Titre VII

N° 8 - avril 2022

La genèse du bloc de constitutionnalité

Résumé

Aucune expression doctrinale n'a connu, en droit constitutionnel français, autant de succès que l'expression « bloc de constitutionnalité ». Depuis près de cinquante ans et sans jamais être utilisée par le Conseil constitutionnel, elle s'est imposée, comme une formule évidente, rassurante et commode pour désigner, sous un mot pratique et imagé, l'ensemble des normes utilisées par le Conseil pour effectuer son contrôle de constitutionnalité. Réfléchir à la genèse du bloc invite à se pencher sur la naissance de l'expression, sur le choix du mot « bloc », dont les vertus fédératrices et pédagogiques ne compensent pas pleinement son inaptitude à rendre compte de l'hétérogénéité et des failles de l'édifice. Au-delà de cette question sémantique, il importe de comprendre  pourquoi au début des années 1970, le Conseil constitutionnel a ressenti la nécessité urgente pour la France de se doter de son propre catalogue de droits et libertés fondamentaux, qui allait désormais être opposé au législateur.

Aucune expression doctrinale n'a connu, en droit constitutionnel français, autant de succès que l'expression « bloc de constitutionnalité ». Depuis près de cinquante ans, l'expression s'est imposée, presque d'elle-même, comme une expression évidente et rassurante pour désigner, sous un vocable pratique et imagé, l'ensemble des normes utilisées par le Conseil constitutionnel pour effectuer son contrôle de constitutionnalité.

Proposée au début des années 1970, immédiatement adoptée par la doctrine, comme si elle allait de soi, elle reste aujourd'hui une entrée d'index courante des ouvrages de droit constitutionnel ou de libertés fondamentales. Ils lui consacrent des développements pour en identifier, préciser et délimiter le contenu. Lancé, le mot bloc aurait pu être négligé, ignoré. Mais la greffe a pris(1). Et si le choix de l'expression a pu être questionné et remis en cause(2), son succès ne s'est pas démenti au fil des décennies. Son usage est resté stable et constant, même lorsque les réformes qui ont affecté le Conseil constitutionnel, en particulier la mise en place de la question prioritaire de constitutionnalité à la suite de la révision du 23 juillet 2008, ont soulevé de nouveaux débats sur le catalogue des normes de référence(3). L'expression a paru si commode qu'elle s'est exportée : en Espagne au début des années 1980(4), puis en Amérique latine, en Colombie, au Mexique ou en Argentine.

Succès non démenti, formidable longévité, véritable praticité... Pourtant l'expression « bloc de constitutionnalité » n'a jamais été utilisée par le Conseil constitutionnel. Ni dans ses visas, ni dans ses décisions, ni même dans les commentaires : il n'a jamais fait sienne cette expression doctrinale, cantonnée à la science et à l'enseignement du droit constitutionnel. Elle a pu être trouvée dans une unique décision en 1999 lorsque le Conseil restituait l'argumentaire des auteurs d'une saisine a priori - qui eux l'utilisent souvent, qu'ils soient députés, sénateurs ou président du Sénat - mais sans que jamais il ne se l'approprie(5). Le juge constitutionnel s'en tient à des formules objectives pour désigner les normes constitutionnelles : « normes de référence du contrôle de constitutionnalité » ou « principes et règles de valeur constitutionnelle » pour les recours a priori, ou « les droits et libertés que la Constitution garantit » dans le cadre des questions prioritaires de constitutionnalité.

L'expression n'est pas plus utilisée par les juges ordinaires. Il y a bien une jurisprudence d'une Cour administrative d'appel où l'expression apparaît pour rejeter l'examen de la constitutionnalité d'une loi en vertu de la théorie de la loi-écran(6), mais elle est restée isolée. Quant au Conseil d'État, il n'y a jamais fait référence, sauf lorsque l'arrêt restitue les prétentions des demandeurs d'une question prioritaire de constitutionnalité. Il en va de même devant le juge civil. L'expression est utilisée dans les mémoires qui formulent des QPC ; il n'est pas rare que les juges civils de premier degré utilisent l'expression (ou celle de « bloc constitutionnel ») lorsqu'ils interrogent la Cour de cassation sur l'opportunité d'une question prioritaire de constitutionnalité(7).

