'accompagner d'une systématisation de la formulation des normes de concrétisation dans des paragraphes de principes clairs, mettant en lumière chaque étape de la construction de la norme de concrétisation. Si le juge constitutionnel ne le fait pas systématiquement, par exemple pour la norme de concrétisation relative aux PFRLR qu'on ne retrouve pas exprimée clairement dans un seul paragraphe de principe, on remarque que cette pratique se développe de plus en plus dans les motifs de ses décisions. En témoigne la décision du 20 mai 2021 relative à la loi pour une sécurité globale préservant les libertés(21) dans laquelle le Conseil précise, encore plus clairement qu'il ne l'avait fait en 2011(22), qu'il « résulte de l'article 66 de la Constitution que la police judiciaire doit être placée sous la direction et le contrôle de l'autorité judiciaire »(23) avant d'en déduire, au sein du même paragraphe, la norme de concrétisation suivante : « Cette exigence ne serait pas respectée si des pouvoirs généraux d'enquête criminelle ou délictuelle étaient confiés à des agents qui, relevant des autorités communales, ne sont pas mis à la disposition d'officiers de police judiciaire ou de personnes présentant des garanties équivalentes »(24). L'on relèvera que le Conseil précise expressément dans le commentaire de cette décision que cette exigence constitue une norme de concrétisation de l'article 66 de la Constitution(25). Il a également profité du commentaire d'une décision du 5 février 2021(26) pour mettre en avant deux normes de concrétisation élaborées à partir de la Charte de l'environnement au sein d'une décision du 8 avril 2011(27).

Cette présentation renouvelée des règles applicables par le juge constitutionnel gagnerait à s'associer, en toutes circonstances, au développement de la motivation des décisions du Conseil constitutionnel au moyen de la catégorie des normes de concrétisation.

2. L'intérêt de son utilisation dans la motivation des décisions

Dans la droite ligne de cette reconnaissance expresse et de leur mise en lumière dans les motifs des décisions, poursuivant toujours la volonté affichée de lisibilité de ces dernières(28), le développement de l'analyse du juge constitutionnel pourrait passer par l'outil des normes de concrétisation. Le juge ne semble avoir aucune difficulté à justifier une non-conformité(29), mais il en va différemment lorsqu'il déclare une disposition conforme à la Constitution. En détaillant les raisons pour lesquelles une norme de concrétisation est respectée, le juge constitutionnel nourrirait la motivation de ses décisions et répondrait à une critique souvent formulée à son endroit. L'exemple du contrôle de proportionnalité, inclus notamment dans la norme de concrétisation relative à la liberté individuelle, est topique. Si le Conseil a développé sa motivation une fois dans sa décision dite Rétention de sûreté(30), détaillant alors chaque critère du « triple test », cela n'a plus été le cas ensuite. On a pu le constater dans la décision rendue le 11 mai 2020 sur la loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire(31). Après avoir repris son paragraphe de principe relatif à la liberté individuelle comprenant la norme de concrétisation selon laquelle les atteintes pouvant lui être portées doivent être « adaptées, nécessaires et proportionnées aux objectifs poursuivis »(32), le Conseil ne reprend pas un à un ces critères du « triple test », mais affirme seulement que « le législateur a fixé des conditions propres à assurer que ces mesures ne soient mises en œuvre que dans les cas où elles sont adaptées, nécessaires et proportionnées à l'état des personnes affectées ou susceptibles d'être affectées par la maladie à l'origine de la catastrophe sanitaire »(33).

Ces carences de motivation parfois comblées par le commentaire officiel -- démarche qui n'est, de toute manière, pas satisfaisante -- ne sont pas systématiques. L'on peut relever des décisions dans lesquelles l'analyse du Conseil est présentée de manière plus explicite. Cette variabilité rhétorique s'explique sans doute par la variabilité des normes de concrétisation, certaines étant plus claires et plus précises. S'il n'est pas forcément aisé de justifier de la proportionnalité d'une mesure, certains critères posés par des normes de concrétisation apparaissent plus simples à vérifier. À cet égard, par exemple, on notera la décision du 31 janvier 2020 dans laquelle est précisée la norme de concrétisation selon laquelle « le législateur est fondé à tenir compte des effets que les activités exercées en France peuvent porter à l'environnement à l'étranger »(34).

En définitive, de manière contre-intuitive, l'étude des normes de concrétisation des exigences constitutionnelles dans la jurisprudence récente révèle une évolution du Conseil constitutionnel vers l'amélioration de la clarté de ses décisions, à contre-courant de ce qu'il peut faire par ailleurs. Si elle demeure perfectible, elle témoigne de ce que le Conseil peut faire évoluer sa motivation au service de la prévisibilité du droit et l'on ne peut que souhaiter à cette évolution sa généralisation et sa pérennité.

