Titre VII

N° 12 - avril 2024

L’accès à l’enseignement en Afrique du Sud après l’apartheid

Résumé

La fin du régime d'apartheid en 1994 annonçait la consécration constitutionnelle des droits fondamentaux au nombre desquels le droit à l'éducation, l'égalité et les droits de l'enfant figuraient comme des droits à réalisation immédiate. La nouvelle démocratie sud-africaine s'appuyait sur un constitutionnalisme transformatif dont l'accès à l'enseignement constituait un principe matriciel pour la réalisation d'autres droits économiques et sociaux. Pourtant, malgré cette consécration, l'accès à l'éducation dans l'Afrique du Sud postapartheid semble avoir été insuffisamment au centre des politiques publiques menées depuis 1994. Si certaines avancées ont indéniablement été réalisées, le bilan d'ensemble reste sombre car les promesses d'un égal accès à l'enseignement et l'éducation n'ont pas touché suffisamment les plus défavorisés. Les conditions d'accès à l'enseignement mais également les capacités d'une majorité de Sud-africains à pouvoir bénéficier réellement d'un statut leur permettant de participer à la vie politique, économique et sociale demeurent encore assez largement une illusion.

Dans un entretien publié le 7 janvier 2024 dans le quotidien en ligne Daily Maverick, l'ancien directeur général de la statistique et universitaire Pali Lehola, soulignait que malgré les efforts engagés sur la transformation économique et l'éducation depuis l'avènement de la démocratie, les Sud-africains noirs et métisses avaient pu observer un déclin de leur progression dans l'accès aux emplois qualifiés à l'issue de leurs résultats à l'université(1). La fin du régime d'apartheid aurait-elle été sans effet sur les transformations de la société malgré les efforts fournis pour un meilleur accès à l'enseignement en Afrique du Sud ?

Lorsqu'en 1994, l'Afrique du Sud mettait fin à la politique d'apartheid, la réforme de l'enseignement s'est rapidement imposée comme l'un des chantiers prioritaires de transformation de la société afin de réduire les inégalités : elle faisait partie des priorités du Programme de reconstruction et de développement. Personne ne contestait le caractère inégalitaire du système éducatif sous l'apartheid qui avait donné lieu à l'un des évènements sanglants les plus marquants de ce régime : les émeutes de Soweto et la mort du jeune Oscar Pieterson le 16 juin 1976 avaient été déclenchées par l'obligation faite aux écoliers noirs de suivre leur cursus obligatoirement en Afrikaans, imposant ainsi une ségrégation de droit et de fait par le langage. La nouvelle Afrique du Sud démocratique ne pouvait donc se passer d'un débat et d'une définition de politiques publiques en matière d'enseignement qui donneraient à la population dans son intégralité un véritable accès à l'éducation. Ce principe avait été évoqué de façon programmatoire dans la Charte de la Liberté (Freedom Charter) adoptée le 26 juin 1955 à Kliptown par le Congrès du Peuple(2) et dans laquelle la clause relative à l'éducation commence par ces termes : « les portes du savoir et de la culture doivent être ouvertes à tous [...] »(3). Cette requête programmatoire n'a pu devenir potentiellement réalité qu'avec la fin du régime d'apartheid en 1993-1994.

Il faut tout d'abord rappeler que le système éducatif sous l'apartheid(4) reposait ouvertement sur le principe de discrimination. Appliquant la devise « diviser pour mieux régner », les gouvernements successifs de ce régime mirent consciemment tout en œuvre pour limiter les capacités d'accès des populations non-blanches à l'éducation. La loi de 1952 Bantu Education Act fut adoptée afin de limiter les capacités d'accès des populations noires à l'éducation et de s'assurer que leurs membres resteraient à l'issue de leur formation dans les classes ouvrières. Dans la même veine, une loi de 1959 intitulée Extension of University Education Act prohiba l'accès des étudiants noirs dans les universités – sauf dérogation – et créa dans le même temps des institutions universitaires qui leur étaient dédiées. Ce système présentait deux caractères : d'une part, il permettait d'organiser la discrimination dans l'accès à l'éducation en se fondant sur un critère racial totalement arbitraire ; d'autre part, il permettait de maintenir la majorité de la population dans un état de soumission et de dépendance en empêchant toute forme d'égalité des chances dans la vie professionnelle. Ce système était cependant devenu l'un des plus visibles et après l'adoption de la Constitution tricamérale de 1983, un mouvement d'adoucissement se fit sentir par l'adoption de nouveaux textes moins discriminants(5) et par l'ouverture de négociations secrètes entre le président de l'ANC, Nelson Mandela et le chef de l'État, P. W. Botha entre 1984 et 1989 (notamment en matière de ressources pour l'accès à l'éducation).