Si le Conseil constitutionnel n'a jamais utilisé la formule, en revanche son service juridique et celui de la communication n'ignorent pas l'expression. Sur le site Internet du Conseil, sous l'onglet Constitution, il y a désormais une entrée « bloc de constitutionnalité ». La page présente le contenu de ce bloc : la Constitution et ses cent quatre articles, son Préambule et les trois textes auxquels il renvoie : la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789, le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 et la Charte de l'environnement de 2004. À quoi il est ajouté que « les principes essentiels issus de ces textes, et qui touchent pour la plupart à des droits fondamentaux, ont véritablement leur place dans le bloc de constitutionnalité ». Peut-on considérer qu'il s'agit d'une définition officielle du bloc de constitutionnalité, ayant autorité ? Certainement pas, il s'agit d'une présentation pédagogique, informative pour le grand public, destinée à rendre compréhensible et accessible aux lecteurs intéressés la construction originale qu'est le bloc de constitutionnalité français(8).

Car le bloc de constitutionnalité n'est pas un principe, ni une notion, ni un concept, mais un mot, un simple terme, commode, évocateur et pédagogique, utilisé pour désigner l'ensemble des normes de référence mobilisées par le Conseil constitutionnel pour effectuer le contrôle de constitutionnalité.

La praticité du mot explique son succès. Sa force évocatrice aussi. L'image suggère un bloc monolithique et intangible. Et du bloc de marbre au marbre constitutionnel, la métaphore est filée. La représentation est claire et pourtant trompeuse. Le mot « bloc » figure un ensemble homogène, solide, compact, quand il est établi que le bloc de constitutionnalité est en réalité un ensemble hétérogène et inachevé(9).

Pour autant sa force unificatrice et pédagogique explique la stabilité de l'usage de l'expression qui n'est pas tombée en désuétude. Au contraire, elle s'est pérennisée à mesure que le bloc s'enrichissait, ajoutant des briques constitutionnelles aux briques constitutionnelles, soit qu'elles résultent d'une révision de la Constitution (comme le 1er mars 2005 avec l'ajout de la référence à la Charte de l'environnement de 2004 dans le Préambule de 1958), soit qu'elles soient le fruit de la découverte de principes de valeur constitutionnelle(10). Le mot bloc a conservé son attractivité en raison de sa faculté symbolique d'agréger le multiple.

Si l'expression s'est imposée naturellement dès son énoncé, en revanche la construction et la formation des composantes du bloc n'allaient pas de soi. Nul n'aurait pu prédire en 1958 - les travaux des rédacteurs de la Constitution en attestent(11) - le sort qui allait être réservé au Préambule qui rassemblait, en une phrase, la pluralité des sources des libertés héritées de l'histoire constitutionnelle française : les droits civils et politiques de la première génération inscrits dans la Déclaration de 1789 et les droits économiques et sociaux de la deuxième génération inscrits dans le Préambule de 1946. Nul n'aurait pu dire que le Préambule allait se voir reconnaître une valeur constitutionnelle au début des années 1970. De fait, depuis 1958, il n'était pas inclus formellement dans la Constitution, mais il n'en était pas expressément exclu.

Tant a été écrit sur le bloc qu'il serait présomptueux de vouloir produire une nouvelle étude sur le caractère inadapté du mot ou sur l'indétermination de son contenu malléable(12). L'ambition de cette contribution est circonscrite : il s'agit de se concentrer sur la genèse du bloc de constitutionnalité, son origine et ses sources. Une telle réflexion, dans ce dossier spécial de la revue Titre VII consacré aux « catégories de normes constitutionnelles », invite à se pencher d'une part sur la genèse de l'expression elle-même, c'est-à-dire sa naissance, le choix de ce mot fort, adopté par la doctrine, pour réfléchir ensuite à la formation et à la construction matérielle du bloc de constitutionnalité ; ces deux phénomènes étant inscrits dans le court espace-temps du début des années 1970.

