Titre VII
N° 10 - avril 2023
Le secret administratif
Tout en adoptant des réformes majeures qui renforcent la transparence administrative, le législateur a posé des limites à celle-ci afin de protéger certains secrets administratifs tant dans l'intérêt de la puissance publique que dans celui des personnes privées. Les juges constitutionnel et administratif sont également intervenus, d'une part, pour mieux protéger les intérêts privés, d'autre part, pour mieux encadrer le secret administratif. La question centrale reste celle de la recherche d'un juste équilibre entre transparence et secret administratif, qui peut encore être perfectionné.
Depuis la fin des années soixante-dix, un grand mouvement de transparence administrative a remis en cause le secret administratif, sur la base de réformes législatives majeures(1), afin de favoriser notamment le contrôle de l'administration et la démocratie administrative. Les dernières réformes importantes(2), liées notamment au prodigieux développement des technologies de l'information et de la communication, ont fait de l'ouverture des données publiques (Open data) un principe afin de favoriser leur circulation et leur réutilisation libre et gratuite. Cette ouverture répond à une demande croissante de transparence des citoyens, des journalistes, des chercheurs, la revendication d'un véritable droit à l'information et une suspicion à l'égard de ce qui reste secret.
La question se pose dès lors de savoir ce qu'il reste aujourd'hui du secret administratif en droit positif et de sa protection juridique(3).
Le secret est, dans ce sens, selon le dictionnaire Robert, un « nbsp ;ensemble de connaissances, d'informations qui doivent être réservées à quelques-uns et que le détenteur ne doit pas révéler ». Le secret administratif est donc un ensemble d'informations que l'administration ne doit pas révéler, qu'elle les ait élaborées ou qu'elle les détienne. Il peut donc s'agir d'informations sur les affaires publiques, mais aussi sur les personnes privées. L'administration détient en effet une grande quantité d'informations concernant ces dernières.
C'est pourquoi certains secrets administratifs doivent être protégés, tant dans l'intérêt de la puissance publique et pour la préservation des intérêts collectifs (ainsi le secret de la défense nationale), que dans celui des personnes privées (ainsi le secret de la vie privée)(4).
Le législateur a donc posé des limites à la transparence et est intervenu pour protéger certains secrets administratifs. Avant les lois de 1978-1979, le secret administratif reposait surtout sur la tradition, bien que des textes rappelaient les agents de l'administration aux obligations de secret et de discrétion professionnels et protégeaient le secret dans des domaines sensibles comme celui de la défense nationale. Aujourd'hui il y a un très grand nombre de dispositions applicables dans divers domaines(5) : fonctionnement de certaines instances (ainsi la faculté pour les assemblées locales de voter au scrutin secret), déroulement de certaines procédures (dérogations aux règles de publicité en matière d'expropriation et pour les travaux se rapportant à la défense nationale, ainsi que pour certains marchés publics), traitements de données à caractère personnel intéressant la sûreté de l'État et la défense(6), motivation des décisions administratives (secrets protégés par la loi(7)), communication des documents administratifs, archives et données publiques... C'est sur cette communication que se concentrera l'essentiel de notre étude.
Certains secrets sont protégés pénalement, ainsi le secret de la défense nationale et le secret des affaires.
Les juges constitutionnel et administratif sont intervenus également pour en préciser la définition, les contours, le champ, les conditions de mise en œuvre. Certaines autorités administratives indépendantes jouent aussi un rôle important, telles la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA), la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) et la Commission du secret de la Défense nationale.
La principale problématique est de parvenir à trouver le juste équilibre entre les préoccupations contradictoires que sont la transparence et le secret(8), notamment pour l'accès aux documents administratifs et aux archives publiques des citoyens, des chercheurs et des journalistes.
Le secret administratif a été maintenu dans le cadre de la recherche de cet équilibre et d'une attention croissante portée aux intérêts des personnes privées (protection de la vie privée et secret des affaires) (I). Mais il a été progressivement mieux encadré par le législateur, ainsi que les juges constitutionnel et administratif (II).
I. Le maintien du secret administratif
Tout en ouvrant largement les documents et données de l'administration, le législateur a prévu de nombreuses exceptions afin de préserver un certain équilibre entre transparence et secret (A). De plus, on assiste depuis plusieurs années à un renforcement de la protection des secrets des personnes privées (B).