Ces quelques éléments historiques permettent de comprendre aisément pourquoi l'accès à l'enseignement et son contenu furent considérés comme des enjeux capitaux de la transformation post-apartheid. Le penser et l'exprimer est une chose ; le réaliser en est une autre ! Si personne ne peut contester l'enjeu que représente l'éducation dans une société inégalitaire, encore faut-il que les moyens permettent l'accès à l'éducation de façon réelle et non pas uniquement formelle. Or, une telle transformation implique non seulement un cadre juridique qui la permette et la favorise mais également des politiques publiques idoines qui en assurent la réalisation. Une telle entreprise ne peut être que progressive mais doit également se révéler volontariste au risque de laisser perdurer dans la pratique des discriminations persistantes.

L'essentiel du débat relatif à l'accès à l'enseignement dans la période post-apartheid repose donc sur ce dilemme entre le développement d'un cadre juridique offrant la possibilité de supprimer les inégalités en matière d'éducation à travers un accès ouvert à tous, d'une part, et la définition de politiques publiques volontaristes fondées sur la transformation sociale, d'autre part. Or, si les conditions juridiques d'un accès à l'enseignement ont été satisfaites (I), les politiques publiques se sont montrées impuissantes à réaliser la transformation promise (II).

I. La consécration constitutionnelle d'un accès à l'enseignement pour tous redressant les injustices du passé

La formule sibylline de la Charte de la liberté de 1955 est devenue juridiquement une réalité avec l'avènement de la démocratie et la fin de la politique d'apartheid. Tant les partis politiques que les organisations anti-apartheid réclamaient cette transformation qui se concrétisa par la reconnaissance du principe d'égalité d'une part et par un droit à l'éducation d'autre part, tant dans la Constitution intérimaire de 1993(6) que dans la Constitution (dite finale) de 1996(7). La consécration constitutionnelle du droit à l'éducation a été liée à celle de non-discrimination formelle mais a immédiatement intégré la langue dans laquelle cette éducation était dispensée. Les principes développés par ces deux articles se corroborent mais la version finale intégrée dans la Constitution de 1996 recèle davantage de garanties dans la mesure où elle consacre le droit à l'éducation pour tous en l'assortissant d'une clause de progressivité impliquant la nécessité de corriger les injustices du passé. Ces articles doivent se combiner avec les autres dispositions constitutionnelles et notamment le respect de la clause d'égalité ainsi que le respect des droits de l'enfant.

La philosophie animant la reconnaissance du droit à l'éducation repose sur l'idée qu'elle constitue un principe matriciel en termes de réalisation des autres droits : sans cette reconnaissance et sa mise en œuvre, les autres droits fondamentaux, mais également la démocratie en construction, ne pourront se réaliser. Il s'agissait donc par essence pour les constituants d'une condition indispensable à la transformation nécessaire de la société sud-africaine post-apartheid.