I. La genèse de l'expression bloc de constitutionnalité

Le bloc, une proposition doctrinale du début des années 1970

Parce que l'expression bloc est une expression purement doctrinale, réfléchir sur sa genèse requiert d'en identifier l'auteur initial. Pour le bloc, la question se pose, car celui auquel on attribue le plus souvent la paternité de l'expression n'en est pas le créateur, il en est le « théoricien », selon les mots de Bruno Genevois en 1995(13). En effet, avant que Louis Favoreu ne systématise et conceptualise la notion dans les mélanges Eisenmann en 1975, Claude Émeri avait lancé la formule à la Revue de droit public pour la première fois en 1970(14).

Ce dernier proposa l'expression, lors d'une chronique parlementaire dans laquelle il commentait, avec Jean-Louis Seurin, la décision du Conseil constitutionnel du 21 novembre 1969 relative aux modifications apportées au règlement de l'Assemblée. Il soulignait que la décision « retient tout d'abord l'attention par ses visas ». Il relevait que la constitutionnalité du règlement était appréciée non seulement par rapport à la Constitution, mais également au regard de l'ordonnance n° 58-1100 du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires. Il écrivait alors qu'« on peut à juste titre s'étonner que la Haute juridiction construise ainsi un véritable ''bloc de la constitutionnalité'' composé de la Constitution et des ordonnances de l'article 92 qui posent ''les principes d'organisation du parlementarisme limité'' »(15). Plus encore, en visionnaire, Claude Émeri proposait d'y inclure le Préambule : il « est de bonne logique de considérer que la Constitution et son Préambule s'imposent au législateur ».

Cinq ans plus tard, Louis Favoreu devint l'architecte du bloc. Dans les mélanges Eisenmann en 1975(16), il théorisa l'expression pour lui donner du corps et un contenu parce que le Conseil constitutionnel venait de rendre trois décisions majeures : celles qui firent entrer le contrôle de constitutionnalité français dans son ère moderne et donnèrent corps au principe de constitutionnalité.

Dans ces trois décisions, le Conseil affirma expressément que les principes et règles constitutionnels ne sont pas exclusivement compris dans les articles 1 à 92 de la Constitution. Le 19 juin 1970, il inclut dans ses visas le Préambule de la Constitution(17). Le 16 juillet 1971, dans la décision Liberté d'association, il reconnut la valeur constitutionnelle du Préambule de 1958, et donc celle du Préambule de 1946 et ainsi du principe fondamental reconnu par les lois de la République de la liberté d'association(18). Enfin le 27 décembre 1973, il consacra la valeur constitutionnelle de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789(19). Trois décisions historiques, auxquelles s'ajouta une réforme institutionnelle majeure : l'ouverture de la saisine à l'opposition le 29 octobre 1974, qui allait multiplier les occasions offertes au Conseil pour assurer le respect par les lois de la Constitution et des textes auxquels elle faisait référence dans son Préambule.

Dans les mélanges, après avoir mis en perspective le principe de légalité et le principe de constitutionnalité, tels qu'ils furent identifiés par Kelsen, Louis Favoreu énonça qu'en « s'interrogeant sur la notion de Constitution », on ferait « apparaître un véritable bloc de constitutionnalité »(20), dont il définit les composantes, tout en mettant en évidence que son contenu variait selon la nature des actes soumis à son contrôle.