A. La recherche d'un équilibre entre transparence et secret administratifs
D'une part, certains secrets sont protégés par le législateur, d'autre part, des obligations pèsent sur les agents publics et des limites sont fixées aux lanceurs d'alerte.
1. Les exceptions législatives à l'accès aux documents administratifs
Le législateur a posé le principe du droit d'accès aux documents administratifs. Les administrations sont tenues de publier en ligne ou de communiquer les documents qu'elles détiennent dans les conditions prévues par le CRPA. Mais, d'une part, le législateur a défini le champ de ce droit, en excluant certains documents, ainsi les documents préparatoires (L311-2 CRPA) et une liste fixée au 1 ° de l'article L311-5, qui comporte notamment les avis du Conseil d'État et des tribunaux administratifs, et la plupart des documents établis par la Cour des comptes et les chambres régionales des comptes . D'autre part, il lui a apporté des exceptions destinées à préserver certains secrets et intérêts, et énumérées au 2 ° de cet article et à l'article L311-6.
La loi du 17 juillet 1978 donnait la possibilité à l'administration d'opposer ces secrets. La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations(9) a clarifié cette rédaction en lui interdisant la communication des documents dont la consultation ou la communication y porterait atteinte. Cette obligation est toutefois atténuée lorsqu'il est possible d'occulter ou disjoindre des mentions non communicables, afin de ne soustraire que ce qui est strictement nécessaire à la protection des secrets.
Les premiers secrets sont absolus et opposables à toute personne (L311-5-2 °). Il s'agit des secrets protégés dans l'intérêt de l'administration et de la collectivité : secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif ; secret de la défense nationale ; conduite de la politique extérieure de la France ; sûreté de l'État, sécurité publique, sécurité des personnes ou sécurité des systèmes d'information des administrations ; monnaie et crédit public ; déroulement des procédures engagées devant les juridictions ou opérations préliminaires à de telles procédures ; recherche et prévention, par les services compétents, d'infractions de toute nature ; autres secrets protégés par la loi.
Les seconds sont relatifs et opposables aux tiers, mais pas aux personnes intéressées (L311-6). Ce sont les secrets protégés dans l'intérêt des personnes privées : protection de la vie privée, secret médical(10) et secret des affaires ; documents portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique ou faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice. Cette dernière exception qui empêche la révélation du comportement d'une personne, tant physique que morale, et qui n'a, semble-t-il, pas d'équivalent dans les autres États de l'Union européenne, constitue une restriction importante à la transparence administrative qu'il conviendrait de faire évoluer.
La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a fixé les mêmes limites pour la diffusion des données publiques qui n'est possible que pour les documents communicables (L312-1-1). La diffusion publique de documents administratifs comportant des données à caractère personnel doit, de plus, en principe, être précédée d'un traitement « permettant de rendre impossible l'identification » des personnes concernées (L. 312-1-2).
Le Code du patrimoine fixe les conditions et les délais à l'expiration desquels les documents exclus sont communicables (L213-2), sauf dérogation (L213-3).
Ces exceptions au droit d'accès sont justifiées par le souci de préserver l'efficacité et la liberté d'action de l'administration, ainsi que d'autres intérêts publics ou privés fondamentaux. Mais le risque est bien sûr qu'elles ne soient utilisées abusivement par l'administration pour la rétention d'informations. Comme le montrent les rapports annuels de la CADA, il y a encore des réticences, voire des résistances, à la transparence. Les refus sont contrôlés en cas de recours par la commission et le juge administratif.
2. Les obligations pesant sur les agents publics et les lanceurs d'alerte
Les agents publics sont soumis à l'obligation de secret professionnel dans le respect des articles 226-13 et 226-14 du Code pénal. Elle leur impose de ne pas divulguer les informations personnelles concernant les usagers dont ils ont connaissance dans le cadre de leurs fonctions (art. L121-6 du Code général de la fonction publique). La révélation de secrets professionnels, en dehors des cas où la loi l'impose ou l'autorise, est punie d'un an d'emprisonnement et de 15.000 € d'amende.
