Les blocages budgétaires du Parlement et le rôle du Conseil constitutionnel

Titre VII

Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024

Résumé

Lois de finances et lois de financement de la sécurité sociale, initiales et rectificatives, nécessaires à la continuité de la vie nationale, permettent au Gouvernement de disposer des moyens de passer outre aux blocages parlementaires, intacts depuis 1958. Le vote d'une motion de rejet préalable sur la loi immigration en première lecture par l'Assemblée, montre que ces blocages peuvent désormais survenir, sur tous les autres textes et à tout moment du débat, par une conjonction d'opinions opposées et, pour cette loi, mettre en jeu la responsabilité politique du Gouvernement en dehors des mécanismes constitutionnels prévus à cet effet, pourtant conçus comme exclusifs. Le rejet des lois de règlement ou de programmation des finances publiques, qui sont procéduralement des lois ordinaires, ne peut être contourné que par un engagement de responsabilité. En 2008, son usage, en dehors des textes financiers, est limité à un texte par session, ce qui ne saurait se réduire à un engagement sur une ou plusieurs lectures par session. Érodée en 2008, la panoplie du parlementarisme rationalisé ne doit pas être davantage morcelée, au risque de fragiliser encore le Gouvernement. Cette limite ne vaut pas non plus en cas de changement de gouvernement.

Depuis le début de la Ve République, on sait que les lois de finances sont emblématiques du parlementarisme rationalisé alors mis en place : délais impératifs de dépôt, de débat et de vote, automaticité de la procédure accélérée, détermination par la loi organique des règles de présentation, d'information et de contenu, spécificité du droit d'amendement, etc.

Depuis lors, on sait que rien n'a changé : la révision de 1996 crée un cadre dérogatoire identique pour le financement de la sécurité sociale, la révision de 2008 n'affecte ni l'initiative gouvernementale du texte dont il est débattu, qui n'est pas comme de droit commun celui issu des travaux de la commission, ni la possibilité de faire usage de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution.

Depuis le début de la XVIe législature, on sait que l'éclatement de la représentation et la très relative majorité de députés soutenant le Gouvernement peuvent bloquer le débat sur n'importe quel sujet, y compris budgétaire. Or, nos institutions sont conçues pour que le Gouvernement puisse dépasser les blocages parlementaires, surtout ceux qui résultent d'une absence de majorité stable, et surtout en matière de lois financières. Ces institutions ne sont pas initialement faites pour le fait majoritaire, pourtant devenu historiquement dominant, domination renforcée politiquement par les alternances depuis 1981 et constitutionnellement par le quinquennat depuis 2002. Le droit parlementaire s'y est adapté en reconnaissant de nombreux droits à l'opposition et en limitant la panoplie des moyens ouverts à l'exécutif. Mais surtout, les institutions ne sont pas conçues pour que le Président de la République, acteur du débat, soit en mesure de pallier une absence de majorité dans les deux chambres.

Cette originalité de la situation actuelle où décideur et débatteurs n'entretiennent au cours du débat aucun lien mais sont cependant amenés à une perpétuelle confrontation, nous renvoie d'une part à la dialectique parlementaire entre les blocages et leurs solutions, et d'autre part aux débats non tranchés.

I. Les blocages des débats et leurs solutions

On se souvient des questions fondamentales que pose Kant quand il cherche à déterminer la critique de la raison pratique : que puis-je connaître, que puis-je faire, que m'est-il permis d'espérer ?

Face aux blocages, le Gouvernement est confronté à ces trois questions.

Pour être rodés depuis 1958, les moyens procéduraux dont il dispose doivent être revus à la lueur de l'originalité de la situation parlementaire actuelle.

a) Le 3 juillet 2022, le rejet en dernière lecture du projet de loi de règlement et d'approbation des comptes 2021 à l'Assemblée, par 173 voix (contre 167) montre deux aspects inédits : jamais un texte soumis à dernier mot à l'Assemblée nationale n'avait été rejeté et, hormis un précédent de 1833 (V. RFFP n° 160 ; A. Baudu et X. Cabannes, « Budget : pourquoi le rejet de la loi de règlement est un événement », Le Point, 6 août 2022), jamais une loi de règlement n'avait été rejetée, même si la décision du Conseil constitutionnel du 24 juillet 1985 a annulé une loi de règlement, alors jugée non nécessaire à la « continuité de la vie nationale », contrairement aux autres lois de finances.