Lorsqu'il écrivit la formule, il ne prit pas de précaution : ni guillemets, ni justifications sémantiques, ni explications lexicales sur ce terme et son adéquation à représenter cet ensemble. Il n'explicita pas le choix de l'expression comme si elle allait de soi. Et sans doute est-ce là l'explication... Elle allait de soi parce qu'elle faisait écho à une expression bien connue des juristes publicistes, empruntée au droit administratif.

La familiarité de la doctrine avec l'expression « bloc »

La doctrine était familière du mot bloc : celui-ci, utilisé à des fins d'unification et de simplification, existait déjà dans le droit public, avant l'essor du contentieux constitutionnel. Le mot bloc avait connu deux usages en droit administratif. Il servait à désigner les blocs de compétence juridictionnelle. La constitution de ces blocs visait à pallier l'absence d'un critère unique qui permette de déterminer avec précision la juridiction compétente et simplifier les règles de répartition des contentieux entre le juge civil et administratif.

Mais ce n'est pas tant avec cet usage qu'il faut voir une filiation, mais avec l'expression « bloc de légalité », qui, en droit administratif, servait à désigner les normes de référence s'imposant à l'administration en vertu du principe de légalité.

L'expression bloc de constitutionnalité « venait naturellement à l'esprit à partir de celle de bloc légal ou bloc de légalité » (21), utilisée par la doctrine en droit administratif. Lorsque le contrôle de constitutionnalité a commencé à se développer, il fut mis en perspective avec le contrôle de légalité. Il était inévitable, notait le doyen Vedel, que « le Conseil constitutionnel, volens nolens, retrouve pas à pas chacun des points de passage obligé de la démarche intellectuelle dans laquelle le Conseil d'État l'avait précédé »(22).

La démarche fut la même pour la doctrine. Du bloc de légalité au bloc de constitutionnalité, le passage sembla naturel. Hauriou avait théorisé l'idée de « bloc légal »(23) qui s'imposait aux autorités administratives. Puis l'expression « bloc de légalité » s'était généralisée chez les grands auteurs du droit administratif, comme Vedel ou de Laubadère, pour désigner les sources du droit administratif. L'expression, restée doctrinale, désignait l'ensemble des règles de droit supérieures à l'administration. En 1957, Eisenmann critiqua cette acception trop large du bloc de légalité(24), qui incluait bien d'autres textes et principes que les lois adoptées par le législateur, en s'étonnant que la doctrine la considère comme évidente, alors qu'elle soulevait en réalité de sérieuses difficultés.

Pour autant, malgré cet aspect « fourre-tout »(25) et les débats relatifs à son contenu, l'expression a continué à être utilisée pour désigner les règles de droit qui s'imposaient à l'administration, en plus des seules normes législatives. De fait, c'est bien le mot bloc qui a permis - comme pour le bloc de constitutionnalité - de fédérer cet ensemble hétérogène.

Les deux expressions présentent les mêmes vertus et les mêmes défauts : vertu fédératrice et unificatrice qui permet de réunir des éléments épars et pluriels ; défaut de convoquer une image qui ne rend pas compte de la réalité hétérogène, fluctuante et variable de ses composantes.

Ces rapides éléments expliquent la genèse de l'expression elle-même ; mais au-delà du mot, il reste à savoir comment le Conseil constitutionnel a procédé pour constituer ce bloc et surtout pourquoi.

II. La genèse matérielle du bloc de constitutionnalité

Au début des années 1970, les droits de l'homme étaient à l'ordre du jour. Ils étaient dans l'esprit du temps(26). Pourtant la France n'était pas en avance : il ne s'y opérait pas de contrôle de constitutionnalité des lois au regard d'un catalogue de droits et libertés fondamentaux et elle n'avait pas ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qu'elle avait pourtant signée le 4 novembre 1950. Au sortir de la guerre d'Algérie et après le départ du Général de Gaulle, elle a pris le train de l'histoire en marche.

