Titre VII

N° 10 - avril 2023

Chronique de droit constitutionnel comparé (juillet à décembre 2022)

Cour suprême du Royaume-Uni, arrêt du 23 novembre 2022, Reference by the Lord Advocate of devolution issues under paragraph 34 of Schedule 6 to the Scotland Act 1998 (inconstitutionnalité du référendum d'indépendance de l'Écosse), par E. Bottini

Malgré l'échec du référendum d'indépendance de l'Écosse en 2014(1), le parti indépendantiste écossais qui est actuellement au Gouvernement n'a pas fait mystère de sa volonté d'en organiser un autre, notamment à la suite de la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne, le peuple écossais ayant voté majoritairement (62 %) contre le Brexit en 2016. C'est dans le cadre de cette volonté politique que s'inscrit la décision importante(2) de la Cour suprême du Royaume-Uni du 23 novembre dernier sur la constitutionnalité du projet de loi organisant un nouveau référendum d'indépendance en Écosse.

En effet, le Royaume-Uni étant un État dévolu -- ni unitaire ni fédéral donc --, le pouvoir d'organiser un référendum d'indépendance ne réside pas nécessairement dans les mains des institutions écossaises, qu'il s'agisse du Gouvernement ou du Parlement. Ce dernier notamment dispose de compétences dévolues par le Parlement du Royaume-Uni et n'a pas la compétence de sa compétence. Pour cette raison, le précédent référendum avait été autorisé par le Gouvernent du Royaume-Uni, qui avait transféré le pouvoir d'organiser un référendum au Parlement écossais : cela avait été l'objet de l'Accord d'Édimbourg de 2012. La question de savoir si l'Écosse pouvait seule décider d'organiser un tel référendum n'avait pas été tranchée à l'époque. Puisque le Gouvernement britannique a refusé d'attribuer à nouveau un tel pouvoir au Gouvernement écossais, la question s'est posée devant la Cour suprême du Royaume-Uni, qui a tranché par la négative dans son jugement du 23 novembre. L'arrêt est significatif non seulement sur le fond de la question, dans le cadre complexe des conséquences du Brexit ainsi que par rapport aux différentes revendications d'indépendance d'entités régionales en Europe (la Catalogne vient immédiatement à l'esprit), mais aussi par rapport au rôle de la Cour suprême du Royaume-Uni elle-même et sa place dans la démocratie britannique.

Le référendum de 2014 avait été rendu possible par un ajout au Scotland Act de 1998 d'un nouveau paragraphe de l'article 5 affirmant qu'un référendum d'indépendance n'est pas une matière réservée, alors même que « l'Union des royaumes d'Écosse et d'Angleterre » rentre normalement dans ces matières. Le nouveau paragraphe (5A) n'est désormais plus en vigueur, et le Gouvernement du Royaume-Uni n'a pas souhaité adopter une nouvelle fois une modification de l'article (sous une forme appelée « Order in Council »). Ainsi, le Gouvernement écossais a manifesté sa volonté d'organiser un référendum en l'absence d'une telle modification, à législation constante.

Afin de procéder à une telle organisation en respectant le cadre légal, la Première ministre Nicolas Sturgeon a décidé d'introduire un projet de loi devant le Parlement contenant la question référendaire. Un obstacle juridique est apparu à ce moment-là : selon le Scotland Act, la loi sur les compétences législatives dévolues de l'Écosse, le Gouvernement doit déclarer que le contenu du projet de loi entre dans ses compétences. Pour ce faire, il doit obtenir un avis favorable de la part de la Lord Advocate, la plus haute fonction de conseil juridique faisant partie du Gouvernement écossais (sans être une fonction ministérielle politique pour autant). Une fois la question posée, il est apparu que la réponse n'était pas certaine, et la Première ministre a donc demandé à la Lord Advocate Dorothy Bain de saisir la Cour suprême de la question de compétence. Cette saisine a priori avant même l'adoption du projet de loi est assez exceptionnelle, et n'avait pas encore été utilisée depuis l'entrée en vigueur du Scotland Act. Ainsi, une partie importante de l'arrêt est consacrée à la question de l'admissibilité de ce recours.

