Titre VII
N° 7 - octobre 2021
Le point de vue d’un avocat sur l’apport de la jurisprudence sur les garanties inhérentes à la liberté individuelle mises au jour par le Conseil constitutionnel
Ou comment la plasticité et la généralité d'une norme permettent au juge qui en contrôle l'application de cadrer les atteintes à une liberté, en l'espèce la liberté individuelle.
Pour la défense, c'est le lieu propice à la réflexion, l'imagination et la construction juridique, au moins aussi (plus ?) efficace qu'un surplus de législation...
Il n'est pas anodin d'écrire ce texte pendant l'été 2021.
Le choc collectif auquel est soumis le monde, la nécessité pour la société humaine et l'espèce « homme » de lutter contre un prédateur extrêmement actif et totalement invisible, met à l'épreuve les réactions des organisations sociales, politiques, et des individus. La pandémie oblige à penser collectif dans une société très individualiste.
Le succès d'un outil n'est pas uniquement lié à la forme et à la beauté de l'outil lui-même. Il est dû au fait qu'il va être utile à produire un objet dont le besoin se fait actuellement sentir. Le succès de la question prioritaire de constitutionnalité est lié à ce besoin de protection individuelle qui s'exprime très fortement dans notre société.
D'organisation collective des pouvoirs entre eux, comme elle a été vécue à partir de 1789 en France, la Constitution est désormais conçue comme une garantie des individus contre le ou les pouvoirs en place. En cela, elle rejoint directement la Convention européenne des droits de l'homme. Le plus ancien de nos textes constitutionnels, la Déclaration de 1789, s'intitule Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Elle est aujourd'hui perçue comme protection des droits de l'homme et pas comme une simple déclaration...
La Convention européenne des droits de l'homme est conçue d'emblée comme un instrument de garantie appuyé par le recours individuel ouvert devant la Cour européenne. L'outil français qu'est la question prioritaire de constitutionnalité poursuit, avec des moyens propres, le même but. La question prioritaire de constitutionnalité n'est pas ouverte pour vérifier si l'organisation des pouvoirs par la Constitution est respectée par le législateur. Elle a pour but essentiel de faire vérifier, dans l'intérêt d'une personne, si une disposition législative ne porte pas atteinte « aux droits et libertés que la Constitution garantit ». Il s'agit de s'assurer que ce que garantit la Constitution en matière de droits et libertés est effectivement garanti par la loi. Cette garantie est due à la personne. D'où le succès de l'outil, la réussite de la question prioritaire de constitutionnalité et sa prise en main très rapide par ses premiers acteurs que sont les avocats.
On pardonnera cette introduction légèrement au-delà du sujet ; c'est l'avocat qui parle. L'interrogation de la loi, non plus sous le seul angle conventionnel, mais constitutionnel et plus immédiat, constitue évidemment un atout considérable, et présente la Constitution comme une aide personnelle de tout justiciable, et non plus seulement comme un texte lointain, organisateur des pouvoirs politiques. Elle est devenue une garantie de la personne même. Il ne faut pas s'étonner si actuellement la personne revendique ses droits quand le texte le plus haut hiérarchiquement est désormais conçu comme tel.
La plasticité du raisonnement du Conseil facilite l'utilisation de l'outil. Si on l'analyse à propos de la protection de la liberté individuelle, on ne peut qu'être frappé par le fait que les décisions se font au croisement de nombreuses lignes, grands principes, mais aussi examen concret des situations et des textes. Cela donne à la jurisprudence une grande richesse d'analyse.
Ainsi, à propos de l'évocation de principes, la décision relative à la sanction militaire des arrêts rappelle que selon le Code de la défense, « l'état militaire exige en toute circonstance l'esprit de sacrifice, pouvant aller jusqu'au sacrifice suprême » (cf. déc. n° 2014-450 QPC du 27 février 2015). C'est dire la largeur du cadre dans lequel se place le Conseil. À l'inverse, l'examen de la garde à vue a été profondément pragmatique.
Très critiqués par la défense, les textes sur la garde à vue ont fait très vite l'objet de questions prioritaires de constitutionnalité. Ces contrôles successifs ont donné lieu à diverses décisions, dont la première du 30 juillet 2010 (décision n° 2010-14/22 QPC, Daniel W. et a.) qui a censuré les textes en partie sur le fondement de l'insuffisance accordée aux droits de la défense.