On en tire les conclusions que :

  • le blocage peut venir à n'importe quel stade de la procédure(1) ;

  • et sur n'importe quel texte.

L'opposition s'est « fait la main » sur un texte financier à l'impact limité.

b) Un an plus tard, un pas supplémentaire est franchi sur le même texte, à nouveau déposé le 24 mai 2023. Pour le Gouvernement, c'est un nouvel échec à l'Assemblée nationale le 5 juin 2023 : 78 voix contre, 74 pour, et le 3 juillet 2023 le Sénat le rejette par 235 voix contre.

On en tire les conclusions, ne bis in idem,

  • que le premier blocage n'est pas accidentel. Ici encore, le double rejet d'un texte est inédit.

  • Et surtout, le Gouvernement n'est fondé à utiliser les procédures budgétaires impératives exceptionnelles que si la continuité de la vie nationale est en cause.

c) Entre janvier et avril 2023, une autre étape est franchie par le chaotique débat sur la loi de financement rectificative de la sécurité sociale pour 2023, mieux identifiée sous l'appellation « réforme des retraites ».

Ici encore, le blocage est évident(2). Sans doute le cumul des procédures pour forcer le débat est-il inhabituel : recours à la LFSS rectificative, usage, inédit, en première lecture à l'Assemblée du couperet prévu à l'article 47-1 de la Constitution (3) puis au Sénat, mise en œuvre de la clôture des débats (article 38 du Règlement du Sénat) et du vote bloqué et enfin usage de l'article 49 alinéa 3 de la Constitution, lequel a alors acquis une célébrité constitutionnelle que l'on savait forte mais ici amplifiée.

Ici encore, on doit relever deux éléments inédits. Pour la première fois sous la Ve République, une procédure parlementaire a par elle-même suscité de violentes manifestations de rue. Ni l'usage de l'article 11 de la Constitution à des fins de révision, ni aucun débat parlementaire, abouti ou non, ni aucune autre polémique constitutionnelle n'ont jamais provoqué de telles réactions : c'est habituellement le contenu d'un texte qui déclenche les réactions. L'annonce tardive de son déclenchement a amplifié les effets de sa mise en œuvre.

Le deuxième fait inédit est plus cruel : en dépit du succès de la CMP, le Gouvernement, confronté à une incertitude sur le vote final, a dû engager sa responsabilité(4). Il s'en est fallu de neuf voix pour que l'une des motions de censure soit adoptée(5).

La solution constitutionnelle(6) n'innove guère(7), elle était parfaitement prévisible et même, contrairement à ce que beaucoup ont affirmé, inévitable. Sous l'apparence de la critique constitutionnelle, c'est le choix du Gouvernement qui est critiqué. Or la seule question constitutionnelle est de savoir si un tel choix est constitutionnellement possible. Le seul débat porte sur le respect du champ de ces lois, déterminé par les articles LO 111-3-9 et suivants du code de la sécurité sociale. Dès lors que cette loi entre dans ces prévisions, l'article 47-1 de la Constitution s'applique comme s'applique la jurisprudence sur la sincérité budgétaire. En outre, l'usage cumulé de procédures constitutionnelles ne crée pas une situation inconstitutionnelle, même si ce cumul est politiquement contestable. « Inhabituel » n'est pas inconstitutionnel.

On en tire l'idée que s'agissant des lois financières initiales comme rectificatives, qui s'inscrivent dans la continuité de la vie nationale, le débat sur l'opportunité ne peut être confondu avec le fait que le Gouvernement dispose bien de la panoplie, intacte, des procédures du parlementarisme rationalisé.

Voilà pour ce qu'il est possible de connaître. Que peut-il faire ?

d ) Le 5 juin 2023, l'Assemblée nationale rejette également le projet de loi de règlement 2022 par 78 voix sur 156 suffrages exprimés, soit un partage des voix, et le 3 juillet 2023, le Sénat, après avoir rejeté la question préalable par 252 voix, rejette également le projet par 234 voix contre. La fragilité des majorités à l'Assemblée est ici visible jusqu'au partage des voix, mais il faut y voir également la confirmation des votes de rejet de la loi de règlement 2021.

