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« Sage »... pendant neuf ans ?

Jacques ROBERT

Membre du Conseil constitutionnel du 1er mars 1989 au 1er mars 1998.

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 25 (Dossier : 50ème anniversaire) - août 2009

J'avais -- bien sûr -- depuis longtemps déjà suivi attentivement les travaux du Conseil constitutionnel quand j'eus le privilège d'y être nommé en février 1989. Et j'en avais commenté plusieurs décisions dans Le Monde. Georges Vedel m'avait de nombreuses fois vanté l'expérience exceptionnelle qu'il y avait acquise, et les années passionnantes qu'il y avait vécues. René Brouillet m'avait même confié un jour : « Vous verrez. C'est l'une des plus grandes sinécures de la République... »

J'ai effectivement vu. Non point que l'on s'y prélassât sans vergogne dans un luxe suranné mais combien le travail souvent pouvait être à la fois passionnant et facilité par cette atmosphère indéfinissable du club fermé, où, dès les premières semaines, tous les membres se connaissent, s'apprécient, nouent des amitiés qui se prolongeront ensuite...

Très vite, il n'y a plus de secret pour personne. La discussion est si libre, ouverte et franche que chacun sait très vite ce que pense l'autre. Et les clivages politiques disparaissent totalement dans l'ambiance conviviale et feutrée, que n'animent plus que les controverses sur le fond du droit et qu'inspire le seul intérêt général(1).

A l'évidence, les personnalités sont diverses et peuvent se heurter. Mais dans les neuf années où j'ai eu la chance d'appartenir à cette prestigieuse institution, je n'ai qu'une fois assisté à une prise de bec acérée. Après une suspension de séance bienvenue, l'incident était clos.

J'ai souvent apprécié que le Conseil constitutionnel ne fût pas composé uniquement de professionnels du droit. S'il en faut, certes, l'air du dehors est essentiel et les expériences des hommes du terrain sont décisives pour que l'ensemble fonctionne bien.

Dans la masse des merveilleux souvenirs que j'ai gardés du Palais Montpensier (et que je dois surtout aux deux éminents présidents avec lesquels j'ai eu l'honneur de travailler) je pourrais sans doute n'en signaler que deux susceptibles de jeter une légère ombre sur le tableau.

Ils ne tiennent pas au Conseil lui-même mais à certaines besognes impossibles qui lui ont été confiées.

La première est le contrôle de l'élection présidentielle. A quoi sert une telle besogne quand la sanction ne peut être autre que l'annulation de l'élection ou la ruine financière du candidat fautif ? Les deux sont inenvisageables. On ne devrait point mettre une institution aussi fondamentale de l'État dans une position aussi inconfortable.

La seconde est le contentieux des élections législatives. Le Conseil d'État a élaboré depuis longtemps, s'agissant des élections locales, une jurisprudence sage et bien établie qui ne conduit à l'annulation d'une élection que si -- quelles que soient les irrégularités commises -- les scores obtenus par le candidat élu et le suivant sont suffisamment proches pour que les manœuvres aient eu une influence décisive sur le scrutin. Le Conseil constitutionnel ne pouvait, en ce qui concerne les élections nationales, adopter une jurisprudence différente qui n'aurait point été comprise.

Ce qui nous amena à valider des élections dont nous reconnûmes nous-mêmes, pour soulager probablement notre conscience, dans les considérants de la décision, que les irrégularités prouvées constituaient par leur importance et leur diversité, une manœuvre de « fraude généralisée ». Moyennant quoi, le candidat fautif garda son siège.

On sait ce qu'on a. On n'a en revanche aucune certitude sur ce que pourrait être un Conseil réformé. Alors attention aux dangereuses réformes et aux vœux impossibles. Pas d'opinions dissidentes qui, dans le contexte français, ruineraient le prestige de la décision. Pas d'élection du président par les membres qui créerait des rancœurs tenaces et des haines vigilantes. Pas d'exception d'inconstitutionnalité à la disposition inconsidérée du citoyen qui, même légitime dans son principe, conduirait, sans encadrement draconien, à une remise en cause complète de l'organisation, de la composition et du rôle exact du Conseil constitutionnel et nécessairement, en attendant, à une pagaille complète.

Ce n'est pas parce que la moyenne d'âge y est élevée qu'il faut nécessairement rajeunir le Conseil constitutionnel. À notre époque, où grandit l'espérance de vie, la soixantaine n'est que le début de la maturité !!

Une anecdote (savoureuse !) pour terminer.

Robert Badinter, n'ayant pu se libérer pour aller déposer, comme chaque année, le 11 novembre, une gerbe sur la tombe du Soldat inconnu, m'avait demandé de le suppléer.

J'ai beaucoup appris. Que, précédé d'un motard de la préfecture, l'on met en voiture moins de 45 secondes pour se rendre de la place de l'Alma à l'Étoile et que l'on n'a qu'à suivre le chef du protocole pour se livrer, sans erreur, à ce solennel exercice.

Après m'être incliné quelques minutes, cet éminent fonctionnaire du quai d'Orsay que d'ailleurs je connaissais déjà, me fait signe d'aller saluer trois généraux qui se trouvaient là au garde à vous. Je serre la main du premier. Je reconnais dans le second un vieux camarade qui, dans le silence assourdissant de la place, hurle d'une voix de stentor : « Mais qu'est-ce que tu »fous« là ? »... Je n'eus pas le temps de lui répondre par la même question. Le chef du protocole me reconduisait à la tribune où je devais assister au défilé des troupes massées alentour.

Représentant officiellement mon président, je bénéficiai d'une place enviable entre Jacques Chirac alors maire de Paris et la Maréchale Leclerc de Hautecloque. Je crus d'une élémentaire courtoisie de me présenter à la maréchale. « Jacques Robert », me dit-elle ! « Mais bien sûr. Mon mari m'a souvent parlé de vous. Vous avez été l'un des premiers à le rejoindre en 1940 ». Mon sang se glaça. Que devais-je faire ? Lui confesser qu'en 1940 je n'avais que 12 ans ? Ou la laisser dérouler ses glorieux souvenirs dans lesquels je ne trouvais aucune place. J'adoptais lâchement cette seconde attitude. Mais je me souviendrai longtemps de ces beaux yeux d'eau claire qui me regardaient avec tendresse...

(1) V. Robert (J.), La garde de la République, Paris, Plon, 2000, 223 p.