Au regard de l'article 66 de la Constitution, le Conseil n'a rien trouvé à redire en considérant que « la garde à vue demeure une mesure de contrainte nécessaire à certaines opérations de police judiciaire ». Le principe est donc possible, à condition évidemment que cette contrainte soit placée sous le contrôle de l'autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution.
Pas question de faire tomber cet utile outil de police judiciaire. Mais le Conseil justifie son intervention et son nouveau contrôle par la prise en compte d'une situation chiffrée : des éléments par leur importance ont « modifié l'équilibre des pouvoirs » (cf. cons. 15 de la décision du 30 juillet 2010) : 790 000 gardes à vue en 2009. La proportion des procédures soumises à instruction préparatoire en matière correctionnelle « n'a cessé de diminuer et représente moins de 3 % » des décisions rendues ; c'est donc au regard des résultats de la garde à vue, et avant même sa fin que le ministère public prend sa décision sur la mise en œuvre de l'action publique. Par ailleurs, la qualité d'officier de police judiciaire, seule personne habilitée à mettre quelqu'un en garde à vue, a été accordée deux fois plus largement entre 2003 et 2009. Le Conseil ajoute de façon très pragmatique : « une personne est désormais le plus souvent jugée sur la base des seuls éléments de preuve rassemblés avant l'expiration de sa garde à vue, en particulier sur les aveux qu'elle a pu faire pendant celle-ci » (ibid., cons. 16).
Cette motivation est extrêmement concrète et factuelle : l'instrument est fondamental en matière de police judiciaire parce qu'il permet d'obtenir -- on le dit -- des aveux, on le conserve donc, et on l'assortit de droits de la défense. Ainsi, le Conseil est rentré concrètement dans les commissariats et a insisté pour que l'avocat y rentre à son tour, en validant un précieux outil de police judiciaire.
Large choix des angles d'examen, aspect concret des choses : la méthode est au point.
La liberté individuelle est désormais considérée comme essentiellement la privation de liberté au sens de l'article 66 de la Constitution. Il s'agit, au sens de la jurisprudence actuelle du Conseil, de la seule sûreté personnelle. Mais même ainsi limitée, quand y a-t-il vraiment privation de liberté ? La notion est évidemment contrôlée.
Ainsi, la sanction des arrêts prévue en matière militaire n'est pas organisée par la loi comme une privation de liberté (cf. décision précitée n° 2014-450 QPC du 27 février 2015, cons. 8). Le contrôle d'identité n'est pas davantage une privation de la liberté individuelle au sens de la Constitution. Mais le placement en local de dégrisement relevant de la police ou de la gendarmerie jusqu'à ce que l'intéressé « ait recouvré la raison » (article L 3341-1 du Code de la santé publique) est une mesure privative de liberté (déc. n° 2012-253 QPC du 8 juin 2012, cons. 8).
L'audition « libre » ne l'est vraiment que si la personne concernée est informée de la nature et de la date de l'infraction qu'on la soupçonne d'avoir commise, et de son droit de quitter à tout moment les locaux de la police et de gendarmerie (déc. n° 2012-257 QPC du 18 juin 2012, cons. 9).
En revanche, une assignation à résidence peut constituer une privation de liberté, si elle impose à la personne qui en est l'objet de rester plus de 12 heures au même endroit (cf. déc. n° 2015-527 QPC du 22 décembre 2015 -- repris par la déc. n° 2017-624 QPC du 16 mars 2017 : « la plage horaire maximale de l'astreinte à domicile dans le cadre de l'assignation à résidence, fixée à douze heures par jour, ne saurait être allongée sans que l'assignation à résidence soit alors regardée comme une mesure privative de liberté, dès lors soumise aux exigences de l'article 66 de la Constitution ». Il n'est donc nullement étonnant que la toute récente décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021 ait considéré qu'était privative de liberté une mesure d'isolement en cas de résultat positif d'un test de dépistage de la covid-19, dès lors que ce placement en isolement n'autorisait de sortir qu'entre 10 heures et 12 heures, en cas d'urgence ou pour des déplacements strictement indispensables (cf. paragr. 113 de la décision).
À cet égard par conséquent, le législateur n'a pas de marge de manœuvre. Toute mesure qui contraint la personne à rester plus de 12 heures par jour dans un même endroit est privative de liberté.
Cette définition constitue incontestablement une limite essentielle à la protection de la sûreté personnelle.