Le Gouvernement écossais, à travers sa Lord Advocate, demande donc à la Cour suprême du Royaume-Uni si le Parlement écossais a le pouvoir de légiférer en vue d'organiser un référendum d'indépendance ou si cette question empiète sur les matières réservées au Parlement du Royaume-Uni, auquel cas le référendum est exclu des compétences du Parlement écossais. La Cour suprême divise la question en trois parties, les deux premières étant préalables à la dernière, celle sur la constitutionnalité d'un référendum d'indépendance, laquelle n'a lieu d'être que si les deux autres réponses sont positives.

Il s'agit d'abord de savoir si la question posée est en effet relative à la dévolution et donc si un tel recours pouvait être formé ; si oui, encore faut-il que la Cour décide si la question est trop politique et il convient de décliner sa compétence ; enfin, la Cour doit se pencher sur la solution à adopter à propos de la constitutionnalité du référendum proposé. La Cour suprême choisit d'admettre ce recours atypique dans l'intérêt d'une ouverture du prétoire au Gouvernement écossais dans une période de tension dans les rapports politiques, en insistant sur l'importance de la justiciabilité des questions de compétence (I). Afin de trancher la question sur le fond, la Cour utilise un raisonnement assez fin, pour trouver une solution médiane entre deux interprétations possibles (II). Au-delà de la question de fond, dont la réponse est somme toute assez évidente, la Cour suprême profite de cet arrêt pour se pencher une nouvelle fois sur sa conception de la démocratie britannique, s'inscrivant dans une suite d'arrêts récents (III).

I. L'apaisement des tensions politiques par l'ouverture du prétoire au Gouvernement écossais

La Première ministre écossaise avait, depuis son arrivée au pouvoir, insisté sur la volonté de suivre la voie légale afin d'obtenir l'indépendance. C'est ici que se situe la principale différence avec le déroulement des évènements de Catalogne en 2017. C'est donc une question préalable qui est posée, avant même le dépôt du projet de loi devant le Parlement, ce qui n'est pas une procédure habituelle devant la Cour suprême du Royaume-Uni. La Première ministre a chargé la Lord Advocate de solliciter la décision de la Cour sur la base d'une procédure prévue au paragraphe 34 de l'article 6 du Scotland Act. Celui-ci réserve la saisine a priori de la part des principales autorités écossaises à « toute question relative à la dévolution ». La première question que la Cour doit résoudre est donc de déterminer la recevabilité du recours sur la base de cet article.

Bien que l'Avocat général du Gouvernement britannique refuse cette qualification, la Cour déclare le recours recevable, dans la mesure où la question concerne bien les matières dévolues. Le raisonnement sur cette première question est long et technique(3) et présente deux points principaux d'intérêt en matière de techniques d'interprétation de la loi.

Tout d'abord, la Cour considère que, contrairement à ce que l'Avocat général du Gouvernement affirme, il faut interpréter la loi de la manière la plus large possible afin que toute question sur les compétences dévolues puisse être décidée par les cours (§ 37 de l'arrêt commenté)(4). Autrement dit, la nécessité de la justiciabilité de ces questions importantes doit l'emporter sur toute autre interprétation textuelle qui pourrait exclure la compétence juridictionnelle d'en connaître. Aux objections du Gouvernement britannique, basées sur une rédaction imprécise et peu compréhensible de la loi, la Cour suprême répond que « l'absence de précision dans la législation n'est pas inconnue, et le fait qu'une interprétation particulière aurait une conséquence imprécise n'est pas une objection définitive si la construction interprétative est malgré tout la plus persuasive » (§ 41).

Ensuite, l'Avocat général du Gouvernement utilise l'incertitude exprimée par la Lord Advocate pour affirmer que le recours est inadmissible, en ce qu'il utilise abusivement les ressources de la Cour. En effet, en affirmant qu'il n'est pas certain que la loi de convocation du référendum pour l'autonomie de l'Écosse rentre dans les compétences dévolues, la Lord Advocate admet de ne pas connaître la réponse, ce qui pour le Gouvernement équivaut à un aveu d'incompétence du Parlement écossais. Ainsi, l'avis de la conseillère juridique du Gouvernement serait suffisant pour répondre négativement à la question de la Première ministre, sans besoin de faire appel à la Cour suprême. Celle-ci répond en revanche que les avis juridiques des ministres n'étant pas infaillibles, il convient de préserver le rôle de la Cour elle-même, qui est la seule à pouvoir répondre avec certitude à une telle question de compétence. Ce faisant, la plus haute cour du Royaume-Uni, de relative récente création dans son état actuel(5), renforce son rôle d'interprète ultime des questions constitutionnelles qui se posent dans le pays, dont les lois de dévolution font partie(6). En effet, si une erreur devait avoir lieu dans l'un de ces avis d'incompétence, « une proposition de loi légitime et politiquement importante ne verrait jamais le jour » (§ 44). De plus, la Cour souligne que c'est la première fois dans les vingt-trois ans depuis l'entrée en vigueur du Scotland Act que le Gouvernement écossais transmet une question préalable, confirmant la bonne foi de la Lord Advocate dans cette saisine.

