Révolution constitutionnelle et démocratie : chances et risques d’une nouvelle définition de la démocratie
Yves Mény - Président de l'Institut universitaire européen de Florence
Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série - Colloque du Cinquantenaire, 3 novembre 2009
Le titre de cette session « Cinquante ans de contrôle de constitutionnalité en Europe » est un raccourci commode pour les célébrations du cinquantenaire de la Constitution et donc du Conseil constitutionnel.
Mais ce raccourci cache une situation plus complexe. En premier lieu il occulte le fait qu'une première tentative, soldée par un échec, eut lieu après la seconde guerre mondiale. Dans la Constitution autrichienne de 1920, sous l'influence déterminante de Kelsen, mais aussi dans la Constitution républicaine espagnole de 1931, dans la Constitution irlandaise de 1937, furent posées les bases, fragiles, d'une nouvelle définition de la démocratie. Seule la Constitution irlandaise a survécu au naufrage démocratique de l'entre-deux guerres.
Après l'expérience malheureuse de l'Allemagne, de l'Autriche et de l'Italie qui permit de comprendre que les mécanismes institutionnels de la démocratie pouvaient permettre l'accouchement de la « bête immonde », la nécessité du contrôle de constitutionnalité se fit encore plus impérative d'autant que les Etats-Unis inclinaient naturellement en ce sens en raison de leur longue expérience de la Cour Suprême. Toutefois, les Européens qui se rallièrent à cette nouvelle vision préférèrent la voie européenne de matrice kelsenienne plutôt que la voie américaine d'origine jurisprudentielle impulsée par la décision Marbury vs Madison en 1803. Mais en réalité, seule l'Allemagne mit effectivement en place ce contrôle après la guerre, l'activité de la Cour constitutionnelle italienne étant de facto bloquée jusqu'en 1956.
La France en 1958, il y a 50 ans, crée bien un organe constitutionnel. Mais, dans la pratique, le contrôle de constitutionnalité se réduit principalement au contrôle des équilibres entre les pouvoirs publics établis par la nouvelle Constitution. Ce n'est qu'une dizaine d'années plus tard avec la décision de juillet 1971 qui constitutionnalisa le préambule et la révision sur la saisine de 1974 que le ver sort de sa chrysalide et se transforme en papillon. Stricto sensu, le contrôle de constitutionnalité en France n'a guère plus de 35 ans. Elle anticipe à peine l'évolution des pays qui ne se sont libérés des régimes autoritaires ou dictatoriaux que tardivement : la Grèce en 1975, le Portugal en 1976, l'Espagne en 1978. Cette seconde vague est suivie par une troisième au lendemain de la chute du mur de Berlin. Les nouvelles Cours constitutionnelles varient dans leur composition, leurs compétences et leurs procédures mais un socle commun, là encore de type kelsenien, se retrouve en Bulgarie, en Roumanie, en Hongrie, en Pologne, dans les républiques tchèque, slovaque, croate, slovène, etc··· Elles vont bénéficier de l'expérience des Cours et du choix offert dans l'agencement variable de l'institution de contrôle. Pour ce groupe de démocraties, le contrôle de constitutionnalité n'a même pas vingt ans d'expérience mais leur adhésion au modèle issu de la seconde guerre mondiale en dit long sur le succès de cette révolution constitutionnelle qui a touché l'Europe. C'est pratiquement toute l'Europe continentale qui y souscrit, y compris au-delà des frontières de l'Union européenne.
C'est en effet une révolution au sens propre du terme. Jusqu'à la première guerre mondiale et, dans la pratique, jusqu'à la seconde le dogme incontesté est celui de la suprématie absolue de la règle émanant du souverain qu'il soit monarchique ou populaire à travers son expression parlementaire. La Révolution française avait renversé l'absolutisme d'un seul mais lui avait seulement substitué l'absolutisme du nombre comme l'avait en son temps rappelé Lamennais en évoquant la loi qui opprime. Les droits fondamentaux, « naturels », supérieurs à la loi ordinaire pouvaient dans ce contexte combiner l'ambition de leurs aspirations programmatiques avec la vacuité de leur traduction pratique. On trouve encore un écho de cette situation dans les débats qui ont opposé les britanniques et les continentaux sur la Charte européenne des droits fondamentaux. Les uns proclament les principes et peuvent s'en contenter ; les autres ne veulent pas prendre d'engagements qu'il ne serait pas possible de réaliser concrètement, faute de moyens. D'où cette émergence dans notre législation d'une nouvelle catégorie de droits opposables.