À partir du moment où la notion de privation de liberté est acquise, l'article 66 de la Constitution entre en œuvre. Et la grande garantie qu'il édicte est évidemment l'intervention de l'autorité judiciaire.
On sait que le Conseil et la Cour européenne des droits de l'homme, qui n'appliquent pas les mêmes normes, ne sont pas totalement en phase sur ce sujet. L'autorité judiciaire « à la française » suppose au moins deux aménagements que ne connaît pas la Cour européenne au regard de l'article 5 de la Convention européenne.
- Depuis longtemps, au sens de l'article 66 de la Constitution, l'autorité judiciaire comprend, lorsqu'il s'agit du juge judiciaire, les magistrats du siège et les magistrats du parquet.
À cet égard, la Cour européenne diverge totalement du Conseil. Le « juge » ou le « magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l'article 5 de la Convention ne peut pas être le parquetier qui poursuit l'action publique.
Peu importe pour le Conseil : une garde à vue peut être mise en œuvre en enquête préliminaire sous l'égide du parquet.
Placée entre ces deux logiques, mais tenue d'appliquer également l'article 5 de la Convention, la chambre criminelle de la Cour de cassation a été obligée de reconnaître que « c'est à tort » qu'une chambre de l'instruction retient que le ministère public est une autorité judiciaire au sens de l'article 5 al. 3 de la Convention européenne (Cass. crim., 15 décembre 2010, n° 10-83.674) ou encore qu'il « est vrai que le ministère public, ne présentant pas les garanties d'indépendance et d'impartialité, et étant partie poursuivante, n'est pas une autorité judiciaire au sens de l'article 5 précité » (Cass. crim., 18 janvier 2011, n° 10-84.980).
Mais ces mêmes arrêts valident les gardes à vue dès lors que l'intéressé a été « présenté à un magistrat du siège dans un délai compatible avec les dispositions de ce texte » qui impose en réalité une comparution devant un juge au sens de l'article 5 dans le plus bref délai possible.
Le Conseil constitutionnel au demeurant, conscient du problème, distingue ce que peuvent respectivement faire les magistrats du siège et le magistrat du parquet.
Le parquet ne doit pas garder la maîtrise totale de la privation de liberté : en matière de rétention en vue d'une comparution le jour suivant devant le juge, après prolongation d'une garde à vue par le procureur de la République (le petit dépôt), la rétention ne saurait durer au-delà de 20 heures et l'intéressé doit dans ce délai être présenté à un magistrat du siège (cf. déc. n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, cons. 11). Ou encore, en matière de comparution de l'article 393 du Code de procédure pénale, le procureur de la République n'a pas l'autorisation d'interroger l'intéressé (cf. déc. n° 2011-125 QPC du 6 mai 2011).
- Dans sa définition de l'autorité judiciaire, le Conseil se fonde sur la conception française de la séparation des pouvoirs.
L'autorité judiciaire au sens de l'article 66 de la Constitution peut être le juge administratif.
La conception française de la séparation des pouvoirs fait que l'existence d'une juridiction administrative relève des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Le juge administratif peut donc jouer le rôle de l'autorité judiciaire visée par l'article 66 de la Constitution dans son domaine de compétence, et ceci d'autant plus que comme le relève le Conseil, par une jurisprudence constante, la Cour de cassation affirme l'incompétence de la juridiction judiciaire, par exemple en matière de rétention pendant l'examen d'une demande d'asile (cf. déc. n° 2019-807 QPC du 4 octobre 2019, paragr. 8 à 11 ; également déc. n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 36 et 37). L'argument ne manque pas d'une certaine ironie...
Ces singularités ne nuisent pas forcément aux droits de la défense. L'outil constitutionnel n'est pas le seul utilisable, spécialement en matière de liberté individuelle puisque l'article 5 de la Convention l'est également. La défense doit s'organiser pour se fonder sur celui qui paraît, soit dans l'immédiat, soit à terme, le plus propre à aboutir au résultat escompté.
Au-delà de la définition de l'autorité judiciaire érigée textuellement par l'article 66 de la Constitution comme garante essentielle de la sûreté individuelle, plusieurs axes de réflexion guident le Conseil, permettant d'ouvrir le contrôle des textes au regard d'autres critères que l'intervention du juge judiciaire.
Sans prétendre à l'exhaustivité, on peut en identifier quelques-uns.
