Chronique de jurisprudence constitutionnelle de droit fiscal (janvier 2024 à juin 2024)
Titre VII
N° 13 - novembre 2024
Droits et libertés
Principes généraux applicables aux droits et libertés constitutionnellement garantis
Sécurité juridique (CE QPC, 17 mai 2024, n° 487762, Sté InnoVent)
On sait que, par sa décision n° 2013-682 DC du 19 décembre 2013 relative à la loi n° 2013-1203 du 23 décembre 2013 de financement de la sécurité sociale pour 2014, le Conseil constitutionnel a complété sa jurisprudence relative aux incidences des législations nouvelles sur les situations légalement acquises. Après avoir rappelé sa jurisprudence traditionnelle selon laquelle « il est à tout moment loisible au législateur, statuant dans le domaine de sa compétence, de modifier des textes antérieurs ou d'abroger ceux-ci en leur substituant, le cas échéant, d'autres dispositions ; que, ce faisant, il ne saurait toutefois priver de garanties légales des exigences constitutionnelles », le Conseil constitutionnel a étendu les hypothèses dans lesquelles de telles exigences seraient méconnues en précisant que le législateur « ne saurait, sans motif d'intérêt général suffisant, ni porter atteinte aux situations légalement acquises ni remettre en cause les effets qui peuvent légitimement être attendus de telles situations ». Cette jurisprudence apporte un complément intéressant qui permet de préciser les obligations auxquelles est soumis le législateur quant à l'application dans le temps des dispositions législatives, au-delà même du cas des dispositions juridiquement rétroactives.
La question de la conformité des dispositions fiscales à ces dispositions se pose fréquemment mais il est plutôt inhabituel que le législateur prenne les précautions nécessaires pour éviter que les dispositions qu'il introduit présentent un caractère juridiquement rétroactif, ce qui est le cas en matière fiscale lorsque le fait générateur de l'imposition est antérieur à la promulgation de la loi qui les introduit.
L'introduction, en application d'un règlement européen (UE) 2022/1854 du Conseil du 6 octobre 2022, de la contribution sur la rente inframarginale (CRI) par l'article 54 de la loi de finances pour 2023, qui soumet à cette nouvelle imposition la rente inframarginale dégagée par l'exploitation d'une installation de production d'électricité lorsqu'elle répond à un certain nombre de conditions fixées par ce texte, constitue une illustration intéressante dans laquelle le législateur a pris soin de définir précisément le fait générateur de cette imposition de façon à éviter qu'elle ne présente un caractère juridiquement rétroactif.
Le III de l'article 54 définit les périodes de taxation au titre desquelles la CRI, dont l'application était à l'origine limitée dans le temps, est applicable, à savoir trois périodes s'étendant du 1er juillet 2022 au 31 décembre 2023 : une première période intervient ainsi le 1er juillet 2022 et s'achève le 30 novembre 2022, une deuxième période va du 1er décembre 2022 au 30 juin 2023, et une troisième période du 1er juillet 2023 et s'achevant le 31 décembre 2023.
Le fait générateur de l'imposition est défini par la production d'électricité pendant l'une de ces périodes, mais la loi prévoit expressément qu'il intervient, pour chacune de ces périodes, à l'achèvement de l'année civile au cours de laquelle intervient son terme, c'est-à-dire au 31 décembre 2022 pour la période allant du 1er juillet au 30 novembre 2022.
Plusieurs sociétés, au premier rang desquelles la société Innovent, ont saisi le Conseil d'État d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) dirigée contre ces dispositions législatives en faisant notamment valoir qu'en prévoyant que les recettes issues de la vente d'électricité réalisées entre le 1er juillet 2022 et le 30 novembre 2022 étaient assujetties à ces nouvelles dispositions, les dispositions de l'article 54 de la loi de finances pour 2023 méconnaissaient les principes jurisprudentiels rappelés ci-dessus, qui avaient été dégagés par le Conseil constitutionnel sur le fondement de la garantie des droits protégée par l'article 16 de la Déclaration de 1789.
Dans la décision visée en tête de cette chronique, le Conseil d'État écarte cette argumentation en retenant qu'il était loisible au législateur de prévoir que l'assiette de la taxe serait définie par référence à des ventes réalisées pendant une période antérieure à son fait générateur, sans que soit méconnue cette garantie.
Mme Céline Guibé, rapporteure publique, dans ses conclusions sur cette décision, a bien reconnu que le choix de déconnecter « le fait générateur et le terme des périodes de taxation peut paraître artificiel, alors que l'ensemble des éléments nécessaires à la liquidation de l'impôt – à savoir, pour l'essentiel, la quantité d'électricité produite et les recettes de marché perçues – sont connus au terme de chaque période, dont on rappellera que la première a débuté le 1er juillet 2022 et s'est achevée le 30 novembre 2022, avant l'entrée en vigueur de la loi de finances ». Mais elle a estimé que cette circonstance n'était pas suffisante pour conclure au caractère rétroactif de la CRI « dès lors que la qualité de redevable doit être déterminée à la seule date du fait générateur ».
Elle a ensuite rappelé que « le Conseil constitutionnel exerce un contrôle sur les dispositions qui interviennent avant le fait générateur de l'imposition lorsqu'elles remettent en cause des effets pouvant être légitimement attendus de situations acquises », donc y compris lorsqu'elles ne présentent pas un caractère juridiquement rétroactif, mais en estimant que cette ligne jurisprudentielle ne pouvait davantage être mobilisée car « aucune attente légitime ne saurait être reconnue en l'espèce, dans la mesure où il n'existe pas de droit acquis du contribuable à ce qu'aucun nouvel impôt ne vienne frapper des recettes enregistrées au cours d'une période antérieure à l'entrée en vigueur de la loi de finances, pourvu que son fait générateur soit postérieur ».
