Résumé

La jurisprudence « migratoire » de la Cour de Justice de l’Union européenne est souvent considérée comme manquant de cohérence. La Cour ne parvient qu’imparfaitement à ordonner un corpus technique et lacunaire. Le constat d’une pure casuistique doit cependant être nuancé, en s’attachant à l’examen de l’office du juge de l’Union. Comme juge du droit des étrangers, la Cour attache une importance particulière aux procédures et garanties procédurales du droit des migrations de l’UE. Mais la Cour de justice est aussi juge de l’intégration européenne. La volonté de préserver les équilibres institutionnels de la construction européenne affecte son travail de pesée des droits des étrangers et de la compétence migratoire des Etats. Enfin, l’horizon d’une politique d’immigration et d’asile véritablement commune et intégrée guide le juge dans son appréciation.

Titre VII

N° 6 - avril 2021

Au-delà de la casuistique ? La part de la Cour de justice dans la construction du droit des migrations de l’Union européenne

L'Union européenne n'a pas toujours eu de politique d'immigration et d'asile. Ce n'est qu'avec le traité d'Amsterdam, entré en vigueur en 1999, que l'Union a reçu compétence pour « offrir à ses citoyens » ce que le Titre V du Traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (ci-après « TFUE ») nomme « l'espace de liberté, de sécurité et de justice ». L'UE peut désormais adopter des normes relatives au franchissement des frontières, à la prévention de l'immigration irrégulière, à l'asile, et offrir un « traitement équitable aux ressortissants de pays tiers en séjour régulier »(1). Sur cette base, les institutions de l'UE ne cessent de développer un corpus de droit dérivé constitué d'une bonne vingtaine d'instruments législatifs et de nombreuses décisions ou normes de soft law. Mais les réactions nationales à la « crise de l'accueil des réfugiés » de 2015 ont mis en lumière les défauts de construction du régime européen : harmonisation très partielle des législations nationales, corpus juridique construit sur des fictions, solidarité inexistante entre les États. De manière générale, le droit de l'immigration et de l'asile est considéré comme un corpus technique(2), lacunaire et fragmenté. C'est pourquoi, le 23 septembre 2020, la Commission a proposé son nouveau « Pacte »(3), dont le but est de réformer substantiellement le droit d'immigration et d'asile de l'UE.

Cette réforme doit s'inscrire dans le cadre progressivement défini par la CJUE. Cette dernière a en effet rendu un peu plus de 200 affaires relatives à l'immigration et l'asile. La jurisprudence - fruit du travail de chambres non spécialisées à cinq juges -, porte sur toutes les branches du droit des migrations. Peu d'affaires traitent des refus de visa ou des procédures à la frontière, ce qui s'explique sans doute par la difficulté d'accès au juge national que rencontrent les étrangers situés hors de l'Union. Quelques affaires portent sur l'intégration des étrangers ou le regroupement familial, mais elles ne sont, quantitativement, pas les plus importantes. La part la plus substantielle du contentieux a donc trait à l'asile et au retour des étrangers en situation irrégulière(4). Les propos qui suivent portent sur ces deux pans du droit.

Il n'est pas possible, dans les limites de cette étude, de rendre compte de façon exhaustive ou parfaitement ordonnée de la jurisprudence migratoire de la Cour de justice. Certains aspects de cette jurisprudence méritent pourtant l'attention, le self restraint semblant, plus que l'activisme, être la marque du juge en matière de migration. Il est également tentant d'évaluer chaque arrêt en usant d'un curseur allant de la plus grande à la moindre protection des droits des étrangers. Mais l'approche du juge de l'Union ne se laisse pas enfermer dans une telle classification, notamment parce que les arrêts sont très inégalement protecteurs des droits fondamentaux des étrangers. Le recours aux instruments de protection des droits fondamentaux (la Charte des droits fondamentaux notamment) est très variable. Il n'est pas non plus possible de distinguer des périodes, qui permettraient un traitement chronologique de la jurisprudence. On comprend donc que la jurisprudence migratoire de la CJUE soit décrite comme une casuistique manquant de cohérence(5). Le juge privilégie le contrôle de proportionnalité, la méthode du faisceau d'indices et l'analyse individualisée de la situation personnelle de l'étranger, formant un ensemble particulièrement difficile à systématiser.