Il faut rappeler que le Gouvernement est tenu de déposer le projet de loi de règlement, en application de l'article 41 de la LOLF qui impose un vote en première lecture (heureusement pas une adoption !) avant la discussion du PLF de l'année ; il ne peut faire autrement que de constater le blocage sans avoir recours à l'article 47 de la Constitution, lequel ne trouve pas à s'appliquer.

e) Le 11 décembre 2023, le débat sur l'immigration montre le vote, inédit sur un projet du Gouvernement en première lecture à l'Assemblée, d'une motion de rejet préalable, qui fait apparaître que le blocage parlementaire a changé de nature. Inédit par ce qu'il met en évidence dans la chambre devant laquelle le Gouvernement engage sa responsabilité, une conjonction de contraires, une majorité de blocage, qui n'est évidemment pas une majorité d'alternance. Inédit aussi par ce que le Parlement réinvente la pratique chère à la IVe République d'une mise en cause politique du Gouvernement sans vote de défiance. Le Gouvernement se voit refuser le débat, pour autant l'Assemblée ne renverse pas le Gouvernement. C'est là une transformation fondamentale qui affecte la logique institutionnelle.

Avec la Ve République, la procédure destinée à renverser les gouvernements devient exclusive : plus d'interpellations, plus de chutes des gouvernements sans vote par une majorité, plus de départs subreptices par démissions forcées, par une nuit parlementaire propice aux coups bas. Dans la décision rendue sur le Règlement de l'Assemblée nationale le 24 juin 1959, le Conseil constitutionnel censure la possibilité de voter des résolutions, qui sous la IVe République, entraînait souvent de telles démissions provoquées sans votes de défiance, dont il faut rappeler qu'ils conditionnaient la mise en jeu de la dissolution. Vidées d'un tel risque politique, les « résolutions », dénuées de valeur impérative, sont réapparues avec la révision du 23 juillet 2008. Mais elles n'ont pas remis en cause le caractère exclusif de la mise en jeu de la responsabilité politique du Gouvernement sous la Ve République : les seules procédures prévues à cette fin résultent de l'article 49, alinéas 1 à 3.

Est-ce encore le cas ? L'adoption d'une motion de rejet préalable sur la loi immigration marque une conjonction des contraires mettant en jeu, sinon juridiquement, du moins moralement et politiquement, la responsabilité du Gouvernement. La démission d'Élisabeth Borne montre la faculté pour l'Assemblée de provoquer une responsabilité politique sans en déclencher formellement la procédure. La responsabilité du chef de l'État, qui s'implique dans le débat et force à l'accord avant de saisir le Conseil constitutionnel(8) par une saisine blanche(9) destinée à combattre l'accord auquel il a lui-même incité, demeure constitutionnellement introuvable. Vu du Parlement, c'est presque « de l'amour sans scandale et du plaisir sans peur » (Tartuffe, acte III, scène 3), entendez amour du conflit sans scandale d'un vote de défiance et sans peur d'une dissolution en réplique. Du côté de l'exécutif confronté à la conjonction d'oppositions, ce serait plutôt : « armé de ce qu'il a, vous ne deviez jamais le pousser jusque-là » (idem, Chapitre V, scène III) : les armes du Parlement sont limitées mais efficaces, du fait de la configuration politique actuelle, tandis que celles dont dispose le Gouvernement sont massives mais lourdes à manier face à une guérilla parlementaire.

Au final, il apparaît que le Gouvernement n'a comme faibles espérances que celles d'un accord de CMP, au bon vouloir des parlementaires LR qui y siègent, et d'éviter d'avoir à manier ses armes procédurales pour les lois initiales et rectificatives, mais aussi pour les autres textes, alors que l'opposition le poussera à le faire.

II. Les solutions en débat

Qu'en est-il de la sécurité juridique des instruments de déblocage ? C'est ici qu'intervient le Conseil constitutionnel, soumis ex post aux mêmes questions que celles que le Gouvernement s'est posées ex ante. On sait que le contrôle a priori le fait intervenir alors que les bruits du débat ne sont pas étouffés, on l'a vu pour le débat sur les retraites, et qu'il doit répondre à la question « qu'est-il possible de faire ? ».

