Titre VII

N° 8 - avril 2022

La portée constitutionnelle des dispositions de la Charte de l'environnement

Résumé

La Charte de l'environnement érige un ensemble de droits, devoirs et principes environnementaux au rang de normes de valeur constitutionnelle, mais pour autant il n'en ressort pas une « catégorie » de normes. En effet, en l'état actuel de la jurisprudence, la portée des dispositions de la Charte n'est pas uniforme. Leur applicabilité n'est pas pleinement reconnue par les juges et le contrôle opéré sur leur fondement est hésitant. L'essor d'une lecture finaliste du texte par le Conseil constitutionnel devrait permettre aux juges, non seulement, de rendre aux différentes dispositions de la Charte leur socle commun, mais aussi et surtout d'étendre le contrôle opéré sur les potentielles atteintes du législateur aux droits, devoirs et principes environnementaux.

Work in progress pourrait être le titre de cette contribution tant la Charte de l'environnement(1) apparaît comme une œuvre évolutive, tantôt sublimée, tantôt altérée par les juges et la doctrine. Ce n'est qu'à l'aune de leurs décisions et travaux que peut être pleinement appréciée la portée constitutionnelle de ses dispositions(2). Cette appréciation doit être complétée, pour le bonheur des juristes contemporains au cœur de l'effervescence sociétale et environnementale, par la prise en compte des enjeux attachés aux applications d'un texte qui n'a pas encore pleinement déployé ses ailes. Pour ce faire, deux séries d'observations liminaires doivent être faites sur ce que sont les dispositions de la Charte et ce que nous entendrons par « portée ».

Si l'on en croit l'exposé des motifs de la loi du 1er mars 2005, la Charte de l'environnement a pour ambition d'inscrire une écologie humaniste au cœur de notre pacte républicain comme engagement solennel proclamé par le peuple français dans la continuité de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et des principes économiques et sociaux de 1946. Le texte, rédigé à partir des travaux de la commission Coppens, est composé d'un préambule formé par sept considérants empreints de sa philosophie et témoins de ses objectifs ainsi que de dix articles. La Charte consacre de façon inédite dans l'ordre juridique interne le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et le devoir de toute personne de prendre part à la préservation et à l'amélioration de l'environnement (articles 1 et 2). Elle érige au rang de droit constitutionnel trois des quatre grands principes du droit de l'environnement d'ores et déjà présents dans la loi(3), bien qu'ils ne soient pas exactement repris dans les mêmes termes, à savoir le principe de prévention (article 3), le principe de précaution (article 5) et le principe d'information et de participation du public (article 7). Le quatrième principe législatif, le principe pollueur-payeur, s'y transforme en une obligation pour toute personne de contribuer à la réparation des dommages qu'elle cause à l'environnement (article 4). Elle consacre également un principe de conciliation entre la protection de l'environnement et le développement économique et social (article 6), la contribution de l'éducation et de la recherche à l'exercice des droits et devoirs de la Charte (article 8) ainsi que celle de la recherche et de l'innovation à la préservation de l'environnement (article 9). Le dernier article exige que la Charte inspire l'action européenne et internationale de la France (article 10).

Le débat sur la valeur constitutionnelle de ces dispositions n'a plus lieu d'être. Bien qu'elle puisse paraître superflue, voire incongrue, la reconnaissance de la valeur constitutionnelle des dispositions de la Charte marque néanmoins la première étape de l'identification de leur portée. Elle est généralement rattachée au couple de décisions Loi OGM et Commune d'Annecy respectivement rendues par le Conseil constitutionnel le 19 juin 2008(4) et le Conseil d'État, en Assemblée, le 3 octobre 2008(5). Dans ces décisions, les juges constitutionnels et administratifs rappellent expressément et solennellement que l'ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement ont valeur constitutionnelle. Les uns comme les autres avaient déjà eu, avant 2008, l'opportunité de se prononcer sur des moyens tirés de la violation des dispositions de la Charte. Une partie de la doctrine(6) avait néanmoins questionné la pleine valeur constitutionnelle du texte après son adoption(7), rendant utile et nécessaire sa réaffirmation formelle. Comme le souligne parfaitement et sans équivoque le commentaire de la décision Loi OGM, en faisant référence dans le Préambule de la Constitution « aux droits et devoirs définis dans la Charte de l'environnement de 2004 » et en plaçant ainsi cette Charte sur le même plan que la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et que le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946, « la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 a nécessairement entendu conférer une valeur constitutionnelle à la Charte »(8). Cette appréciation a d'ailleurs été étendue au Préambule de la Charte par le Conseil constitutionnel dans ses décisions du 7 mai 2014(9) et du 31 janvier 2020(10).

