Résumé

La séparation des pouvoirs est devenue un slogan utilisé dans tous les compartiments de la vie politique et du droit constitutionnel. C'est notamment le cas pour deux dispositions : l'interdiction faite au Président de la République de pénétrer dans les assemblées parlementaires et le principe selon lequel les commissions d'enquête parlementaires ne sauraient mener des investigations touchant à la présidence de la République. Dans les deux cas, il est démontré que la séparation des pouvoirs n'est pas en cause mais la dignité de la fonction présidentielle ou l'histoire politique française.

La séparation des pouvoirs est partout : elle est au cœur du constitutionnalisme libéral, avec les oscillations ou hésitations relevées par Michel Troper il y a cinquante ans(1), mais elle est aussi surabondante dans les discours politiques et juridiques. On a dénoncé ailleurs les approximations qui en résultent encore aujourd'hui dans notre vocabulaire : le « pouvoir » désigne-t-il une fonction ou bien un organe ? quid du pouvoir judiciaire dans des pays qui n'y voient qu'une « nbsp ; autorité » ou qui articulent deux ordres juridictionnels ? comment se satisfaire du substantif ou de l'adjectif « exécutif » tant cela fait belle lurette que la mission du pouvoir « exécutif » ne se borne plus à l'exécution des lois ?(2) Bref, la séparation des pouvoirs conçue par les auteurs libéraux des XVIIe et XVIII e siècles n'a plus grand-chose à voir avec ce que nous identifions comme telle de nos jours.

Il y a pire : la séparation des pouvoirs est souvent instrumentalisée pour justifier des postures politiques ou juridiques qui sont sans rapport avec elle. L'actualité l'illustre à merveille : l'interdiction faite au président de la République de pénétrer dans les hémicycles parlementaires se justifierait par la séparation des pouvoirs (I), laquelle expliquerait aussi que les commissions d'enquête parlementaires ne puissent pas mener des investigations touchant à la présidence de la République (II). Dans l'un et l'autre cas, l'argument de la séparation des pouvoirs est fallacieux car les deux interdictions s'expliquent par d'autres considérations, qui tiennent à l'histoire politique française ou encore à la dignité de la fonction présidentielle.

I. Le droit d'entrée du président de la République dans les enceintes parlementaires

Lors de la révision constitutionnelle de 2008, il a beaucoup été question de la modification de l'article 18 de la Constitution et de l'ajout d'un second alinéa permettant au président de la République de convoquer le Parlement en Congrès. Le sujet n'est pas de savoir si cette modification était heureuse ou pas (on la croit malheureuse)(3) mais d'expliquer les raisons du premier alinéa selon lequel le chef de l'État communique avec les chambres par des messages lus par d'autres que lui, sous la V e République par le président de l'Assemblée nationale ou du Sénat. Bien sûr, il semble difficile de permettre d'un côté la réunion du Congrès à Versailles et de l'autre d'interdire l'accès au Palais-Bourbon et au palais du Luxembourg : la salle du Congrès pourrait être considérée comme une enceinte parlementaire, par exemple lors des révisions constitutionnelles, et, bien que le Président de la République soit ici doté de l'initiative aux termes de l'article 89 de la Constitution, il n'est jamais venu à Versailles défendre son texte. En sens inverse, on soutiendrait qu'il convient de distinguer entre les enceintes parlementaires permanentes et celles qui ne sont qu'occasionnelles. Mais peu importe ici : l'essentiel tient à la raison pour laquelle le président ne peut toujours pas pénétrer dans les hémicycles parlementaires et pourquoi la faculté à lui donnée de réunir le Parlement en Congrès a suscité tant de discussions.