La matière – procédurale – est telle qu'il doit suivre textes et précédents, il ne peut rien faire d'autre que de constater leur respect ou sanctionner leur manquement.

a) Il faut rappeler la spécificité accrue de l'article 49 alinéa 3 en matière financière. La décision n° 2023-862 DC du 28 décembre 2023 sur la LFI 2024 rappelle deux évidences dont la première cite la Constitution : « La révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 n'a pas modifié les conditions dans lesquelles la responsabilité du Gouvernement peut être engagée sur le vote d'une loi de finances ou d'une loi de financement de la sécurité sociale ». La seconde rappelle la procédure et le précédent célèbre de la seule annulation d'une loi de finances initiale : le Gouvernement peut faire porter le vote, à n'importe quel stade, « sur certaines parties seulement du projet de loi de finances pour 2024 puis, en lecture définitive, sur l'ensemble de ce projet de loi ». Pierre Avril avait judicieusement fait remarquer, après la décision du 24 décembre 1979(10), que la Constitution prévoit un engagement de responsabilité ou un vote bloqué sur un texte, le vote en deux parties de la loi de finances de l'année en imposait éventuellement deux.

b) Cette spécificité ne vaut que pour les lois financières initiales et rectificatives, définies par leur domaine. La décision n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 sur les retraites le confirme : le Conseil statue seulement en fonction des textes procéduraux qui en déterminent le champ. Il n'y a pas en l'espèce d'appréciation des motivations du Gouvernement mais seulement du respect du cadre prévu par les lois organiques. On peut le regretter, mais, à nouveau, il convient de ne pas confondre constitutionnalité des procédures et opportunité d'un texte.

c ) L'engagement de responsabilité par le Gouvernement nécessite une délibération du Conseil des ministres (Conseil constitutionnel, décision n° 95-370 DC du 30 décembre 1995). Il est donc arrivé, comme en 2015 pour la loi « Macron », qu'un Conseil des ministres soit spécifiquement convoqué à cet effet. Mais il n'en nécessite qu'une seule valable pour toutes les étapes de la navette. Ainsi le Gouvernement est bien collégial, solidaire et responsable pour le vote d'un texte à tout stade de ce texte parce que l'adoption de ce texte est jugée par lui vitale(11). En cas de changement de gouvernement, la délibération sur l'emploi de l'article 49 alinéa 3 est caduque.

S'agissant de l'engagement de responsabilité sur un texte, l'article 154 du Règlement de l'Assemblée indique que le débat doit avoir lieu au plus tard le troisième jour de séance suivant l'expiration du délai de 48 heures, qu'une fois le débat engagé il ne peut y avoir de retrait et que le droit d'amendement est inexistant, ce qui est logique : on ne débat pas d'un texte législatif mais de l'existence du Gouvernement.

L'article 49 alinéa 3 est une procédure unique, jusqu'alors à usages multiples, la plus emblématique du parlementarisme rationalisé. Elle a été pensée, conçue, et voulue par des hommes de la IVe République, en particulier Pierre Pflimlin, pour des situations où la majorité risque d'être défaillante(12), comme elle l'est alors souvent. Le phénomène majoritaire la rend beaucoup moins utile, sauf pour lutter contre l'obstruction parlementaire à l'Assemblée nationale, ou encore pour solenniser un choix gouvernemental.

d) Accréditant l'idée que le recours à ce dispositif était trop fréquent et sans limite, le constituant lui a fait subir une restriction très forte lors de la révision de 2008(13). La Constitution réserve désormais son usage à la matière budgétaire avant de prévoir que : « Le Premier ministre peut, en outre, recourir à cette procédure pour un autre projet ou une proposition de loi par session ». Avant la révision de 2008, cette restriction ratione temporis – principalement un texte sur une période de neuf mois, n'existait pas. Devenue exceptionnelle, la procédure apparaît d'autant plus brutale qu'elle ne sert qu'une fois (en dehors des textes budgétaires dont l'adoption est juridiquement indispensable à la continuité de l'État). L'objet même se restreint : cette procédure ne sera plus utilisée qu'exceptionnellement pour lutter contre l'obstruction, puisque l'usage unique n'empêcherait plus les obstructions suivantes.

Le critère choisi, celui de la session parlementaire – ordinaire ou extraordinaire – est-il le plus pertinent ? Il peut y avoir une nécessité de voter une loi d'urgence – terrorisme, conflit ou coronavirus –, il peut y avoir deux textes essentiels simultanément en cours de débat – PMA et retraites, immigration et fin de vie, ou nucléaire, ou pouvoir d'achat – et le Gouvernement ne peut plus manier qu'un fusil à un coup.

e) C'est ici l'actualité immédiate du sujet, lié aux blocages sur des lois financières ne relevant pas de la catégorie des lois de finances, comme les lois de programmation des finances publiques. Dans un souci d'harmonisation européenne, ces lois ont été formalisées par la loi organique du 28 décembre 2021 avec l'objectif non seulement d'une programmation mais aussi d'assurer une convergence des trajectoires financières au sein de l'Union européenne(14). Toutefois, même si elles sont inscrites dans la LOLF, elles ne relèvent pas de la catégorie des lois de finances ; l'article 47 ne leur est pas applicable.