Cette obligation, destinée à protéger les intérêts des personnes privées, doit être distinguée de l'obligation de discrétion professionnelle (L121-7 CGFP) qui concerne les faits, informations ou documents dont l'agent a connaissance dans l'exercice ou à l'occasion de l'exercice de ses fonctions et qui vise à protéger l'administration. En dehors des cas expressément prévus par les dispositions en vigueur, notamment en matière de liberté d'accès aux documents administratifs, il ne peut être délié de cette obligation que par décision de l'autorité dont il dépend. L'agent public a le devoir de satisfaire aux demandes d'information du public, sous réserve de ces obligations (L121-8).
Le législateur a, par ailleurs, exclu la protection des lanceurs d'alerte pour les faits, informations ou documents couverts par le secret de la défense nationale, le secret médical ou le secret des relations entre un avocat et son client(11).
De plus, depuis une dizaine d'années, le législateur, les juges constitutionnel et administratif, ainsi que la CADA sont soucieux de renforcer la protection des secrets des personnes privées.
B. La protection croissante des secrets des personnes privées
Le droit à l'information se double d'un certain « droit au secret ». Cette garantie est d'ailleurs souvent une condition de la délivrance d'informations de la part des personnes privées, ainsi en matière statistique.
La protection de la vie privée et le secret des affaires font ainsi l'objet d'une attention croissante.
1. La protection de la vie privée
Parmi les nouvelles voies dégagées par le Conseil d'État en 1995, dans ses considérations générales sur la transparence et le secret, celui-ci estimait que « l'enjeu est donc bien d'assurer plus de transparence à ce qui est longtemps resté secret, plus de secret à ce que les pouvoirs ont durablement souhaité, et souvent réussi à scruter : la vie privée »(12).
Le droit au respect de la vie privée constitue un droit fondamental. La loi n° 70-643 du 17 juillet 1970(13) a introduit dans le Code civil un article 9 qui affirme que « nbsp ;chacun a droit au respect de sa vie privée » (al. 1er). L'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, ratifiée par la France en 1974, complète cette disposition dans des termes proches(14). Le Conseil constitutionnel a considéré que le respect de la vie privée découlait de la liberté proclamée par l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (DDHC)(15), ce qui lui donne un fondement constitutionnel.
Comme nous l'avons vu, le droit d'accès aux documents administratifs doit s'exercer dans le respect de « la protection de la vie privée ».
Le Conseil d'État a étendu cette protection aux personnes morales, notamment à but non lucratif auxquelles il est difficile d'appliquer le secret des affaires(16). Il ne s'est pas fondé sur l'article 9 du Code civil, mais sur l'article 6 de la loi du 17 juillet 1978, désormais codifié à l'article L311-6 du CRPA, en considérant qu'il « garantit à toute personne, tant physique que morale » la protection de la vie privée(17). Il s'est appuyé sur la reconnaissance progressive aux personnes morales d'un droit à la protection de la vie privée, par les juridictions judiciaires et européennes (CEDH et CJUE sur le fondement de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme). La CEDH n'a toutefois pas étendu aux personnes morales la plénitude de la protection garantie par l'article 8 de la Convention. Jusqu'à présent elle ne leur a appliqué que les déclinaisons du droit au respect du domicile et de la correspondance. La Cour de cassation a jugé, pour sa part, que « si les personnes morales disposent, notamment, d'un droit à la protection de leur nom, de leur domicile, de leurs correspondances et de leur réputation, seules les personnes physiques peuvent se prévaloir d'une atteinte à la vie privée au sens de l'article 9 du Code civil »(18).
Dans sa décision de 2022 Association Anticor, le Conseil d'État ne s'est référé à la protection de la vie privée des personnes morales de droit privé qu'« nbsp ;au sens et pour l'application de l'article L311-6 » du CRPA. S'agissant des documents reçus par l'administration, il a exclu, sous réserve de dispositions législatives contraires, la communication à des tiers des documents relatifs notamment à leur fonctionnement interne et à leur situation financière. Ce manque de transparence, vis-à-vis d'associations qui se sont donné une mission de lutte contre la corruption, peut paraître choquant, mais seule une réforme législative pourrait imposer la communication des comptes des fondations d'entreprise(19).