Ce débat étant bien heureusement épuisé, les interrogations soulevées par la portée constitutionnelle des dispositions de la Charte portent désormais sur trois dimensions intimement liées que sont leur invocabilité, leur contenu matériel et l'étendue du contrôle opéré par les juges sur leur fondement. En effet, ces trois facettes de la portée constitutionnelle des dispositions de la Charte de l'environnement demeurent entourées d'hésitations, subies ou choisies, qui ressortent de la jurisprudence et affectent la réalisation de l'objectif - de valeur constitutionnelle(11) - de protection de l'environnement.

Si une portée est un mouvement en avant, une suite de notes ordonnées pour parvenir à l'harmonie, celle des dispositions de la Charte de l'environnement devra certainement s'uniformiser (I) et s'ancrer au caractère finaliste du texte (II) pour relever le défi d'une écologie humaniste posé par ses rédacteurs.

A) Vers une portée uniforme des dispositions de la Charte

La portée constitutionnelle des dispositions de la Charte ne peut, en l'état actuel de la jurisprudence, être qualifiée d'uniforme pour deux principales raisons. D'une part, sur le plan procédural, ses dispositions ne sont pas invocables et applicables dans les mêmes conditions. D'autre part, sur le plan matériel, la Charte est encore appréhendée comme un ensemble de dispositions hétérogènes justifiant un contrôle variable des atteintes qui peuvent lui être portées par les pouvoirs publics. Néanmoins, une évolution semble amorcée pour remédier à ces difficultés.

1. L'applicabilité des dispositions de la Charte de l'environnement

En 2008, alors que les juges constitutionnels et administratifs confirmaient la valeur de la Charte, la réponse pouvait sembler « évidente » : « bien entendu »(12) toutes les dispositions de la Constitution, dont les droits et devoirs consacrés par la Charte, doivent pouvoir être invoquées devant les juges. Pourtant, l'invocabilité des dispositions de la Charte qui s'affirme au fil du temps n'est toujours pas pleinement acquise. Deux principaux arguments sont avancés pour justifier les limites apportées à l'invocabilité et à l'applicabilité(13) des dispositions de la Charte, l'un tiré de leur formulation trop générale et l'autre du renvoi à l'intervention du législateur pour ses articles 3, 4 et 7(14).

Les juridictions administratives ont levé les obstacles à l'invocabilité des dispositions de la Charte en deux mouvements. Depuis l'arrêt d'assemblée Fédération nationale de la pêche en France(15), le Conseil d'État garantit la possibilité pour un requérant d'invoquer les dispositions de la Charte pour demander l'annulation d'un acte administratif. Le renvoi dans le texte à l'intervention du législateur ne fait plus obstacle à son invocabilité. Si le décret ne se borne pas à tirer la conséquence de la loi, il sera directement confronté à la norme constitutionnelle par le juge administratif. Dans le cas inverse, le requérant peut toujours invoquer la disposition de la Charte, mais devra soulever une question prioritaire de constitutionnalité (QPC). En parallèle, les juges administratifs ont reconnu l'invocabilité du principe de précaution consacré par l'article 5 de la Charte de l'environnement pour contester des actes ne relevant pas de l'exercice de compétences environnementales tels qu'une autorisation d'urbanisme (16)ou une déclaration d'utilité publique(17), mettant ainsi en exergue l'identité constitutionnelle de ses dispositions.

Le Conseil constitutionnel, moins enjoué, limite encore l'invocabilité et l'applicabilité des dispositions de la Charte de l'environnement.

Il opère tout d'abord une distinction entre le contrôle a priori et le contrôle a posteriori de la loi, certaines dispositions de la Charte n'étant invocables que dans le cadre du premier. Ainsi, en se fondant sur l'exigence d'une atteinte à « un droit ou une liberté garanti par la Constitution », il réserve l'introduction d'une QPC à certaines dispositions de la Charte. Le Conseil constitutionnel a ainsi admis l'invocabilité des articles 1er à 4 de la Charte et celle de l'article 7 en QPC, mais l'a refusée ultérieurement à l'article 6 de la Charte(18) ainsi qu'aux considérants de son Préambule(19). Il a par ailleurs émis une réserve sur l'invocabilité en QPC du principe de précaution(20), regrettable eu égard à sa réception devant les juridictions de droit commun. Il ne s'est pas encore prononcé sur le sort réservé aux articles 8 à 10,(21) mais tout laisse à penser qu'il sera également frileux à leur égard en raison de leur formulation.