C'est en gardant à l'esprit ce contexte que l'on peut comprendre la genèse matérielle du bloc. Au-delà de la question de savoir comment techniquement le Conseil a procédé pour composer, former cet ensemble de normes de référence à partir du Préambule de 1958, la question qui importe est davantage celle de comprendre pourquoi il a, au début des années 1970, procédé à cette révolution constitutionnelle, cette « mutation fondamentale »(27). Ces questions ne sont pas nouvelles, elles ont déjà été approfondies par la doctrine(28). Qu'il soit permis ici de mettre en relief quelques éléments qui ont pu être déterminants dans la démarche du Conseil constitutionnel. Il y avait à la fois un contexte intérieur favorable et un environnement européen propice au changement.

Le contexte intérieur favorable

Tout d'abord, et cela dès 1958, plusieurs conditions étaient réunies pour permettre la consécration de la valeur constitutionnelle du Préambule de 1958 et des éléments auxquels il faisait référence. Associées à un contexte politique favorable, elles permirent l'avènement du bloc de constitutionnalité.

La première condition était le renouvellement de la consécration de la Déclaration de 1789 et la référence nouvelle au Préambule de 1946. Ce fut fait avec le Préambule de 1958. La seconde tenait à la mise en place d'un contrôle effectif de la constitutionnalité des lois, malgré la culture française éminemment légicentriste et la défiance du constituant de 1958 à l'égard du contrôle de la loi. Cette seconde condition fut réalisée par l'institution du Conseil constitutionnel et des compétences qui lui furent conférées en matière de contrôle de la constitutionnalité des lois et des règlements des assemblées parlementaires. La troisième condition résultait de l'absence de mention expresse dans la Constitution qui aurait exclu la possibilité pour le juge de se référer au Préambule. On put y voir une autorisation implicite en comparaison avec la Constitution de 1946, dont l'article 92 alinéa 3 énonçait que le comité constitutionnel, qui examinait si les lois votées supposaient une révision de la Constitution, n'était « compétent que pour statuer sur la possibilité de révision des dispositions des titres Ier à X de la présente Constitution ». En clair, notait G. Vedel, cet article « interdisait que le comité fut saisi d'une violation par le législateur des droits, libertés et principes énoncés par la Déclaration de 1789, par le Préambule et par « les lois de la République », pourtant si solennellement gravés au frontispice de la Constitution »(29).

Enfin, il ne faut pas oublier que le Préambule fut soumis, avec les quatre-vingt-douze articles de la Constitution, au vote du peuple français le 28 septembre 1958.

La réunion de ces prérequis juridiques était nécessaire, mais non suffisante pour que le Conseil constitutionnel fasse sa mue. En réalité, trois raisons, mises au jour par F. Luchaire(30), qui fut membre du Conseil constitutionnel de 1964 à 1975, expliquent la démarche audacieuse du Conseil constitutionnel.

Tout d'abord, initialement créé pour être « un rempart contre la souveraineté parlementaire »(31) et veiller à ce que le Parlement ne dépasse pas les limites de sa compétence fixées à l'article 34 de la Constitution, le Conseil trouva une autre raison d'être lorsque cette éventualité devint hypothétique, en raison de la maîtrise de l'exécutif sur la majorité parlementaire. Ensuite, lorsqu'il consacra la valeur constitutionnelle du Préambule, la saisine n'était pas encore ouverte aux députés et sénateurs. Les recours étaient rares et les membres du Conseil ne pouvaient à ce stade augurer de l'essor que connaîtrait le contentieux constitutionnel. Enfin, il y eut une raison plus subjective et politique qui tint au départ du Général de Gaulle. Sa démission le 28 avril 1969 permit aux membres du Conseil, « au moins dans le subconscient de certains »(32) de s'émanciper d'une lecture gaulliste de la Constitution et de se sentir libres d'appliquer la Constitution selon leur propre interprétation.

