Titre VII

Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série - juillet 2024

Le contrôle constitutionnel du contenu des lois de finances en Espagne

Résumé

Sujet ô combien important, le contenu des lois de finances fait l'objet d'une riche jurisprudence de la part du Tribunal constitutionnel. Compte tenu des enjeux, celle-ci est le résultat de la recherche d'un équilibre entre les intérêts du Gouvernement et ceux du Parlement.

De larges développements sont accordés aux budgets généraux de l'État (presupuestos generales del Estado) par la Constitution espagnole du 27 décembre 1978 (CE, ci-après). Sans surprise, les prérogatives budgétaires sont réservées à deux acteurs : le Gouvernement et le Parlement. Ces budgets sont exclusivement élaborés par le Gouvernement espagnol puis doivent être examinés, amendés et adoptés par le Parlement (les Cortes generales) via un projet de loi de finances (ley de presupuestos)(3).

En règle générale, les lois de finances sont des textes particuliers, à forts enjeux. Elles sont alors l'objet de contrôles parlementaires et sont inévitablement au cœur de nombreux débats politiques. L'Espagne, dont la vie politique s'est complexifiée avec la fin du bipartisme, n'échappe pas à cette situation qui, parfois, a retardé l'adoption des lois de finances conduisant à ce que la loi de finances en vigueur au moment de l'examen parlementaire soit prorogée. A fortiori, ces oppositions débouchent souvent sur des contentieux constitutionnels dont le Tribunal constitutionnel est saisi. Il résulte de ces nombreuses saisines une abondante jurisprudence en matière budgétaire et financière.

Précisément, une des questions sur lesquelles le Tribunal constitutionnel a dû intervenir concerne le contenu devant ou pouvant figurer en loi de finances. Cette question revêt un enjeu particulièrement important tant pour le Gouvernement, aspirant à une large marge de manœuvre en la matière afin de mener une action rapide et efficace, que pour le Parlement, soucieux de ne pas être considéré comme un organe passif d'enregistrement des lois de finances.

Or, cette jurisprudence apparaît comme à la recherche d'un équilibre entre Gouvernement et Parlement. Alors que la jurisprudence constitutionnelle a fixé le domaine des lois de finances d'une manière favorable à l'exécutif (I), elle tente de concilier davantage les intérêts des deux parties en présence pour l'interprétation des règles de recevabilité financière des initiatives parlementaires (II).

I - Le domaine des lois de finances : une jurisprudence favorable au Gouvernement

Non seulement la jurisprudence constitutionnelle retient une conception extensive du domaine facultatif des lois de finances (A), mais elle accorde, en outre, au Gouvernement des marges de manœuvre supplémentaires en dehors de ces lois (B).

A - Le large domaine facultatif des lois de finances

A priori, le contenu fixé par la Constitution semble clair. Il est défini par l'article 134.2 CE en vertu duquel « le budget de l'État [...] comprend la totalité des dépenses et des recettes du secteur public de l'État ainsi que l'indication explicite du montant des dépenses fiscales (beneficios fiscales) ayant une incidence sur les impositions d'État ». Il est pourtant nécessaire d'y apporter des précisions.

Ratione personae, l'article 33.2 de la loi générale budgétaire(4) a permis de préciser ce qu'il fallait entendre par « secteur public de l'État » au sens de l'article 134.2 CE. Ainsi, doivent figurer en loi de finances les prévisions budgétaires de l'administration générale de l'État, du secteur public institutionnel étatique mais également des organismes publics dépendant ou liés à l'administration générale de l'État (à l'instar des entreprises publiques et des agences étatiques).

Ratione materiae, le Tribunal constitutionnel a déterminé un domaine obligatoire pour les lois de finances ou, pour reprendre l'expression choisie, « un contenu essentiel, minimum et nécessaire ». Ce domaine concerne les prévisions de recettes, les prévisions de dépenses fiscales et les autorisations de dépenses (et a fortiori les prévisions de dépenses) ; y figurent également les « normes de nature financière qui expliquent et détaillent les données chiffrées »(5). Si l'absence d'autorisation en matière de perception des impositions peut étonner, il faut préciser que le droit espagnol ne consacre pas d'autorisation annuelle de recouvrement des recettes.