Par ailleurs, les juges constitutionnels ont initialement réservé un sort particulier aux dispositions de la Charte qui renvoient à l'intervention du législateur, à savoir les articles 3, 4 et 7 de la Charte. Ce renvoi peut servir la protection de l'environnement - au moins formellement - quand il est utilisé pour justifier la censure de textes pour incompétence négative du législateur. Il devient cependant contreproductif quand il justifie un refus du Conseil constitutionnel d'examiner la conformité d'une loi aux dispositions de la Charte. La disposition est alors invocable, mais elle n'est pas réellement applicable si le Conseil ne contrôle pas le législateur en considérant qu'il lui incombe seul de prévoir leurs modalités d'application(22). Comme le rappelle régulièrement une partie importante de la doctrine, c'est la Charte qui doit conditionner l'application de la loi et non l'inverse.

Mais la Charte n'est pas une œuvre figée. Le Conseil constitutionnel ne s'en imprègnera qu'au fil des saisines et des décisions. Alors qu'il estimait auparavant que les considérants du Préambule de la Charte n'étaient pas invocables, il leur a récemment donné une portée remarquée, ouvrant par la même occasion la possibilité de les mobiliser dans le cadre du contrôle a priori de la loi. Il n'écarte donc plus la possibilité de se prononcer sur la conformité de dispositions législatives aux « exigences constitutionnelles » contenues dans le Préambule de la Charte(23).

Cette évolution pourrait inspirer un mouvement de reconnaissance de l'invocabilité et de l'applicabilité de toutes les normes contenues dans la Charte, appelé de ses vœux par une partie importante de la doctrine. Plus conforme à l'esprit du bloc de constitutionnalité, elle donnerait en outre aux juges constitutionnels la possibilité de jouer un rôle plus important dans l'application des dispositions de la Charte.

2. L'application des dispositions de la Charte

Tout comme leur invocabilité, l'application des dispositions de la Charte par le Conseil constitutionnel et par les juridictions de droit commun n'est pas homogène. Certaines dispositions de la Charte sont appliquées régulièrement et jouissent désormais d'une portée claire, identifiable à travers les contrôles opérés par les juges sur leur fondement. D'autres demeurent assez mal loties, mais là encore un tournant jurisprudentiel pourrait se dessiner.

Parmi les favorites des juges, la disposition qui consacre le droit à l'information et à la participation du public en matière environnementale fait figure de proue. Elle est appliquée par le juge constitutionnel dans le cadre de ses contrôles a priori et a posteriori et reste l'article le plus souvent invoqué en QPC(24). Elle est également l'objet d'une jurisprudence importante des juridictions administratives. L'application de l'article 7 de la Charte a ainsi donné lieu à plusieurs décisions de censure du Conseil constitutionnel fondées sur l'incompétence négative du législateur qui ne peut renvoyer au pouvoir réglementaire le soin de fixer des modalités de participation en matière environnementale(25). Bien qu'étant une disposition singulière par sa dimension procédurale, la mise en œuvre de l'article 7 de la Charte conduit le Conseil constitutionnel à apprécier et à caractériser les « décisions publiques ayant une incidence sur l'environnement » ainsi que les modalités de participation mises en œuvre. Malgré certaines décisions décevantes sur le fond(26), l'article 7 de la Charte jouit donc d'une portée constitutionnelle établie et fonde la censure de l'action du législateur ou du pouvoir réglementaire. Derrière lui, le principe de précaution de l'article 5 de la Charte a également fait l'objet d'une jurisprudence considérable, mais plus volontiers devant les juridictions administratives que devant le Conseil constitutionnel qui s'en saisit très peu.

La portée constitutionnelle des autres dispositions de la Charte demeure assez confuse. En effet, les motivations des juges constitutionnels pour répondre aux moyens tirés de leur violation sont souvent lapidaires, voire absentes.