À ces trois explications générales, s'ajoute une autre raison, une raison précise et circonstancielle. En 1971, il fallut trouver un motif pour censurer le texte liberticide adopté par les députés : il fallait que la Constitution l'interdise. Et où pouvait-on trouver cet interdit ? On le trouvait opportunément dans une grande loi de la IIIe République, la loi de 1901 sur la liberté d'association, visée par le Préambule de 1946, lui-même visé par le Préambule de 1958.

Tous ces éléments ont créé un contexte incitatif, favorable au changement, mais celui-ci n'était pas seulement interne, il était aussi européen.

Le contexte européen propice au changement

La parfaite concordance des calendriers n'est pas anodine.

De 1970 à 1973, le Conseil constitutionnel rendit les trois décisions majeures susvisées. Dans le même temps, à compter de 1969, après l'arrivée à la présidence de G. Pompidou et sous l'influence des ministres Maurice Schumann et René Pleven, la France relançait le processus de ratification de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales qu'elle avait signée le 4 novembre 1950. Les débats, relatifs à la ratification de la Convention, au plus haut sommet de l'État, furent soutenus et agités(33), jusqu'au 26 septembre 1973, date du dépôt du projet de loi constitutionnelle et son aboutissement le 3 mai 1974.

Concomitamment, entre 1969 et 1974, la Cour de justice des Communautés européennes inaugurait les bases de sa jurisprudence relative à la protection des principes généraux du droit communautaire(34). Elle énonçait qu'« en assurant la sauvegarde de ces droits », la Cour était tenue « de s'inspirer des traditions constitutionnelles communes aux États membres »(35).

La perspective d'adhésion, mais aussi la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes, peuvent expliquer la volonté française de constituer son propre catalogue de droits et libertés, riche de sa propre histoire constitutionnelle. En particulier, un catalogue qui protège, comme la Convention européenne, des droits civils et politiques de la première génération, mais aussi des droits qui n'y figurent pas : des droits économiques et sociaux, tels que ceux garantis par le Préambule de 1946, hérités du Front populaire, mais aussi des libertés collectives protégées par les grandes lois de la IIIe république, telles que la liberté d'association. La décision du 16 juillet 1971 permit, d'un seul coup, de réunir toutes ces composantes, au sein d'un même ensemble de normes constitutionnelles.

En outre, en constituant le bloc, le Conseil constitutionnel assurait l'antériorité du contrôle de constitutionnalité de la loi sur le contrôle de conventionnalité, contrôle qu'il confia aux juges ordinaires le 15 janvier 1975(36).

De fait, lorsque le projet de loi de ratification de la Convention européenne fut présenté en Conseil des ministres, la France put s'enorgueillir que « de toute évidence, les principes fondamentaux de la Convention » étaient « compatibles avec notre droit », ajoutant qu'elle était « sans doute le pays d'Europe où les libertés individuelles bénéficient des plus grandes garanties judiciaires »(37).

Quant au droit comparé, quel fut son rôle ? Si le Conseil constitutionnel ne s'est pas ouvert au droit comparé avant 1986(38), il n'y était pas hermétique. L'analyse comparée a eu une influence diffuse, mais certaine dans l'adoption de la décision de 1971. Les membres du Conseil n'ignoraient pas le rôle de leurs homologues européens. En atteste l'intervention de F. Luchaire lors des délibérés qui ont précédé la décision du 16 juillet 1971 durant lesquels il compara le Conseil aux cours constitutionnelles étrangères dans les termes suivants : « lorsque l'on compare le Conseil constitutionnel aux autres juridictions qui, dans le monde, exercent une activité semblable, on dit toujours que le Conseil est l'organe régulateur de l'activité des pouvoirs publics alors que les autres institutions étrangères sont les défenseurs des libertés. Aujourd'hui le Conseil doit donc faire très attention, car par l'affaire dont il a à connaître il retrouve cette tâche de défenseur des libertés »(39).