Une fois admis que la question pouvait bien être posée par le Gouvernement écossais à la Cour suprême, celle-ci avait encore la possibilité de refuser une réponse en utilisant son pouvoir discrétionnaire. Rejetant un précédent concernant l'Irlande du Nord qui allait dans ce sens, elle considère que les circonstances de l'affaire écossaise sont « exceptionnelles » (§ 53). En effet, non seulement la question a des applications concrètes, étant donné que de la réponse de la Cour dépend le dépôt ou non du projet de référendum devant le Parlement écossais ; de plus, la question déférée n'est pas une question ordinaire, la décision de la Lord Advocate de la poser s'inscrit dans la poursuite de l'intérêt général. Ainsi, de manière assez inattendue, la Cour accepte de prendre en considération la saisine.

Il aurait été sans doute mal venu(7) que la Cour ferme la porte à la question du Gouvernement écossais, dans une situation politique de tension dès lors que deux Premiers ministres du Royaume-Uni, Theresa May puis Boris Johnson, ont successivement refusé d'autoriser le deuxième référendum d'indépendance demandé par l'Écosse après le Brexit. En admettant la saisine, d'un ton pédagogique et bienveillant(8), la Cour s'est érigée en arbitre équilibré de cette dispute politiquement sensible.

Un autre choix (inhabituel) d'ouverture de la part de la Cour va dans le même sens : une tierce intervention par le Parti national écossais est acceptée, qui introduit l'argument du droit à l'autodétermination en droit international pour demander à la Cour une interprétation favorable à la tenue du référendum. Le respect du droit international est également invoqué comme le fondement du respect du principe de légalité en droit interne, en ce que le premier doit guider l'interprétation du second. Selon le parti majoritaire, l'interprétation de la Cour du Scotland Act serait incompatible avec ce droit fondamental et inaliénable des peuples. L'article 1 de la Charte des Nations Unies qui contient ce droit, ainsi que d'autres conventions et accords qui le réitèrent, devraient l'emporter sur une interprétation de la loi non conforme à ce principe. Une fois rappelée la jurisprudence établie sur l'importance de l'adéquation au droit international de l'interprétation du droit interne, qui n'est pas remise en question par la Cour, celle-ci refuse l'application du droit à l'autodétermination au cas d'espèce (§ 88). En citant de manière extensive la Cour suprême du Canada dans son arrêt sur droit à la sécession du Québec de 1998(9), la Cour suprême du Royaume-Uni considère également que le droit à l'autodétermination ne s'applique qu'à des anciennes colonies, où la population est opprimée et ne jouit pas de représentation politique ou du droit à une égale considération par l'État. Au contraire, ni le Québec à l'époque du référendum de sécession ni l'Écosse actuellement ne subissent une telle occupation étrangère ou une telle violation de leurs droits. L'autodétermination des peuples ne saurait donc pas devenir un droit à la sécession (§ 89), l'absence de prohibition de sécession par le droit international n'en fait pas un droit pour autant en dehors des situations mentionnées. La Cour, en rejetant cet argument, affirme la nature constitutionnelle de la dévolution des pouvoirs à l'Écosse, qu'elle définit comme « un système soigneusement calibré » (§ 90) fondé sur le principe de subsidiarité.

Ainsi, bien qu'en la rejetant sur le fond, la Cour s'ouvre au point de vue des indépendantistes afin de paraître le plus impartiale possible. Pour autant, l'interprétation qu'elle doit effectuer pour répondre sur le fond à la question de la constitutionnalité du référendum n'est pas anodine et exige d'effectuer un raisonnement particulièrement délicat.