Aussi le Conseil constitutionnel écarte-t-il très brièvement le grief tiré de la méconnaissance de l'article 9 de la Charte, en vertu duquel la recherche et l'innovation doivent concourir à la préservation de l'environnement, au cours de l'examen a priori de dispositions législatives relatives à la protection du secret des affaires(27). Il en va de même dans son contrôle a posteriori de la loi. Le 19 novembre 2021, dans le cadre du contrôle d'une disposition relative à la taxe générale des activités polluantes, le Conseil écarte le grief tiré de la violation du principe d'égalité en motivant sa décision par un examen classique de l'objectif de la loi et de l'adéquation des moyens avant de considérer, sans aucune motivation, que la disposition examinée « ne méconnaît pas non plus » les exigences des articles 3 et 4 de la Charte(28). Dans la même veine, le 20 janvier 2022, le Conseil constitutionnel rejette sans détour le moyen tiré de la violation de l'article 2 de la Charte par les dispositions législatives permettant au préfet d'imposer à des propriétaires que des animaux soient abattus sur leur propriété(29).

Ces silences demeurent un frein considérable à l'entreprise d'identification et d'analyse de la portée constitutionnelle de ces dispositions.

Par ailleurs, il est fréquent que les juges examinent conjointement les moyens tirés de la violation des différents articles de la Charte sans distinguer le raisonnement suivi pour l'un ou l'autre des moyens alors même qu'ils relèvent d'argumentaires distincts des requérants. Par exemple, lors du contrôle a priori de la loi ELAN, les juges rejettent ensemble, sans précision, les moyens tirés de la violation des articles 2 et 5 de la Charte(30). L'absence d'examen propre à chaque disposition est susceptible de nuire à la découverte de leur portée. Elle pourrait aussi être interprétée comme une difficulté pour le Conseil constitutionnel de se saisir des dispositions constitutionnelles environnementales qui, si elles ont le même objectif, n'ont nullement le même contenu. À cet égard, l'appréciation conjointe des articles 1er et 2 de la Charte, analysés comme établissant ensemble une obligation de vigilance, par la décision_ Michel Z. et autre_ du 8 avril 2011 a pu nuire à l'application autonome de l'article 1er. En tout état de cause, le choix ainsi opéré n'avait pas de fondement juridique. L'article 1er de la Charte consacre un droit subjectif qui se suffit et non des moindres.

Une évolution se dessine depuis la décision du 10 décembre 2020 dans laquelle les sages distinguent de façon plus nette les deux dispositions(31). Le législateur ne saurait priver de garanties légales le droit à l'environnement consacré par l'article 1er. Le Conseil constitutionnel étend et clarifie par cette décision le contrôle opéré sur les lois susceptibles d'y porter atteinte : « Les limitations portées par le législateur à l'exercice de ce droit ne sauraient être que liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d'intérêt général et proportionnées à l'objectif poursuivi »(32). L'application de ce contrôle à la loi sur les produits phytopharmaceutiques - pour valider les dérogations autorisant leur usage - fut une déception pour de nombreux environnementalistes sur le fond. Néanmoins, la décision entérine une évolution du contrôle de conformité des lois à la Charte et la portée constitutionnelle de ses dispositions en dépend. Plus le contrôle des juges sera étendu et plus la Charte sera à même d'atteindre les finalités qu'elle poursuit.

B) Pour une portée finaliste des dispositions de la Charte

La portée constitutionnelle des dispositions de la Charte doit être guidée par leur finalité, la protection de l'environnement. Naissante, la lecture finaliste de la Charte sera certainement approfondie dans les années à venir. Les demandes formulées en ce sens se multiplient et se sont récemment incarnées dans la proposition faite aux juges constitutionnels d'ériger le principe de non-régression en norme de valeur constitutionnelle.

1. Une portée finaliste naissante

Les dispositions de la Charte justifient la censure, d'une part, des textes encadrant les activités anthropiques susceptibles de porter atteinte à l'environnement et, d'autre part, des textes adoptés pour la protection de l'environnement qui ne seraient pas suffisamment ambitieux.