C'est ici qu'intervient l'argument de la séparation des pouvoirs. Dans un sens ou dans un autre, il a été très mobilisé par les députés et les sénateurs. Comme l'indiquait Jean-Luc Warsmann, président de la commission des lois à l'Assemblée nationale et rapporteur du projet de loi constitutionnelle de 2008, « Certains soutiennent que l'interdit qui frappe les relations entre le Parlement et le président de la République matérialise dans sa plus pure expression la séparation des pouvoirs »(4). En effet, lors de la discussion en séance plénière, André Vallini s'exclame au nom du groupe socialiste : « La règle selon laquelle le président ne peut venir s'exprimer devant les assemblées (...) vient, non seulement de 1873 et des enseignements tirés des relations entre Adolphe Thiers et le Parlement, mais plus profondément de Montesquieu : je veux parler de la règle constitutionnelle, propre à toute démocratie, de la séparation des pouvoirs. Or les pouvoirs sont aussi séparés symboliquement, par une distance qu'il faut mettre entre eux, et nous voulons conserver ce symbole »(5). Les sénateurs de gauche entonnaient la même antienne(6). Peu auparavant, le rapport du comité présidé par É. Balladur affirmait nettement que « les Constitutions de 1946 et de 1958 ont consacré cette conception étroite de la séparation des pouvoirs »(7). La doctrine n'est pas en reste, du moins en partie(8). Esmein parlait d'une « conséquence logique du principe de la séparation des pouvoirs »(9). Même Eugène Pierre tirait de la loi du 13 mars 1873 « ce principe qu'une Assemblée ne saurait délibérer librement en présence du Chef du Pouvoir exécutif »(10). L'adverbe « librement » est révélateur : c'est parce qu'elle serait esclave que l'Assemblée - au nom de son indépendance - utilise la rhétorique de la séparation des pouvoirs pour exclure le président de la République.

On se rend rapidement compte que cette explication ne résiste pas à l'examen. Si l'on admet que l'exécutif, au sens d'organe, est composé du président de la République et du Gouvernement, pourquoi ce qui est interdit à l'un serait-il autorisé à l'autre ? L'article 18 contraste en effet avec l'article 31 selon lequel « Les membres du Gouvernement ont accès aux deux assemblées. Ils sont entendus quand ils le demandent ». Le règlement des deux chambres ajoute que les ministres ont également accès aux commissions parlementaires. Ainsi l'article 45 du règlement de l'Assemblée nationale dispose que « Les ministres ont accès dans les commissions ; ils doivent être entendus quand ils le demandent » (de même à l'article 18 du règlement du Sénat). En séance plénière, complète l'article 56 RAN, ils ont un droit inconditionnel de parole (de même à l'article 37 RS). La jurisprudence du Conseil constitutionnel a conforté la liberté ministérielle : peu après la révision constitutionnelle de 2008, l'article 13 de la loi organique relative à l'application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution confiait aux règlements des assemblées le soin de fixer les « modalités » de l'audition d'un ministre en commission. Le Conseil a censuré la disposition, y voyant une restriction du droit d'accès du Gouvernement aux travaux des commissions. Le principe est en effet que les membres du Gouvernement sont toujours les bienvenus dans les commissions(11). Le Conseil le résumera dans sa décision du 25 juin 2009 : « Ces dispositions constitutionnelles impliquent que le Gouvernement puisse participer, quand il le souhaite, aux travaux des commissions consacrés à l'examen des projets et propositions de loi ainsi que des amendements dont ceux-ci font l'objet et assister à l'ensemble des votes destinés à arrêter le texte sur lequel portera la discussion en séance »(12).

Comment justifier cette différence de traitement ? On touche là à plusieurs impensés de la doctrine constitutionnelle française. En premier lieu, la différence s'expliquerait parce que le Président de la République est irresponsable et inviolable, tandis que les ministres sont responsables devant le Parlement. L'argument n'est guère convaincant, surtout dans un régime républicain : par essence, le président d'une république est responsable et il l'est devant le Parlement. D'où le mécanisme de l'article 68 : le Parlement, constitué en Haute Cour, peut démettre le chef de l'État de ses fonctions. On dira qu'il s'agit là d'une responsabilité pénale et non politique : c'est approximatif. La responsabilité présidentielle est indistinctement pénale et politique : comment pourrait-il en aller autrement alors qu'un organe politique (le Parlement) inflige à un autre organe politique (le président de la République) une peine éminemment politique (la destitution) et pour des motifs qui ne sont pas d'ordre pénal (le manquement aux devoirs de la charge)(13) ? Seules les monarchies connaissent des chefs de l'État irresponsables et inviolables en tant que capita regni : tel n'est pas le cas de la France depuis 1875. C'est donc une fausse piste que d'alléguer l'irresponsabilité de l'un et la responsabilité des autres. Ou plutôt : continuer à parler le langage de la responsabilité démontre l'immaturité de notre régime républicain, qui repose encore sur une superstructure de type monarchique, legs de l'histoire.