II. La ligne de crête interprétative de la Cour sur les matières réservées et dévolues

Ainsi, sur le fond, la Cour suprême doit décider si l'organisation d'un référendum d'indépendance rentre bien dans les matières réservées au Parlement de Westminster. Pour cela, elles doivent être en rapport avec l'Union des royaumes d'Écosse et d'Angleterre ou avec le Parlement du Royaume-Uni. La question se pose donc de savoir ce que signifie dans la loi « être en rapport avec » (« *related to *»). L'interprétation de cette expression, que l'on retrouve dans le Scotland Act à sa section 29(2)(b), n'est pas aisée et a déjà fait l'objet de débats.

Des précédents consolidés de la Cour indiquent que « rapport » signifie plus qu'un simple lien vague ou lien de conséquence (« loose or consequential connection »). La question qui serait posée lors du référendum, « L'Écosse devrait-elle être un pays indépendant ? », semble prima facie liée à l'intégrité du Royaume-Uni, et dans ce cas, il s'agirait bien d'une question réservée. Les arguments en faveur de cette interprétation sont présentés non seulement par l'Avocat du Gouvernement britannique, mais aussi par la Lord Advocate écossaise.

En effet, même si le référendum n'avait qu'une vocation consultative, la Cour déduit de nombreux documents, tel le manifeste électoral du Parti national écossais, que son objectif ultime est de soutenir l'indépendance de l'Écosse. La signification politique du référendum prend toute son importance ici pour la Cour : « un vote positif (...) viendrait renforcer les arguments du Gouvernement écossais pour négocier l'indépendance avec le Gouvernement du Royaume-Uni, et mettrait une pression politique sur le Gouvernement et le Parlement du Royaume-Uni pour le respect du résultat en acceptant l'indépendance de l'Écosse » (§ 62). Ainsi, le référendum a bien « un rapport avec » l'Union.

Il aurait également un rapport avec la souveraineté du Parlement du Royaume-Uni -- la deuxième matière réservée en question -- pour la même raison : constituant le fondement pour une sécession, le référendum, si son issue était positive, aurait comme conséquence la fin de la compétence du Parlement de Westminster de légiférer pour l'Écosse.

La Cour examine aussi les arguments contraires, tendant à prouver que l'organisation d'un référendum ne rentre pas dans les matières réservées. En considérant le caractère seulement consultatif du référendum, celui-ci n'aurait pas un rapport suffisamment étroit et direct avec une matière réservée et échapperait ainsi à une censure constitutionnelle. De plus, si la Cour devait prendre en compte uniquement le texte de la proposition de référendum et non son contexte, le rapport avec des matières réservées serait moins direct, puisque l'objectif affiché du référendum est uniquement « de vérifier les opinions du peuple d'Écosse » (§ 66). Ainsi, les effets pratiques du référendum étant purement hypothétiques, la Cour ne devrait pas pouvoir fonder sa décision sur des conséquences qu'elle peut seulement imaginer (la sécession), mais qu'elle ne peut prouver avec certitude. Enfin, sur le principe, le Parlement écossais devrait avoir la possibilité de vérifier les opinions de l'électorat sur des questions particulières par voie de référendum consultatif. Tout comme le Gouvernement écossais a le pouvoir de négocier avec le Royaume-Uni par rapport à des matières réservées, de la même manière le Parlement devrait pouvoir interroger le peuple sur ces mêmes matières à travers un référendum.