La découverte par le Conseil constitutionnel d'un objectif de valeur constitutionnelle à partir de l'ensemble des considérants du Préambule permet incontestablement de renforcer la prise en compte de la protection de l'environnement dans le contrôle des lois encadrant les activités économiques. Elle s'accompagne d'une norme de concrétisation en vertu de laquelle le législateur peut prendre en compte les effets d'une loi sur la protection de l'environnement pour encadrer les droits et libertés constitutionnels. Par exemple, le législateur peut instaurer une interdiction de vendre des produits phytopharmaceutiques à l'étranger sans porter atteinte à la liberté d'entreprendre(33). Cette décision favorable à la protection de l'environnement fut remarquée par la doctrine comme une avancée prometteuse.

Néanmoins, confrontée à l'existence dans le texte d'un véritable « droit à » l'environnement de valeur constitutionnelle, elle a également fait l'objet de critiques. En effet, les objectifs de valeur constitutionnelle ne consacrent pas des droits, mais uniquement des objectifs, de portée moins contraignante, dans une logique similaire à celle des obligations de moyens. Ils font donc l'objet d'une protection plus limitée que celle qui peut être accordée à un droit constitutionnel(34). Le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel sur le respect de ces objectifs par le législateur est restreint et caractérisé par une mise en balance favorable aux droits et libertés en cause. En outre, s'il l'a déjà fait, il est beaucoup plus rare qu'il se fonde sur un objectif de valeur constitutionnelle pour censurer l'insuffisance d'une loi adoptée pour l'atteindre(35).

Or l'article 1er de la Charte consacre un droit - de valeur constitutionnelle - de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé et son article 2, le devoir - de valeur constitutionnelle - de prendre part à la préservation de l'environnement. Ces deux articles donnent donc aux juges matière pour mettre la protection de l'environnement à parfaite égalité avec les autres droits et libertés de valeur constitutionnelle tels que la liberté d'entreprendre et le droit de propriété.

Le Conseil constitutionnel proposait en 2011 une lecture combinée des articles 1er et 2 de la Charte de l'environnement pour dégager une « obligation de vigilance » de « chacun » à l'égard des atteintes qu'il pourrait causer à l'environnement. Cette obligation est alors décrite, dans le commentaire autorisé, comme une obligation de moyens « qui ne saurait imposer la garantie de toute atteinte à l'environnement », susceptible d'entraîner l'exercice d'une action en responsabilité distincte de celle qui découlerait de l'application de l'article 4 de la Charte de l'environnement.

Le Conseil constitutionnel faisait alors un pas important pour la Charte en soulignant la portée erga omnes et l'effet horizontal des dispositions invoquées. Cependant, sa lecture « combinée » des articles 1er et 2 de la Charte semblait priver ces articles de leur portée autonome comme droits constitutionnels. En outre, le terme « vigilance » s'inscrivait bien en deçà des exigences qui découlent de la consécration d'un « droit à l'environnement ». Bien que la jeunesse de la Charte soit certainement une des principales causes de la frilosité des juges à l'égard de ces dispositions, la position du Conseil constitutionnel contrastait alors fortement avec celle d'autres cours constitutionnelles ou de la Cour européenne des droits de l'homme qui faisait le choix d'une protection ambitieuse du « droit à l'environnement » malgré l'absence de consécration de ce droit dans son texte de référence(36).

La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel ouvre de nouvelles perspectives pour apprécier l'étendue matérielle de l'article 1er de la Charte qui dispose désormais de son propre « contrôle ». En effet, comme évoqué précédemment, le Conseil devra censurer les atteintes portées au droit à l'environnement qui ne seraient justifiées ni par une exigence constitutionnelle ni par un motif d'intérêt général proportionné à l'objectif poursuivi. Ce contrôle(37) s'inscrit donc également dans une logique de conciliation, mais il devrait être plus poussé que le contrôle réalisé en cas d'atteinte à un « simple » objectif de valeur constitutionnelle.

Cette extension du contrôle du juge constitutionnel sur les potentielles atteintes au droit à l'environnement de chacun semble absolument fondamentale pour l'effectivité de la protection de l'environnement. Nonobstant, les décisions rendues démontrent qu'il ne pourra se contenter d'appliquer ce nouveau contrôle(38) sans intégrer, dans la marge de manœuvre qu'il s'est octroyée, la philosophie finaliste de la Charte. Il devra ainsi faire le choix d'une approche extensive des garanties légales qui doivent être offertes au droit à l'environnement ainsi qu'à l'ensemble des droits et devoirs consacrés dans la Charte.