Ce domaine obligatoire étant établi, l'enjeu est de savoir si d'autres dispositions peuvent figurer en loi de finances. Plus précisément, si le Gouvernement peut, au moyen d'un tel texte, mener une « politique législative »(6). Cette possibilité serait très avantageuse pour le Gouvernement, les principes d'annualité et d'antériorité budgétaires consacrés par la Constitution(7) imposant que la loi de finances soit adoptée dans des délais restreints.

Au départ(8), le Tribunal interprétait très largement l'article 134.2 CE, permettant au Gouvernement d'intégrer n'importe quelle disposition en loi de finances. Puis, une restriction du domaine facultatif a été opérée avec la décision 76/1992 du 14 mai 1992. Le juge constitutionnel précise que la loi peut contenir d'autres dispositions, à la condition qu'elles aient trait à une matière « en relation directe avec les dépenses et les recettes qui figurent dans le budget ou avec les critères de politique économique dont le budget est l'instrument »(9). En l'espèce, le juge a censuré un article de la loi de finances pour 1988 qui encadrait le pouvoir de perquisition fiscale de l'administration. Il n'y a, en effet, aucune nécessité à le faire figurer dans cette loi ; en outre, le critère du « lien direct », évoqué précédemment, n'était pas respecté non plus(10). En revanche, se fondant sur cette jurisprudence, le juge a validé la présence dans la loi de finances d'une disposition rendant incompatible la perception d'une pension de retraite avec l'exercice d'un emploi public (ce qui induit une baisse d'une dépense publique)(11). Il s'ensuit que si cette jurisprudence réduit quelque peu le domaine facultatif des lois de finances par rapport à la précédente doctrine, elle reste largement favorable au Gouvernement, tant les dispositions susceptibles d'être intégrées dans ces lois sont nombreuses.

Quid des dispositions fiscales ? En principe, la matière fiscale ne peut pas être totalement traitée par une loi de finances. En vertu de l'article 134.7 CE, ce type de loi ne peut pas créer d'impositions(12). Cette disposition vise clairement à « éviter que l'on profite du vote annuel du budget, soumis à une procédure d'adoption spéciale, pour réformer l'ordre juridique fiscal. La création ou la modification d'impôts doit être l'objet d'un débat qui, tant par sa durée que par son objet, permette de prendre en compte les principes constitutionnels que les impôts doivent respecter, et ceci n'est possible qu'au travers de la procédure législative ordinaire »(13). En revanche, une loi de finances peut « les modifier dans les cas prévus par une loi fiscale spécifique »(14). Afin de donner au Gouvernement un peu de souplesse d'action, le texte suprême permet que le législateur modifie, au moyen d'une loi de finances, la législation fiscale à la condition d'y avoir été préalablement autorisé par une loi fiscale spécifique.

Si l'article 134.7 CE est donc nettement en faveur du Parlement, la jurisprudence constitutionnelle est rapidement intervenue pour atténuer sa portée dans l'intérêt du Gouvernement. Contrôlant certaines dispositions fiscales figurant dans la loi de finances pour 1981(15), le Tribunal constitutionnel considère qu'une loi de finances peut procéder à des modifications de la législation fiscale, même si celles-ci sont substantielles, à la condition qu'une loi fiscale spécifique lui octroie une autorisation préalable. Selon la jurisprudence, l'expression « loi fiscale spécifique » doit être entendue largement comme « toute loi (propre à une imposition ou la modifiant) qui, sans être une loi de finances, régit les éléments concrets de la relation fiscale »(16). En outre, le juge constitutionnel a considéré que la loi de finances peut, à tout moment (et sans autorisation législative préalable), adapter une imposition à la réalité. Il s'ensuit que les efforts de codification de la législation fiscale, notamment au moyen de la loi générale fiscale, s'en trouvent affectés. Plus grave, la sécurité juridique peut s'en trouver malmenée à partir du moment où de nombreuses règles fiscales « sont soumises à un mouvement constant de variation et de changement à travers les lois de finances annuelles »(17).