A. L'analyse du cadre constitutionnel

La reconnaissance d'un droit constitutionnel à l'éducation élémentaire pour tous, enfant comme adulte, dans la Constitution, révèle une volonté de traiter ce droit comme un droit immédiatement réalisable. À la différence des autres droits économiques et sociaux, la Constitution de 1996 n'a en effet émis aucune restriction préalable qui rendrait ce droit conditionnel. La Cour constitutionnelle l'a d'ailleurs rappelé en 2011 dans une affaire Musa Musjid Primary School(8) dans laquelle elle soulignait qu'aucune restriction telle que la nécessité de tenir compte des moyens financiers disponibles pour l'État ou la réalisation progressive du droit ou la nécessité préalable de l'adoption d'une législation destinée à mettre en œuvre ce droit ne pouvait être opposée. Son applicabilité directe ne peut être remise en cause hormis dans l'hypothèse d'une restriction ou limitation imposant un test de rationalité et de justification dans une société ouverte et démocratique fondée sur la dignité humaine, la liberté et l'égalité, conformément à la clause générale de limitation des droits fondamentaux(9).

Il ressort de cette jurisprudence que le droit d'accès à l'éducation élémentaire représente un droit inconditionnel que l'État doit mettre en œuvre sous le contrôle des juridictions qui en assurent la garantie. Toutefois, si la situation pour le droit à l'éducation élémentaire(10) ne suppose aucune restriction, tel n'est pas le cas de l'enseignement supérieur, pour lequel ce droit existe mais reste soumis à une réalisation progressive tenant compte notamment des moyens dont l'État et les établissements supérieurs disposent. Ainsi, malgré une affirmation du droit à l'éducation comme mesure correctrice des inégalités du passé, le texte constitutionnel rend sa réalisation, hors instruction générale, tributaire des moyens dont l'État dispose ainsi que de sa volonté à travers les politiques publiques menées en la matière.

La réalisation du droit à l'éducation est considérée comme fondée sur la théorie des « 4 A »(11), issue du commentaire général n° 13 du Comité sur les droits économiques, culturels et sociaux du Pacte des Nations-Unies de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels, que l'Afrique du Sud a fait sienne, à savoir : la disponibilité (availability), l'accessibilité, l'acceptabilité et l'adaptabilité. Ces quatre piliers impliquent la nécessité de disposer d'écoles, adaptées et fonctionnelles, permettant d'accueillir les personnes de tous sexes, sans discrimination, disposant de personnels compétents pour enseigner des matières appropriées aux élèves figurant dans un cursus approuvé et capables de faire face à une évolution des situations rencontrées. Si ces exigences semblent relever du bon sens, elles n'en constituent pas moins un véritable défi dans un État où les conditions et les moyens destinés à l'enseignement étaient profondément et demeurent partiellement déséquilibrés.

Le bouleversement du cadre constitutionnel a ainsi contribué à créer un phénomène de rupture et à officialiser une prise de conscience qui s'est exprimée avec la fin de l'apartheid. Les textes sont cependant restés réalistes et si l'éducation apparaît comme un droit s'imposant à l'État de façon prioritaire, il reste soumis à interprétation en ce qui concerne les moyens mis en œuvre pour sa réalisation. Nul doute que l'égal accès pour tous à l'enseignement est bel et bien devenu un principe mais que les conditions de sa réalisation sont demeurées depuis l'avènement de la démocratisation insuffisamment définies, ouvrant une large marge d'appréciation aux autorités étatiques quant aux moyens et méthodes de sa mise en œuvre.

B. La mise en œuvre d'une politique d'accès général à l'enseignement

Affirmer que l'égal accès à l'enseignement n'a été qu'un principe non-suivi d'effet serait excessif car les politiques publiques successives visant à concrétiser ces règles constitutionnelles ont témoigné de la conscience qu'avaient les nouveaux dirigeants d'une nécessaire réforme de l'enseignement en profondeur. Les défis ont été multiples et la structure de l'article 29 de la Constitution de 1996 permet de comprendre le poids lié à l'héritage du passé par l'époque d'apartheid pour y faire face. Les constituants ont souhaité séparer l'accès à l'enseignement général (primaire et secondaire) de l'accès à l'enseignement supérieur. D'une part, l'accès à l'enseignement général devait devenir une réalité pour toute personne et impliquait un droit d'accès gratuit permettant à tous de bénéficier des formes d'apprentissages fondamentaux conduisant à un diplôme général ; d'autre part, l'accès à l'enseignement supérieur ne pouvait se réaliser que progressivement, en raison de la nature même des structures universitaires sud-africaines qui, juridiquement, sont des institutions indépendantes de l'État. Cette dichotomie reposait sur un critère induit de coût et de moyens que l'État mettrait à la disposition des établissements d'enseignement pour qu'ils puissent remplir leur mission. Or, sur ce point, les nouveaux dirigeants étaient confrontés à un dilemme qui ne pouvait pas se résoudre par la seule mise en œuvre des nouveaux principes adoptés.