De l'aveu même d'un membre du Conseil constitutionnel, en 1971, le temps était venu pour le Conseil de devenir le défenseur des libertés, comme l'avait suggéré J. Robert quelques jours plus tôt dans un article publié dans le journal Le Monde(40). La constitution d'un ensemble de normes de référence - ou, pour dire les choses autrement, d'un ensemble d'interdits que le législateur ne pourrait pas transgresser -, que la doctrine allait qualifier de « bloc de constitutionnalité », poursuivait cette ambition.

(1) J'adresse mes vifs remerciements au professeur Élisabeth Zoller pour sa relecture et ses observations sur ce texte.

J.-M. Blanquer évoque une « notion-étiquette », « apparemment adoptée sans débat ». J.-M. Blanquer, « Bloc de constitutionnalité ou ordre constitutionnel », Mélanges Jacques Robert : Libertés, Montchrestien, 1998, p. 227-238.

(2) Pour une déconstruction de la notion de bloc et une dénonciation de la confusion entre sources et normes constitutionnelles, v. D. Baranger, « Comprendre le bloc de constitutionnalité », La jurisprudence du Conseil constitutionnel et les différentes branches du droit, Jus Politicum, n° 20-21, juillet 2019, p. 103-128.

(3) Voir la contribution dans le présent numéro de la revue Titre VII : L. Boré, « La catégorie des droits et libertés que la Constitution garantit doit-elle désormais être considérée comme stabilisée ? ».

(4) F. Rubio Llorente et L. Favoreu, El bloque de constitucionalidad, Cuadernos Civitas, Madrid, 1991, 203 p.

(5) Cons. const., déc. n° 99-421 DC du 16 décembre 1999, Loi portant habilitation du Gouvernement à procéder, par ordonnances, à l'adoption de la partie législative de certains codes, cons. 22.

(6) CAA Marseille, 04 nov. 2008, 07MA03964.

(7) # Exemple : Cour de cassation, 3e chambre civile, 10 décembre 2020, n° 20-40.059, publié au bulletin.

(8) Si cette présentation a l'ambition de la clarté et de la pédagogie, l'on conviendra que pour un non-initié au droit constitutionnel français, elle reste pour le moins opaque. Car quels sont ces principes, non présentés ici, qui vont trouver « véritablement » leur place dans le bloc de constitutionnalité ?

(9) V. Ch. Denizeau, Existe-t-il un bloc de constitutionnalité ?, LGDJ, 1997, 152 p., spéc. p. 33 et s.

(10) Voir la contribution dans le présent numéro de Ch.-É. Sénac : « Y a-t-il encore place pour la découverte de nouveaux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ? »

(11) R. Janot, Comité consultatif constitutionnel, Documentation française, 1960, p. 101 : « on ne doit certainement pas considérer le Préambule comme un texte pouvant avoir une valeur constitutionnelle, sous peine de s'engager dans la voie du gouvernement des juges ».

(12) V. les références précitées, mais aussi not. A. Roblot-Troizier, « Le Conseil constitutionnel et les sources du droit constitutionnel », Jus Politicum, juillet 2018, n° 20-21, p. 129-141 ; B. Bonnet et A. Roblot-Troizier, « Repenser le bloc de constitutionnalité sous l'effet des rapports entre ordres juridiques : pour une redéfinition des sources de la constitutionnalité », Les rapports entre ordres juridiques, dir. B. Bonnet, LGDJ, 2016, p. 409- 438.

(13) B. Genevois, « Normes de référence du contrôle de constitutionnalité et respect de la hiérarchie en leur sein », L'État de droit, Mélanges en l'honneur de Guy Braibant, Dalloz, 1996, p. 323.

(14) J.-M. Blanquer (op. cit.) rapporte qu'un auteur a proposé l'expression dans un mémoire de DES (J. Clavière-Schiele, Les techniques juridictionnelles du Conseil constitutionnel : Mémoire DES droit public, 1960, p. 81). Mais cette référence ne peut être vérifiée, car le mémoire n'est catalogué dans aucune bibliothèque universitaire.