En second lieu, on pourrait mettre en avant la dignité de la fonction présidentielle : l'argument est techniquement recevable et c'est pour cela que l'article 18 prévoit à son deuxième alinéa que le débat du Congrès se fera hors la présence du président de la République (Emmanuel Macron a eu bien tort de vouloir y revenir en juillet 2018). Le chef de l'État ne saurait essuyer sans dommage les lazzis des parlementaires, « d'éventuelles interpellations sans doute incompatibles avec la dignité de la fonction présidentielle »(14). Mais cette explication ne résiste pas aux leçons de l'histoire. Les députés et les sénateurs ne les ignoraient pas au moment de la discussion constitutionnelle de 2008 : nombre d'orateurs ont rappelé les origines du « cérémonial chinois » qui n'avait d'autre but que d'écarter Thiers, orateur redouté et républicain enfin déclaré, de l'enceinte parlementaire.

Il n'est pas nécessaire d'y insister trop longtemps : comme le septennat du mandat présidentiel, la quasi-interdiction faite au président d'accéder aux hémicycles doit tout à des circonstances politiques propres à la période 1870-1875 dont les fruits ont survécu pendant des décennies et qui, pour certains, existent encore(15). On rappelle au passage que le chef de l'État était politiquement responsable devant l'Assemblée en vertu de la loi Rivet du 31 août 1871 et que la loi du 13 mars 1873 conciliait donc la responsabilité du Président et la limitation drastique de l'accès à l'enceinte parlementaire. Car il n'était pas interdit d'y pénétrer : la procédure était compliquée à l'excès mais permettait encore à Thiers de prendre la parole au sein de la chambre - c'est l'article 6 de la loi constitutionnelle du 16 juillet 1875 qui versera dans l'interdiction pure et simple(16). Mais elle n'était en rien la conséquence de la séparation des pouvoirs. On peut en dire autant des investigations des commissions parlementaires, et notamment des commissions d'enquête.

II. Les investigations des commissions d'enquête parlementaires au prisme de l'affaire Benalla

En juillet 2018, au moment où éclate ce qu'on appelle commodément l'affaire Benalla, l'Assemblée nationale et le Sénat décident de former des commissions d'enquête en leur sein ou plutôt d'accorder les prérogatives de ces commissions à leurs commissions des lois. En effet, l'article 5 ter de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires prévoit un tel dispositif au profit des commissions permanentes ou des commissions spéciales dont les investigations dépasseraient « le domaine de compétence d'une seule commission permanente ». La commission des lois de l'Assemblée nationale a fait preuve d'une particulière célérité - elle avait réclamé un mois - puisqu'elle s'est réunie quinze fois entre le 19 juillet et le 1 er août 2018, jour où elle a présenté le bilan de ses travaux visant à « faire la lumière sur les événements survenus à l'occasion de la manifestation parisienne du 1er mai 2018 ». La séparation des pouvoirs est alléguée à un seul égard : pour éviter que l'enquête porte sur des éléments faisant l'objet de poursuites judiciaires, on y reviendra.

Au même moment, le 23 juillet 2018, le Sénat confiait exactement les mêmes pouvoirs à sa commission des lois, mais pour une durée de six mois. Bien évidemment, nul n'était dupe, la configuration politique de chacune des deux chambres devait influencer sur l'intensité du contrôle effectué : à l'Assemblée nationale, la majorité En marche ! limitait la portée des auditions, au point de provoquer la démission du co-rapporteur, le député Guillaume Larrivé, tandis qu'au Sénat, l'alliance de la gauche et de la droite donnait une ampleur inédite aux investigations de la commission des lois. Ces dernières ont été menées entre juillet 2018 et janvier 2019, et ont abouti le 20 février 2019 à la publication d'un rapport d'information « sur les conditions dans lesquelles des personnes n'appartenant pas aux forces de sécurité intérieure ont pu ou peuvent être associées à l'exercice de leurs missions de maintien de l'ordre et de protection de hautes personnalités et le régime des sanctions applicables en cas de manquements ».