Pour autant, la critique d'une absence de cohérence mérite d'être nuancée. La Cour cherche souvent, au moins sur le plan conceptuel, à unifier le droit applicable aux différentes branches du droit de l'immigration. La référence à la dignité de la personne humaine, ou au droit d'asile garanti par l'article 18 de la Charte(6), est un autre facteur unifiant son raisonnement. On admettra aussi, selon une « lecture existentielle » du droit des migrations de l'UE(7), que la Cour définit progressivement qui est ce « migrant » dont traite l'ensemble du droit dérivé : un être dont l'existence est presque entièrement prise en charge par le droit,(8) mais qui n'est protégée que sous une forme minimale, parfois réduite à une simple condition biologique(9).

On admettra donc que le juge de l'Union marque de son empreinte ce droit de l'immigration et de l'asile qu'il ordonne progressivement. En prenant comme point d'observation les droits des étrangers, et en identifiant ce qui permet de moduler leur garantie, on peut ainsi identifier certaines récurrences -- peut être même des constantes - dans l'approche du juge. Cette étude propose d'en examiner trois. C'est d'abord le poids donné aux procédures qui explique certaines solutions jurisprudentielles. Le raisonnement du juge est en effet souvent moins adossé aux droits fondamentaux substantiels qu'à la volonté de déployer des garanties procédurales au profit des étrangers (A). C'est ensuite la « contrainte institutionnelle » qui pèse sur le juge et induit, bien souvent, une conception réductrice des droits des étrangers (B). Enfin, l'horizon d'une politique d'immigration et d'asile commune et intégrée guide le juge dans son appréciation (C).

A. Le poids des procédures dans la jurisprudence migratoire

Il revient à la Cour, comme à tout juge du droit des étrangers, d'interpréter un droit « qui s'alimente des nécessités d'une action publique singulière (...) où la dérogation est le fil conducteur »(10). La Cour de justice est ainsi régulièrement conduite à dire où se trouvent les bornes de l'action publique, notamment quand les autorités nationales recourent aux exceptions d'ordre public prévues par le droit dérivé des migrations. Mais alors que la Cour de justice retient une interprétation stricte de la « menace à l'ordre public » comme motif justifiant une atteinte à la libre circulation des citoyens de l'UE, elle admet que la simple « menace potentielle » à l'ordre public ou la sécurité publique justifie de priver un ressortissant d'État tiers d'un droit prévu par le droit dérivé. Ainsi, dans l'affaire EP(11), elle a considéré que le Code Schengen ne s'oppose pas à la pratique selon laquelle les autorités nationales peuvent éloigner un ressortissant d'un pays tiers considéré comme constituant une menace pour l'ordre public, parce qu'il est soupçonné d'avoir commis une infraction pénale. Le seul soupçon suffit à justifier le recours à la mesure d'ordre public. Dans l'affaire HT, la Cour a retenu une définition extensive de la possibilité pour les États de fonder sur l'ordre public la révocation du titre de séjour d'un réfugié considéré comme soutenant une association terroriste. Malgré l'absence de disposition expresse autorisant les États membres à révoquer un titre de séjour précédemment délivré à un réfugié, plusieurs arguments, a jugé la Cour, militent en faveur d'une interprétation permettant aux États membres de recourir à une telle mesure(12).