2. Le secret des affaires
Ce secret est particulièrement sensible, tant pour les entreprises concernées que pour les demandeurs, notamment les journalistes.
La notion et sa définition ont fait l'objet d'une évolution et d'une clarification. La loi du 17 juillet 1978 codifiée dans le CRPA protégeait le « secret en matière industrielle et commerciale ». La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique a précisé sa définition(20). Puis la loi n° 2018-670 du 30 juillet 2018 relative à la protection du secret des affaires(21) lui a substitué cette dernière notion, la définition dans le CRPA demeurant inchangée. Cette loi définit dans le Code du commerce (art. L151-1) les critères selon lesquels l'information est protégée au titre de ce secret(22). Enfin, le décret n° 2019-1502 du 30 décembre 2019(23) a créé un nouveau référé administratif pour prévenir une atteinte imminente ou faire cesser une atteinte illicite à un secret des affaires, de larges pouvoirs étant conférés au juge des référés.
Cette évolution a suscité des craintes d'une plus grande protection des groupes industriels sur le fondement de ce secret, au détriment de la transparence, notamment en raison de la médiatisation de certaines affaires sensibles (ainsi celle des « Implant files »(24)).
Toutefois, selon la CADA(25), l'approche traditionnelle de la commission rejoint en pratique la grille d'analyse du Code du commerce ; et, quantitativement, le secret des affaires n'a pas été plus souvent retenu en 2021 qu'en 2016. De même, la jurisprudence administrative témoigne d'un souci de préserver un équilibre entre transparence et secret(26).
3. L'extension aux collectivités territoriales
Tout en confirmant l'autonomie du droit d'accès aux documents administratifs fondé sur le Code général des collectivités territoriales (L2121-26) et en excluant l'applicabilité de l'article L311-6 du CRPA, le Conseil d'État a jugé opposables des secrets protégés. Dans l'arrêt Commune de Sète(27), il a subordonné la communication de documents portant une appréciation sur des personnes à l'occultation des mentions de celles-ci. Douze ans plus tard(28), il a clairement posé le principe en l'étendant à d'autres secrets protégés par la loi sur d'autres fondements, tels le secret de la vie privée ou le secret industriel et commercial. Et il a consacré une autre limite à ce régime spécifique, le caractère abusif de la demande imposant une charge disproportionnée de travail.
S'agissant de la mise en ligne des délibérations des collectivités territoriales, la CADA a estimé qu'elle doit se conformer au régime général défini par les articles L312-1-1 et L312-1-2 du CRPA et donc occulter, sauf dispositions contraires, les mentions protégées par les articles L311-5 et L311-6(29).
Tout en étendant le champ de certains secrets, les juges, tout comme la CADA, ont cherché à mieux les encadrer.
II. Un meilleur encadrement du secret administratif
D'une part, dans deux domaines, l'accès aux archives classifiées au titre du secret de la défense nationale et l'accès aux informations environnementales, le secret administratif a été mieux encadré par le législateur (A). D'autre part, les juges constitutionnel et administratif ont utilisé de nouveaux fondements et méthodes pour mieux protéger le droit d'accès aux documents administratifs et aux archives publiques (B).
A. L'accès aux archives classifiées et aux informations environnementales
L'accès des chercheurs et des journalistes aux archives classifiées au titre du secret de la défense nationale a été facilité. En droit de l'environnement, l'accès aux informations fait l'objet d'un régime spécifique plus protecteur que le régime général d'accès aux documents administratifs.
1. L'accès aux archives classifiées au titre du secret de la défense nationale(30)
Les archives publiques ne sont, en principe, communicables qu'à l'expiration d'un délai de 50 ans s'agissant des documents dont la communication porte atteinte au secret de la défense nationale et qui ont, pour ce motif, fait l'objet d'une mesure de classification(31).
Une autorisation de consultation avant l'expiration de ce délai peut être accordée si l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger.