L'habileté en matière fiscale n'est donc pas réservée aux contribuables, rien n'interdit au législateur d'y avoir recours pour contourner les garde-fous constitutionnels !
Question prioritaire de constitutionnalité (QPC)
Critères de transmission ou de renvoi de la question au Conseil constitutionnel
Notion de dispositions déjà déclarées conformes (décision n° 2023-1082 QPC du 15 mars 2024)
Comme on le sait, l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel prévoit qu'une disposition déjà déclarée conforme à la Constitution ne peut faire l'objet d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC), sauf changement de circonstances. Dans sa décision n° 2010-9 QPC du 2 juillet 2010, le Conseil a posé le principe suivant lequel « il résulte des dispositions combinées du troisième alinéa de l'article 23-2 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée et du troisième alinéa de son article 23-5 que le Conseil constitutionnel ne peut être saisi d'une question prioritaire de constitutionnalité relative à une disposition qui a déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances ».
Saisie d'une QPC dirigée contre les dispositions de l'article L 651-5 du code de la sécurité sociale, qui précisent les règles d'assiette de la contribution sociale de solidarité des sociétés, dans leur rédaction issue de l'article 12 de la loi n° 2012-1404 du 17 décembre 2012 de financement de la sécurité sociale pour 2013, la Cour de cassation, par une décision n° 23-15.973 du 19 décembre 2023, Sté Tupperware France, avait jugé sérieux les moyens tirés de ce que ces dispositions - qui conduisent à soumettre les commissionnaires établis en France à des règles d'assiette différentes, pour une même rémunération, selon que le commettant est établi dans ou hors de l'Union européenne - seraient contraires aux exigences du principe d'égalité devant la loi, du principe d'égalité devant les charges publiques et de la liberté d'entreprendre. Elle avait en conséquence transmis la QPC au Conseil constitutionnel.
Pourtant l'article 12 de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2013 avait déjà été déclaré conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif de la décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012 par le Conseil constitutionnel, saisi par des parlementaires dans le cadre de son contrôle de constitutionnalité a priori. Ceci n'avait pas échappé à la Cour de cassation mais, dans sa décision précitée du 19 décembre 2023, celle-ci avait estimé, en se référant à la liste figurant sur le site internet du Conseil constitutionnel, que ces dispositions n'avaient « pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d'une décision du Conseil constitutionnel ».
Cette analyse de la portée de la décision du Conseil constitutionnel du 13 décembre 2012 reposait probablement sur la circonstance que les dispositions déclarées conformes s'appliquaient non seulement aux dispositions de l'article L 651-5 du code de la sécurité sociale relatives à la C3S due par les commissionnaires, mais aussi aux dispositions du même article qui s'appliquent, quant à elles, à l'assiette de la contribution due par certaines entreprises d'assurance. Or le contrôle exercé par le Conseil constitutionnel n'avait porté que sur l'application des dispositions issues de l'article 12 de la loi de financement de la sécurité sociale propre aux entreprises d'assurance.
Pour autant, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 15 mars 2024 ici commentée, s'écarte de l'analyse de la Cour de cassation. D'après le commentaire de la décision, « la circonstance que le Conseil constitutionnel n'ait répondu, dans les motifs de sa décision n° 2012-659 DC du 13 décembre 2012, qu'à des griefs relatifs à la contribution à la charge des entreprises du secteur des assurances, alors que la conformité à la Constitution des dispositions relatives à la minoration de l'assiette de la C3S à la charge des commissionnaires n'avait alors pas été discutée par les sénateurs requérants, demeurait sans incidence sur la portée de cette validation, dès lors que le Conseil a bien expressément déclaré conforme à la Constitution, dans les motifs et le dispositif de sa décision, l'ensemble de l'article 12 de la loi déférée, sans restreindre aucunement le champ de son contrôle ».
Une note de bas de page dans le commentaire précise, en outre, que la liste figurant sur le site du Conseil constitutionnel n'a aucune valeur juridique et que cette dernière confirmait d'ailleurs, à l'inverse de ce qu'avait estimé la Cour de cassation, que les dispositions des quatrième à dixième alinéas de l'article L. 651-5 du code de la sécurité sociale figuraient bien au nombre de celles mentionnées comme ayant déjà fait l'objet d'une déclaration de conformité.
La décision ici commentée confirme donc l'approche formaliste de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la notion de dispositions déjà déclarées conformes : de même que la circonstance que le Conseil constitutionnel ait déclaré conformes des dispositions en écartant certains griefs seulement ne permet pas de considérer que l'invocation de nouveaux griefs pourrait justifier un nouvel examen de la conformité à la Constitution de ces dispositions, le fait que les griefs écartés par le Conseil constitutionnel n'étaient relatifs qu'à une partie des dispositions contestées ne permet pas de considérer que la partie des dispositions qui n'a pas été expressément examinée par le Conseil constitutionnel n'aurait pas déjà été déclarée conforme, dès lors que l'article qui a introduit l'une comme l'autre de ces dispositions est déclaré conforme dans son ensemble.
Citer cet article
Stéphane AUSTRY. « Chronique de jurisprudence constitutionnelle de droit fiscal (janvier 2024 à juin 2024) », Titre VII [en ligne], n° 13, L'environnement, novembre 2024. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-jurisprudence-constitutionnelle-de-droit-fiscal-janvier-2024-a-juin-2024
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