Certes, la jurisprudence est fluctuante. La marge laissée aux États varie selon la législation en cause : la Cour ne statue ainsi pas de la même manière s'agissant du recours à l'ordre public dans le contexte de la directive sur le séjour des étudiants(13), la directive sur le regroupement familial, le Code Schengen(14) ou la directive retour(15). Mais un élément du raisonnement est commun à l'ensemble des textes : l'exigence d'un examen individualisé de la situation personnelle du requérant. Dans l'arrêt E.(16), la Cour a imposé à l'État d'apprécier la notion de danger pour l'ordre public, au sens de la directive retour, « au cas par cas, afin de vérifier si le comportement personnel du ressortissant de pays tiers concerné constitue un danger réel et actuel pour l'ordre public, sachant que la simple circonstance que ledit ressortissant a fait l'objet d'une condamnation pénale ne suffit pas en elle-même à caractériser un tel danger ». Dans l'arrêt Zh. et O(17), la Cour ajoute que « lorsqu'il s'appuie sur une pratique générale ou une quelconque présomption afin de constater un tel danger, sans qu'il soit dûment tenu compte du comportement personnel du ressortissant et du danger que ce comportement représente pour l'ordre public, un État membre méconnait les exigences découlant d'un examen individuel du cas en cause et du principe de proportionnalité. Il en résulte que le fait qu'un ressortissant d'un pays tiers est soupçonné d'avoir commis un acte punissable qualifié de délit ou de crime en droit national ou a fait l'objet d'une condamnation pénale pour un tel acte ne saurait, à lui seul, justifier que ce ressortissant soit considéré comme constituant un danger pour l'ordre public » au sens de la directive retour(18). Enfin, dans l'arrêt Fahimian, elle ajoute que le contrôle juridictionnel doit porter « sur le respect des garanties procédurales, qui revêt une importance fondamentale ». Parmi ces garanties figurent l'obligation pour ces autorités d'examiner, avec soin et impartialité, tous les éléments pertinents de la situation en cause, mais, également, « l'obligation de motiver leur décision de façon suffisante pour permettre au juge national de vérifier (...) si les éléments de fait et de droit dont dépend l'exercice du pouvoir d'appréciation [sont] réunis »(19). En somme, la Cour reconnaît aux États une discrétion importante, mais elle veille strictement au respect des garanties procédurales offertes aux étrangers. Parmi ces dernières se trouve, bien sûr, la garantie d'une protection juridictionnelle effective.

Les garanties procédurales du règlement Dublin font également l'objet d'une attention particulière de la part de la Cour. Le règlement Dublin III(20), qui détermine quel État membre est responsable de la demande d'asile déposée dans l'UE - et organise les conditions du transfert des demandeurs vers l'État compétent-, est d'abord un instrument de coordination des actions étatiques. Pourtant, la Cour a vu dans le passage du règlement Dublin II au règlement Dublin III une transformation. Dans l'arrêt Ghezelbasch(21), elle a admis que le règlement Dublin III n'est plus un mécanisme qui institue des règles organisationnelles gouvernant les seules relations entre les États : le législateur a « décidé d'associer à ce processus les demandeurs d'asile, en obligeant les États membres à les informer des critères de responsabilité et à leur offrir l'occasion de fournir les informations permettant la correcte application de ces critères, ainsi qu'en leur assurant un droit de recours effectif contre la décision de transfert éventuellement prise à l'issue du processus »(22). La révision du règlement, indique la Cour dans l'affaire CK, a conduit à entourer la légalité des transferts de garanties, notamment procédurales au profit de la personne transférée.