B - Des marges de manœuvre supplémentaires accordées au Gouvernement en dehors des lois de finances

Le contenu (facultatif ou réservé) des lois de finances peut toutefois être le théâtre d'incursions du Gouvernement via les décrets-lois. En vertu de l'article 86.1 CE, ce dernier peut y recourir « nbsp ;en cas de nécessité extraordinaire et urgente ». Cette technique lui permet de s'immiscer dans le domaine législatif sans soumettre un projet de loi au Parlement. Le Tribunal constitutionnel, compétent pour contrôler de tels actes, a justifié ces conditions sévères en considérant qu'une telle dérogation à la procédure législative ordinaire visait à satisfaire « des situations concrètes d'objectifs gouvernementaux qui, pour des raisons difficiles à prévoir, nécessitent une action immédiate dans un délai plus court que celui requis par les moyens normaux »(18). En revanche, le juge estime que « le fait qu'une matière soit réservée à la loi ordinaire, de manière absolue ou relative, n'exclut pas eo ispo sa régulation extraordinaire et provisoire au moyen d'un décret-loi »(19). Ce qui laisserait penser que des dispositions relevant (obligatoirement ou non) de lois de finances pourraient être incluses dans des décrets-lois.

Il convient cependant de respecter l'article 86.1 CE qui exclut certains domaines de ces décrets-lois : les institutions fondamentales de l'État, le régime des communautés autonomes, le droit électoral, les droits, devoirs et libertés des citoyens définis dans le Titre Ier de la Constitution. Or, parmi ces dernières obligations, figure l'obligation de contribuer aux dépenses publiques (notamment par le biais du paiement des impositions ; article 31.1 CE). Dès lors, la jurisprudence du Tribunal limite considérablement le recours aux décrets-lois en matière fiscale, ces derniers ne pouvant pas « altérer le régime général ni les caractéristiques essentielles de l'imposition qui ont une conséquence sur la détermination de sa charge fiscale, affectant ainsi le devoir général des citoyens de contribuer au financement des dépenses publiques en fonction de sa capacité contributive »(20).

En outre, le Tribunal estime qu'il existe d'autres domaines implicitement interdits aux décrets-lois(21). C'est précisément le cas des budgets généraux de l'État qui, en vertu de l'article 134 CE, doivent être examinés, amendés et approuvés par les Cortes generales. Le juge(22) en déduit que le Gouvernement ne saurait adopter lui-même les budgets par décrets-lois puisque l'article 134 CE réserve cette compétence aux parlementaires(23). En revanche, il semblerait que la jurisprudence constitutionnelle accepte que le Gouvernement recoure aux décrets-lois pour modifier le budget en cours d'année. Le juge estime que le Gouvernement peut intervenir de la sorte pour faire face à des « conjonctures économiques problématiques », nécessitant « une législation d'urgence » permettant de traiter des « situations concrètes qui [...] requièrent une action normative immédiate dans des délais plus brefs que ceux des procédures normales »(24). Il ressort donc de la jurisprudence constitutionnelle que le Gouvernement peut adopter des mesures budgétaires par le biais des décrets-lois, à la condition cependant de respecter les conditions prévues à l'article 86 CE. Ainsi, le juge a-t-il pu censurer un décret-loi ouvrant des crédits au ministère de la Défense : cette pratique étant habituelle, elle ne correspondait pas à un besoin extraordinaire et urgent(25) (et posait, au passage, un problème de sincérité budgétaire).

En pratique, les décrets-lois sont souvent utilisés en matière budgétaire et fiscale sous réserve de respecter la jurisprudence du Tribunal constitutionnel. Ainsi est-il fréquent que le Gouvernement espagnol recoure aux décrets-lois pour modifier la trajectoire financière établie en loi de finances voire, si cette dernière n'a pas été adoptée en temps voulu, pour compléter le budget de l'année précédente, lequel est prorogé automatiquement jusqu'à l'adoption du budget de l'année en cours (cas du budget 2019 ou encore du budget 2020 qui n'a pas été adopté à la fois pour des raisons politiques et à cause de la crise sanitaire)(26). En outre, le contexte lié à la crise sanitaire (Covid-19) a conduit le Gouvernement à ouvrir des crédits par décrets-lois. Ainsi et parmi de nombreux exemples(27), le décret-loi 22/2020 du 16 juin 2020 a ouvert un fonds destiné à faciliter le financement des communautés autonomes ; l'exposé des motifs insistait sur l'impossibilité pratique de faire adopter par le Parlement, dans des délais raisonnables, de tels crédits. De même, la crise énergétique liée à la guerre en Ukraine a conduit le Gouvernement à adopter des mesures par décret-loi en 2022 et en 2023 (la loi de finances pour 2024 n'ayant pas été adoptée à temps)(28). On soulignera, par ailleurs, qu'il est de plus en plus fréquent que le Gouvernement adopte en fin d'année des décrets-lois en matière économique, sociale et budgétaire, parallèlement au vote de la loi de finances annuelle, ce qui interroge sur l'absence de budgétisation de certaines mesures (notamment les ouvertures de crédits)(29).