2. La tentation du principe de non-régression

Les dispositions de la Charte portent-elles en leur sein d'autres normes constitutionnelles de protection de l'environnement ? C'est la question qui a été posée au Conseil constitutionnel à travers le moyen tiré de la violation du principe de non-régression par la loi.

En vertu de ce principe(39), la protection de l'environnement, assurée par des dispositions législatives et réglementaires, ne peut faire l'objet que d'une amélioration constante compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment. Le principe de non-régression s'inscrit donc pleinement dans une approche finaliste du droit de l'environnement dont il semble difficile de se priver, à terme, au niveau constitutionnel.

Alors que le Conseil d'État(40) a déjà eu l'occasion de se prononcer à plusieurs reprises sur l'application de ce principe et de lui reconnaître un contenu substantiel(41), les décisions récentes rendues par le Conseil constitutionnel sur saisine parlementaire ouvrent des pistes pour « constitutionnaliser » ce principe via son rattachement à la Charte.

En 2016, le Conseil constitutionnel, lors de l'examen de la loi qui le consacre, avait écarté les griefs soulevés à son encontre par les parlementaires et apporté des précisions à son égard. Il reconnaît sa portée normative, mais considère qu'il s'impose uniquement au pouvoir réglementaire « dans le cadre des dispositions législatives propre(s) à chaque matière » et qu'il ne peut avoir pour effet de priver de garanties légales des exigences constitutionnelles. Le Conseil constitutionnel optait alors pour une position claire niant au principe de non-régression une quelconque portée constitutionnelle.

La première référence au principe de non-régression comme norme de référence - et non comme norme contrôlée - apparaît dans la décision du 3 décembre 2020 portant sur l'examen a priori de la loi ASAP(42). Les parlementaires à l'origine de la saisine demandaient la censure des dispositions de la loi ASAP relatives au régime applicable aux ICPE sur le fondement d'un principe de non-régression constitutionnel découlant de l'articulation entre le principe de non-régression issu du Code de l'environnement et le principe des garanties légales des exigences constitutionnelles tiré de la jurisprudence du Conseil constitutionnel. La formule alors retenue par les juges laisse deviner que le respect du principe de non-régression n'entre pas dans le contrôle de la conformité à la Constitution du texte. Cependant, l'incise par laquelle ils soulignent que les dispositions n'entraînent pas « en tout état de cause » de régression de la protection de l'environnement suffit à créer une brèche. Pourquoi sinon apporter cette précision ? Volontairement, pour renforcer la légitimité de leur décision de rejet ou nécessairement parce qu'au fond, le contrôle du respect du principe de non-régression est inhérent au contrôle du respect des dispositions de la Charte ?

Une semaine plus tard, le Conseil, à nouveau saisi d'un moyen tiré de la violation du principe de non-régression par la disposition législative prévoyant une nouvelle dérogation pour l'épandage de produits phytopharmaceutiques, décide de maintenir cette position ambigüe en refusant d'élever le principe de non-régression au rang constitutionnel - implicitement dans la décision et très clairement dans son commentaire autorisé -. Il établit néanmoins formellement le lien entre le principe de garanties légales des exigences constitutionnelles et le droit « à » l'environnement dans une « formulation nouvelle »(43).

Des universitaires avaient pourtant appelé de leurs vœux sa consécration à l'appui d'arguments juridiques solides, au premier rang desquels l'application au législateur de l'article 2 de la Charte imposant à tous le devoir de participer à la préservation et à l'amélioration de l'environnement(44). Sans surprise, la décision fit donc l'objet de critiques. En effet, en l'absence de consécration du principe de non-régression, la soumission du législateur à l'article 2 de la Charte de l'environnement et les garanties légales à l'article 1er pourraient être vidées de leur substance(45).

Espérons au contraire que la « formulation nouvelle » retenue par le Conseil constitutionnel ouvre la porte d'une protection matérielle et finaliste des dispositions de la Charte et la garantie du respect de l'article 2 par l'ensemble des pouvoirs publics, dont le législateur. Pour l'heure, comme nos prédécesseurs, nous ne pouvons qu'émettre des réserves sur les perspectives de protection d'un droit à l'environnement dont la portée constitutionnelle - matérielle - n'est que trop peu nourrie par les juridictions. À la lecture des décisions rendues sur le fondement de la Charte de l'environnement, le lien intime existant entre le principe de non-régression et la finalité de ses dispositions apparaît néanmoins. Si le principe de non-régression n'est pas encore un « principe » constitutionnel, il doit d'ores et déjà être appréhendé comme un mode de contrôle de l'application de la Charte, le contrôle de non-régression des lois susceptibles d'avoir un impact pour la protection de l'environnement. En effet, « la logique de non-régression est déjà caractéristique du contrôle de constitutionnalité du Conseil constitutionnel, mais il importe de parachever cette évolution par la reconnaissance du principe constitutionnel de non -régression » (46). Osez, osez Montpensier, plus rien ne s'oppose à La Charte, rien ne justifie...