Mais la Cour ne s'est pas contentée du constat d'évolution : elle en a tiré des conséquences. La nouvelle caractérisation du règlement Dublin lui a permis d'écarter l'application de l'arrêt Abdullahi(23) dans lequel elle avait admis qu'un demandeur d'asile ne pouvait contester le choix des critères de responsabilité de l'État qu'en invoquant « l'existence de défaillances systémiques dans la procédure d'asile » qui constituent des motifs sérieux de croire que ce demandeur court un risque réel d'être soumis à des traitements contraires à l'article 4 de la Charte. Dans les arrêts Mengesteab(24) et Shiri(25), la Cour ajoute que le recours des personnes sous procédure de transfert Dublin doit pouvoir porter sur les délais de transfert. Enfin, dans l'affaire Hassan, la Cour juge que « s'il devait être admis qu'une décision de transfert puisse être notifiée à la personne concernée avant que l'État requis ait répondu à la requête aux fins de prise en charge ou reprise en charge, il pourrait en résulter que cette personne soit tenue, pour contester cette décision, d'introduire un recours dans un délai expirant au moment où l'État membre requis est censé fournir sa réponse, voire, comme dans l'affaire au principal, avant que n'intervienne sa réponse »(26). En somme, le déploiement des garanties procédurales conduit à transformer progressivement le fonctionnement du dispositif Dublin, dans un sens plus protecteur des individus.

De façon plus iconoclaste encore, c'est en se fondant sur la logique procédurale de la directive retour que la Cour a, dans les affaires El Dridi et Achugbabian(27), jugé qu'une peine privative de liberté prononcée à l'encontre d'un étranger faisant l'objet d'une mesure d'éloignement est incompatible avec la directive retour. Pour sanctionner la privation de liberté prévue par le droit national, la Cour ne s'est pas fondée sur la Charte des droits fondamentaux de l'UE. Elle a simplement jugé que la mesure privative de liberté, parce qu'elle retarde l'éloignement de l'étranger concerné, porte atteinte à l'objectif d'une procédure de retour rapide visé par la directive. C'est donc le poids de la procédure qui influence, dans un nombre important d'affaires, le sort des étrangers. Un autre facteur pèse également sur la reconnaissance des droits des étrangers : appelons-le « contrainte institutionnelle ».

B. La contrainte institutionnelle dans le raisonnement du juge

Quand elle statue sur un litige de droit des étrangers, la CJUE n'est pas seulement un juge du droit des étrangers. Son office est aussi celui d'un juge de l'intégration européenne. La Cour est en effet un juge qui protège son ordre juridique, les équilibres fixés par les traités, qui veille au respect des compétences et assure le respect des principes sur lesquels est fondée l'Union européenne. Il en résulte une certaine « orthodoxie institutionnelle » qui se fait parfois au prix des droits des étrangers.

Deux jurisprudences emblématiques illustrent cette orthodoxie. La première est la jurisprudence Dublin. La Cour de justice ne pouvait rester silencieuse après l'arrêt MSS(28) dans lequel la Cour européenne des droits de l'Homme a constaté le manquement d'un État membre qui, sur le fondement du règlement Dublin, transfère un demandeur d'asile vers un État dans lequel les défaillances systémiques dans le régime de l'accueil sont de nature à entraîner une violation de l'article 3 CEDH. Dans son arrêt NS du 21 décembre 2011(29), la CJUE s'inspire de cette solution, mais l'adapte au cadre institutionnel de l'UE. La CJUE ne se contente en effet pas de juger que l'article 4 de la Charte des droits fondamentaux de l'UE impose aux États de ne pas transférer un demandeur d'asile vers l'État compétent quand ils ne peuvent ignorer que les défaillances systémiques dans cet État constituent des motifs sérieux de croire que le demandeur courra un risque réel d'être soumis à des traitements inhumains et dégradants. Elle ajoute que « toute violation d'un droit fondamental » par l'État membre responsable n'a pas pour effet d'affecter les obligations des autres États membres de respecter les obligations du règlement Dublin. Il en « va de la raison d'être de l'Union et de la réalisation de l'espace de liberté, de sécurité et de justice », et plus particulièrement, du système européen commun d'asile, fondé sur la confiance mutuelle et une présomption de respect par les autres États membres, du droit de l'Union et des droits fondamentaux. La Cour part du principe que le règlement Dublin « concrétise »(30) le principe de confiance mutuelle que peuvent s'accorder les États, et qui structure l'espace de liberté de sécurité et de justice. Toute exception au fonctionnement du mécanisme de Dublin est donc analysée comme une remise en cause du principe de confiance mutuelle. La Cour y voit un risque de mettre l'édifice européen en péril. C'est pourquoi le risque d'une « simple » violation des droits fondamentaux ne justifie pas d'écarter l'application du mécanisme de transfert prévu par le règlement Dublin. Dans toutes les affaires portant sur le règlement Dublin, la Cour suit cette même logique : elle privilégie l'intégrité du dispositif européen(31) au détriment, bien souvent, de l'intérêt des étrangers.