Là encore, le Parlement ressort affaibli de cette pratique. On nuancera cet affaiblissement en soulignant que les mesures adoptées par décret-loi sont, au départ, provisoires. En effet, une fois que le texte est adopté par le Gouvernement, il doit être immédiatement soumis au Congrès des députés qui devra ratifier ou abroger le décret-loi dans un délai de trente jours à compter de sa promulgation. La ratification du décret-loi vient le pérenniser, le texte conservera sa valeur législative ; en cas d'abrogation, le texte disparaîtra pour l'avenir seulement.

II - La protection du contenu des lois de finances à l'égard des initiatives parlementaires

Au-delà du monopole gouvernemental sur l'initiative législative dans ce sujet, la Constitution espagnole limite la possibilité de modification parlementaire du contenu des lois de finances. Selon son article 134.6, « nbsp ;toute proposition ou tout amendement qui entraînerait une augmentation des crédits ou une réduction des recettes budgétaires devra recevoir l'accord du Gouvernement pour suivre son cours veto budgétaire.

Il faut souligner ici la différente rédaction dudit article et de l'article 40 de la Constitution française, qui parle de « ressources » et « charges » publiques, et non de « crédits ou... recettes budgétaires ». Cette distinction a des conséquences pour le contrôle constitutionnel des initiatives parlementaires, qui s'est développé assez tardivement car l'usage de ce pouvoir était peu controversé durant les premières années du régime constitutionnel(30). Et qui se canalise à travers différentes procédures constitutionnelles (A), donnant naissance à une doctrine jurisprudentielle (B) qui tente de concilier les différents intérêts, gouvernementaux et parlementaires, en présence.

A. Les différentes voies de contrôle constitutionnel des initiatives parlementaires

En Espagne, la Constitution et la loi(31) ont prévu différentes voies d'accès au Tribunal constitutionnel. Plusieurs d'entre elles ont été utilisées par différents acteurs pour soulever diverses questions liées au sujet qui nous intéresse ici, révélant différentes perspectives.

En premier lieu, le recours en inconstitutionnalité contre les lois ou dispositions ayant force de loi fut utilisé pour contester la réforme d'un règlement parlementaire régional.

Une deuxième voie est celle constituée par les conflits entre les organes constitutionnels de l'État, qui peuvent opposer « le Gouvernement au Congrès des députés, au Sénat ou au Conseil général du pouvoir judiciaire, ou ces organes constitutionnels entre eux ». Cet instrument a été utilisé lorsqu'il y avait un Gouvernement minoritaire, sans soutien majoritaire aux chambres, ce qui explique les conflits entre le Gouvernement et la majorité parlementaire.

Finalement, la plupart des arrêts constitutionnels sur ce sujet ont été provoqués par l'utilisation du recours individuel d'amparo, en défense des droits et des libertés fondamentaux. En général, ces conflits opposent les parlementaires aux bureaux (Mesas) des chambres, chargés de l'organisation et du fonctionnement interne de la chambre et plus spécifiquement de la qualification des écrits et documents parlementaires.

Ainsi, ces conflits se produisent typiquement lorsqu'un ou plusieurs membres du Parlement (ou groupes parlementaires) n'acceptent pas la décision du bureau de la chambre à laquelle ils appartiennent, normalement parce qu'il a assumé le refus du Gouvernement de traiter une initiative (un amendement ou un projet de loi) en alléguant son impact sur le budget. En l'espèce, le droit fondamental invoqué par les requérants est le droit d'exercer leurs fonctions publiques, reconnu à l'art. 23.2 CE, et avec lui, d'après la doctrine constitutionnelle, au droit des citoyens de participer aux affaires publiques (art. 23.1 CE) : ces droits « seraient vides de contenu, ou seraient inefficaces, si le représentant politique en était privé ou perturbé dans son exercice »(32). Bref, les requérants soutiennent en général qu'en ne donnant pas suite à leur initiative, leur droit de participation, ainsi que celui de leurs électeurs, est violé.

B. La doctrine du Tribunal constitutionnel

La jurisprudence constitutionnelle a créé une doctrine dont la configuration a été largement conditionnée par la perspective du conflit résolu dans chaque cas.