(1) Introduite par la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement.

(2) Voir notamment parmi les travaux de référence la thèse de N. Huten, La protection de l'environnement dans la Constitution française. Contribution à l'étude de l'effectivité des droits et principes constitutionnels, Thèse, Paris I, 2011 et l'ouvrage collectif Droit constitutionnel de l'environnement, sous la direction de M.-A. Cohendet, Mare & Martin, 2021, 448 p.

(3) Adoptés par la loi n° 95-101 du 2 février 1995 et codifiés à l'article L. 110-1 du Code de l'environnement.

(4) Cons. const., déc. n° 2008-564 DC du 19 juin 2008, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés

(5) CE, Ass., 3 octobre 2008, Commune d'Annecy, n° 297931.

(6) Voir par exemple B. Mathieu, « Observations sur la portée normative de la Charte », les cahiers du Conseil constitutionnel, n° 15, janvier 2004.

(7) Voir notamment sur ces questions M.-A. Cohendet, « La doctrine de la Charte de l'environnement : nos choix et leurs conséquences », Revue juridique de l'environnement, 2016, HS 16, pp. 296-318.

(8) Voir le commentaire de la décision n° 2008-564 DC précitée, Loi relative aux organismes génétiquement modifiés

(9) Cons. const., déc. n° 2014-394 QPC du 7 mai 2014, Société Casuca

(10) Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes

(11) Même décision.

(12) Pour reprendre les termes de Y. Aguila dans ses conclusions sur l'arrêt Commune d'Annecy, « La valeur constitutionnelle de la Charte de l'environnement », RFDA, 2008, p. 1147.

(13) Nous rejoignons sur ce point A. Van Lang. Si invocabilité et applicabilité sont deux étapes distinctes, elles sont fortement imbriquées en pratique et des arguments tirés d'un défaut d'applicabilité de la Charte ont été avancés pour en limiter l'invocabilité. Voir A. Van Lang, Droit de l'environnement, PUF, Thémis, 5e édition, 2021, p.79.

(14) Voir également A. Van Lang, Droit de l'environnement, PUF, Thémis, 5e édition, 2021, p.79.

(15) CE, Ass., 12 juillet 2013, Fédération nationale de la pêche en France, n° 344522.

(16) CE, 19 juillet 2010, Association du quartier des Hauts de Choiseul, n° 328687.

(17) CE, Ass., 12 avril 2013, Association coordination interrégionale STOP THT, n° 342409.

(18) Cons. const., déc. n° 2012-283 QPC du 23 novembre 2012.

(19) Cons. const., déc. n° 2014-394 QPC du 7 mai 2014, Société Casuca

(20) Voir notamment J. Bétaille, « Le principe de précaution, un « droit » garanti par la Constitution ? », RFDC, 2016-1, n° 105, pp. 29 à 60.

(21) Voir sur ce point « Dix ans de QPC en matière d'environnement : quelle ®évolution ? », Titre VII, en ligne, Hors-série, QPC 2020 : les dix ans de la question citoyenne, octobre 2020.

(22) Voir Cons. const., déc. n° 2011-116 QPC du 8 avril 2011, M. Michel Z. et autres. Le commentaire de la décision soulignait sans équivoque que le Conseil exclut l'applicabilité directe de ses articles.

(23) Cons. const., déc. n° 2021-833 DC du 28 décembre 2021, Loi de finances pour 2022

(24) Voir notamment M. Prieur, J. Bétaille, M-A. Cohendet, H. Delzangles, J. Makowiak et P. Steichen, Droit de l'environnement, Précis Dalloz, 8e édition, 2019, p. 84.

(25) Voir par exemple Cons. const., déc. n° 2008-564 DC précitée ou la déc. n° 2014-396 QPC du 23 mai 2014, France Hydro-électricité.