La contrainte institutionnelle qui pèse sur le raisonnement de la Cour s'est également manifestée avec fracas dans le très controversé arrêt X et X contre Belgique(32) que la doctrine a analysé comme un exemple problématique de self restraint. La Cour devait interpréter le code des visas, invoqué par des requérants syriens qui souhaitaient accéder au territoire de l'UE pour déposer une demande d'asile en Belgique. L'avocat général Mengozzi proposait d'interpréter le code des visas à la lumière de la Charte des droits fondamentaux : il considérait que les États sont tenus, au titre du code, d'examiner une demande de visa humanitaire quand le refus d'un tel visa risque d'engendrer une violation de l'intégrité physique des requérants. Au contraire, la Cour se contente de rappeler que l'UE n'a pas encore exercé sa compétence en matière de visa de long séjour. Elle en déduit que l'affaire ne relève pas du champ d'application de la Charte des droits fondamentaux. La « stratégie de l'évitement » (33) a fonctionné à plein : la compétence des États a été préservée et l'application de la Charte n'a pas été étendue à des ressortissants se trouvant hors du territoire de l'Union. Surtout, la Cour est parvenue à empêcher que les requérants n'utilisent le code des visas comme une voie légale d'entrée sur le territoire de l'Union, ce qui modifierait l'intégralité des équilibres sur lesquels la politique d'asile de l'UE repose.

Enfin, la jurisprudence de la Cour se comprend à la lumière d'un troisième facteur unifiant : la volonté de la Cour de participer à l'approfondissement de la jeune politique d'immigration et d'asile.

C. L'horizon d'une politique d'immigration et d'asile intégrée

Si le législateur définit les équilibres politiques sur lesquels repose la politique d'asile de l'UE, la Cour participe nettement à son développement en l'autonomisant. Par petites touches, mais régulièrement, la Cour affirme sa différence avec le droit international. L'arrêt Diakité(34) a ainsi conduit la Cour à soutenir une conception proprement européenne du « conflit armé », s'écartant de la définition retenue en droit international humanitaire. À l'occasion de l'arrêt Shepherd, relatif à l'octroi de la protection internationale à un déserteur, la Cour s'est également écartée du droit international(35). Sans égard pour les conclusions très fermes de son avocat général, elle a statué sur les crimes commis par l'armée américaine en Irak. Cette interprétation a pourtant été analysée par certains internationalistes comme une interprétation erronée des principes du jus in bello(36).