D'abord, l'application des critères classiques de proportionnalité permet de définir le champ d'application de la privation de liberté. L'atteinte à la liberté individuelle doit être adaptée, nécessaire et proportionnée à l'objectif poursuivi par la loi examinée. Le Conseil contrôle évidemment l'existence de ces critères (cf. décision n° 2021-824 DC du 5 août 2021, paragr. 117) dont l'application peut limiter ou interdire le recours à la privation de liberté.
Ainsi, une privation de liberté peut constituer une rigueur qui n'est pas nécessaire ; par exemple en matière d'extradition (déc. n° 2016-561/562 QPC du 9 septembre 2016), ou de mandat d'arrêt européen (déc. n° 2016-602 QPC du 9 décembre 2016), il n'est pas nécessaire de placer d'emblée la personne recherchée sous écrou si elle présente ab initio des garanties de représentation suffisantes.
La proportionnalité au but poursuivi permet également d'exclure la privation de liberté dans certaines hypothèses : ainsi des dispositions qui créent des modalités de garde à vue aggravées pour certaines infractions ne sont pas nécessaires ni proportionnées pour certains types d'infractions. Le délit d'escroquerie, même commis en bande organisée, « n'est pas susceptible de porter atteinte en lui-même à la sécurité, à la dignité ou à la vie des personnes » (déc. n° 2014-420/421 QPC du 9 octobre 2014, cons. 13). Par conséquent, des modes de garde à vue aggravés justifiés par le fait que les infractions pour lesquelles ils ont été créés portent atteinte à la personne des individus, ne peuvent pas être appliqués à une escroquerie, même aggravée qui, dans la pureté des principes, ne peut jamais porter atteinte qu'au patrimoine des personnes. Dans ce cas, la garde à vue aggravée n'est pas proportionnée au but poursuivi par le législateur.
Et encore « l'exercice des libertés constitutionnellement garanties ne pourrait être regardé comme équilibré si la privation de liberté de quatre ou six jours prévue par l'article 130 du Code de procédure pénale pourrait être mise en œuvre dans le cadre d'un mandat d'amener à l'encontre d'une personne qui n'encourt pas une peine d'emprisonnement correctionnel ou une peine plus grave » (déc. n° 2011-133 QPC du 24 juin 2011 à propos des mandats d'arrêt ou des mandats d'amener, qui ne peuvent pas être mis en œuvre avec privation de liberté à la clef pour des infractions qui ne sont pas suffisamment graves ).
Ainsi, le contrôle des critères d'adaptation, de nécessité et de proportionnalité permet de limiter les hypothèses de recours à la privation de liberté.
Le deuxième axe de la jurisprudence qui permet de définir un certain nombre de contours constitutionnels à la privation de liberté individuelle a déjà été rapidement abordé plus haut, il s'agit de la prise en compte de la notion de délai.
La notion de délai concerne d'une part la durée de la privation de liberté, d'autre part la procédure : comparution devant le magistrat du siège, délai pour juger une affaire ; ces deux points font régulièrement l'objet de précisions, qui incitent à interroger systématiquement la loi, soit sur la durée des mesures, soit sur les délais de procédure.
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S'agissant d'abord de la procédure, une constante revient sans cesse : le juge doit intervenir dans le plus court délai possible (cf. déc. n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 25 ; n° 2011-135/140 QPC du 9 juin 2011 ; n° 2011-202 QPC du 2 décembre 2011, cons. 13). Ainsi, quinze jours constituent un délai trop long pour le maintien d'une hospitalisation d'office sans intervention du juge. Ce même délai de quinze jours est acceptable en cas d'incarcération pour l'exécution d'un mandat d'arrêt européen (déc. n° 2016-602 QPC du 9 décembre 2016, paragr. 21). Même si c'est la règle, cette règle doit être dite et rappelée dans le texte de loi, par exemple pour toutes les mesures d'isolement ou de contention en matière d'hospitalisation psychiatrique (déc. n° 2020-844 QPC du 19 juin 2020, paragr. 8). En toute hypothèse, si aucun délai n'est prévu, ce silence de la loi n'est pas constitutionnel : la loi doit organiser les délais dans lesquels les juges statuent en matière de détention provisoire. Elle doit le faire par exemple en cas de renvoi après cassation d'un arrêt sur une question de détention provisoire (déc. n° 2014-446 QPC, 29 janvier 2015).
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Sur le délai de la mesure lui-même, certaines limites sont peu à peu posées.