La Révolution française n'avait pas fondamentalement changé les formes et la substance du pouvoir. Elle en avait radicalement modifié les détenteurs et les fondements de la légitimité. La République se substituait à la Monarchie ce qui a conduit longtemps les Français à penser qu'il ne pouvait y avoir de démocratie que dans la forme républicaine de gouvernement. Il leur a fallu beaucoup de temps pour accepter qu'une monarchie pouvait être également très démocratique.
Ces évolutions ont donné lieu à des évaluations divergentes.
Dans leur immense majorité les jugements ont été positifs et ont célébré la victoire du Droit et des Droits sur la politique pure considérée souvent comme synonyme d'arbitraire. Comment en effet ne pas voir les effets bénéfiques des décisions de la Cour Suprême américaine en matière de Droits fondamentaux et notamment d'égalité raciale ? Comment ne pas se réjouir du rôle de gardien de la démocratie joué par les juges après la Seconde guerre mondiale dans les anciennes dictatures et dans les démocraties naissantes ? Un des observateurs les plus attentifs de ce phénomène en France et en Europe, Louis Favoreu, avait synthétisé pour s'en réjouir cette situation dans un ouvrage au titre, ô combien significatif, « La politique saisie par le droit ». J'avais quelque peu polémiqué avec lui sur la question n'acceptant pas sa vision purement juridique du rôle des juges et des Cours qui, à bien des égards, me semblait seulement partiellement conforme à la réalité des choses. J'avais le sentiment d'un certain angélisme juridique. Il n'avait pas tort toutefois de mettre en valeur l'invasion du politique par le juridique jurisprudentiel.
Ceux qui s'opposaient à ces évolutions ne représentaient qu'une petite minorité considérée un peu comme les derniers mohicans du combat en faveur de la suprématie parlementaire et contre l'intervention du juge constitutionnel national, voire supranational. Le débat était d'ailleurs largement un débat franco-français ou, à la rigueur, franco-britannique. Tous les pays qui avaient expérimenté les effets de systèmes démocratiques dévoyés se réjouissaient qu'enfin un régulateur juridique veille au respect des institutions.
Aujourd'hui la cause semble entendue. Tout le monde ou presque célèbre le contrôle de constitutionnalité et le rôle des Cours. La critique se porte éventuellement sur telle ou telle décision mais pas sur le principe du contrôle lui-même.
A ma connaissance l'analyse la plus fouillée de cette évolution a été effectuée par Alec Stone-Sweet dans sa thèse de doctorat d'abord, plusieurs ouvrages et articles ultérieurs dont le dernier, publié cette année dans les Cahiers du Conseil Constitutionnel sous le titre « Le Conseil Constitutionnel et la transformation de la République »[1]. Il y expose deux thèmes qui lui sont chers à savoir sa conception du Conseil comme une sorte de troisième chambre législative spécialisée et son analyse du pluralisme juridictionnel, c'est-à-dire la concurrence/compétition entre le Conseil, la Cour de Cassation et le Conseil d'Etat.
Le point de vue d'Alec Stone Sweet a souvent été contesté en France, en particulier de la part de ceux qui soutiennent l'évolution du Conseil et sa jurisprudence et qui jugent positive sa transformation en un frère jumeau des Cours créées avec des pouvoirs et un rôle mieux affirmés. Le considérer comme un « parlement de juges » dérangeait le consensus majoritaire des juristes et politologues sur la question. Je crois pour ma part que l'on aurait tort de se polariser exclusivement sur la qualification du Conseil tant il est vain de tenter de tracer une frontière nette entre le politique et le juridique dans ce domaine. L'animal est tantôt souris tantôt oiseau et il est soumis aux lois de l'évolution. L'ultime révision de juillet 2008 en atteste : la juridicisation est accrue par la saisine désormais possible du Conseil pour les lois déjà en vigueur à travers une saisine de la Cour de Cassation et du Conseil. La politique revient au galop à travers le contrôle possible –encore qu'assez nominal- du Parlement sur les nominations des hautes charges, y compris celles des membres du Conseil. Mais le niveau de politisation en France reste modeste par rapport à celui d'autres pays notamment les Etats-Unis ou l'Italie pour prendre deux exemples de nature différente. En d'autres termes, la polémique sur le caractère « parlementaire » du contrôle effectué par le Conseil constitutionnel risque d'occulter le phénomène essentiel décrit en ces termes par Alec Stone-Sweet « Le 22 juillet 2008 la souveraineté législative est morte de sa belle mort, ce jour où les députés et les sénateurs ont conféré au Conseil Constitutionnel le pouvoir de contrôler la conformité de lois déjà publiées, lequel pouvoir est exercé avec la collaboration de la Cour de Cassation et du Conseil d'Etat. Le Conseil est désormais un membre à part entière de la famille des Cours constitutionnelles européennes »[2].