De plus en plus de demandes sont formulées par des journalistes, à l'instar des chercheurs. Les refus de dérogation sont peu nombreux et peuvent être soumis à la CADA(32). La majorité émane du ministère de la Défense(33). Le plus souvent, ils concernent des dossiers dont le maintien de la classification n'est plus justifié(34). Mais, en cas de refus persistant, la commission n'est pas habilitée à accéder aux documents. Et, malgré la réforme opérée en 2015(35), le contrôle du juge administratif est limité(36).
La communication des archives classifiées au titre du secret de la défense nationale, notamment celles sur la guerre d'Algérie, a suscité un important contentieux ces dernières années(37). Le Conseil d'État a censuré l'exigence posée par instruction ministérielle d'une déclassification même à l'issue d'un délai de 50 ans, alors que l'article L213-2 du Code du patrimoine dispose qu'elles sont communicables de plein droit à l'expiration de ce délai(38).
La loi n° 2021-998 du 30 juillet 2021(39) tend à mieux encadrer le régime du secret défense notamment en renforçant son pilotage. Elle précise que toute mesure de classification prend automatiquement fin à la date à laquelle le document devient communicable de plein droit. Mais elle prolonge le délai de 50 ans pour une liste de documents sensibles, sans préciser les délais de communication et définir avec précision les critères permettant la prolongation de la période. Le juge constitutionnel a validé ces exceptions en se fondant sur leurs objectifs et leur proportionnalité à ceux-ci ; mais il a émis deux réserves d'interprétation concernant leur champ et les modalités du report(40). La CADA interprète strictement ces dispositions en prenant en compte non seulement le caractère sensible des informations concernées, mais également l'actualité des risques invoqués par l'administration(41).
2. L'accès aux informations relatives à l'environnement
L'accès aux informations relatives à l'environnement s'exerce dans les conditions prévues par le CRPA, sous réserve des dispositions spécifiques du Code de l'environnement (art. L124-1 à L124-8). Conformément aux engagements internationaux et européens de la France, celles-ci sont plus favorables aux demandeurs. Elles n'excluent pas la communication des documents préparatoires. Certains secrets ne sont pas opposables, ainsi les autres secrets protégés par la loi et, lorsque la demande porte sur une information relative à des émissions de substances dans l'environnement, le secret des affaires(42). Enfin, l'article L124-4 n'impose pas le rejet de la demande lorsque la communication porte atteinte aux intérêts protégés, les autorités publiques pouvant le faire après avoir apprécié l'intérêt d'une communication.
Cette méthode de mise en balance des intérêts va être progressivement élargie à d'autres domaines.
B. L'utilisation de nouveaux fondements et méthodes
Afin de renforcer leur contrôle, les juges s'appuient sur de nouveaux fondements, les articles 15 de la Déclaration de 1789 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et ils mettent en balance les différents intérêts en présence.
1. Les articles 15 de la Déclaration de 1789 et 10 de la Convention européenne des droits de l'homme
L'article 15 de la DDHC, selon lequel « la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration », a, jusqu'à une date récente, été utilisé principalement dans le domaine budgétaire.
En 2015, le Conseil constitutionnel a admis qu'il soit invocable à l'appui d'une QPC(43). Deux ans plus tard, il a proclamé l'existence d'un droit d'accès aux documents d'archives publiques garanti par cette disposition(44). Puis, en 2020, il a également accordé, sur ce fondement, une valeur constitutionnelle au droit d'accès aux documents administratifs(45). Il a précisé, dans ces deux décisions, qu' « il est loisible au législateur d'apporter à ce droit des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi ».
Le juge administratif se fonde également sur l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme(46), qui garantit la liberté d'expression. Le Conseil d'État, s'inspirant de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme(47), estime qu'il peut en résulter « nbsp ;un droit d'accès aux informations détenues par une autorité publique lorsque l'accès à ces informations est déterminant pour l'exercice du droit à la liberté d'expression »(48). Alors que le droit d'accès aux documents administratifs était un droit essentiellement objectif, cette jurisprudence lui accorde une dimension subjective, en donnant un statut particulier à certains demandeurs, tels les journalistes et les chercheurs.
Le Conseil d'État a ainsi autorisé l'accès anticipé d'un chercheur aux archives de François Mitterrand relatives au rôle de la France au Rwanda(49). Il a également accueilli partiellement la requête d'une journaliste dans le cadre de l'enquête internationale sur les dispositifs médicaux défaillants commercialisés en France (Implant Files) en se fondant sur cette disposition, nonobstant l'invocation du secret des affaires(50).