Dès 1994, le nouveau ministère de l'Éducation publia un document de travail (white paper) dans lequel étaient tracés les grands principes sur lesquels reposerait la mise en œuvre du droit d'accès à l'enseignement, qui prenaient sans surprise le contrepied de ceux existants sous le régime d'apartheid tournant autour du triptyque : démocratie – égalité – réparation des injustices passées. Ce document préfigurait ce que seraient les directions des politiques subséquentes mais révélait également les contradictions et conflits qu'engendrerait la mise en œuvre de telles politiques publiques. Le Programme de reconstruction et de développement (RDP) adopté en 1994 constituant le programme opérationnel de l'ANC, plaçait l'éducation au cœur de cette stratégie en la considérant comme un élément central de la transformation de la nouvelle Afrique du Sud. Cette transformation exigeait un bouleversement radical à l'égard de l'accès à l'enseignement dans la mesure où sa réalisation ne pouvait s'opérer sans une redéfinition complète des moyens tant financiers, matériels ou humains(12). Or, ce défi imposait non seulement une volonté politique mais également des moyens que l'Afrique du Sud ne possédait pas. Si l'affirmation des intentions s'est manifestée en faveur d'un accès à l'éducation pour tous, la réunion des conditions pour que ce droit soit réalisé exigeait une combinaison de moyens que les juridictions sud-africaines ont progressivement dégagée pour donner une substance au droit d'accès à l'éducation : droit à bénéficier d'un programme nutritionnel de qualité(13), de disposer de manuels scolaires(14), d'infrastructures immeubles et meubles minimales(15), de transports scolaires(16), de pourvoir les postes d'enseignants vacants(17) et de fournir des installations sanitaires adaptées(18). Ces précisions jurisprudentielles permettent de comprendre les difficultés rencontrées par la mise en œuvre concrète d'un droit à l'éducation équivalant à un déni d'accès à l'enseignement dès lors que les conditions ne sont pas réunies. En effet, l'accès à l'éducation ne doit pas ici être envisagé seulement comme un droit de pouvoir se rendre dans une école mais de pouvoir bénéficier d'un enseignement de qualité permettant de rééquilibrer les chances des personnes les plus défavorisées d'accéder à des emplois et des responsabilités auxquelles elles ne pouvaient pas prétendre auparavant. Autrement dit, l'éducation constitue la pierre angulaire de la transformation socio-économique voulue : elle représente un élément de cette politique.

Telle est la dynamique que les autorités ont tenté de promouvoir sous le contrôle des juridictions. Pourtant, les résultats sont restés largement en-deçà des espérances affichées au début de la transition.

II. L'impuissance des politiques publiques à réaliser la transformation d'un véritable droit d'accès à l'enseignement

Le constat est amer mais s'impose malgré les déclarations des dirigeants politiques : la bataille en faveur d'une éducation ouverte à tous et égalitaire est en passe d'être perdue(19) ! Les raisons sont multiples mais résident moins dans la déficience du cadre juridique que dans le manque de volonté de mise en œuvre des politiques publiques. Faits et statistiques parlent d'eux-mêmes : près de 80 % des écoliers de 10 ans ne sont pas capables de comprendre un texte qu'ils lisent(20) et l'accès à l'enseignement supérieur demeure largement fondé sur les moyens financiers dont disposent les étudiants pour pouvoir compléter un cursus universitaire. Il serait inexact d'affirmer que rien n'a été fait, bien au contraire. Les moyens demeurent cependant insuffisants : qu'il s'agisse des bâtiments scolaires, du recrutement des enseignants, des conditions matérielles de transport des élèves, les moyens manquent et l'énergie dépensée pour combler ce retard et inverser la tendance en matière d'illettrisme n'a pas suffi. Ce retard structurel affecte tous les degrés d'éducation et se répercute sur l'enseignement supérieur. Si une classe moyenne a pu émerger dans l'accès à l'éducation et accéder à des emplois qualifiés, les couches sociales les plus défavorisées n'ont pas pu bénéficier de la transformation annoncée par la démocratisation. Elles demeurent exclues de fait de la participation à la vie publique. Comment expliquer cet échec ?