L'Assemblée nationale a rejeté en première lecture, le 25 octobre 2022, la loi de programmation des finances publiques 2023-2027. La CMP a échoué et le Gouvernement a engagé le 30 septembre sa responsabilité (193 voix pour la motion), puis en lecture définitive le 15 novembre 2023 (143 voix : la NUPES a perdu une partie de ses soutiens). La question est posée de savoir si ce second engagement de responsabilité pendant la session ordinaire doit être considéré comme un engagement sur un texte « par session », en dépit du fait que sur ce même texte un engagement de responsabilité a eu lieu au cours d'une session extraordinaire précédente. En d'autres termes, un engagement par texte ne vaut-il que pour une session ? La mise en jeu de la responsabilité du Gouvernement sur une loi ordinaire fait-elle obstacle à ce que, au cours de la même session, sa responsabilité soit engagée sur une autre loi ordinaire ? Ne faut-il pas comprendre « un autre texte par session » comme visant la délibération en Conseil des ministres relative à l'emploi de l'article 49 alinéa 3 sur un texte et non l'application de cette délibération à une lecture donnée de ce texte ?

On voit bien l'importance que la question aurait pu avoir pour la loi immigration, et l'incertitude a dû jouer un rôle dans le refus de recourir à la procédure. Si le second engagement de la responsabilité du Gouvernement, en octobre 2023, sur la loi de programmation est considéré comme un engagement sur un texte, le Gouvernement d'Élisabeth Borne aurait été privé, au cours de la session ordinaire 2023-2024, de la possibilité d'utiliser l'article 49 alinéa 3 sur un autre texte (notamment la loi immigration). Il serait entré jusqu'à la fin du mois de juin 2024 dans un long tunnel avec tout embouteillage possible sans déblocage possible.

Le Conseil constitutionnel, jugeant de la loi de programmation, n'a pas répondu explicitement à cette question mais à celles qui lui étaient posées : un ministre délégué peut engager la responsabilité du Gouvernement à la place de la Première ministre(15), laquelle « peut recourir à la procédure prévue par le troisième alinéa de l'article 49 de la Constitution pour des lectures successives d'un même projet ou proposition de loi au cours de sessions différentes »(16), ce qui est assez tautologique sauf à imposer au Gouvernement des engagements sur des textes différents pour chaque session. Mais il n'a pas, au-delà répondu à la question de savoir si l'engagement de responsabilité lors de la lecture en session ordinaire valait engagement sur un « autre » texte.

Or je ne pense pas que cette interprétation, qui consiste à lire l'article 49 alinéa 3 comme permettant seulement l'engagement sur une ou plusieurs lectures d'un texte par session et non d'un texte par session devrait être retenue, pour cinq raisons, ouvertes au débat.

1 °) La Constitution vise un projet ou une proposition par session et non pas une ou plusieurs lectures d'un projet ou d'une proposition par session ;

2 °) L'interprétation restrictive ne correspond pas à la procédure parlementaire qui implique plusieurs lectures couvertes par le même engagement de responsabilité à n'importe quel stade du débat. La notion de session a été retenue pour permettre au Gouvernement de déclencher ou de finir une procédure d'engagement au cours d'une session extraordinaire(17). S'il peut la finir, il peut la déclencher au cours de celle-ci sans que cela n'épuise son droit unique pendant la session ordinaire.

3 °) C'est ce qui justifie que la Constitution prévoit un seul déclenchement de responsabilité alors que la structure des lois de finances et de financement de la sécurité sociale initiales et rectificatives en nécessite parfois plusieurs sur le même texte.

4 °) Le Conseil des ministres qui autorise le Premier ministre à engager la responsabilité du Gouvernement ne l'autorise pas pour une session donnée mais pour un texte. La nature de l'engagement de responsabilité, qui correspond au souhait du Gouvernement de voir voter un texte et non une lecture d'un texte milite également dans le même sens. Le Conseil constitutionnel confirme implicitement mais nécessairement cela dans la décision du 14 décembre 2023.