Après avoir examiné les arguments fournis par les deux parties, la Cour développe son raisonnement afin d'atteindre une solution (§ 70-92). La Cour précise d'emblée deux éléments d'interprétation : d'une part, lorsqu'elle recherche un rapport qui ne soit pas uniquement vague et indirect entre la loi en question (projet de loi sur le référendum) et des matières réservées, la Cour n'implique pas qu'un effet légal ou direct de l'une sur les autres est nécessaire. Autrement dit, même en l'absence de conséquence directe du référendum sur la législation en vigueur, la Cour peut considérer « les effets en toute circonstance » (§ 74), qui s'étendent au-delà des effets purement juridiques. Ainsi, le caractère consultatif du référendum ne fait pas obstacle à ce que la Cour considère les liens indirects et politiques entre un référendum d'indépendance et la sécession de l'Écosse, et identifie donc l'atteinte à l'intégrité de l'Union. Finalement, dans l'impossibilité d'insérer une troisième option entre ce qui est une conséquence indirecte et donc un rapport vague, et une conséquence directe et donc un rapport étroit, les juges sortent de la simple relation entre référendum et matières réservées pour regarder les effets, concrets et politiques bien que non juridiques, d'un éventuel référendum. Rester dans le pur débat formaliste sur ces termes ne permet pas de comprendre « ce dont il s'agit réellement dans le projet de loi » (§ 77) ; et on ne peut le comprendre sans regarder l'objectif du projet de loi : il s'agit de savoir si l'Écosse doit être un pays indépendant. Il est donc évident que cette question est en fait liée à la question de savoir s'il faut terminer l'Union entre l'Écosse et l'Angleterre et si doit cesser la souveraineté du Parlement du Royaume-Uni sur l'Écosse.

En prenant de la hauteur de vue sur la question du lien entre futur référendum et matières exclues de la compétence du Parlement écossais, la Cour suprême du Royaume-Uni adopte une approche pragmatique afin d'éviter les écueils d'une interprétation formaliste de l'expression « to be related to ».

III. L'enjeu démocratique pour la Cour suprême

La Cour suprême du Royaume-Uni l'affirme clairement et sans ambiguïtés : les effets du projet de loi, s'il devait être adopté par le Parlement, ne se limiteraient pas à la tenue d'un référendum, mais iraient bien au-delà. Sur ce point, la Cour présente sa propre conception de la démocratie participative, à commencer par la définition du référendum. Celui-ci est un « processus démocratique organisé conformément à la loi qui résulte en une expression de la vision de l'électorat sur une question spécifique de politique publique à une occasion particulière » (§ 78). Ainsi, le référendum n'est pas simplement une consultation ou un sondage du public. C'est l'exercice légal de la participation du peuple et dont tous les aspects (financiers, logistiques, politiques) doivent être autorisés par la loi. Ce qui retient tout particulièrement l'attention est la façon dont la Cour attribue quasiment plus d'importance à la loi qui met en place le référendum qu'à la participation populaire qui en résulte : la légitimité du résultat du référendum ne vient pas tellement de la participation directe du peuple (par le taux de participation, par exemple, ou par l'initiative de la question référendaire), mais du fait que « l'autorité législative, et la conformité à la procédure législative, confèrent une légitimité au résultat » du référendum (§ 78). Et c'est bel et bien parce qu'il existe un tel encadrement du référendum par la loi, que celui-ci n'a pas qu'une signification politique, même en l'absence de conséquences juridiques immédiates. Les précédents référendums au Royaume-Uni montrent d'ailleurs une telle signification par leurs conséquences politiques : celui, négatif, sur l'indépendance de l'Écosse en 2014 ; celui, dont on connaît l'ampleur, sur le Brexit en 2016. Ce détour par la définition du référendum s'explique par le caractère relativement récent et rare de ces mécanismes de démocratie directe au Royaume-Uni, ce que la Cour avait déjà eu l'occasion d'affirmer à propos du référendum de 2016 sur la sortie de l'Union européenne(10).

Le Brexit est en effet en toile de fond de cet arrêt, d'une part parce que la Cour l'évoque directement pour discuter de la valeur juridique des référendums consultatifs (les seuls qui existent au Royaume-Uni), d'autre part parce que la question de l'indépendance de l'Écosse est politiquement liée à la possible candidature de l'Écosse en tant que membre de l'Union européenne. De ce dernier point de vue, les choses ont évidemment bien changé depuis 2014(11).

En citant ses précédents, la Cour suprême renvoie longuement à l'arrêt Miller I de 2017(12), où il avait été question d'évaluer l'aspect juridique et politique du référendum du Brexit, sur la base du caractère uniquement consultatif de celui-ci. La Cour distingue les effets proprement juridiques d'un référendum qui aurait eu comme effet pour le Royaume-Uni de se retirer purement et simplement de l'Union européenne sans besoin de légiférer, et les effets politiques, qui sont les seuls existants -- sans être moins significatifs pour autant -- jusqu'à ce que le Parlement légifère.

