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Thierry Di Manno, Le juge constitutionnel et la technique des "décisions interprétatives" en France et en Italie

Thierry S. RENOUX

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 3 - Novembre 1997

Le juge constitutionnel et la technique des " décisions interprétatives en France et en Italie

par Thierry DI MANNO, Préface de L. Favoreu, 0Economica-PUAM, Avril 1997, 617 pages. ISBN 2-7178-3341-2 / FR

L'ouvrage constitue la publication de la thèse de doctorat en droit de l'auteur, soutenue le 20 janvier 1996, devant un jry composé de MM. J. C. Escarras, L. Favoreu, directeurs de recherche, F. Moderne, A. Pizzorusso et A. Roux.

Le sujet choisi par Th. DI MANNO s'inscrit dans une réflexion plus lointaine, tendant à dresser un typologie des réserves d'interprétation, engagée dès 1986 au cours du Congrès international de droit comparé de Sydney (L. Favoreu, « La décision de constitutionnalité », RIDC, 2, 1986) et prolongée lors de la journée d'études de l'Association française des constitutionnalistes en 1987 (F. Moderne, « La déclaration de conformité sous réserve », in « Le Conseil constitutionnel et les partis politiques », Econmica-PUAM, 1988).

Comme le souligne le Doyen L. Favoreu dans sa préface, l'ouvrage commenté « est loin d'être une simple juxtaposition de deux expériences l'ouvrage rend compte de ce que peut être un véritable travail de droit comparé : l'auteur a su utiliser les enseignements de l'expérience italienne pour mieux faire apparaître et comprendre les fondements des » décisions interprétatives " , puis la typologie des ces décisions et enfin leur utilisation, tant en droit français qu' italien "

En réalité, l'expression même de « décisions interprétatives » du juge constitutionnel, employée par V. CRISAFULLI voici déjà trente ans (« La sentenze interpretative della Corte constituzionale », Rev. Trmi. Dir.proc. civ. 1967, I. ) paraît à première vue source de confusion.

D'une part, il n'y aurait rien de surprenant à ce que le juge constitutionnel, comme tout juge, puisse et même doive interpréter les normes (Constitution et lois) dont il est précisément chargé d'établir la conformité. Comme le relève H. Kelsen, abondamment cité par l'auteur, « si un organe juridique doit appliquer le droit, il faut nécessairement qu'il établisse le sens des normes qu'il a mission d'appliquer, il faut nécessairement qu'il interprète ces normes ». Dire du juge, qu'il n'est que la bouche qui prononce une application mécaniste de la loi, comme si celle-ci était par essence inévitablement « claire », n'est que donner une vision simpliste de l'office du juge. Thierry DI MANNO a très bien perçu la difficulté en nous livrant une analyse condensée et très fine des méthodes d'interprétation du juge (pages 1 à 47), qu'il range parmi les « fondements inhérents à la fonction juridictionnelle » et les renvois opérés à ce titre aux travaux de Chaïm Perelman sont tout à fait éclairants.

Mais limiter à cette réflexion l'? uvre d'interprétation du juge constitutionnel serait foncièrement réducteur et ne traduirait pas la réalité du contentieux constitutionnel. En effet, l'interprétation des textes par le juge constitutionnel est différente, dans ses techniques (et certainement aussi dans ses effets, qui ne sont pas abordés par l'ouvrage), de celle du juge ordinaire. On pourrait remarquer que le juge constitutionnel n'est pas, à proprement parler un juge d'application de la loi. Et d'ailleurs, interprète-t-il même la loi dans le cadre du contrôle « a priori » ? C'est toute la difficulté d'apprécier l'insertion du contrôle de constitutionnalité des lois dans le processus d'édiction de la norme et l'effet de la procédure de promulgation sur l'existence même de la loi. Car le juge constitutionnel, comme le montre parfaitement l'auteur, en s'appuyant sur les recherches de la doctrine italienne (notamment de M. TARELLO) ne juge pas les « dispositions » légales mais les normes qu'elles contiennent.

D'autre part, dans son ? uvre d'interprétation de la loi, le juge constitutionnel (dont on peut se demander s'il est à proprement parler « juge de l'application de la loi » et donc chargé de son interprétation) non seulement lui donne un sens, mais également lui donne une vie, une consistance en précisant à quelles conditions elle peut être déclarée conforme à la Constitution.

C'est précisément ici que la comparaison entre la jurisprudence de la Cour constitutionnelle italienne et du Conseil constitutionnel français est enrichissante. En effet, comme l'a démontré le Doyen J-C Escarras, s'est instituée une authentique « communicabilité entre système italien et français de justice constitutionnelle », et cela en dépit de l'absence formelle de contrôle de constitutionnalité des lois a posteriori dans notre pays.

Sans doute, la technique équivalente à nos réserves d'interprétation est désignée en Italie, sous des noms divers. « Elle réunit ce que les italiens appellent les arrêts interprétatifs de rejet, les arrêts interprétatifs d'admission partielle, les arrêts additifs et les arrêts substitutifs. Mais au fond, la technique juridictionnelle est comparable : le juge constitutionnel ne se borne pas à interpréter pour dégager une solution. » Par une décision interprétative, souligne fort justement Th. DI MANNO, « le juge constitutionnel évite de prononcer une annulation pure et simple de la loi en tant qu'acte. Mais si celle-ci reste formellement intacte, sa substance normative a été, pour reprendre un terme italien approprié, » manipulé ", pour satisfaire aux exigence constitutionnelles. " (page 19)

Ce pouvoir créateur de droit du juge constitutionnel est d'autant plus remarquable qu'il intervient au niveau le plus élevé de l'ordre juridique interne. Ce pouvoir peut sembler à première vue comme excessif surtout lorsqu'il intervient soit, en France, quant la disposition interprétée n'a pas été contestée (conclusions soulevées d'office) soit, en Italie quant l'illégitimité est « conséquentielle », c'est à dire lorsque la Cour constitutionnelle italienne, par application de l'article 27 de la loi du 11 mars 1953 relative aux normes sur la Constitution et le fonctionnement de la Cour constitutionnelle, déclare quelles sont les autres dispositions législatives dont elle n'est pas saisie (et qui n'ont pas été contestées devant le juge a quo), dont l'inconstitutionnalité dérive comme conséquence de la décision adoptée ".