Ainsi, en 1997 le Tribunal a résolu un recours en inconstitutionnalité sur le Règlement de l'Assemblée d'Estrémadure, en déclarant l'inconstitutionnalité de certains paragraphes qui limitaient le pouvoir de veto gouvernemental(33).

Peu après, un recours d'amparo contre une décision du bureau du Parlement basque, qui acceptait le veto gouvernemental au traitement d'une initiative législative, a donné lieu à un autre arrêt, qui précisait que [ce pouvoir du Gouvernement n'est pas illimité et est contrôlable](34) : d'abord, par les organes parlementaires ; puis, par le Tribunal lui-même. Effectivement, le bureau d'une chambre « est chargé de contrôler » l'exercice du pouvoir de veto par le Gouvernement, qui « doit être fondé sur l'augmentation des crédits ou la diminution des recettes budgétaires » provoquée en cas d'adoption de l'initiative en discussion. Étant donné que le règlement parlementaire attribue au bureau « la fonction générique de qualification des documents à caractère parlementaire », il a « une certaine marge d'interprétation ». Par conséquent, il est possible « que les organes directeurs du Parlement puissent violer » les droits de participation des parlementaires (et des électeurs) « en rejetant » la démarche de l'initiative en réponse au veto gouvernemental. De même, une telle décision ne constitue pas « une usurpation d'un pouvoir qui correspond exclusivement au Gouvernement ». En somme, le Gouvernement doit justifier son opposition, et le bureau de la chambre peut contrôler (en défense des droits des parlementaires) si les motifs allégués sont raisonnables et suffisants. Enfin, en cas de divergence, ce sera au Tribunal constitutionnel de décider si l'argument du Gouvernement est fondé, et si le bureau a exercé ses fonctions dans les limites fixées par le règlement.

Après ces précédents, la doctrine sur ce sujet a été essentiellement fixée par deux arrêts de 2018(35) qui ont résolu deux conflits posés par le Gouvernement face aux décisions du bureau du Congrès des députés, qui avaient rejeté le veto gouvernemental au traitement de deux propositions de loi parlementaires. En résumé, pour le bureau, le désaccord exprimé par le Gouvernement « ne justifie pas objectivement et suffisamment » que les initiatives contestées impliquent « une augmentation des crédits ou une diminution des recettes du budget en cours ». Pour l'exécutif, une telle décision avait fait échouer l'exercice d'un pouvoir constitutionnel du Gouvernement, et donc les accords contestés devaient être déclarés nuls, ainsi que le traitement parlementaire ultérieur qui en découle.

Ces deux arrêts, presque identiques, déclarent que « nbsp ;le rôle prédominant du Gouvernement dans la préparation et l'exécution du budget est commun à tous les États voisins », ce qui implique « le déplacement... du Parlement », dont la « participation est essentielle à l'approbation de la loi de finances, ainsi que, plus récemment, à la réalisation de l'objectif de stabilité budgétaire » devant être examiné par les Cortes generales selon l'article 135 CE. Mais « une fois le budget approuvé, le Gouvernement peut influencer directement » son contenu « soit de manière positive, en présentant des projets de loi à ce sujet (art. 134.5 CE), soit de manière négative, en ne donnant pas son consentement au traitement de propositions de loi ou d'amendements qui entraînent une modification de celle-ci, sous forme d'augmentation de crédits ou de diminution de recettes (art. 134.6 CE). Ces pouvoirs, exclusifs du Gouvernement [...] sont logiquement liés au budget approuvé par le Parlement et, par conséquent, soumis aux limites indiquées à l'article 134 CE ». En somme, le consentement du Gouvernement « fait référence à l'impact d'une initiative du Parlement sur le budget lui-même. Son objectif [...] est de sauvegarder l'autorisation déjà obtenue par l'exécutif sur le volume des recettes et des dépenses publiques, permettant ainsi au premier de développer pleinement ses pouvoirs en matière d'exécution des dépenses et, en bref, sa propre action de Gouvernement [...]. Par conséquent, même si le soi-disant 'veto budgétaire' reflète la confiance accordée par la chambre, ce qui est décisif pour son régime juridique est la fonction instrumentale que remplit le budget au service de l'action du Gouvernement ».