Durant cette période, l'argument de la séparation des pouvoirs est revenu comme un leitmotiv. Il a été mobilisé lors des auditions et par de nombreux ministres s'exprimant dans les médias. Ainsi Mme Belloubet, ministre de la Justice et garde des Sceaux, écrivait-elle une tribune le 15 septembre 2018 dans le journal Le Monde. Elle reviendra à la charge le lendemain de la publication du rapport de la mission d'information du Sénat, de même que le Premier ministre(17). Dans tous les cas, la séparation des pouvoirs était dite profondément blessée par l'action de la commission des lois. Celle-ci avait répondu de manière anticipée et de façon très articulée dans le rapport du 20 février. Mais son président et les deux rapporteurs ont également répliqué par un communiqué laconique du 21 février : « Ils rappellent leur profond attachement au principe de séparation des pouvoirs qu'ils ont scrupuleusement respecté. Il importe aussi, pour la maturité de la démocratie, que la mission fondamentale du Parlement dans ses pouvoirs de contrôle soit pleinement respectée »(18).

L'invocation de la séparation des pouvoirs revêt deux dimensions. D'une part, elle concerne les relations entre le Parlement et l'autorité judiciaire. D'autre part, elle a trait aux rapports entre le Parlement et le pouvoir exécutif. S'agissant du premier aspect, l'affaire Benalla n'apporte rien de très neuf : conformément aux prescriptions de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958, les commissions d'enquête (ou leurs équivalents) ne peuvent mener leurs investigations sur des faits faisant l'objet de poursuites judiciaires. Le principe a été martelé tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat, et il a d'ailleurs été remarqué que les travaux de la première avaient dû s'interrompre assez rapidement aussi parce que la commission des lois s'intéressait aux événements du 1er mai sur la place de la Contrescarpe (à deux reprises, la garde des Sceaux avait indiqué que la justice était saisie et qu'une enquête était en cours)(19). Ici, les députés et les sénateurs se sont renfermés scrupuleusement dans les bornes de leurs attributions, telles que rappelées par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 25 juin 2009 : « Considérant que, conformément au principe de la séparation des pouvoirs, l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 susvisée, d'une part, interdit que soient créées des commissions d'enquête sur des faits ayant donné lieu à des poursuites judiciaires et aussi longtemps que ces poursuites sont en cours et, d'autre part, impose que toute commission d'enquête prenne fin dès l'ouverture d'une information judiciaire relative aux faits sur lesquels elle est chargée d'enquêter »(20).

La seule nouveauté est que le rapport sénatorial du 20 février 2019 exhume une recommandation faite dix ans plus tôt par le comité de réflexion présidé par É. Balladur et affranchissant les commissions d'enquête des limites posées par les poursuites judiciaires en cours. Le rapport du comité se montrait assez elliptique, y voyant un moyen de renforcer le Parlement(21), tandis que les sénateurs ont pris le temps de développer leur revendication. Ils affirment d'abord que les investigations de la commission des lois n'ont pas porté sur des faits ayant suscité des poursuites judiciaires. Ils soutiennent ensuite qu'une mise en examen n'est pas un obstacle à une audition devant une commission d'enquête, pas plus que le déroulement de l'instruction. Ils en concluent que la mission d'information du Sénat a respecté les prescriptions de la Constitution et en profitent pour réclamer la suppression de l'interdit figurant à l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 qui « nuit au plein exercice, par le Parlement de sa mission constitutionnelle ». Le rapport du 20 février 2019 souligne que les deux enquêtes, judiciaire et parlementaire, ne sont pas incompatibles et même complémentaires(22). En raison des développements de l'affaire Benalla, on doute que l'exécutif accueille favorablement cette proposition, qui fait pourtant consensus au Parlement puisque, coup sur coup, l'Assemblée nationale et le Sénat l'ont adoptée(23).