5 °) Elle n'est pas conforme à la volonté du constituant. En posant la limitation à un autre texte par session, le constituant n'a pas voulu que cela soit limité en fonction des lectures de ce texte. Le rapport Warsmann(18), respectueux de la logique institutionnelle, soutient même qu'un changement de gouvernement remet le compteur à zéro : ce n'est pas le cadre temporel, mais la nature de l'engagement de responsabilité qui prime(19). La démission d'Élisabeth Borne, le 8 janvier 2024, permettra de confirmer cela si le nouveau Gouvernement fait usage de l'article 49 alinéa 3 en dehors des textes financiers. Il serait pour le moins paradoxal qu'un nouveau gouvernement soit lié par l'action du gouvernement précédent.

Enfin, mais il faut concéder que ce n'est pas un élément d'interprétation, ne faut-il pas voir qu'en dehors de la préservation de ce moyen de déblocage aux lois financières, indispensables à la continuité de l'État(20), la panoplie du parlementarisme rationalisé s'est beaucoup réduite en 2008. Faut-il donc la réduire encore par une interprétation qui envisagerait de manière séquentielle chaque engagement de responsabilité indépendamment du fait qu'il porte sur un même texte ?

L'article 49 alinéa 3 a mauvaise presse. Mais il faut tenter d'apporter des réponses aux questions de Kant : obligé de déposer les lois initiales et les lois de règlement, utilisant quand il le peut les lois rectificatives, le Gouvernement démuni peut espérer intacte la possibilité d'utiliser l'article 49 alinéa 3 pour un texte par session ordinaire, même s'il l'a fait pour un autre texte durant la session extraordinaire, ou si le Gouvernement précédent l'a fait, en conformité avec la lettre et l'esprit des institutions.

(1): Le projet adopté en première lecture par 131 voix contre 70 a été rejeté par le Sénat, la CMP a échoué, le texte a été à nouveau approuvé par 153 voix contre 130 à l'Assemblée en nouvelle lecture, à nouveau rejeté au Sénat, mais le dernier mot a donc inversé les précédents votes à l'Assemblée.

(2): La commission saisie au fond n'a pu achever ses travaux après 28 heures de séance : 4 997 amendements restaient à examiner, sur un total de plus de 7 000 amendements déposés, dont environ 4 710 par la NUPES. En séance, 20 477 amendements ont été déposés, dont environ 18 000 émanant de la NUPES.

(3): La Première ministre insiste sur le sujet : débats AN, 17 février 2023, sur la motion de censure débattue suivant l'interruption du débat  : « vous utilisez les amendements pour manipuler le temps du débat. Vous vous moquez qu'ils contribuent à la discussion ; c'est pourquoi vous pouvez en retirer des centaines en quelques secondes. Vous êtes libres d'amender autant que vous le souhaitez, mais assumez les conséquences de vos actes, assumez les conséquences de votre stratégie : c'est vous, et vous seuls, qui avez choisi d'empêcher le débat ».

(4): Il ne faut pas perdre de vue le risque que prend le Gouvernement : risque politique – on l'a vu sur le PLFSSR – risque institutionnel puisque sa responsabilité est engagée. Certes, l'usage du « 49 – 3 » – alinéa 3 – est une atteinte totale, radicale, absolue et irréversible au droit de débattre du texte de loi et de l'amender à l'Assemblée nationale, mais il conduit à déplacer le débat parlementaire vers la responsabilité politique du Gouvernement. C'est l'un des rares cas où la signature engage définitivement le député signataire comme l'indique l'article 153 du Règlement de l'Assemblée. Il y en a un autre : la saisine du Conseil constitutionnel (Cons. const., déc. du 30 décembre 1996). Pourquoi ? Pour éviter toute pression ou tout marchandage, parce que le Gouvernement joue un va-tout.

(5): Débats, Assemblée nationale, 20 mars 2023.

(6): Cons. const., déc. n° 2023-849 DC du 14 avril 2023 : « si l'utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n'a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution. Par conséquent, la loi déférée a été adoptée selon une procédure conforme à la Constitution », RFDA 2023.

(7): La décision n° 2006-535 DC du 30 mars 2006 juge de façon topique que « la circonstance que plusieurs procédures prévues par la Constitution aient été utilisées cumulativement pour accélérer l'examen de la loi déférée n'est pas à elle seule de nature à rendre inconstitutionnel l'ensemble de la procédure législative ayant conduit à son adoption [...], si l'utilisation combinée des procédures mises en œuvre a revêtu un caractère inhabituel, en réponse aux conditions des débats, elle n'a pas eu pour effet de rendre la procédure législative contraire à la Constitution ».