L'article 134.6 « nbsp ;fait référence au pouvoir du Gouvernement sur les revenus et les dépenses qui sont effectivement reflétés dans le même budget ». Certainement, toute mesure législative peut avoir un impact « sur le volume des recettes et des dépenses publiques, même hypothétiquement ou indirectement ou, tout au moins, un impact économique sur certaines politiques publiques. Or, la prérogative du Gouvernement [...] dont l'effet limitatif sur l'activité même du Parlement est évident, se limite aux mesures dont l'impact sur le budget de l'État est réel et effectif. Le contraire signifierait une interprétation extensive des limites contenues dans l'article 134 CE ». Par conséquent, « le veto budgétaire ne peut être exercé sur les budgets futurs, qui n'ont pas encore été préparés par le Gouvernement » ni adoptés par le Parlement.

Cela implique que le Gouvernement peut exercer son veto seulement si l'initiative « nbsp ;affecte directement le budget en cours [...]. La motivation du Gouvernement doit exprimer cet impact, en précisant les postes budgétaires spécifiques qui seraient affectés », car le veto limite directement « la fonction du Parlement lui-même » et, avec elle, le droit de participation citoyenne. Tandis que le bureau, dans le cadre de ses fonctions génériques, peut exercer « une fonction de qualification des critères du Gouvernement », qui « aura toujours un caractère juridico-technique et ne pourra en aucun cas répondre à des critères d'opportunité politique ». Ainsi le bureau « peut rejeter le désaccord du Gouvernement dans les cas où il n'a pas justifié que [...] [l'initiative] dont il s'oppose au traitement parlementaire affecte le budget en cours », sans « entraver l'exercice du pouvoir du Gouvernement [...] ni substituer son évaluation de l'impact budgétaire ». Dans l'exercice de cette fonction, les bureaux des chambres doivent « garantir les droits fondamentaux des parlementaires », et « également sauvegarder la compétence que l'article 134.6 CE attribue exclusivement au Gouvernement, conformément au principe de loyauté institutionnelle ».

En application de cette doctrine, le Tribunal a rejeté les deux conflits soulevés par le Gouvernement, en considérant que son veto au traitement des initiatives mises en cause n'était pas suffisamment justifié, confirmant ainsi les décisions du bureau.

La même doctrine a été appliquée dans divers recours en amparo dont la perspective est nettement différente, voire opposée. Dans ces cas, les parlementaires requérants contestent l'acceptation par les bureaux du veto budgétaire gouvernemental, en alléguant que leur droit à l'exercice des fonctions représentatives a été violé(36). Il n'est donc pas surprenant que la décision soit aussi différente, et que les recours aient été acceptés : dans certains cas, le Tribunal a considéré que la motivation des accords des bureaux était « nbsp ;abstraite et formaliste et, par conséquent, ne remplit pas la fonction de contrôle » des arguments exposés par le Gouvernement dans son veto(37). Dans un autre, le Tribunal a estimé que la motivation gouvernementale est fondée sur « un simple jugement hypothétique », une « simple possibilité ou conjecture », qui ne peut donc pas être considérée « réelle et efficace »(38). Le Tribunal a fait en plus une interprétation stricte de la notion de budget en cours, et a rejeté une motivation gouvernementale (acceptée par le bureau de la chambre) fondée sur le principe constitutionnel de stabilité budgétaire (art. 135 CE) : selon le Gouvernement, ce principe exige l'établissement d'objectifs de stabilité qui se réfèrent aux trois années suivantes et, par conséquent, le pouvoir de veto devrait également être applicable à ces « scénarios budgétaires pluriannuels ». Pour le Tribunal, une telle motivation dépasse les limites fixées par sa doctrine, puisque ces scénarios pluriannuels doivent être actualisés à travers les lois de finances annuelles correspondantes à qui l'on appliquera les limites établies par sa jurisprudence(39).

Dans tous ces cas, le Tribunal a annulé les accords controversés, mais le respect du principe d'autonomie parlementaire a limité les effets des arrêts, en rendant aux bureaux (dans la mesure du possible) le pouvoir d'adopter la décision pertinente.