A. Les contradictions socio-économiques de l'accès à l'enseignement

Rechercher les explications aux difficultés de mise en œuvre d'un égal accès à l'enseignement dans l'Afrique du Sud post-apartheid suppose de sortir du champ juridique pour essayer de comprendre les contradictions de la réalisation de ce droit. Trois d'entre elles doivent être mises en exergue.

La première contradiction est issue de la transition elle-même et de la conception qu'ont retenue les promoteurs de la nouvelle démocratie pour réaliser la transformation promise. Plus qu'une « transformation » (transformation) ou un « remplacement » (replacement), ils ont plutôt axé leurs efforts sur une « transposition » (transplacement) renouvelée de l'ancien régime vers le nouveau régime(21). Il s'agissait pour les négociateurs de la transition de mettre fin à l'apartheid politique pour le remplacer par une démocratie fondée sur le modèle libéral, tant politique qu'économique. En d'autres termes, la contradiction a avant tout reposé sur la volonté de transformer le système éducatif sans pour autant abandonner le modèle économique néo-libéral. Or, ce choix négocié aboutissait à ne pas pouvoir mener pleinement une politique éducative ambitieuse (et donc coûteuse) avec le maintien d'un système éducatif fondé sur le seul mérite et la volonté de rassurer tant les milieux économiques que conservateurs(22). La transition négociée conduisait à des compromis dont l'accès à l'enseignement – pourtant affirmé – ne pouvait que souffrir compte tenu du contexte tant macropolitique que macroéconomique.

La deuxième contradiction reposait précisément sur la conception économique retenue par le nouveau gouvernement post-apartheid, de transition d'abord puis de l'ANC après 1996. Si les mouvements de libération avaient inscrit leurs programmes dans une perspective idéologique socialiste de redistribution des richesses dont l'éducation faisait partie et que le premier programme de reconstruction et de développement (RDP) avait promue(23), les pressions des milieux économiques et internationaux conduisirent les nouveaux gouvernements à renoncer à ces transformations radicales pour leur préférer une politique davantage orientée vers l'ouverture des marchés. Cette politique, baptisée Économie de croissance, d'emploi et de redistribution (GEAR), remplaçait le précédent programme en se fondant sur l'idée que l'ouverture de l'Afrique du Sud aux marchés mondiaux produirait les conditions nécessaires à une croissance économique générale dont l'éducation et l'emploi bénéficieraient. Or, rien de tout cela ne se produisit : si l'économie générale bénéficia de cette croissance, celle-ci n'eut pas les répercussions attendues, accroissant encore l'écart en matière d'inégalités, notamment en matière d'éducation : les moins qualifiés le restèrent et l'accès à l'éducation ne toucha que les classes sociales moyennes mais non la majorité des plus démunis.

La troisième contradiction était liée à l'écart existant entre les politiques engagées conformément aux exigences de la Constitution et leur mise en œuvre correspondante : elles ne furent guère à la hauteur des enjeux qu'elles étaient supposées relever. Les juridictions sud-africaines eurent beau les rappeler régulièrement et insister sur les obligations qu'elles engendraient pour les autorités publiques : ceci ne déboucha que sur quelques corrections isolées mais non sur une prise de conscience nationale de la nécessité de changements radicaux. S'y ajouta un autre facteur : la structure « provinciale » (fédérale) de l'État et la répartition constitutionnelle des compétences ne fit qu'aggraver inégalités et différences entre les différentes parties du territoire. Régulièrement dénoncée par les organisations de la société civile comme par les structures publiques ou parapubliques d'experts, les constats sont restés les mêmes et conduisent aujourd'hui à une situation curieuse où l'avenir de la réalisation concrète du droit d'accès à l'éducation passe davantage par les initiatives privées ou associatives que par les structures publiques.