La polémique a été beaucoup plus vive quant au contrôle que le Parlement pouvait exercer sur l'exécutif lato sensu. Celui-ci a défendu une interprétation restrictive des articles pertinents de la Constitution. Aux termes de l'article 51-2, inséré en 2008, des commissions d'enquête peuvent être créées « pour l'exercice des missions de contrôle et d'évaluation définies au premier alinéa de l'article 24 ». Ces missions ont été précisées dans un article 24 remodelé par le constituant en 2008 : non seulement le Parlement exerce une fonction législative, mais « Il contrôle l'action du Gouvernement » et « Il évalue les politiques publiques ». Toute la défense de l'exécutif a consisté à établir une distinction au sein de l'exécutif entre le Gouvernement et le Président de la République(24). Pour cette raison, la commission des lois du Sénat a soutenu qu'elle n'enquêtait pas sur la présidence de la République et son « organisation interne », selon l'expression qui a fait florès, mais sur les services publics placés sous l'autorité du Gouvernement. Ainsi, dans le rapport du 20 février, il est indiqué que « les investigations de votre commission ont porté sur l'organisation et le fonctionnement de services de l'État dépendant du ministère de l'intérieur », c'est-à-dire « sur le fonctionnement et les moyens de services dépendant du Gouvernement ». Le dispositif de sécurité de l'Élysée est rattaché organiquement au ministère de l'intérieur « et seulement mis à disposition de la présidence de la République, autorité d'emploi »(25). Au passage, il est souligné que la responsabilité du chef de l'État n'est pas mise en cause puisqu'il jouit d'une immunité pendant la durée de son mandat, sauf à être destitué par la Haute Cour sur le fondement de l'article 68 de la Constitution. Tout au plus a-t-il été question d'une éventuelle audition du président de la République par une commission d'enquête : c'était une préconisation du comité de réflexion présidé par É. Balladur, sans qu'elle fût étayée(26), et contre laquelle s'élevait en juillet 2018 le co-rapporteur de la commission des lois de l'Assemblée nationale, Guillaume Larrivé, toujours au nom de la séparation des pouvoirs(27).

Si le débat n'a jamais roulé sur une convocation d'Emmanuel Macron, les sénateurs ont dès le départ voulu entendre ses collaborateurs. C'est pourquoi, dans un deuxième temps, la commission des lois du Sénat a dissocié le sort du président de la République et celui de son entourage : autant le premier est protégé par les articles 67 et 68 de la Constitution, autant le second doit déférer aux injonctions de la commission pour l'éclairer sur « la gestion administrative » de l'Élysée(28). Dès la fin de juillet, les proches collaborateurs du président déclarent à l'unisson qu'ils n'ont accepté de venir au Sénat qu'après autorisation expresse du chef de l'État. Jean-Pierre Sueur, co-rapporteur de la mission d'information, prendra soin, à chaque fois, de contredire cette prétention : sous réserve du président de la République, tout citoyen est contraint de déférer à la convocation d'une commission d'enquête(29). Surtout, le rapport du 20 février 2019 consacrera un long développement à la question. L'essentiel est que les services de la présidence de la République sont soumis à plusieurs types de contrôle : contrôle juridictionnel (illustrée par une perquisition le 25 juillet 2018 au palais de l'Élysée), contrôle financier via la Cour des comptes et le Parlement, contrôle administratif exercé par le Parlement et par n'importe quel citoyen. Par voie de conséquence, « rien ne semble s'opposer à ce que les actes relevant de la gestion administrative de l'Élysée, qu'il s'agisse de la gestion des personnels, de l'organisation des services ou encore de la passation de marchés publics, fassent l'objet d'un contrôle par la représentation nationale, au même titre que tout autre service administratif »(30). Autrement dit, l'immunité accordée au président de la République ne s'étend pas à ses collaborateurs et à l'ensemble des services de l'Élysée, faute de quoi elle se transformerait en impunité.