Cette tendance favorable aux requérants semble avoir été interrompue par la plus récente des décisions mentionnées(40). En l'espèce, le Tribunal a rejeté un amparo soulevé face à un accord du bureau du Congrès des députés qui acceptait le veto gouvernemental, en considérant que le bureau « nbsp ;a vérifié la motivation offerte par le Gouvernement pour garantir qu'il y ait un impact budgétaire »réel et effectif« em>, en évitant de faire sa propre évaluation ou une évaluation alternative - comme celle revendiquée par les requérants - car cela aurait entraîné une ingérence dans les fonctions de l'exécutif ». Cette décision a été contestée par l'un des juges parce que, à son avis, le bureau « n'a pas procédé à un contrôle adéquat sur le caractère suffisant et raisonnable du veto exercé par l'Exécutif », et pour lui, « un examen rapide de ces éléments aurait pu conduire à une autre interprétation ». De cette façon, le bureau aurait « également oublié la fonction de garantir les droits des membres de la chambre, notamment ceux qui composent la minorité parlementaire, dans la mesure où elle permet une extension du veto du Gouvernement [...] au-delà des limites qui découlent de la correcte application de la doctrine constitutionnelle », en ignorant qu'il « existe d'autres alternatives dans le traitement d'un projet de loi qui, sans violer le débat parlementaire toujours souhaitable, permettent au Gouvernement d'exprimer son opinion sur la question et à la chambre de décider en dernier ressort de la poursuite ou non du projet de loi ». En somme, il considère « que les accords du bureau contestés [...] violaient le droit de participation politique des députés requérants, en relation avec le droit des citoyens de participer aux affaires publiques à travers leurs représentants ».

Pour conclure cette analyse, permettons-nous d'évoquer brièvement deux questions sur lesquelles nous ne pouvons nous arrêter ici. La première, traditionnellement débattue dans la doctrine académique et encore ouverte, concerne la possible application du veto budgétaire au traitement des lois de finances : le Gouvernement peut-il s'opposer au traitement des amendements ayant des implications budgétaires dans le débat du budget même ? Une telle possibilité semble contredire clairement la raison d'être du veto selon la doctrine constitutionnelle exposée mais est, en revanche, cohérente avec la restrictive rédaction de l'article 66.2 CE(41) et avec « le rôle prédominant du Gouvernement dans la préparation et l'exécution du budget », expressément reconnu par le Tribunal(42).

Deuxièmement, on peut aussi mentionner un arrêt très récent, qui a résolu un recours direct d'amparo déposé par des sénateurs de l'opposition contre un accord de la présidence du Sénat qui acceptait les demandes du Gouvernement et du groupe majoritaire de la chambre (fondés sur le pouvoir du veto budgétaire), en annulant le résultat d'un vote du Sénat qui adoptait un amendement, et l'excluait du texte remis au Congrès des députés pour sa lecture définitive.

Dans cette affaire la question centrale concernait le moment où le veto avait été exercé (le jour même du vote), plutôt que le contenu de l'amendement (présenté au cours du processus législatif)(43). Et le Tribunal a considéré inconstitutionnel ledit accord, soulignant qu'« en aucun cas le pouvoir de résoudre les controverses [...] conféré à la présidence du Sénat [...] en ce qui concerne le veto sur le budget [...] peut être transmué en une fonction de surveillance ou de contrôle [...] du résultat final de l'exercice par [...] la Chambre de sa fonction législative »(44).

(1): Maître de conférences HDR à l'Université Grenoble Alpes.

(2): Professeur à l'Université Complutense de Madrid. L'auteur a rédigé la seconde partie de l'article.

(3): Article 134.1 CE.

(4): Loi 47/2003 du 26 novembre 2003.

(5): STC 238/2007 du 21 novembre 2007, FJ 4.

(6): A. Rodríguez Bereijo, « Jurisprudencia constitucional y derecho presupuestario. Cuestiones resueltas y temas pendientes », REDC, n° 44, 1995, p. 10.

(7): Ainsi, en vertu de l'article 134.3 CE, « nbsp ;le Gouvernement présente au Congrès des députés le budget de l'État au moins trois mois avant l'expiration de celui de l'année précédente ». En outre, l'article 134.4 CE dispose que « si une loi de finances n'est pas adoptée avant le premier jour de l'exercice budgétaire correspondant, le budget de l'année précédente est automatiquement prorogé jusqu'à l'approbation du nouveau budget ».

(8): STC 27/1981 du 20 juillet 1981.

(9): STC 76/1992, précitée, FJ 4.

(10): Voir aussi STC 16/2022 du 8 février 2022.

(11): STC 65/1990 du 5 avril 1990, FJ 3.

(12): Il est donc nécessaire de recourir à une loi fiscale ordinaire pour créer une imposition.

(13): R. Falcón Y Tella, « La habilitación a las leyes de presupuestos para modificar tributos », Revista española de derecho financiero, n°33, 1982, p.25.