Je ne m'attarderai pas sur le second aspect développé par Stone, celui de la fragmentation du contrôle de constitutionnalité, ce qui nous entraînerait hors de l'argument traité ici, même si je partage complètement son analyse. En revanche, je reviendrai sur le point qui tient à cœur à Stone, c'est-à-dire la transformation juridique de la V° République.
L'argument tourne autour de ce qu'il qualifie –rien de moins- de « coup d'Etat juridique » défini comme « a fundamental transformation in the normative foundations of a legal system through the constitutional lawmaking of a court ». J'éprouve des « mixed feelings » à propos d'une qualification qui a le mérite de susciter le débat mais qui risque d'occulter le cœur du problème à savoir en effet la radicale transformation du système constitutionnel à partir de la décision historique de 1971. Le terme et le concept de « coup d'Etat » renvoient à trop d'images et de mythes pour être utilisé impunément. Il nous évoque Bonaparte et Napoléon III mais aussi Marx et son 18 brumaire. Le monde anglo-saxon l'a tellement associé à une pratique historique française qu'il n'y a pas de mot anglais pour dire la chose : « un coup is a coup », seul l'accent fait la différence !
J'ai personnellement quelque difficulté à transférer sur la décision du Conseil de 1971 le qualificatif de « coup d'Etat juridique » non seulement en raison des évocations tout juste mentionnées mais parce qu'il me semble plus approprié de parler d'« incomplete contract ». Les droits fondamentaux dans la tradition constitutionnelle française ne remontent pas à 1958 mais à 1789 (quitte à oublier leurs racines plus profondes pour un instant). Pendant longtemps ils sont restés, pour partie des vœux pieux, pour partie mis en œuvre à travers des législations spécifiques (en particulier de 1875 à 1914) ou à travers la jurisprudence du Conseil d'Etat. Contrairement au coup d'Etat qui renverse l'ordre constitutionnel des choses, le Conseil Constitutionnel dans sa décision de 1971 a fait passer les droits fondamentaux de la rhétorique révolutionnaire à l'effectivité en tant que normes de référence suprêmes. Il s'agit certes d'une transformation par rapport à la pratique constante et à l'idéologie de deux siècles de républicanisme. Mais c'est en même temps –et on serait tenté de dire enfin !- la réalisation du programme établi par 1789, notamment en ses articles 6 « la loi est l'expression de la volonté générale » et 16 « Toute société dans laquelle la garantie des Droits n'est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée n'a point de Constitution ». En fait, pour la première fois depuis 1789, le contrat entre le peuple français et ses représentants prend sa pleine signification. Mais au-delà de la transformation juridique que ce coup d'éclat amorce, la révolution me paraît être dans le bouleversement que l'avènement des Cours constitutionnelles apporte à notre conception de la démocratie.
Comme tous les autres européens, nous sommes entrés sans y prendre garde dans une nouvelle définition de la démocratie. Nous n'avons malheureusement qu'un seul mot pour désigner une réalité variable dans le temps et l'espace, pour parler de la démocratie athénienne et de la démocratie anglaise, de la démocratie en Amérique considérée comme telle par Tocqueville selon les standards de son temps mais que nous aurions du mal à qualifier ainsi selon nos critères actuels.
La naissance et le développement des Cours constitutionnelles et du contrôle de constitutionnalité introduit un nouveau type de démocratie basée sur le double pilier de la souveraineté du peuple et de l'Etat de Droit. Beaucoup de systèmes politiques ont connu l'une ou l'autre de ces deux branches. La plupart ne les ont développées qu'imparfaitement, mais pratiquement tous les régimes qui méritent aujourd'hui le qualificatif de démocratie doivent répondre à cette double exigence. Il est rare que ces deux piliers se soient développés de manière parallèle et harmonieuse. On observe plutôt des cycles durant lesquels la branche populaire prend le pas, parfois de manière quasi-exclusive, tandis que dans d'autres hypothèses, l'Etat de Droit est bien assuré mais l'input populaire reste chétif. L'Etat prussien inventa le Rechsstaat mais se dispensa du peuple. Aujourd'hui l'Union européenne a établi un Etat de Droit parmi les plus sophistiqués et protecteurs qui soient mais sa légitimité populaire reste étriquée et la question du fameux « déficit démocratique » n'est pas encore résolue.