(8): Les précédentes saisines présidentielles ne traduisent pas une volonté de remise en cause de la loi mais au contraire de vérification de constitutionnalité touchant aux libertés publiques : saisine du 25 juin 2015 (décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015 (loi relative au renseignement)) ; saisine du 13 mars 2019 (décision n° 2019-780 DC du 4 avril 2019 (loi dite « anti casseurs »)) ; saisine du 9 mai 2020 (décision n° 2020-800 DC du 11 mai 2020 (état d'urgence sanitaire)).

(9): Les précédentes saisines présidentielles sont effectuées pour les décisions n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015 (loi relative au renseignement, v. P. Mouzet, AJDA 2015, p. 695), n° 2019-780 DC du 4 avril 2019 (maintien de l'ordre public lors des manifestations), et n° 2020-800 DC du 11 mai 2020 (état d'urgence sanitaire). Les trois saisines étaient motivées, même si un débat a existé lors de la première quant au refus préalable du président Debré d'admettre une saisine en blanc (P. Jan, Huffington Post, 4 mai 2015, Pouvoirs n° 156, Chronique p. 178). Une saisine en blanc pose un problème au regard de la possibilité d'articuler ensuite une QPC sur un texte intégralement déféré (Cons. const., déc. n° 2011-630 DC du 26 mai 2011, obs. M. Guillaume, Nouveaux Cahiers n° 48, 2015, p.127 ). L'article 2 du règlement de procédure adopté le 11 mars 2022 dispose : « la saisine mentionne les dispositions législatives ou les clauses de l'engagement international sur lesquelles il est invité à se prononcer, ainsi que les exigences constitutionnelles qu'elles sont susceptibles de méconnaître ».

(10): Le Monde, 29 décembre 1979. Cette structure bipartite et la règle de l'équilibre qui en découle a ensuite été appliquée aux LFR n° 92-309 DC et ce double engagement s'impose depuis 1979 : V. Débats AN, 7 janvier 1980.

(11): En Allemagne, la Loi fondamentale – texte dont on remarque qu'il n'échappe pas à la pandémie de Covid-19, puisque la « règle d'or » qu'il contient à l'article 109 al. 3 pour cantonner le déficit budgétaire a été suspendue : son article 115 permet de déroger à cette règle en cas de crise économique, de catastrophe naturelle ou de situations d'urgence - cette exception n'a pas été admise, par la décision du 15 novembre 2023 (V. A. Gaillet, JPBlog, 4 décembre 2023) pour la dotation à un fonds de protection du climat par la loi de finances rectificative du 18 février 2022, soit postérieure au Covid. L'article 67 dispose : « Le Bundestag ne peut exprimer sa défiance envers le Chancelier fédéral qu'en élisant un successeur à la majorité de ses membres et en demandant au Président fédéral de révoquer le Chancelier fédéral. Le Président fédéral doit faire droit à la demande et nommer l'élu ». C'est la motion de censure « constructive » : il ne suffit pas de renverser, il faut désigner un successeur au chef du gouvernement renversé. En France, l'article 49 de la Constitution n'exige pas une telle construction mais seulement d'apporter la preuve qu'un nombre majoritaire de députés demande la démission du Gouvernement. En revanche, l'adoption d'une motion de censure ne s'accompagne d'aucune obligation d'apporter la preuve que l'on est capable de construire une majorité nouvelle. Seuls les votes « pour » la motion, c'est-à-dire contre le Gouvernement sont recensés et ils doivent représenter la majorité qualifiée des députés : 289 voix. Dans la configuration actuelle, ce n'est pas impossible.

(12): Initialement pensé pour discipliner ou rompre un dialogue avec sa propre majorité, ce n'est qu'au fil du temps qu'il apparaît comme un moyen coercitif contre l'opposition. Le 23 novembre 1982, il est utilisé pour la réhabilitation des généraux et officiers ayant participé au putsch d'Alger. Le Président du groupe socialiste, majoritaire, Pierre Joxe, indique qu'il ne votera pas ce texte. Le 9 février 2006, il sert au Gouvernement Villepin à resserrer sa majorité autour du contrat première embauche, même si, jugeant de l'absence d'acceptabilité de ce texte, le Chef de l'État décide finalement de ne pas l'appliquer. En 2015, il sert à contourner l'opposition des frondeurs à la loi Macron. L'article 49 alinéa 3 permet à chacun de ne pas se déjuger.