(14): Article 134.7 CE.

(15): STC 27/1981 du 20 juillet 1981, FJ 2 et 3.

(16): STC 27/1981, précitée, FJ 3.

(17): A. Rodríguez Bereijo, op. cit., p. 11.

(18): STC 182/1997 du 28 octobre 1997, FJ 3.

(19): Par exemple : STC 35/2017 du 1er mars 2017 FJ 5.

(20): Par exemple : STC 73/2017 du 15 juillet 2017, FJ 2.

(21): Voir par exemple : STC 111/2021 du 13 mai 2021, FJ 3.

(22): La formulation est très claire dans la STC 111/2021 précitée, FJ 3.

(23): Sur le sujet, voir F. Escribano López, Presupuesto del Estado y Constitución, Madrid, Instituto de estudios fiscales, 1981, p. 264.

(24): STC 184/2014 du 6 novembre 2014, FJ 4.

(25): STC 126/2016 du 7 juillet 2016, FJ 4 à 6.

(26): Cf. le décret-loi 18/2019 du 27 décembre 2019.

(27): En 2020, le nombre de décrets-lois est impressionnant : https://www.congreso.es/es/iniciativas-legislativas-aprobadas ? last_search=1

(28): Décret-loi 8/2023 du 27 décembre 2023 portant mesures destinées à affronter les conséquences économiques et sociales découlant du conflit en Ukraine et au Moyen-Orient et à pallier les effets de la sécheresse ; décret-loi 20/2022 du 27 décembre 2022 portant mesures répondant aux conséquences économiques et sociales liées à la guerre en Ukraine et soutenant la reconstruction de l'île de La Palma.

(29): Ainsi, en 2021 et 2022, en parallèle aux lois de finances pour 2021 et 2022, ont été adoptés des décrets-lois (cf. le décret-loi 20/2022 précité ou encore le décret-loi 32/2021 du 28 décembre 2021).

(30): I. M. Giménez Sánchez, « Evolución de la doctrina del Tribunal Constitucional en materia de 'veto presupuestario' del Gobierno », Revista Española de Derecho Constitucional, nº 118, 2020, p. 277.

(31): Loi organique nº 2/1979 sur le Tribunal constitutionnel du 3 octobre 1979 (dorénavant LOTC).

(32): STC 17/2019 du 11 février 2019, FJ 2.

(33): STC 223/2006 du 6 juillet 2007.

(34): STC 242/2006 du 24 juillet 2007.

(35): SSTC 34/2018 et 44/2018 des 12 et 26 avril 2018.

(36): SSTC 94/2018 du 17 septembre et 139/2018 du 17 décembre 2018 ; 17/2019 du 11 février 2019 ; 53/2021 du 15 mars 2021 ; et 132/2023 du 23 octobre 2023.

(37): SSTC 17/2019 et 53/2021, cités, FFJJ 5 et 6, respectivement.

(38): STC 139/2018, FFJJ 6 et 7.

(39): SSTC 94/2018, FJ 7, et 163/2023, FJ 10, c). Voir A. Jiménez Díaz, « El derecho de enmienda y el veto del Gobierno en el nuevo marco de elaboración de los Presupuestos Generales del Estado », Revista de las Cortes Generales, nº 104, 2018, p. 455-484.

(40): SSTC 132/2023.

(41): Selon lequel les Cortes « nbsp ;exercent le pouvoir législatif de l'État », mais « [votent] le budget... » (souligné ajouté ; voir A. Jiménez Díaz, p. 458-456 ; I. M. Giménez Sánchez, p. 281-284).

(42): Voir supra.

(43): À proprement parler, dans ce cas le conflit ne remet pas en cause le veto du Gouvernement ni la décision du bureau de la chambre (qui, en l'espèce, acceptait de traiter l'amendement en rejetant le veto). Le recours est dirigé contre la décision de la présidence, compétente selon le Règlement du Sénat pour résoudre les controverses soulevées concernant l'application du veto.

(44): STC 167/2023 du 22 novembre, FJ 10.

Citer cet article

François BARQUE ; Ángel J. SÁNCHEZ NAVARRO. « Le contrôle constitutionnel du contenu des lois de finances en Espagne », Titre VII [en ligne], Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, Le contrôle de constitutionnalité des lois financières - Hors-série, juillet 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/le-controle-constitutionnel-du-contenu-des-lois-de-finances-en-espagne

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