Cette nouvelle définition de la démocratie ne remet pas en question le principe de la souveraineté du peuple qui reste le cœur et le fondement du système. Toutefois elle introduit un sérieux bémol à son absolutisme. Dans la conception ancienne, on avait transposé sur le Parlement l'adage selon lequel « le roi ne peut mal faire ». Dans la nouvelle vision à la Montesquieu, revue et corrigée par les constituants américains, le salut ne peut venir que de la limitation des pouvoirs, de la faculté d'empêcher, des checks and balances entre les différents organes constitutionnels ou autres. A la limite le débat sur le caractère juridique ou politique des Cours constitutionnelles n'a guère d'importance dans cette perspective : ce qui compte est le fait que tout pouvoir est bridé par l'interaction d'autres organes. Tout est question de mesure. Il s'agit d'une part d'empêcher la licence, d'autre part d'éviter la paralysie par un système de vetos croisés. Disons-le d'emblée, un objectif que pratiquement jamais les constituants français n'avaient réussi à atteindre, tombant soit dans un excès, soit dans l'autre.
A première vue le changement pourrait sembler moins radical qu'il n'est. Somme toute, la Révolution française dont l'héritage a marqué tant de constitutions sur tout le continent européen, avait proclamé d'un même mouvement et la souveraineté du peuple et les droits de l'homme. Mais tandis que le premier versant prenait toute sa plénitude jusque dans l'excès, l'autre versant restait un idéal quasi-inaccessible pendant un siècle et fréquemment maltraité au cours du siècle suivant.
La révolution, en Allemagne et Italie d'abord, dans le reste de l'Europe ensuite a été comme on le sait de donner à ce deuxième pilier la force qu'apporte la chose jugée. La nouvelle démocratie n'est plus seulement fondée sur la politique et le pouvoir absolu d'un peuple souverain. Elle s'enracine dans le droit grâce à un corpus de normes à valeur constitutionnelle garanties par un juge qui échappe, pour reprendre les mots de Madison, à la « tyrannie de la majorité ».
Mais ne serions-nous pas tombés dans ce qui fut la phobie des révolutionnaires français, c'est-à-dire « le gouvernement des juges » ou, pour le dire à la manière de Madison dans la « tyrannie des juges ». ? Certains ne sont pas loin de le penser mêlant dans l'opprobre tous les juges mais en particulier ceux des plus hautes cours qu'elles soient nationales ou européennes.
Le procès est excessif et il n'y aurait pas besoin de s'y attarder trop longuement si les Cours constitutionnelles étaient le principal ou unique contrepoids à l'expression des pulsions populaires/parlementaires. Mais le problème s'est en effet compliqué au cours des dernières décennies. Les organes décisionnels ou quasi juridictionnels indépendants de la volonté populaire ont bourgeonné comme champignons après la pluie dans toutes les démocraties occidentales. L'exemple est venu des Etats-Unis où se sont multipliées les autorités indépendantes encore que le terme soit mal choisi, vu les considérables pouvoirs de contrôle qu'exerce le Congrès à leur encontre. Se dessinait peu à peu une sorte de division du travail entre l'Etat fédéral et les Etats fédérés : à l'Etat fédéral s'affirment les droits fondamentaux, les checks and balances , la Cour suprême et les independent authorities ; au niveau des Etats s'expriment les aspirations populaires les plus violentes, bizarres, l'exutoire du populisme notamment à travers initiatives populaires et référendums. L'équilibre général du système est préservé par l'interdiction des référendums à l'échelle fédérale et le contrôle de la Cour Suprême dont la censure s'exerce principalement à l'encontre des Etats fédérés.
L'Europe est allée plus loin et différemment mais dans la même direction : les autorités indépendantes qui ont été créées, les Banques centrales qui ont été instituées ont bénéficié de davantage d'autonomie qu'Outre-Atlantique ; les Cours constitutionnelles ont exercé leur censure essentiellement contre la législation des organes centraux.
Autrement dit, on a observé au cours du dernier quart de siècle une sorte de sur-développement de ce que j'appelle le pilier constitutionnaliste au détriment du pilier populaire. Le phénomène a été exacerbé par la construction européenne et par la globalisation qui ont, jusqu'à ces dernières semaines, modifié les équilibres au sein de ce que R. Dahl qualifie de « unhappy couple » à savoir le marché et l'Etat. En privilégiant le marché au détriment de l'Etat –et donc de la politique- on a mécaniquement réduit l'espace démocratique en particulier (mais pas seulement) dans le champ de l'économie. Tout s'est passé comme si l'économie devait être laissée à ses propres lois trop précieuses pour être mises entre les mains de la politique. Les Cours constitutionnelles ont elles-mêmes participé à ce concert ambiant soit pour des raisons idéologiques, soit pour des raisons d'ordre juridique telles que la mise en œuvre des Traités européens.