B. Les répercussions des insuffisances de l'accès à l'éducation sur l'enseignement supérieur et l'accès à l'emploi

Les faiblesses précédemment analysées se retrouvent avec la même intensité dans l'enseignement supérieur en y intégrant un effet démultiplicateur : la conséquence de ces échecs par ricochet engendre une incapacité des institutions publiques à transformer la société sud-africaine en corrigeant les inégalités du passé et en repensant la représentativité au sein de la société sud-africaine. Les diagnostics posés il y a près de trente-cinq ans demeurent d'actualité et malgré les efforts réalisés, l'accès à l'enseignement supérieur reste profondément inégalitaire.

Si l'on se limite au droit d'accès aux établissements d'enseignement supérieur, il est vrai que les dispositions racistes du régime d'apartheid ont disparu et qu'une véritable conscience de correction des inégalités s'est opérée. Les statistiques démontrent que le nombre d'étudiants inscrits a plus que doublé et connaît une croissance continue malgré certaines fluctuations. En revanche, un décodage affiné des chiffres et résultats révèle que les étudiants des classes sociales les plus défavorisées demeurent à l'écart de ce mouvement de transformation. Si une classe sociale moyenne noire et métisse a pu émerger de la démocratisation sud-africaine, le tableau reste globalement le même que ce qu'il était à la fin de la période d'apartheid.

Les raisons sont multiples mais tiennent au maintien d'exigences contradictoires : d'un côté, la nécessité de développer des formations de qualité, capables de fournir une élite dirigeante renouvelée ; de l'autre, l'obligation de massifier l'accès à l'enseignement supérieur en accueillant un plus grand nombre d'étudiants. Il faut ici se remémorer que les établissements d'enseignement supérieur ont été divisés dans le passé entre ceux majoritairement composés d'étudiants blancs (HWI) et ceux créés pour cantonner les étudiants noirs et métisses (HBI ou HDI). L'inégalité de développement et de qualité entre ces universités a généré un mouvement de réformes visant à diminuer le nombre d'universités (26) de façon à les rendre plus compétitives mais les clivages du passé entre les universités sont globalement demeurés : les publics restent les mêmes, malgré une volonté d'accroître la mixité des origines. Ce phénomène s'explique par plusieurs facteurs.

D'une part, l'accès à l'université reste conditionné par le niveau scolaire et un examen d'entrée différent de l'examen du baccalauréat dont les résultats jouent en défaveur des étudiants les plus défavorisés. Le taux d'échec à l'entrée n'est plus guidé par un critère racial mais par le niveau d'éducation dont l'échec a été souligné. L'amplification de l'inégalité se retrouve ainsi dans l'enseignement supérieur. D'autre part, si l'accès a été statistiquement facilité, le nombre d'abandons au cours des études supérieures pour les étudiants défavorisés demeure très élevé : même inscrits à l'université, le nombre de ceux qui en ressortent diplômés reste bas. L'égalité d'accès se mesure-t-elle à l'entrée ou à la sortie de l'université ?

Si l'on poursuit un peu plus avant l'analyse, ni les moyens, ni les méthodes n'ont fondamentalement changé : les universitaires restent majoritairement issus du même profil (blanc) et la représentativité des universitaires noirs ou métisses reste largement insuffisante ; les étudiants défavorisés n'arrivent pas à combler leur retard en matière de méthodes d'apprentissage, les conduisant souvent à l'échec.

Le résultat s'est donc traduit par une absence de mutation profonde de l'enseignement supérieur qui s'est encore accrue avec la crise des droits d'inscription à la fin de la décennie 2010. Les établissements universitaires ne pouvant se financer sur les seuls subsides des autorités publiques les conduisirent à lever des droits d'inscription assez élevés que les étudiants les plus défavorisés ne peuvent pas assumer malgré l'existence de bourses. S'en est suivi un mouvement de violentes protestations visant non seulement à contester ces augmentations mais également à critiquer le caractère post-colonial de l'enseignement supérieur en Afrique du Sud. Le déboulonnage de statues emblématiques de la colonisation et les mouvements de révolte appelant à la démission de certains universitaires et un changement de représentativité des personnels dirigeants ont marqué cette révolte. Malgré certains changements, la situation est restée largement la même, laissant l'impression d'une immutabilité de l'ordre des choses à moins d'une révolution.