On a vu qu'au-delà de 12 heures par 24 h, une assignation à domicile constitue une privation de liberté. À l'inverse, on est sans doute censé se dégriser assez vite, puisque la « brièveté » du délai de rétention nécessaire apparemment pour recouvrer ses esprits dans un local de police ou de gendarmerie exclut la nécessité d'une intervention de l'autorité judiciaire : « Eu égard à la brièveté de cette privation de liberté organisée à des fins de police administrative, l'absence d'intervention de l'autorité judiciaire ne méconnait pas les exigences de l'article 66 de la Constitution » (déc. n° 2012-253 QPC du 8 juin 2012, cons. 8). Lorsque l'assignation à résidence ne rentre pas directement dans le cadre de l'article 66, le Conseil en a néanmoins limité l'usage dans le temps (déc. n° 2017-691 QPC du 16 février 2018 ; n° 2021-822 DC du 30 juillet 2021).
Pour certaines mesures privatives de liberté telles que le recours à l'isolement et à la contention dans le cadre de soins psychiatriques (déc. n° 2020-844 QPC du 19 juin 2020, paragr. 8 ; n° 2021-912/913/914 QPC du 4 juin 2021), le législateur doit fixer des limites précises. De la même façon, le Conseil considère qu'une durée de quatre ou six jours prévue par la loi pour l'exécution d'un mandat d'arrêt ou d'un mandat d'amener à plus de 200 km du siège du juge d'instruction est « permise » et « nécessaire », la durée étant dans ce cas selon le Conseil « strictement encadrée et proportionnée au but poursuivi » (cf. déc. n° 2011-133 QPC du 24 juin 2011, cons. 11). Ces délais sont satisfaisants -- il ne serait ni nécessaire ni proportionné de les augmenter. Dans certains cas, la loi ne prévoit pas de durée maximale de la mesure. Cependant, lorsque la durée de la détention excède une durée raisonnable, le juge doit y mettre fin (déc. n° 2016-561/562 QPC du 9 septembre 2016 à propos de l'écrou extraditionnel).
Ainsi, en encadrant telle ou telle mesure de privation de liberté, soit par approbation des brefs délais qui ont été fixés par la loi, soit par certaines limites générales, le Conseil dessine des limites de délai acceptables au regard de la Constitution. La réflexion sur ce point reste certainement ouverte.
Il est un troisième point sur lequel la jurisprudence du Conseil permet une approche cette fois qualitative, et non plus quantitative, de la privation de liberté : la question de la dignité de la personne et des conditions dans lesquelles elle est retenue.
Le principe de la sauvegarde de la dignité humaine a une valeur constitutionnelle (déc. n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994). Ce principe peut être invoqué à propos des conditions dans lesquelles une personne est retenue, et en pratique il est souhaitable que les deux questions - sûreté et dignité des conditions de rétention - soient liées.
Le Conseil a commencé un rapprochement dans des décisions concernant les autorités judiciaires (garde à vue : déc. n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, cons. 10) ; les autorités médicales (pour l'hospitalisation sans consentement, déc. n° 2010-71 QPC du 26 novembre 2010, cons. 29) ; pour le petit dépôt (rétention en vue de la comparution : déc. n° 2010-80 QPC du 17 décembre 2010, cons. 9).
Mais si le Conseil rappelle que les autorités compétentes doivent prévenir toute atteinte à la dignité en matière de privation de liberté, réprimer de telles atteintes si elles existent, et ordonner la réparation du préjudice encouru, force est de constater que la mise en œuvre de ces principes relève ou relevait jusqu'à une date récente de la simple juxtaposition, mais pas d'une véritable combinaison : car la vraie question est de savoir si on place une personne en situation de privation de liberté, en sachant qu'elle va être d'emblée retenue dans des conditions indignes, ou sans se préoccuper des conditions dans lesquelles elle va être retenue à la suite de la décision judiciaire ou administrative qui a été prise.
À cet égard, la décision 2020-858/859 QPC du 2 octobre 2020 marque peut-être une avancée vers la combinaison des principes et non leur seule juxtaposition, et vers l'idée que l'existence a priori de conditions de détention suffisamment dignes puisse devenir un préalable à l'enfermement.
Le Conseil souligne, dans son commentaire, qu'en visant l'article 9 de la Déclaration de 1789, et en faisant rentrer la dignité des conditions d'enfermement dans le cadre d'un examen de la rigueur nécessaire ou non de la mesure, il lance une injonction au législateur : à celui-ci de faire en sorte qu'un recours soit ouvert, pour que le juge puisse avoir un fondement légal sur lequel il peut mettre fin à la détention provisoire quand elle se prolonge dans des conditions indignes.