En attribuant une telle importance au rôle du Parlement dans la prise en compte des référendums, la Cour suprême ne fait que confirmer une vision de la démocratie qui est typiquement attribuée au modèle de Westminster : celle d'une démocratie avant tout parlementaire, représentative, où le rôle direct du peuple est rare, ponctuel et a uniquement vocation à influencer de manière non contraignante le travail du Parlement(13). Précédemment, la Cour suprême avait déjà souligné sa conception de la démocratie britannique comme étant avant tout représentative, où le peuple électeur est la source du Parlement souverain (et plus précisément de la Chambre des communes) et le Gouvernement n'a de légitimité que par la confiance de celui-ci(14).

Cela ne minimise pas, dans le raisonnement de la Cour, l'importance d'un éventuel référendum d'indépendance de l'Écosse. Au contraire, c'est en raison des conséquences politiques indirectes que les juges britanniques nient au Parlement écossais la compétence de l'organiser. De manière assez habile, la Cour renverse l'argument de la Lord Advocate écossaise en repérant une contradiction dans son raisonnement : ainsi, il ne lui était pas possible d'arguer en même temps l'importance exceptionnelle de la tenue du référendum pour le peuple écossais et d'attribuer au projet de loi une importance limitée du point de vue juridique, afin que celui-ci ne soit lié aux matières réservées que d'une manière indirecte (§ 80). C'est donc pour la première hypothèse que penche la Cour : un référendum légal sur l'indépendance aurait en effet des conséquences importantes bien que non immédiates ou directes, et un résultat clair « aurait l'autorité dans une constitution et culture politique fondées sur la démocratie, d'une expression démocratique de la vision de l'électorat écossais » (§ 81).

Sur ce point, l'aspect démocratique est largement mis en avant par la Cour : c'est la légitimité démocratique de l'Union qui serait remise en question en cas de résultat positif ; c'est la crédibilité démocratique du mouvement indépendantiste qui serait influencée, dans un sens ou dans l'autre, par le résultat ; en somme, la Cour attribue un effet politique plein et entier de l'expression démocratique directe du peuple et en déduit un effet de droit, qui est l'inconstitutionnalité de la proposition de loi organisant le référendum en ce qu'elle est en rapport avec des matières réservées (§ 83).

L'enjeu est de taille pour la Cour suprême, non seulement pour ce qui est de définir le type de démocratie que le Royaume-Uni a mis en place, mais aussi par rapport à sa propre place dans la séparation des pouvoirs en tant qu'organe contre-majoritaire. Par le passé, elle a déjà été critiquée pour avoir remis en discussion la décision populaire de sortir de l'Union européenne, notamment par les deux décisions Miller I et Miller II, où le rôle du Parlement a été réaffirmé par la Cour pour son caractère essentiel pour la démocratie britannique(15). Dans la première décision de 2017, la Cour avait obligé le Gouvernement à passer par la voie législative pour notifier la décision de sortir de l'Union ; dans la deuxième, encore plus retentissante, en 2019, les juges avaient considéré à l'unanimité que la prorogation de la session parlementaire pour une durée de cinq semaines par le premier Ministre était « nulle et de nul effet » en raison de son incompatibilité avec les conventions constitutionnelles et notamment du principe de la responsabilité du Gouvernement devant le Parlement, clé de voûte du régime parlementaire britannique(16). Dans la présente décision, où un référendum (potentiel) est à nouveau en cause, la Cour a la délicate tâche de concilier sa vision essentiellement parlementaire de la démocratie avec l'importance démocratique des référendums, afin de parer aux éventuelles critiques envers un organe non élu imposant des restrictions sur l'expression du corps électoral (que ce soit par des limitations imposées au Gouvernement, dont la nomination dépend de l'élection, ou sur les conséquences d'un référendum).

En conclusion, du point de vue stratégique, cet arrêt s'ajoute à un certain nombre de décisions retentissantes par lesquelles, dans les dernières années, la Cour a cherché à établir son propre rôle et son indépendance vis-à-vis des autres pouvoirs au Royaume-Uni, législatif comme exécutif. L'insistance sur la justiciabilité de la question dans toute la première partie de la décision le montre clairement. La façon dont la Cour conduit son raisonnement, dont les « méthode et pédagogie »(17) ont été saluées par la doctrine comme la marque d'une décision « équilibrée »(18), « pondérée et empathique »(19), en est également une preuve. La décision a d'ailleurs été rendue à l'unanimité(20), comme Miller II, ce qui est à nouveau une indication de la volonté d'établir une position forte sur des sujets controversés.