Mais l'autonomisation du droit d'asile est surtout affirmée à l'égard de la convention de Genève sur les réfugiés. L'article 78 TFUE, qui donne compétence à l'UE pour adopter une politique commune en matière d'asile, précise que cette politique se fait dans le respect de la Convention de Genève du 28 juillet 1951, présentée comme la « pierre angulaire » du droit d'asile dans de nombreux instruments de droit dérivé. Pourtant, dans l'affaire Qurbani(37), la Cour a jugé que dès lors que l'UE n'a pas assumé l'intégralité des compétences précédemment exercées par les États membres dans le domaine d'application de la Convention de Genève, les dispositions de celles-ci n'ont pas pour effet de lier l'Union. Et progressivement, la Cour marque sa volonté de développer une interprétation autonome du droit d'asile de l'UE. Dans l'affaire El-Kott(38), la Cour, interprétant le champ d'application de l'article 12 (« Exclusion » du statut de réfugié) de la directive qualification, se démarque ostensiblement(39) de l'interprétation que le HCR donne de l'article 1er, D de la Convention de Genève, dont l'article 12 n'est que la copie. De même, dans les affaires M et X. et X(40), la Cour évite de juger que les paragraphes 4 et 5 de l'article 14 de la directive qualification(41) « ajoutent » aux motifs d'exclusion prévus par l'article premier de la Convention de Genève  en prévoyant que le statut de réfugié peut être révoqué pour un motif de sécurité publique. Le juge réalise la crainte, exprimée par le HCR au moment de l'adoption de la directive, que l'article 14 § 4 et 5 introduise des modifications substantielles aux clauses d'exclusion de la Convention de Genève. Cette ligne jurisprudentielle trahit la priorité de la Cour, soucieuse d'assurer l'autonomie du régime européen commun d'asile. La solution est d'autant moins anodine qu'en l'espèce, la Cour a préservé sa liberté d'interprétation au prix de la sécurité des États et des garanties des individus(42).

De façon moins spectaculaire, mais plus quotidiennement, la Cour de justice subordonne la garantie des droits des étrangers à l'impératif d'unité et d'effectivité du droit de l'immigration de l'Union. L'arrêt TB(43) est un exemple de cette démarche. La Cour y a en effet admis qu'un État membre peut ajouter une condition, pour le regroupement familial de la sœur d'un réfugié, à celles posées par la directive 2003/86. La Cour appuie cette solution sur de nombreuses références à « l'effet utile » de la directive sur le regroupement familial. Il s'oppose à toute disposition qui permettrait d'octroyer le bénéfice du regroupement familial découlant de la directive « à des personnes qui ne remplissent pas les conditions pour l'obtenir »(44). L'interprétation uniforme du droit dérivé est donc prioritaire ; elle empêche les États de s'écarter du standard commun défini lors du processus d'harmonisation. Admettre un traitement plus favorable pour TB conduirait à s'écarter de la norme commune. La logique institutionnelle (ici l'objectif d'harmonisation) prime en l'espèce sur la volonté, pourtant également exprimée par le législateur dans la directive, de protection des réfugiés.

Enfin, la Cour veille à ce que les États respectent l'autorité du droit commun. C'est ainsi que dans les récentes affaires relatives aux décisions relocalisations(45), comme dans la jurisprudence sur les zones de transit hongroises(46), la Cour rappelle les États de Visegrad au respect du droit. Elle réaffirme la primauté du droit de l'immigration de l'UE sur les droits nationaux et va jusqu'à habiliter le juge a quo à se substituer à des autorités nationales défaillantes ou inexistantes. Ce faisant, la Cour « va au-delà d'un simple encadrement de l'autonomie procédurale nationale, jusqu'à définir elle-même les pouvoirs du juge interne »(47). Dans ces arrêts comme dans l'affaire L.H(48), la Cour agit au service de la construction d'un droit des migrations dont l'autorité est liée à l'uniformité de son application dans les États membres.

En somme, la critique de l'absence de cohérence de la jurisprudence migratoire de la Cour de justice mérite d'être nuancée. Certes, l'interprétation des différentes branches du droit de l'immigration et de l'asile de l'UE n'est pas unifiée. De même, la jurisprudence n'est pas linéaire, le contexte politique sensible semblant parfois peser dans l'interprétation du juge. Mais parce qu'il est un juge de l'intégration, le juge de l'Union européenne œuvre à l'édification d'un droit qui doit être articulé aux objectifs européens. Ce faisant, la Cour parvient, parfois, à mettre de l'ordre dans un corpus de droit dérivé pourtant fragmenté.

(1): Article 79-1 TFUE.