L'argumentation des sénateurs est convaincante mais invite à l'audace. Il faut en effet réinterpréter les termes de l'article 24 de la Constitution. Une première piste a été suivie, elle consiste à lire ensemble la deuxième et la troisième phrases du premier alinéa : l'évaluation des politiques publiques complète le contrôle de l'action gouvernementale. Les rapporteurs du projet de loi constitutionnelle y avaient insisté en 2008 : si on se limitait au contrôle de l'action du Gouvernement, alors nombre de politiques publiques, notamment locales, échapperaient à la vigilance du Parlement(31). Le rapport sénatorial du 20 février abonde en ce sens : « Les prérogatives des commissions d'enquête parlementaires sont clairement énoncées aux articles 24 et 51-2 de la Constitution : le contrôle de l'action du Gouvernement et l'évaluation des politiques publiques. Il est patent que la protection et la sécurité́ du chef de l'État et des hautes personnalités sont des politiques publiques »(32). Une deuxième piste peut être empruntée et elle ne porte pas sur la liaison entre les deux dernières phrases du premier alinéa de l'article 24, mais sur le terme même de « Gouvernement ».

On l'a relevé ailleurs : le terme « gouvernement » est ambigu. Tantôt il désigne une activité et une politique : on parle de fonction gouvernementale. Tantôt il est réservé à un organe de l'État, à un des pouvoirs publics de la République et on utilise la majuscule : il s'agit alors du cabinet ou du ministère. L'article 24 de la Constitution recourt à la majuscule : faut-il considérer que le contrôle du Parlement ne porte que sur l'action ministérielle ? La réponse est selon nous négative. Lors de débats de 2008, le mot « Gouvernement » n'a fait l'objet d'aucun commentaire ou presque : l'attention de la représentation nationale était focalisée sur le terme « contrôle ». La nouvelle rédaction de l'article 24 servait à rappeler les deux missions fondamentales d'un Parlement : légiférer et contrôler. Mais contrôler qui ? Ce serait une erreur que de relier la fonction de contrôle et la responsabilité politique et collective du Gouvernement en tant qu'organe : le contrôle est confié au Parlement dans son ensemble, alors que la responsabilité du cabinet est engagée devant la seule Assemblée nationale (l'article 49, alinéa 4 est ici anecdotique). La surveillance du Parlement ne s'arrête pas aux portes de l'Elysée, ni même aux boutons de manchette du Président de la République : après tout, la Haute Cour n'est rien d'autre que le Parlement compétent pour destituer le chef de l'État dont on a dit qu'il était, dans une république et malgré des représentations contraires tenaces(33), foncièrement responsable. La fonction de contrôle accordée au Parlement s'étend à l'ensemble de l'exécutif, formé du couple associant le président de la République et le Gouvernement. Une telle vue est d'autant plus souhaitable dans la Ve République actuelle que le président de la République est sans doute le chef de l'État relativement le plus puissant du monde puisque ses prérogatives impressionnantes ne sont qu'à peine nuancées par une responsabilité de principe.

(1) La séparation des pouvoirs et l'histoire constitutionnelle française , Paris, LGDJ, 1973.

(2) Voir J. Boudon, « Le mauvais usage des spectres. La séparation »rigide« des pouvoirs », RFDC, n° 78, 2009, p. 247-267 et, de façon générale, notre Manuel de droit constitutionnel, tome 1, Puf, 2015, p. 77-98.

(3) J. Boudon, « La Ve République de demain et de moyens de la rendre (plus) parlementaire » in D. Chagnollaud et B. Montay (dir.), Les 60 ans de la Constitution. 1958-2018, Dalloz, 2018, p. 283-292.

(4) AN, Rapport n° 892 au nom de la commission des lois (...) sur le projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, 15 mai 2008, p. 163-164 (sur le site internet de l'Assemblée nationale).

(5) AN, séance du 26 mai 2008 (sur le site internet de l'Assemblée nationale).

(6) Sénat, séance du 20 juin 2008, interventions de Nicole Borvo Cohen-Seat, Alima Boumediene-Thiery, Michel Charasse (sur le site internet du Sénat).

(7) Comité de réflexion et de proposition sur la modernisation et le rééquilibrage des institutions de la Ve République, Une Ve République plus démocratique, 29 octobre 2017, p. 14.

(8) L'exemple vient des jeunes : M. Afroukh, « La portée du nouveau droit de message à la lumière de la déclaration du Président de la République au Congrès du 22 juin 2009 », RFDC, n° 87, 2011, p. 1-23.