Néanmoins, la Cour reste assez prudente dans la solution adoptée, et il est peu probable qu'une action tendant à faire déclarer illégal le refus du Gouvernement britannique de déléguer la compétence référendaire au Gouvernement écossais soit couronnée de succès(21). En effet, la composition de la Cour a changé depuis Miller II en 2019, Lady Hale n'étant plus la Présidente et ayant été remplacée par Lord Reed, lui-même écossais mais considéré comme plus conservateur et déférent vis-à-vis des autres pouvoirs publics(22), ainsi qu'adepte d'une vision plus formaliste de l'interprétation(23). Une action de ce type demanderait un activisme assumé(24), devenu encore moins probable dans la configuration actuelle de la Cour.

(1): Celui-ci s'est soldé par un vote négatif de 55 % contre 45 %. Pour une analyse, voir J. Leruez, « Le référendum du 18 septembre 2014 en écosse : l'échec d'un long processus », Pouvoirs, vol. 152, no. 1, 2015, p. 145-160.

(2): Le texte de l'arrêt, ainsi que les vidéos des audiences et les autres documents relatifs, est disponible en anglais à la page suivante : [https://www.supremecourt.uk/cases/uksc-2022-0098.html]. La décision a été très commentée par les juristes britanniques dans les semaines qui ont suivi sa publication ; pour des commentaires en français, voir A. Antoine, JP Blog, 28 novembre 2023, [https://blog.juspoliticum.com/2022/11/28/projet-de-referendum-consultatif-sur-lindependance-de-lecosse-fin-de-partie-contentieuse-par-aurelien-antoine/] et A. Guigue, « L'impossibilité pour l'Écosse d'organiser unilatéralement un référendum consultatif portant sur son indépendance », Le Club des juristes, 29 novembre 2023, [https://blog.leclubdesjuristes.com/limpossibilite-pour-lecosse-dorganiser-unilateralement-un-referendum-consultatif-portant-sur-son-independance-par-alexandre-guigue/].

(3): Pour une analyse détaillée de ce premier aspect plus procédural de l'arrêt, voir A. Guigue (cit.) et A. Antoine (cit.).

(4): « So understood, it ensures that it is possible for every conceivable question about whether a function is exercisable within devolved competence or in or as regards Scotland, and every conceivable question about reserved matters, to be decided by courts. (...) It is understandable that the United Kingdom Parliament should have provided a means of ensuring that every such question is justiciable, since there could otherwise be situations where a limit on the exercise of a function could not be authoritatively determined ».

(5): Créée par le Constitutional Reform Act de 2005, la Cour existe depuis 2009. Pour une explication de sa création et de son rôle, v. Aurélie Duffy-Meunier, « La Cour suprême au Royaume-Uni après le Constitutional Reform Act 2005 : une juridiction hors norme », Jus Politicum, n° 9 [[http://juspoliticum.com/article/La-Cour-supreme-au-Royaume-Uni-apres-le-Constitutional-Reform-Act-2005-une-juridiction-hors-norme-641.html]].

(6): Pour une discussion sur ce qu'est la Constitution britannique et ses lois constitutionnelles, v. I. Nguyên-Duy, « La Constitution britannique : continuité et changement. Quelques réflexions sur la Constitution britannique et son évolution à l'occasion de la publication des Mélanges en l'honneur de Vernon Bogdanor », Revue française de droit constitutionnel, vol. 99, n° 3, 2014, p. 581-606.

(7): Pour A. Antoine, « rejeter le recours au stade de la compétence aurait été particulièrement frustrant. Les efforts du gouvernement écossais de respecter le droit (pour l'instant) et de s'en remettre à la cour ont été récompensés » (op. cit.).

(8): L'interprétation de la Cour a été définie comme « généreuse » par M. Weller, « The UK Supreme Court Reference on a Referendum for Scotland and the Right to Constitutional Self-determination : Part I », Blog of the European Journal of International Law, 13 décembre 2022.