(2): Sur la « technicisation » du droit européen des migrations, voir J.-Y. Carlier et L. Leboeuf, « Chronique Droit européen des migrations », Journal de droit européen 2019, p. 114.

(3): Communication de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des régions sur un nouveau pacte sur la migration et l'asile, 23 septembre 2020, COM(2020) 609 final.

(4): Directive 2008/115/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 2008 relative aux normes et procédures communes applicables dans les États membres au retour des ressortissants de pays tiers en séjour irrégulier, JO L 348, 24.12.2008, p. 98-107.

(5): D. Thym, « A Bird's Eye View on ECJ Judgments on Immigration, Asylum and Border Control Cases », European Journal of Migration and Law, 2019, vol. 21, pp. 166-193.

(6): S. Bodart, « Article 18 - Droit d'asile », in F. Picod et S. Van Drooghenbroeck (dir), Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne, Bruylant, 2018, p. 41 et s.

(7): L. Azoulai, « Le droit européen de l'immigration, une analyse existentielle », Revue trimestrielle de Droit Européen, 2018, p. 519 et s.

(8): Par exemple CJUE (gde ch.), 17 juillet 2017, Thi Ly Pham, Aff. C-474/13 ou CJUE, 19 décembre 2012, El Kott, Aff. C-364/11.

(9): Voir par exemple CJUE, 16 février 2017, CK, HF et AS, Aff. C-578/16 (PPU) et CJUE, 8 décembre 2014, Moussa Abdida, Aff. C-562/13.

(10): V. Tchen, Droit des étrangers, LexisNexis, 2020, p. 17.

(11): CJUE, 12 décembre 2019, E.P., Aff. C‑380/18.

(12): CJUE, 24 juin 2015, H. T., Aff. C-373/13.

(13): CJUE, 4 avril 2017, Sahar Fahimian, Aff. C‑544/15.

(14): CJUE, 12 décembre 2019, E.P., Aff. C‑380/18.

(15): CJUE, 11 juin 2015, Zh. et O., Aff. C‑554/13.

(16): CJUE, 16 janvier 2018, E., Aff. C-240/17.

(17): CJUE, 11 juin 2015, Zh. et O., Aff. C‑554/13.

(18): Point 50 de l'arrêt.

(19): Point 46 de l'arrêt.

(20): Règlement 604/2013 du Parlement européen et du Conseil du 26 juin 2013 établissant les critères et mécanismes de détermination de l'État membre responsable de l'examen d'une demande de protection internationale introduite dans l'un des États membres par un ressortissant de pays tiers ou un apatride, JO L 180, 29.6.2013, p. 31-59.

(21): CJUE, 7 juin 2016, Mehrdad Ghezelbash, Aff. C-63/15.

(22): Point 51 de l'arrêt.

(23): CJUE, 10 décembre 2013, Shamso Abdullahi, Aff. C- 394/12.

(24): CJUE, 26 juillet 2017, Tsegezab Mengesteab, Aff. 670/16.

(25): CJUE, 25 octobre 2017, Majid Shiri, Aff. C-201/16.

(26): Point 59 de l'arrêt.

(27): CJUE 28 avril 2011, El Dridi, Aff. C-61/11 ; CJUE (gde ch.), 6 décembre 2011, Achughbabian, Aff. C-329/11.

(28): CEDH, grande chambre, 21 janvier 2011, MSS contre Belgique et Grèce, req. 30696/09.

(29): CJUE, 21 décembre 2011, N. S., Aff. C-411/10.

(30): Cela apparaît dans l'arrêt Jawo : CJUE 19 mars 2019, C‑163/17.

(31): # Par exemple, CJUE, 16 février 2017, CK, HF et AS, Aff. C-578/16 (PPU).

(32): CJUE (gde ch.), 7 mars 2017, X et X contre État belge, Aff. C-638/16 (PPU).