(15) Cl. Émeri, « Chronique constitutionnelle et parlementaire française, vie et droit parlementaires », RDP, 1970, p. 678.

(16) L. Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d'après la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Éditions Cujas, 1975, rééd. 1977.

(17) Cons. const., déc. n° 70-39 DC du 19 juin 1970, Traité de Luxembourg

(18) Cons. const., déc. n° 71-44 DC du 16 juillet 1971, Liberté d'association

(19) Cons. const., déc. n° 73-51 DC du 27 décembre 1973, Loi de finances pour 1974

(20) L. Favoreu, « Le principe de constitutionnalité. Essai de définition d'après la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann, Éditions Cujas 1975 rééd. 1977, p. 34.

(21) L. Favoreu et ali., Droit constitutionnel, Dalloz, 2021, 24e ed., p. 153.

(22) G. Vedel, « Réflexions sur quelques apports de la jurisprudence du Conseil d'État à la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Mélanges René Chapus, Montchrestien, 1992, p. 649.

(23) « Il a fallu longtemps pour faire admettre que l'État (...) était lui aussi obligé par le bloc légal, c'est-à-dire, par l'ensemble des lois et des règlements légalement pris ». M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public général, 1900, 4e éd., p. 30.

(24) C. Eisenmann, « Le droit administratif et le principe de légalité », EDCE, 1957.

(25) L. Favoreu, « Légalité et constitutionnalité », Cahiers du Conseil constitutionnel, n° 3, novembre 1997.

(26) En 1966, l'Assemblée générale des Nations unies adopte les deux pactes à New York (Pacte international relatif aux droits civils et politiques et le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels). En 1970, quinze États ont ratifié la Convention européenne des droits de l'homme : Allemagne, Autriche, Belgique, Chypre, Danemark, Irlande, Islande, Italie, Luxembourg, Malte, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Suède, Turquie.

(27) G. Vedel, « La place de la déclaration dans le ''bloc de constitutionnalité'' », op. cit., p. 43.

(28) V. notamment l'ouvrage de P. Avril, Les conventions de la Constitution, PUF, coll. Leviathan, 1997, not. p. 4 et s.. Il y montre que la décision de 1971 procède de motifs conjoncturels et politiques « largement étrangers au droit ».

(29) G. Vedel, op. cit., p. 42 et s.

(30) F. Luchaire, La protection constitutionnelle des droits et libertés, Economica, 1987.

(31) R. Badinter, « Aux origines de la question prioritaire de constitutionnalité », RFDC, vol. 100, no. 4, 2014, p. 777-782, p. 778.

(32) F. Luchaire, op. cit., p. 18.

(33) P. Bonino, « La France contre les droits de l'Homme ? La difficile ratification par la France de la Convention européenne des droits de l'Homme (1950-1974) », Relations internationales, vol. 174, no. 2, 2018, p. 91-108.

(34) CJCE, arrêt du 12 novembre 1969, Stauder, aff. 29/69 ; CJCE, arrêt du 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, aff. 11/70.

(35) CJCE, arrêt du 14 mai 1974, Nold c/ Commission, aff. 4/74.

(36) Cons. const., déc. n° 74-54 DC du 15 janvier 1975, Loi relative à l'interruption volontaire de la grossesse

(37) Archives Fontainebleau consultées par P. Bonino, op. cit., p. 106.

(38) E. Zoller, « Rétrospective et perspective sur la place du droit comparé dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel », Revue de droit d'Assas, juin 2021, n° 21, p. 134 et s., spéc. p. 138-139.

(39) Compte rendu de la séance du 16 juillet 1971.

(40) J. Robert, « Les libertés publiques et la justice », Le Monde, 10 juillet 1971.

Citer cet article

Charlotte DENIZEAU-LAHAYE. « La genèse du bloc de constitutionnalité », Titre VII [en ligne], n° 8, Les catégories de normes constitutionnelles, avril 2022. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/la-genese-du-bloc-de-constitutionnalite