(9): Cour suprême du Canada, Renvoi relatif à la sécession du Québec, [1998] 2 R.C.S. 217. Pour un approfondissement sur la signification juridique et politique de cet arrêt, v. N. Des Rosiers, « The Constitutional Way to Divide a Country », IACL-AIDC Blog (21 June 2022) [https://blog-iacl-aidc.org/globallandmarkjudgments/2022/6/22/the-constitutional-way-to-divide-a-country].

(10): Dans l'arrêt dit Miller I de 2017 : R (on the application of Miller and another) (Respondents) v Secretary of State for Exiting the European Union (Appellant) [2017] UKSC 5, § 117.

(11): Pour des précisions sur les évolutions politiques des revendications écossaises depuis le Brexit, v. A. Guigue, op. cit.

(12): Cour suprême du Royaume Uni, Miller I, ibid. La Cour suprême avait dû répondre à la question de savoir si le Gouvernement devait passer par voie législative pour notifier la sortie du Royaume-Uni de l'Union européenne. Pour une traduction des passages principaux de l'arrêt, v. D. Baranger, « L'arrêt Miller de la Cour suprême du Royaume-Uni : une traduction des passages principaux », 25 janvier 2017, JP Blog, [http://blog.juspoliticum.com/2017/01/25/larret-miller-de-la-cour-supreme-du-royaume-uni-une-traduction-des-passages-principaux/].

(13): D. Thebault, « La constitutionnalité du référendum d'indépendance en Écosse », Revue française de droit constitutionnel, vol. 127, n° 3, 2021, p. e21-e37.

(14): « Nous vivons dans une démocratie représentative. La Chambre des communes existe parce que le peuple a élu ses membres. Le Gouvernement n'est pas directement élu par le peuple [...]. Le Gouvernement existe par ce qu'il a la confiance de la Chambre des communes. Il n'a aucune autre légitimité démocratique que celle-là » (Miller II, § 55).

(15): « Dans la première décision Miller*, le Daily Mail en date du 4 novembre 2016 avait désigné les juges de la Haute Cour comme étant des « ennemis du peuple » lorsqu'ils avaient jugé que la notification de la sortie de l'Union européenne devait se faire par la voie législative et non par la voie de la prérogative. Les juges sont, en effet, apparus comme des opposants au choix démocratiquement exprimé par le peuple dans le référendum du 23 juin 2016 sur le* Brexit », A. Duffy-Meunier, « L'affaire de la prorogation : Miller (No 2). L'annulation de la suspension du Parlement par la Cour suprême britannique », Revue française de droit constitutionnel, vol. 125, n° 1, 2021, p. 127-159.

(16): Ibid.

(17): A. Guigue, op. cit.

(18): Ibid.

(19): A. Antoine, op. cit.

(20): Cinq juges sur les douze qui composent la Cour ont jugé cette affaire, la composition la plus habituelle pour les affaires courantes. De manière plus exceptionnelle, un panel de neuf juges peut être appelé à entendre certaines affaires.

(21): Malgré quelques tentatives de constitutionnalistes de défendre ce point de vue.

(22): L. Graham, « The Reed Court by Numbers : How Shallow is the 'Shallow End'? », U.K. Const. L. Blog, 4 avril 2022, [https://ukconstitutionallaw.org/].

(23): S. Douglas-Scott, « Scottish Independence in the UK Supreme Court », Brexit Institute News, 28 novembre 2022, [https://dcubrexitinstitute.eu/2022/11/scottish-independence-in-the-uk-supreme-court/].

(24): Même pour la décision Miller II, Celine Roynier ne considérait pas la Cour suprême comme une cour « activiste », mais la question s'était posée : C. Roynier, « Illégalité de la prorogation du Parlement britannique : seule la Reine ne peut mal faire ! », JP Blog, 1 octobre 2019, [https://blog.juspoliticum.com/2019/10/01/illegalite-de-la-prorogation-du-parlement-britannique-seule-la-reine-ne-peut-mal-faire-par-celine-roynier/].

Citer cet article

Éleonora BOTTINI. « Chronique de droit constitutionnel comparé (juillet à décembre 2022) », Titre VII [en ligne], n° 10, Le secret, avril 2023. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/chronique-de-droit-constitutionnel-compare-juillet-a-decembre-2022