Si d'indéniables progrès ont donc marqué la situation post-apartheid en matière de promotion des idées démocratiques et de protection des droits fondamentaux, le bilan de l'égalité d'accès reste donc celui d'un échec.


Cette présentation panoramique des défis et enjeux de l'accès à l'enseignement en Afrique du Sud après l'apartheid peut fournir un sentiment d'immobilisme malgré l'affirmation du droit à l'éducation et de l'égalité par la Constitution de 1996. Cependant, sans moyens adéquats et une politique volontariste, l'affirmation de principes politiques et juridiques reste vide de sens. L'accès à l'éducation demeure la clé du changement de la société sud-africaine post-apartheid. Si personne ne le conteste, la transformation reste un choix politique dont les paramètres semblent difficilement maîtrisables par ceux détenant le pouvoir de décision.

(1): Disponible sur : https://www.dailymaverick.co.za/article/2024-01-07-new-sa-failes-blacks-coloureds-ex-statistician-general-lehohla/? utm_source=Sailthru

(2): Le « Congrès du peuple » fut un organe issu d'une campagne de porte-à-porte cherchant à recruter toutes les bonnes volontés qui souhaitaient envisager l'Afrique du Sud du futur dans un environnement post-apartheid qui se réunit les 25 et 26 juin 1955 et adopta la Charte de la liberté. Cette Charte servit de texte de ralliement à tous les opposants du régime d'apartheid et se compose de dix principes assez généraux qui constitueront le socle des constitutions démocratiques de 1993 (Constitution intérimaire) et de 1996 (Constitution actuelle).

(3): « The Doors of learning and of culture shall be opened », impliquant un accès égal pour tous à l'éducation et à la culture. Cette devise figure au frontispice de l'Université du Western Cape créée initialement en 1960 pour les seuls étudiants métis et noirs, à laquelle le signataire de ces lignes a l'honneur d'appartenir.

(4): Le régime politique d'apartheid se définit comme « système de gouvernement par la discrimination raciale ». Il ne s'agit pas uniquement de distinguer les individus en raison de leurs origines et de leur appartenance à telle ou telle catégorie raciale mais d'en faire un instrument de gouvernement à travers des politiques publiques, des lois de prohibition et des pratiques discriminatoires.

(5): Par exemple la loi de 1984 National Policy for General Affairs Act qui permettait au ministre de l'Éducation de disposer de davantage de pouvoirs pour atténuer certaines discriminations, notamment dans les différences de programmes.

(6): Article 32 de la Constitution intérimaire de 1993.

(7): Article 29 de la Constitution de 1996 : « Éducation. (1) Tout individu possède le droit : (a) de bénéficier d'une éducation de base, incluant la formation de base pour adulte ; et (b) de poursuivre son éducation que l'État, au travers de mesures raisonnables, doit rendre progressivement disponible et accessible. (2) Tout individu possède le droit de recevoir une éducation dans la langue officielle ou les langues de son choix dans les institutions publiques lorsqu'un tel enseignement est raisonnablement praticable. Afin d'assurer la réalisation et la mise en œuvre effectives de ce droit, l'État doit prendre en considération toute solution éducative alternative et raisonnable, y compris les institutions à langage unique, prenant en considération : (a) l'équité ; (b) la faisabilité ; et (c) la nécessité de modifier les effets des pratiques et textes raciaux discriminatoires passés. (3) Tout individu a le droit d'établir et de maintenir, à ses propres frais, des institutions indépendantes d'éducations qui : (a) ne discriminent pas sur le fondement de la race ; (b) sont enregistrées auprès de l'État ; (c) maintiennent de standards d'éducation qui ne sont pas inférieurs à ceux appliqués dans des institutions d'éducation publique comparables. (4) L'alinéa (3) n'exclut pas les subventions d'État en faveur des institutions indépendantes d'éducation. ».