Pourtant la technique de la décision interprétative n'est plus sérieusement critiquée, comme l'expression d'un pouvoir abusif d u juge constitutionnel, sorte de troisième chambre du Parlement. Les réserves d'interprétations des lois se retrouvent tout aussi bien dans la jurisprudence de la Cour suprême des Etats-Unis que dans celle de la plupart des Cour constitutionnelle européenne.

Tout est affaire de tact et de mesure dans son emploi. Interpréter la loi ne saurait lui donner une signification entièrement différente du texte. Le Parlement doit assumer ses propres responsabilités, notamment devant le corps politique. Le juge , fusse constitutionnel ne saurait le supplanter. La technique des réserves d'interprétation doit donc avoir ses limites. Et c'est peut-être sur ce point que l'ouvrage commenté laisse le lecteur perplexe. Non pas que la typologie qu'il établit, répondant à une classification déjà ancienne dressée par d'autres auteurs ne soit pas scientifiquement juste. Mais, tout de même, devra-t-on aller aussi loin qu'il faille systématiquement distinguer dans cette technique un « triptyque », opposant les décisions interprétatives restrictives, constructives et directives, chaque espèce étant divisée en différents genres (décisions interprétatives annihilantes et décisions interprétatives neutralisantes, décisions interprétatives additives et décisions interprétatives substitutives ; décisions interprétatives auto-applicatives et décisions interprétatives d'application indirecte (page275).

La classification peut paraître quelque peu artificielle et pourtant en effectuant une utile comparaison avec la jurisprudence italienne l'auteur montre avec conviction qu'elle est pertinente. Mais, paradoxalement, à trop affiner la typologie ne court-on pas le risque de privilégier davantage la technique jurisprudentielle et de perdre de vue la règle de droit ?.

De tels développement sur les limites de la technique de la réserve d'interprétation auraient été fort utiles d'autant que celle-ci s'inscrit directement à contre courant de la théorie kelsenienne du juge constitutionnel considéré comme un législateur négatif, sur laquelle la doctrine classique fonde encore la justification du contrôle de constitutionnalité des lois.

Aussi –et c'est sans doute la seule « réserve d'interprétation » qui sera faite par le commentateur- il nous semble que ce débat aurait dû être ouvert de manière approfondie (voir conclusion générale p. 448 et s.), même si le rôle créateur du droit tenu par le juge constitutionnel est abordé dès les premières pages de l'ouvrage.

En effet, retenir une théorie réaliste de l'interprétation conduirait à estimer que le juge constitutionnel, en retenant, pour la « sauver », l'interprétation de la loi qu'il choisit seul, se trouverait être le véritable auteur de la norme qu'il dégage. L'interprétation serait davantage acte de volonté que de connaissance. Or, comme le note A. Pizzorusso (cité par l'auteur), « l'interprète, même s'il est sans préjugés, utilise les matériaux que le législateur lui offre et, dès lors, ne peut qu'être avant tout conditionné par ces matériaux » (« Un point de vue comparatiste sur la réforme de la justice constitutionnelle », RFDC, 4, 1990, p. 664). La fréquence des références opérées par le juge constitutionnel aux travaux préparatoires de la loi ainsi qu'aux travaux des rédacteurs de la Constitution, montre qu'il n'est pas seulement la « bouche qui prononce les paroles de la loi ».

Ce pouvoir du juge constitutionnel est-il illégitime ? Th. DI MANNO tout en reconnaissant « que le nécessaire respect de l'activité normative du législateur le contraint à fixer des limites strictes à l'usages des décisions interprétatives », estime qu'une ligne d'équilibre encore fragile entre la Cour constitutionnelle et le législateur s'est établie en Italie alors qu'en France, « le Conseil constitutionnel se tient plus facilement à cette même ligne ». (page 449). En réalité, selon nous, la métaphore de la « rime obligée » (la Cour constitutionnelle italienne, comme l'a montré V. Crisafulli, n'invente rien mais étend, explicite ou spécifie ce qui même à l'état latent , était déjà présent dans le système normatif en vigueur) ou du « roman inachevé » de R. Dworkin (le juge constitutionnel est dans la situation que celle d'un romancier qui devrait rédiger le chapitre d'un roman inachevé, déjà commencé avant lui et qui doit se poursuivre après lui) sont transposables dans notre pays.

Il faudrait une analyse systématique non pas des réserves, mais des normes appliquées par le juge constitutionnel pour voir apparaître clairement que « par sa réserve d'interprétation, le Conseil constitutionnel ne fait en réalité que reprendre une norme qui existait déjà dans l'ordonnancemant juridique. Il n'a donc pas empiété sur le pouvoir d'appréciation du législateur ».

Thierry S. RENOUX

Professeur à l'université d'Aix-Marseille