Cette révolution produit des effets ambivalents. D'un côté elle a permis d'amorcer un changement extraordinaire dont on mesure mal l'impact, à savoir la transposition du modèle démocratique au niveau supranational alors qu'on a pensé pendant longtemps (et encore aujourd'hui dans de nombreux milieux) que la démocratie n'était possible qu'au niveau national, seul lieu d'expression d'un « demos » spécifique. Or la diffusion de l'Etat de Droit et des droits fondamentaux, par exemple au niveau européen, a permis de construire petit à petit mais de manière très efficace l'un des deux piliers de la démocratie moderne. Paradoxalement, ce développement après une première satisfaction passagère a suscité une insatisfaction croissante exprimée à travers la dénonciation du déficit démocratique. L'Europe a été souvent perçue et condamnée comme l'expression du pouvoir combiné de l'expertise, du marché et du gouvernement des juges.
Le développement du droit et de la régulation à travers des organes et autorités non issues du suffrage universel a subi la même courbe ascendante puis descendante. Dans un premier temps ces institutions indépendantes ont été perçues comme une protection contre les excès de la politisation et de l'influence des partis. Aujourd'hui où le déclin des partis en Europe est général, on tend à oublier combien ils structuraient il y a trente ans encore l'ensemble de la vie non seulement politique mais aussi économique et sociale. L'institution d'autorités indépendantes qu'elles fussent de nature administrative ou juridictionnelle était perçue avec faveur. Ces nouveaux organes semblaient combiner tous les avantages : expertise, compétence, indépendance et limitation de l'arbitraire politique.
Je crois que le populisme actuel qui sévit en Europe est pour partie le fruit de cette évolution : on ne vide pas impunément la représentation populaire de ses effets et la politique de ses champs d'application traditionnels. L'espace du politique s'est rétréci donnant aux citoyens le sentiment que les questions qui les concernent davantage échappent désormais aux élus. La politique semble tourner à vide. Toutefois comme le montrent les développements de ces dernières semaines, l'évolution n'est ni linéaire ni inéluctable. Dans la partie de bras de fer entre l'Etat et le marché, la suprématie de ce dernier a d'abord semblé totale avant d'être remise en cause sérieusement par la crise en cours.
Cela signifie-t-il que les institutions non exclusivement politiques doivent être jetées avec l'eau du bain ? Certes non. Ce serait oublier le rôle crucial que jouent ces institutions à commencer par les Cours constitutionnelles. Elles sont irremplaçables mais il est souhaitable qu'un meilleur équilibre s'établisse entre les deux piliers de la démocratie. Il y a de multiples possibilités d'atteindre cet objectif. On peut songer à redimensionner la part du juridictionnel et des institutions autonomes notamment par une politique de self-restraint. On peut aussi chercher à renforcer le pilier démocratique en développant les formes de participation ou en impliquant davantage toutes les catégories de la population encore marginalisées ou insuffisamment représentées, telles les femmes ou les immigrés par exemple. Un vaste champ est ouvert à l'imagination politique.
On a connu l'ère du tout-politique aussi bien dans sa forme occidentale de domination des partis que dans sa forme dictatoriale du parti unique (socialiste ou fasciste) ; on a connu l'ère de « l'Etat, voilà l'ennemi » qui signifiait déclin du politique et du pouvoir du peuple. On en revient donc à la sagesse des pères fondateurs de la démocratie américaine : se méfier de la tyrannie des groupes et des partis ; multiplier les checks and balances ; équilibrer les droits de l'individu et l'influence du nombre ; réconcilier les droits et l'expression de la volonté populaire. Comme on le sait ces vertueux équilibres n'ont jamais été pleinement réalisés ni d'un côté ni de l'autre de l'Atlantique.
La conclusion est donc qu'il n'y a pas de conclusion, pas de fin de l'histoire mais simplement des équilibres précaires et changeants déterminés notamment par la conception que nous nous faisons de la démocratie.
[1] Alec Stone Sweet – Les Cahiers du Conseil Constitutionnel – 25 – 2008 – pp. 65 et s.
[2] Alex Stone Sweet, op. cit.