(8): Governing Body of the Juma Musjid Primary School & Others v Essay N.O. and Others (CCT 29/10) [2011] ZACC 13 ; 2011 (8) BCLR 761 (CC) (11 avril 2011).

(9): Article 36 de la Constitution.

(10): En distinguant l'éducation « élémentaire » (basic) de l'éducation « plus poussée » (further education), l'article 36 ne permettait pas de définir les contours entre ces deux types d'éducation. Il fallut attendre 2020 pour que la Cour constitutionnelle se prononce et considère expressément que l'éducation élémentaire s'entend comme incluant l'école primaire et secondaire, c'est-à-dire jusqu'au baccalauréat (Matric) ; v. Moko v Acting Principal of Malusi Secondary School and Others (CCT 297/20) [2020] ZACC 30 ; 2021 (3) SA 323 (CC) ; 2021 (4) BCLR 420 (CC) ; (2022) 43 ILJ 2269 (CC) (28 décembre 2020).

(11): L. Lake, S. Pendlebury, « Children's right to basic education », 2006, Meaningful access to Basic Education, South African Child Gauge, 19-23.

(12): D. Johnson, « Introduction : The Challenges of Educational Reconstruction and Transformation in South Africa », Comparative Education, juin 1995, vol. 31, n° 2, Special Number (17), 131-140.

(13): Equal Education and Others v Minister of Basic Education and Others (22588/2020) [2020] ZAGPPHC 306 ; [2020] 4 All SA 102 (GP) ; 2021 (1) SA 198 (GP) (17 July 2020).

(14): Minister of Basic Education v Basic Education for All (20793/2014) [2015] ZASCA 198 ; [2016] 1 All SA 369 (SCA) ; 2016 (4) SA 63 (SCA) (2 décembre 2015).

(15): Madzodzo and Others v Minister of Basic Education and Others (2144/2012) [2014] ZAECMHC 5 ; [2014] 2 All SA 339 (ECM) ; 2014 (3) SA 441 (ECM) (20 février 2014) ; Equal Education and Another v Minister of Basic Education and Others (276/2016) [2018] ZAECBHC 6 ; [2018] 3 All SA 705 (ECB) ; 2018 (9) BCLR 1130 (ECB) ; 2019 (1) SA 421 (ECB) (19 juillet 2018).

(16): Tripartite Steering Committee and Another v Minister of Basic Education and Others (1830/2015) [2015] ZAECGHC 67 ; 2015 (5) SA 107 (ECG) ; [2015] 3 All SA 718 (ECG) (25 juin 2015).

(17): Linkside and Others v Minister of Basic Education and Others (3844/2013) [2015] ZAECGHC 36 (26 janvier 2015).

(18): Komape and Others v Minister of Basic Education (1416/2015) [2018] ZALMPPHC 18 (23 avril 2018).

(19): C. Bisseker, « South Africa is losing the literacy battle », Financial Mail (of South Africa), 16 février 2023.

(20): V. le rapport « 2023 Reading Panel » disponible sur : https://www.groundup.org.za/media/uploads/documents/embargoed_2023_reading_panel_background_report_7_feb_2023.pdf

(21): A. Lijphart, « South African Democracy : Majoritarian or Consosciational », Democratization (1998) 5(4) 144-150.

(22): T. Reddy, « Higher Education and Social Transformation in South Africa since the Fall of the Apartheid », Cahiers de la recherche sur l'éducation et les savoirs, 5, 2006, 121-145.

(23): M. Ramose, « Transforming Education in South Africa : paradigm shift or change », SAJHE/SATHO, Vol. 17, n° 3, 2003.

Citer cet article

Xavier PHILIPPE. « L’accès à l’enseignement en Afrique du Sud après l’apartheid », Titre VII [en ligne], n° 12, L'enseignement, avril 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/l-acces-a-l-enseignement-en-afrique-du-sud-apres-l-apartheid