(9) Éléments de droit constitutionnel français et comparé , 6e éd., Sirey, 1914, rééd. Éd. Panthéon-Assas, 2001, p. 754.

(10) Traité de droit politique, électoral et parlementaire , Librairie-Imprimeries réunies, 1893, n° 633, p. 669 ; nous soulignons.

(11) CC, décision n° 2009-579 DC du 9 avril 2009, cons. 36.

(12) CC, décision n° 2009-582 DC du 25 juin 2009, cons. 10.

(13) Voir J. Boudon, Manuel de droit constitutionnel, 2 e éd., Puf, tome 2, 2016, p. 76-81.

(14) Sénat, J.-J. Hyest, Rapport n° 387 au nom de la commission des lois (...) sur le projet de loi constitutionnelle de modernisation des institutions de la Ve République, 11 juin 2008, p. 87 (sur le site internet du Sénat).

(15) Voir J.-C. Maestre, « Les messages présidentiels en France », RDP, 1964, p. 392-438.

(16) Voir D. Gros, Naissance de la Troisième République, Puf, 2014, p. 145-152.

(17) Le 21 février 2019, sur BFM-TV, Nicole Belloubet assène : « On n'est pas complètement dans le respect du principe de la séparation des pouvoirs ». Le même jour, dans une vidéo postée sur son compte Twitter, le Premier ministre s'émeut à plusieurs reprises d'une remise en cause de la séparation des pouvoirs.

(18) Communiqué de M. Philippe Bas, de Mme Muriel Jourda et de M. J.-P. Sueur, 21 février 2009 (sur le site internet du Sénat).

(19) Lettres de la garde des Sceaux les 20 et 23 juillet 2018 annexées aux « Comptes rendus des travaux conduits par la Commission des lois » de l'Assemblée nationale, 1er août 2018 (sur le site internet de l'Assemblée).

(20) CC, décision n° 2009-582 DC du 25 juin 2009, cons. 5.

(21) Rapport précité, p. 51. Il s'agit de la proposition n° 40.

(22) Rapport du 20 février 2019, p. 106-110.

(23) Assemblée nationale, « Pour une nouvelle Assemblée nationale », Première conférence des réformes, décembre 2017, p. 197-198 (sur le site internet de l'Assemblée) ; Sénat, « 40 propositions pour une révision de la Constitution utile à la France », 24 janvier 2018, p. 59-60 (sur le site internet du Sénat).

(24) Voir en ce sens la lettre d'Alexis Kohler datée du 1er août 2018 et refusant la transmission à la commission d'un certain nombre de documents internes à l'Élysée (Rapport du 20 février 2019, p. 101).

(25) Rapport du 20 février 2019, p. 16 et 101.

(26) Pour le comité, c'était une conséquence de la nouvelle faculté donnée au Président de parler devant le Congrès et l'audition n'était envisageable qu'à la demande du principal intéressé (Rapport précité, p. 15).

(27) AN, Commission des lois, 24 et 25 juillet 2018 (« Comptes rendus » précités, p. 240 et 297). Le député met en avant les articles 18 et 67 de la Constitution. Voir aussi l'intervention de N. Dupont-Aignan le 25 juillet (p. 246).

[28] Rapport du 20 février 2019, p. 16-17.

(29) Sénat, 25 juillet 2018, Patrick Szroda ; 26 juillet 2018, Alexis Kohler ; 12 septembre 2018, F.-X. Lauch (sur le site internet du Sénat).

(30) Rapport du 20 février 2019, p. 103-105.

(31) Rapport de J.-L. Warsmann précité, p. 189-190 ; Rapport de J.-J. Hyest précité, p. 90.

(32) Rapport du 20 février 2019, p. 105.

(33) Rapport du 20 février 2019, qui évoque le « principe d'irresponsabilité du chef de l'État » (p. 103).

Citer cet article

Julien BOUDON. « Les faux-semblants de la séparation des pouvoirs », Titre VII [en ligne], n° 3, La séparation des pouvoirs, octobre 2019. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-faux-semblants-de-la-separation-des-pouvoirs