Force est de reconnaître que cette évolution est la suite de certaines condamnations récentes de la France par la Cour européenne des droits de l'homme.
Et la Cour de cassation, sous cette même impulsion, n'a attendu ni la décision du Conseil, ni la loi pour faire désormais en sorte que, petit à petit, cette notion de dignité des conditions de détention entre dans les réflexes du juge appelé à se prononcer au moins sur une prolongation de détention provisoire (cf. Cass. crim., 8 juillet 2020, n° 20-81.731 ; 20-81.739).
La chambre entend éviter la « continuation » de la violation de l'article 3 de la Convention européenne, et impose la mise en liberté si après des vérifications incombant au juge, il n'a pas été remédié à l'atteinte au principe de dignité.
Il reste cependant la question, encore une fois, du placement même en détention dans des conditions dont on sait ou dont on doit savoir qu'à ce moment elles sont déjà indignes.
Ainsi à Nouméa, il existe un seul établissement carcéral : le Camp Est. Les conditions de vie y sont régulièrement dénoncées comme étant indignes. Si elles le sont au moment où l'on veut embastiller une personne supplémentaire, que doit-on faire ?
Nul doute qu'une réflexion soit encore à mener sur ce sujet. Et il est assez symptomatique que le commentaire du Conseil sur la décision précitée renvoie, comme un certain aveu d'impuissance, la personne placée en détention provisoire à « bénéficier du recours que lui a ouvert la Cour de cassation, sur le fondement de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme » (commentaire de la décision n° 2020-858/859 QPC, p. 28).
Autrement dit, là encore appel est fait à l'imagination de la défense : peut-on se borner à veiller à ce que la continuation de la détention ne se fasse pas dans des conditions indignes ? Ne faut-il pas éviter que le début de la détention se fasse dans de telles conditions ?
Pour finir, on se penchera un instant sur les conséquences de l'état d'urgence sanitaire et du confinement sur la détention provisoire.
Le contexte actuel a permis au Conseil constitutionnel de rappeler le caractère concret du placement de la liberté individuelle sous le contrôle du juge judiciaire comme le veut l'article 66 de la Constitution.
Très concrètement, le 16 mars 2020, le pays s'est figé. Le « Restez chez vous » a été appliqué au pied de la lettre, et le Gouvernement autorisé par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a légiféré par voie d'ordonnances.
On observera que ce « restez chez vous » qui, en réalité obligeait à rester chez soi plus de 12 heures par jour, aurait pu relever d'une sorte de privation individuelle de liberté, chose que personne ne semble avoir véritablement envisagée. Une certaine sidération a permis au Gouvernement, usant du pouvoir qui lui était donné de légiférer par voie d'ordonnance, de permettre à chacun de rester en effet chez soi, en ralentissant au maximum l'activité de tous. Et le « Restez chez vous » a eu pour effet de s'appliquer ... aux prisonniers, et notamment aux personnes placées en détention provisoire, ainsi qu'aux tribunaux priés eux aussi de rester chez eux.
L'article 11 § 1 de la loi du 23 mars 2020 a autorisé le Gouvernement à prendre par voie d'ordonnance des mesures permettant de prolonger les détentions provisoires et les assignations à résidence sous surveillance électronique. De telles mesures ont été effectivement prises par l'article 16 de l'ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale, et des prolongations automatiques ont été organisées par ce texte.
Il s'est alors produit un mouvement de protestation très vif au sein des avocats, et un clivage chez les juges eux-mêmes. Ces derniers se sont opposés entre deux conceptions. Certains tenaient pour le caractère strictement automatique des prolongations, mais d'autres considéraient qu'une prolongation de détention provisoire ne pouvait pas se faire sans comparution devant un juge, précisément au regard de la Constitution. Et on a vu des juges d'instruction s'opposer à des juges des libertés et de la détention, en les saisissant de demandes de renouvellement de titre de détention que les JLD déclaraient ne pas avoir à délivrer, ou des JLD désireux d'intervenir dans les décisions de renouvellement et se le faisant reprocher par leur chambre de l'instruction, au motif que leur intervention était inopportune et inutile puisque la prolongation était automatique.