(33): C. Peyronnet et T. Racho, « « Ceci n'est pas un visa humanitaire » : La Cour de justice neutralise l'article 25 § 1 a) du code des visas », La Revue des droits de l'homme, Actualités Droits-Libertés, disponible sur : http://journals.openedition.org/revdh/3047, consulté le 22 février 2021.

(34): CJUE, 30 janvier 2014, Aboubacar Diakité, Aff. C-285/12.

(35): La Cour devait interpréter l'article 9 §2, e) de la directive qualification qui vise, parmi les actes pouvant être considérés comme persécution, les poursuites ou sanctions pour refus d'effectuer le service militaire en cas de conflit quand le service militaire suppose de commettre des crimes ou d'accomplir des actes relevant des clauses d'exclusion du statut de réfugié. Elle interprète très strictement l'article 9, y ajoutant une condition procédurale.

(36): C. Verrier, « L'obtention du statut de réfugié sous la directive 2004/83/CE pour les déserteurs : un parcours du combattant ? Un commentaire de l'arrêt Shepherd de la Cour de justice de l'Union européenne », Revue belge de droit international, 2016/2, p. 635 et s.

(37): CJUE, 17 juillet 2014, Qurbani, Aff. C-481/13.

(38): CJUE, 19 décembre 2012, El Kott et al., Aff. C-364/11.

(39): L. Tsourdi, « Réfugiés palestiniens et Directive 2004/83/CE dite « qualification » : interprétation des notions de la cessation de la protection ou de l'assistance d'UNRWA « pour quelque raison que ce soit » et du pouvoir de se prévaloir « ipso facto » de la Directive qualification », Lettre de l'EDEM, janvier 2013.

(40): CJUE (Gde ch.), 14 mai 2019, M. et X., X., Aff. Jointes C-391/16, C-77/17 et C-78/17.

(41): Directive 2011/95/UE du 13 décembre 2011 concernant les normes relatives aux conditions que doivent remplir les ressortissants des pays tiers ou les apatrides pour pouvoir bénéficier d'une protection internationale, à un statut uniforme pour les réfugiés ou les personnes pouvant bénéficier de la protection subsidiaire, et au contenu de cette protection, JO L 337, 20.12.2011, pp. 9-26.

(42): S. Barbou des Places, « L'autonomie du droit d'asile : à quel prix ? », Revue trimestrielle de Droit européen, 2020, p. 136 et s.

(43): CJUE, 12 décembre 2019, TB, Aff. C-519/18.

(44): Point 43 de l'arrêt.

(45): CJUE, 6 septembre 2017, République Slovaque et Hongrie contre Conseil, Aff. jointes C-643/15 et C-647/15 ; CJUE 2 avril 2020, Commission européenne contre Pologne, Commission contre Hongrie et Commission contre République tchèque, Affaires jointes C-715/17, C-718/17 et C-719/17.

(46): ## CJUE (gde ch.), 14 mai 2020, FMS, FNZ, SA, SA junior, Aff. jointes C-924/19 PPU et C-925/19 PPU.

(47): A. Angelaki, « La privation de liberté dans les zones de transit à la frontière serbo-hongroise et l'office du juge national (obs. sous l'arrêt CJUE, GC, 14 mai 2020, FMS, FNZ, SA, SA junior, aff. jtes C-924/19 PPU et C-925/19 PPU, ECLI : EU : C : 2020 : 367) », Europe des Droits & Libertés/Europe of Rights & Liberties, septembre 2020/2, p. 310 et s.

(48): CJUE, 19 mars 2020, L.H., Aff. C-564/18.

Citer cet article

Ségolène BARBOU des PLACES. « Au-delà de la casuistique ? La part de la Cour de justice dans la construction du droit des migrations de l’Union européenne », Titre VII [en ligne], n° 6, Le droit des étrangers, avril 2021. URL complète : https://www.conseil-constitutionnel.fr/publications/titre-vii/au-dela-de-la-casuistique-la-part-de-la-cour-de-justice-dans-la-construction-du-droit-des-migrations