Pour ce faire, le juge administratif procède à une mise en balance des intérêts en présence.
2. La mise en balance des intérêts(51)
La communication des documents administratifs étant un droit objectif ouvert à toute personne, l'intérêt du demandeur n'est pas, en principe, pris en compte.
Comme nous l'avons vu, la mise en balance des intérêts est, en revanche, pratiquée s'agissant de l'accès aux informations relatives à l'environnement. Elle l'est également pour la communication d'informations médicales, à ses ayants droit, d'un patient décédé.
Le Conseil d'État a désormais recours à cette méthode pour la consultation anticipée des archives publiques(52). Il met en balance l'intérêt légitime du demandeur avec les intérêts que la loi a entendu protéger et effectue ainsi un entier contrôle sur l'appréciation portée par l'autorité administrative. Suivant cette jurisprudence, la CADA a émis un avis favorable à l'envoi, à un journaliste, d'une copie numérique de l'ensemble des cahiers citoyens remplis par les Français lors du grand débat national en 2019 et conservés aux Archives nationales(53).
Cette méthode est également utilisée pour protéger l'administration. Sur le fondement de l'article L311-2 du CRPA qui l'autorise à ne pas donner suite aux demandes abusives, le Conseil d'État recherche désormais si la communication, après occultation des éléments non communicables, ne fait pas peser sur l'administration une charge de travail excessive eu égard aux moyens dont elle dispose(54) et à l'intérêt de la communication pour le demandeur, ainsi que, le cas échéant, pour le public(55). Cette mise en balance, afin d'apprécier le caractère disproportionné de la charge de travail, a également été appliquée dans le cadre du régime spécifique fondé sur l'article L. 2121-26 du CGCT(56).
Il est donc illusoire de croire, comme le Doyen Auby, que la démocratie est un « régime de lumière excluant tout secret de la part des autorités publiques »(57). Mais il importe que celui-ci soit strictement encadré afin d'en contenir l'usage dans des limites acceptables. L'évolution législative et jurisprudentielle des quarante-cinq dernières années doit donc être poursuivie afin de parfaire l'équilibre entre transparence et secret administratifs.
(1): # Loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés, JO 7 janvier 1978 ; loi n° 78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal, JO 18 juillet 1978 ; loi n° 79-587 du 11 juillet 1979 relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public, JO 12 juillet 1979. Les dispositions de ces deux dernières lois sont codifiées dans le Code des relations entre le public et l'administration (CRPA).
(2): # Loi n° 2015-1779 du 28 déc. 2015, relative à la gratuité et aux modalités de réutilisation des informations du secteur public, JO 29 déc. 2015 ; loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JO 8 oct. 2016.
(3): V. notamment C. Blaizot-Hazard (dir.), NTIC, secret et droits fondamentaux, Institut universitaire Varenne, 2017.
(4): En faveur du maintien du secret administratif, v. J.-D. Bredin, « Secret, transparence et démocratie », Pouvoirs, 97/2001, p. 5 ; J.-M. Sauvé, « Transparence et efficacité de l'action publique », Intervention lors de l'assemblée générale de l'Inspection générale de l'administration, le 3 juillet 2017.
(5): V. J. Laveissière, « En marge de la transparence administrative : le statut juridique du secret », in Études offertes à Jean-Marie Auby, Dalloz 1992.
(6): Art. 115 à 124 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978.
(7): L211-6 CRPA.
(8): V. Conseil d'État, Rapport public 1995, Considérations générales, La transparence et le secret, p. 13 et s., Études et documents n° 47, Doc. fr., 1996.
(9): Loi n° 2000-321, JO 13 avril 2000.
(10): Art. L1110-4 du Code de la santé publique. Le droit d'accès aux informations de santé est régi par ce code.
(11): # Art. 6 de la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique, JO 10 déc. 2016, texte n° 2.
(12): Rapport cit., p. 137.
(13): Loi n° 70-643 tendant à renforcer la garantie des droits individuels des citoyens, JO 19 juillet 1970.