(26) Par exemple Cons. const., déc. n° 2013-308 QPC du 26 avril 2013 dans laquelle le Conseil constitutionnel ne fait pas entrer dans le champ d'application de l'article 7 de la Charte des autorisations de travaux de recherche minière. Voir également sur ce point, P. Rrapi, « Le Conseil constitutionnel face à la Charte de l'environnement : vous avez dit hésitant ? », Droit constitutionnel de l'environnement, sous la direction de M.-A. Cohendet, Mare & Martin, 2021, p. 355 et suiv.

(27) Cons. const., déc. n° 2018-768 DC du 26 juillet 2018, Loi relative à la protection du secret des affaires

(28) Cons. const., déc. n° 2021-946 QPC du 19 novembre 2021, Société Pétroles de la côte basque

(29) Cons. const., déc. n° 2021-964 QPC du 20 janvier 2022, Société civile immobilière et agricole du Mesnil

(30) Cons. const., déc. n° 2018-772 DC du 15 novembre 2018, Loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique

(31) Cons. const., déc. n° 2020-809 DC du 10 décembre 2020, Loi relative aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, paragr. 12 à 14.

(32) Même décision, paragr. 14.

(33) Cons. const., déc. n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020, Union des industries de la protection des plantes

(34) Voir notamment Pierre de Montalivet, « Les objectifs de valeur constitutionnelle », Les Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 20, juin 2006.

(35) Ibid.

(36) Pour des éléments d'analyse récents sur ce point, voir les ouvrages collectifs Droit constitutionnel de l'environnement, M.-A. Cohendet (dir.), Mare & Martin, 2021, 448 p., et La protection de l'environnement par les juges constitutionnels, V. Chiu et A. Le Quinio (dir.), L'Harmattan, 2021, 288 p.

(37) Voir sur ce nouveau contrôle M.-A. Cohendet et M. Fleury, « Chronique de la Charte 2020/2021 : un petit pas ? », Revue juridique de l'environnement, n°4/2021, p.770 : « En suivant le contrôle proposé par Valérie Goesel-Le Bihan, le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé bénéficie du régime de protection des « droits de second rang », ceux dont les restrictions peuvent aussi être justifiées par un motif d'intérêt général législatif, tout en étant soumis au contrôle entier dont profitent les « droits de premier rang », ceux dont les restrictions ne peuvent être justifiées que par des exigences constitutionnelles ».

(38) Voir notamment sur l'insuffisance du contrôle, P. Rrapi, « La culture des artichauts, terre fertile de la régression », La Revue des droits de l'homme [En ligne], Actualités Droits-Libertés, mis en ligne le 22 mars 2021.

(39) Introduit à l'article L. 110-1 II 9 ° du Code de l'environnement par la loi du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité.

(40) CE, 8 décembre 2017, n° 404391 ; CE, 26 juin 2019, n° 415426 ; CE, 24 juillet 2019, n° 425973 ; CE, 25 septembre 2019, n° 427145 ; CE, 9 octobre 2019, n° 420804

(41) En effet, les juridictions administratives considèrent que ce principe ne fait pas obstacle à une régression formelle, mais implique bien une amélioration du niveau de protection effectif de l'environnement et de la santé.

(42) Loi n° 2020-1525 du 7 décembre 2020 d'accélération et de simplification de l'action publique

(43) Commentaire officiel de la décision, p. 11.

(44) Voir la contribution extérieure portée par 15 universitaires dans l'affaire n° 2020-809 DC.

(45) Voir sur ce point la contribution extérieure portée par 15 universitaires dans l'affaire n° 2020-809 DC ; M.-A. Cohendet et M. Fleury, « Chronique de la Charte 2020/2021 : Un petit pas ? », Revue juridique de l'environnement, 4/2021, p. 763 et P. Rrapi, « La culture des artichauts, terre fertile de la régression », Lettre Actualités Droits-libertés du CREDOF, 22 mars 2021, 7 p.

(46) Voir la contribution extérieure portée par 15 universitaires dans l'affaire n° 2020-809 DC.

Citer cet article

Meryem DEFFAIRI. « La portée constitutionnelle des dispositions de la Charte de l'environnement », Titre VII [en ligne], n° 8, Les catégories de normes constitutionnelles, avril 2022. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-portee-constitutionnelle-des-dispositions-de-la-charte-de-l-environnement