Crise chez le juge judiciaire, pourtant acteur essentiel du respect de la liberté individuelle. Certain effarement, il faut bien le dire, chez les avocats, et affolement au sein des prisons : le nombre de demandes de mise en liberté formées pendant le confinement a crû de façon absolument exponentielle. Non pas que leurs auteurs eussent beaucoup de chances en temps normal, d'obtenir leur mise en liberté, mais l'idée de prolongation de façon automatique sans rencontrer un juge était évidemment insupportable.
Il faut rendre justice ici au juge judiciaire : la chambre criminelle a renvoyé au Conseil constitutionnel deux QPC portant respectivement sur la loi elle-même (l'article 11-I de la Loi du 23 mars 2020), puis sur l'ordonnance (l'article 16 de l'Ordonnance du 25 mars 2020).
Mais en même temps qu'elle renvoyait à la connaissance du Conseil l'article 11 de la loi, elle statuait par un arrêt du 26 mai 2021 sur l'interprétation qu'il fallait donner à l'article 16 de l'ordonnance, au regard de sa conventionnalité et de l'article 5 de la Convention européenne des Droits de l'homme, en rappelant que pour prolonger un titre de détention, « nbsp ; l'intervention du juge judiciaire est nécessaire comme garantie contre l'arbitraire » et en fixant les modalités d'intervention du juge et les délais maximaux dans lesquels il doit intervenir (Cass. crim., 26 mai 2020, n° 20-81.910).
L'honneur était sauf : si la chambre a visé l'article 5 de la Convention européenne pour ne pas empiéter sur le contrôle de constitutionnalité qu'elle provoquait par ailleurs, il ne fait guère de doute qu'elle se savait tenue par l'article 66 de la Constitution d'exercer son rôle de garant de la liberté individuelle, et toute la jurisprudence précédente du Conseil ne pouvait que l'inviter à revendiquer fermement ce rôle dans la situation d'exception où elle se trouvait. Y compris en « refaisant » un texte d'ordonnance dont le Conseil allait affirmer un peu plus tard qu'il allait devenir de nature... législative (cf. déc. n° 2020-851/852 QPC du 3 juillet 2020, et n° 2020-878/879 QPC du 29 janvier 2021).
Sans hésiter, la chambre criminelle a déterminé elle-même les délais au-delà desquels il n'était pas possible de prolonger une détention provisoire sans intervention du juge selon la nature des infractions en cause. Peut-être la plume de la chambre criminelle n'aurait-elle pas été aussi audacieuse si elle s'était trouvée en face d'un texte présentant les aspects formels d'une loi plutôt que ceux d'une ordonnance. Mais on ne peut que s'en réjouir et observer que le juge judiciaire s'est accordé l'audace que s'accorde aussi le Conseil constitutionnel, en prévoyant dans certaines hypothèses des délais qui ne sont prévus ni par la Constitution, ni par la loi, mais qui doivent être imposés pour éviter qu'il soit porté atteinte trop longtemps par la loi à la liberté individuelle.
Autrement dit, il se produit une certaine porosité des méthodes pour arriver à des décisions rappelant le devoir du juge, et rappelant le juge à ses devoirs, notamment dans cette matière qu'est la protection de cette population particulièrement fragile que constituent les prisonniers.
Ainsi, un dialogue des juges franc et utile, exempt de toute compétition, amène à l'utilisation de méthodes concrètes, permettant un usage efficace des outils offerts à la défense. À elle de continuer à faire preuve d'imagination réfléchie.
Citer cet article
Claire WAQUET. « Le point de vue d’un avocat sur l’apport de la jurisprudence sur les garanties inhérentes à la liberté individuelle mises au jour par le Conseil constitutionnel », Titre VII [en ligne], n° 7, La liberté individuelle, octobre 2021. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-point-de-vue-d-un-avocat-sur-l-apport-de-la-jurisprudence-sur-les-garanties-inherentes-a-la
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Les chroniques
La vie du Conseil constitutionnel
- Les lauréats de la 5e édition du concours « Découvrons notre Constitution » récompensés au Conseil constitutionnel
- Visite du Conseil constitutionnel à Karlsruhe
- 9e conférence des chefs d’institution de l’Association des cours constitutionnelles francophones (ACCF) : le Président Fabius et Madame Corinne Luquiens interviennent sur le thème de « la collégialité »
- Rencontre avec Thibaut Larrouturou, Enseignant-chercheur à l’Université de Grenoble Alpes, lauréat du XXVe Prix de thèse du Conseil constitutionnel