(14): « 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ».
(15): # Cons. const., déc. n° 99-416 DC du 23 juillet 1999, JO 28 juillet 1999, p. 11250 ; AJDA 1999, p. 700, note J.-E. Schoettl ; RTD civ 1999, 724, obs. N. Molfessis ; D. 2000, somm. p. 265, obs. L. Marino.
(16): CE 17 avril 2013, n° 344924, Min. du travail, de l'emploi et de la santé c/ Cabinet de la Taille, Lebon T. ; AJDA 2013, p. 1920, note B. Delaunay. Dans cette décision il a inclus le choix syndical des entreprises dans leur vie privée ; CE, Sect., 7 oct. 2022, n° 443826, Association Anticor, publié Lebon ; AJDA 2022, p. 2238, chron. T. Janicot et D. Pradines ; Dr. adm. 2023, 4, note G. Eveillard.
(17): CE 17 avril 2013, précité.
(18): Civ. 1ère, 17 mars 2016, n° 15-14.072, Bull. civ. I, n° 67 ; D. 2016, 1116, note G. Loiseau.
(19): En l'espèce la demande concernait les comptes de la Fondation d'entreprise Louis Vuitton, dont les entreprises fondatrices bénéficient de crédits d'impôt substantiels pour les versements et dotations effectués dans la fondation.
(20): Il « comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l'administration mentionnée au premier alinéa de l'article L300-2 est soumise à la concurrence » (L311-6 1 ° CRPA).
(21): JO 31 juillet 2018, texte n° 1.
(22): « 1 ° Elle n'est pas, en elle-même ou dans la configuration et l'assemblage exacts de ses éléments, généralement connue ou aisément accessible pour les personnes familières de ce type d'informations en raison de leur secteur d'activité ; 2 ° Elle revêt une valeur commerciale, effective ou potentielle, du fait de son caractère secret ; 3 ° Elle fait l'objet de la part de son détenteur légitime de mesures de protection raisonnables, compte tenu des circonstances, pour en conserver le caractère secret ».
(23): JO 31 déc. 2019, texte n° 2.
(24): V. infra.
(25): V. M. Deroc, « La protection du secret des affaires, entre faits et perception », in CADA, Rapport d'activité 2021, p. 23.
(26): V. infra II - B. Cf. également CE, 13 février 2019, n° 420467*, Assoc. Front national*, publié Lebon : communicabilité, sous réserve de quelques occultations, de la convention de prêt conclue entre une banque russe et le Front national ; TA Paris 22 avril 2022, n° 2019033/6-1, C + , comm. M. Deroc, JCP-A 2022, 2287 : communicabilité des conventions de mécénat.
(27): CE 10 mars 2010, n° 308314, publié Lebon ; JCP-A 2010, 2137, note G. Pélissier (arrêtés individuels d'attribution de primes aux agents).
(28): CE 17 mars 2022, n° 449620, M. F. c/ Min. Économie, Lebon T. ; JCP-A 2022, 2307, note A. Virot-Landais.
(29): CADA, conseil, 27 avril 2017, n° 20164985, disponible sur www.cada.fr/.
(30): Sur ce secret, v. J.-J. Urvoas, « Le secret de la défense nationale », Titre VII, 2023/1, n° 10.
(31): Le secret de la défense nationale est défini par l'article 413-9 du Code pénal en fonction de deux critères, un critère tenant à la nature des informations (« dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense nationale ou pourrait conduire à la découverte d'un secret de la défense nationale ») et un critère formel lié à leur classification.
(32): Une quarantaine en 2021. 61 % des avis émis par la CADA ont été favorables (Rapport d'activité 2021, op. cit., p. 29).
(33): V. à ce sujet M. Guillaume, « Secrets régaliens : le cas du secret défense », in Transparence et secret, colloque pour le XXVe anniversaire de la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs, Doc. fr., 2004, p. 205.
(34): V. A. Prost, « La fin du secret dans le temps : l'accès aux archives », in Transparence et secret, colloque pour le XXVe anniversaire de la loi du 17 juillet 1978 sur l'accès aux documents administratifs, op. cit., p. 217.