(1) V. V. Champeil-Desplats, Méthodologie du droit et des sciences du droit, Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2e éd., 2016, p. 329 et s.

(2) Pour une étude consacrée à cette catégorie de normes, nous nous permettons de renvoyer à M. Heitzmann-Patin, Les normes de concrétisation dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, 2020, tome 153.

(3) Commentaire de la décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes (Interdiction de la production, du stockage et de la circulation de certains produits phytopharmaceutiques, p. 14, disponible en ligne : [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2019823qpc/2019823qpc_ccc.pdf].

(4) Cons. const., déc. n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, cons. 9.

(5) Cons. const., déc. n° 97-388 DC du 20 mars 1997, Loi créant les plans d'épargne retraite, cons. 27.

(6) B. Genevois, Conclusions sur CE, Ass., 22 décembre 1978, ministère de l'Intérieur c. Cohn-Bendit, n° 11604.

(7) Cons. const., déc. n° 99-425 DC du 29 décembre 1999, Loi de finances rectificative pour 1999, cons. 8.

(8) Ibid.

(9) Cons. const., déc. n° 2013-366 QPC du 14 février 2014, SELARL PJA, ès qualités de liquidateur de la société Maflow France (Validation législative des délibérations des syndicats mixtes instituant le « versement transport »), cons. 3.

(10) CEDH, req. jointes nos 24846/94, 34165/96 à 34173/96, 28 octobre 1999, Zielinski et Pradal et Gonzalez et autres c. France, § 57.

(11) Cour d'arbitrage belge, arrêt 157/2005, 20 octobre 2005 (B.7.2).

(12) Cons. const., déc. n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. (Adoption au sein d'un couple non marié), cons. 5.

(13) Cons. const., déc. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cons. 14.

(14) Cons. const., déc. n° 88-244 DC du 20 juillet 1988, Loi portant amnistie, cons. 11 et 12.

(15) Cons. const., déc. n° 93-321 DC du 20 juillet 1993, Loi réformant le code de la nationalité, cons. 18.

(16) Cons. const., déc. n° 98-407 DC du 14 janvier 1999, Loi relative au mode d'élection des conseillers régionaux et des conseillers à l'Assemblée de Corse et au fonctionnement des Conseils régionaux, cons. 9.

(17) Cons. const., déc. n° 2013-669 DC du 17 mai 2013, Loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, cons. 21.

(18) Cons. const., déc. n° 2010-39 QPC du 6 octobre 2010, Mmes Isabelle D. et Isabelle B. (Adoption au sein d'un couple non marié).

(19) Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC précitée.

(20) Commentaire de la décision n° 2019-823 QPC précitée, p. 14, disponible en ligne : [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2019823qpc/2019823qpc_ccc.pdf].

(21) Cons. const., déc. n° 2021-817 DC du 20 mai 2021, Loi pour une sécurité globale préservant les libertés.

(22) Cons. const., déc. n° 2011-625 DC du 10 mars 2011, Loi d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure, cons. 59.

(23) Cons. const., déc. n° 2021-817 DC du 20 mai 2021, Loi pour une sécurité globale préservant les libertés, paragr. 6.

(24) Ibid.

(25) Commentaire de la décision n° 2021-817 DC précitée, p. 11, disponible en ligne : [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2021817dc/2021817dc_ccc.pdf].

(26) Commentaire de la décision n° 2020-881 QPC du 5 février 2021, Association Réseau sortir du nucléaire et autres (Définition du préjudice écologique réparable), p. 12, disponible en ligne : [https://www.conseil-constitutionnel.fr/sites/default/files/as/root/bank_mm/decisions/2020881qpc/2020881qpc_ccc.pdf].

(27) Cons. const., déc. n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011, M. Michel Z. et autre (Troubles du voisinage et environnement), cons. 5 et 6.

(28) L. Fabius, Entretien accordé au journal Le Monde, 18 avril 2016.

(29) À titre d'exemple, V. Cons. const., déc. n° 2021-824 DC du 5 août 2021, Loi relative à la gestion de la crise sanitaire, paragr. 108 à 117.

(30) Cons. const., déc. n° 2008-562 DC du 21 février 2008, Loi relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d'irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental.

(31) Cons. const., déc. n° 2020-800 DC du 11 mai 2020, Loi prorogeant l'état d'urgence sanitaire et complétant ses dispositions.

(32) Ibid., paragr. 30.

(33) Ibid., paragr. 40.

(34) Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC précitée, paragr. 6.

Citer cet article

Mathilde HEITZMANN-PATIN. « Les normes de concrétisation des exigences constitutionnelles », Titre VII [en ligne], n° 8, Les catégories de normes constitutionnelles, avril 2022. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-normes-de-concretisation-des-exigences-constitutionnelles