(13): Cette limitation était motivée par le fait qu'il y avait « trop » de 49 alinéa 3 : 28 usages par Michel Rocard, 8 par Édith Cresson. La révision de 2008 met donc fin à la banalisation, mais un usage réifié est un usage dénoncé, ce qui a été visible le 29 février 2023 pour le débat sur les retraites, comme auparavant en mai 2016 sur la loi « travail » ou en février 2015 sur la loi dite « Macron », quand Manuel Valls, auteur des deux dernières citées, avait donc proposé d'abroger cet article dont il avait pourtant fait usage.

(14): « Dans le respect de l'objectif d'équilibre des comptes des administrations publiques prévu à l'article 34 de la Constitution, la loi de programmation des finances publiques fixe l'objectif à moyen terme des administrations publiques mentionné à l'article 3 du traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union économique et monétaire, signé à Bruxelles le 2 mars 2012 ».

(15): Question déjà largement jugée, d'autant qu'ici le ministre lit la lettre de la Première ministre, dont l'absence physique est seule en cause : il s'agit d'un engagement de responsabilité collégial et non individuel.

(16): Cons. const., déc. n° 2023-857 DC du 14 décembre 2023.

(17): La commission de Venise, dans un avis intermédiaire du 13 juin 2023, retient ainsi (n° 46) que : « la limitation à une fois par session n'exclut pas les sessions extraordinaires, qui peuvent être convoquées par le Premier ministre pour débattre d'un ordre du jour spécifique (article 29 de la Constitution). Cela signifie qu'en théorie, le Premier ministre peut convoquer une session extraordinaire du Parlement pour utiliser le 49.3 s'il a déjà épuisé les possibilités constitutionnelles de l'utiliser au cours de la session parlementaire ordinaire ».

(18): Doc. AN n° 892, p. 397 : « _Cette faculté pourra être utilisée au cours d'une session ordinaire, mais également au cours d'une session extraordinaire. Dans la rédaction proposée, elle pourra être ouverte pour un seul texte, mais pas nécessairement pour une seule lecture, ce qui signifie qu'un même texte pourra être adopté à chaque stade de son examen par l'Assemblée nationale grâce au recours à l'article 49, alinéa 3, que ces différentes lectures interviennent au cours de la même session ou au cours de deux sessions. Ainsi, la nouvelle disposition s'appliquerait à un cas tel que celui de la loi n° 86-1197 du 24 novembre 1986 relative à la délimitation des circonscriptions pour l'élection des députés, loi rendue nécessaire par le refus opposé par le Président de la République à la signature de l'ordonnance relative à cette délimitation et qui a été adoptée en première et en deuxième lecture grâce au secours de l'article 49, alinéa 3. Elle s'appliquerait également à un cas comme le projet de loi portant dispositions relatives à la santé publique et aux assurances sociales qui donna lieu en décembre 1990 à un engagement de responsabilité en première, en deuxième et en troisième lecture.

En outre, dans le cas d'un changement de Premier ministre au cours d'une même session, il conviendra de lire la présente disposition comme permettant au nouveau Gouvernement de recourir de nouveau à la faculté de recourir à l'article 49, alinéa 3, même si son prédécesseur l'a déjà utilisé, au cours de la même session. En effet, il serait difficilement admissible que les choix opérés par le premier limitent ceux du second_ ».

(19): Si le rapport du Sénat (Hyest n° 398) est plus ambigu sur la question, il se montre surtout hostile au caractère selon lui trop strict de la limitation, soulignant malicieusement que l'usage de l'article 49 alinéa 3 renvoie au Sénat le soin de débattre seul : « Votre commission a estimé que l'utilisation du troisième alinéa de l'article 49 n'avait peut-être pas donné lieu à la « banalisation » qui lui était parfois reprochée. Si l'emploi de cette procédure doit être encadré, il importe néanmoins aussi de préserver l'efficacité de l'action gouvernementale qui reste l'un des principaux acquis de la V e République. Aussi votre commission vous propose-t-elle par un amendement de permettre que cette procédure puisse être appliquée, après délibération du Conseil des ministres - et en dehors des projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale - aux textes choisis par le Premier ministre, dès lors qu'il a consulté la Conférence des présidents de l'Assemblée nationale ». Mais ici encore, la spécificité des textes financiers est réaffirmée.

(20): Le comité Balladur avait d'ailleurs suggéré que l'usage de l'article 49 alinéa 3 soit restreint à ces seuls textes.

Citer cet article

Jean-Pierre CAMBY. « Les blocages budgétaires du Parlement et le rôle du Conseil constitutionnel », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/les-blocages-budgetaires-du-parlement-et-le-role-du-conseil-constitutionnel

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