(35): Loi n° 2015-912 du 24 juillet 2015 relative au renseignement, JO 26 juillet 2015. Cette loi a créé une formation spécialisée au sein du Conseil d'État dont les membres sont habilités au secret défense et ont accès aux informations classifiées.
(36): V. S. Perera, « Le secret défense et l'administration de l'État de droit », RDP, 2022, p. 457.
(37): V. notamment B. Stora, Les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie, rapport au président de la République, 2021.
(38): CE 2 juillet 2021, n° 444865, Association des archivistes français, Lebon, T. ; AJDA 2021, p. 1993, note S. Monnier.
(39): Loi relative à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement, JO 31 juillet 2021, texte n° 1.
(40): Cons. const., déc. n° 2021-822 DC du 30 juillet 2021, JO 31 juillet 2021, texte n° 2.
(41): C. Gabez, « Le régime d'accès dérogatoire aux archives : un outil de promotion de la transparence administrative répondant à de strictes conditions de mise en œuvre », CADA, Rapport d'activité 2021, p. 27.
(42): L'autorité publique ne peut rejeter la demande d'une information relative à des émissions de substances dans l'environnement que lorsque sa communication porte atteinte à la conduite de la politique extérieure de la France, à la sécurité publique ou à la défense nationale ; au déroulement des procédures juridictionnelles ou à la recherche d'infractions pouvant donner lieu à des sanctions pénales ; à des droits de propriété intellectuelle (L124-5).
(43): Cons. const., déc. n° 2015-471 QPC du 29 mai 1995, Mme Nathalie K.-M.. Sur cette évolution, V. M. Guénou Ahlidja, « L'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dans la jurisprudence constitutionnelle : enfin de l'ombre à la lumière ? », RDP, 2022, p. 507 ; E. Aubin, « La protection constitutionnelle de la transparence administrative », Nouveaux cahiers du Conseil constitutionnel 2018, n° 59, p. 35.
(44): Cons. const., déc. n° 2017-655 QPC du 15 sept. 2017, M. François G. ; comm. M. Verpeaux, JCP-A 2017, 2265 ; S. Hutier, Constitutions 2017, p. 599 ; AJDA 2017, p. 2310, note B. Quiriny.
(45): Cons. const., déc. n° 2020-834 QPC du 3 avril 2020, UNEF ; Dr. adm. 2020, comm. 31, note G. Éveillard.
(46): A. Quint, « L'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, nouvelle voie d'accès aux documents administratifs », in CADA, Rapport d'activité 2021, p. 31.
(47): CEDH 8 nov. 2016, Magyar Helsinki Bizottsag c/ Hongrie (GC), req. 18030/11 ; 3 mars 2020, Center for democracy and the rule of law c/ Ukraine, req. n° 75865/11.
(48): CE, 3 juin 2020, n° 421615, Assoc. Pouvoir citoyen et a. ; Lebon T.
(49): CE, Ass., 12 juin 2020, n° 422327 et 431026, publié Lebon.
(50): CE, 8 avril 2022, Soc. Ed. Le Monde, n° 447701, Lebon T. ; AJDA 2022, p. 1520, note S. Théron,
(51): V. L. Bellulo, « La mise en balance, un outil spécifique au service de la transparence », in CADA, Rapport d'activité 2018, p. 27.
(52): CE, Ass. 12 juin 2020, op. cit.
(53): CADA, avis n° 20215856, 13 janvier 2022, disponible sur www.cada.fr/.
(54): CE 14 nov. 2018, n° 420055, Min. Culture c/ Sté pour la protection des paysages et de l'esthétique en France, Lebon T. ; JCP-A 2019, 2174, note P. Noual.
(55): CE, 27 mars 2020, n° 426623, Assoc. contre l'extension et les nuisances de l'aéroport de Lyon-Saint-Exupéry, Lebon T..
(56): CE 17 mars 2022, n° 449620, M. F./Min. Économie, op. cit.
(57): J.-M. Auby, « Le principe de la publicité dans la justice et le droit public », Annales de la Faculté de droit de Toulouse, 1968 (1), p. 260.
Citer cet article
Bénédicte DELAUNAY. « Le secret administratif », Titre VII [en ligne], n° 10, Le secret, avril 2023. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-secret-administratif
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