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Réflexions en guise de conclusion sur le principe de sécurité juridique

Bertrand MATHIEU - Professeur à l'Université Paris I Panthéon-Sorbonne

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 11 (Dossier : Le principe de sécurité juridique) - décembre 2001

Le principe de sécurité juridique est donc incontestablement un principe actif. Les études ici présentées le démontrent suffisamment. Il faut d'ailleurs reconnaître que, depuis quelques années, la doctrine s'est intéressé à cette question, mais essentiellement sous un angle prospectif, comme une estafette qui vient transmettre des informations sur le terrain sur lequel est susceptible de se livrer une prochaine bataille. Sur le plan du droit constitutionnel, le bilan a été établi, sous forme d'un état des lieux, lors de la table ronde organisée à Aix-en-Provence en 1999 (1). Pour la France, ce bilan prenait la forme d'un puzzle assez recomposé pour que l'image se dessine, insuffisamment complet pour que manque encore l'architecture définitive.

Aujourd'hui, il convient de remarquer que le juge constitutionnel n'est qu'un acteur parmi d'autres dans cette construction du principe de sécurité juridique à laquelle participent l'ensemble des juridictions nationales, essentiellement sous l'aiguillon des juges européens et selon un plan de marche paradoxalement assez désordonné et pourtant convergent.

Si la cause immédiate de cet engouement pudique pour le principe de sécurité juridique réside dans la stimulation du droit européen, les causes médiates sont plus profondes. En effet, l'émergence du principe de sécurité juridique est en adéquation avec certaines évolutions profondes du système juridique dont ce principe est à la fois le révélateur et l 'accompagnateur. Si l'on se tourne vers la mise en oeuvre de ce droit, il convient alors de relever que les jurisprudences ici analysées convergent vers une détermination commune de sa portée. C'est à partir de ces deux points que je voudrais ici livrer quelques éléments de réflexion sommaires, nourris des riches analyses qui précédent et de quelques analyses qui ont pu être précédemment conduites.

I. L'émergence du principe de sécurité juridique comme révélateur de l'évolution du système juridique

Il est banal de relever la rapidité avec laquelle la société évolue et l'accélération de l'histoire. Il est alors vain de prétendre fonctionner dans un système juridique immuable. Le droit public est probablement le premier touché par cette évolution, alors que les fondements sur lesquels il repose sont contestés et concurrencés. Le droit privé, armé pour réguler les rapports inter-individuels, est probablement par nature plus adaptable. Cependant c'est essentiellement à partir d'un concept traditionnellement rattaché au droit public que se reconstruit le système juridique, celui des droits et libertés fondamentaux. Ce n'est pas ici le lieu pour analyser cette évolution et en mesurer les forces, mais aussi les faiblesses. On se bornera à la constater.

Le système des droits fondamentaux place l'individu au centre du système juridique, il le pose clairement comme fin. Par ailleurs, la règle juridique, qui intervient dans un univers à la fois très évolutif et dont les fondements sont incertains, devient plus souple, mais aussi moins sûre. Cet affaiblissement de la logique étatique et cet assouplissement de la norme écrite s'accompagnent de l'émergence de la figure du juge comme garant du respect des droits fondamentaux. Ce renforcement du pouvoir du juge est en fait celui des juges. En effet, les différents systèmes juridiques nationaux et supranationaux deviennent plus interdépendants les uns des autres et ils s'interpénètrent, cette évolution étant essentiellement l'oeuvre de la jurisprudence. Or le principe de sécurité juridique participe directement de chacune de ces évolutions.

A. Un nouvel équilibre entre les intérêts publics et ceux de l'individu

Le recours à la notion de sécurité juridique démontre que le droit ne parvient plus à remplir la mission qui est initialement la sienne et qui est, justement, d'introduire de la sécurité dans les rapports collectifs et inter-individuels. Le droit édicté par les autorités publiques est censé incarner l'intérêt général qui, incontestablement, inclut une idée de sécurité. Or, comme le relève François Luchaire, la sécurité juridique ne vise pas à protéger les biens ou les personnes, selon la conception traditionnelle de la sûreté, mais les droits appartenant aux individus. Or ces droits sont susceptibles d'entrer en conflit avec l'intérêt général tel que défini par les autorités publiques normatives. Ainsi la sécurité ne s'opère plus seulement par le droit, elle peut être menacée par le droit (cf. Michele de Salvia). Cependant c'est encore et nécessairement vers le droit que l'on se tourne pour résoudre ce problème. Il ne peut alors être résolu qu'au prix d'un changement de perspective. La sécurité juridique s'obtient à la fois par et contre le droit. La reconnaissance de droits fondamentaux, essentiellement au niveau constitutionnel et conventionnel, s'accompagne nécessairement, comme le proclame l'article 16 de la Déclaration de 1789, de la garantie de ces droits. Or la sécurité juridique est l'un des éléments essentiels de cette garantie. Ainsi, il devient possible d'opposer au législateur, ou à une autorité administrative, l'exigence de protection de la sécurité juridique, alors même que l'acte législatif ou administratif ne contredit aucune norme substantielle, hiérarchiquement supérieure. Le principe de sécurité juridique, qui incarne la protection des droits individuels est susceptible d'entrer en conflit avec le principe de légalité, entendu dans un sens large comme la conformité aux normes supérieures et qui incarne l'intérêt général dont les pouvoirs publics ont la charge.

Cependant cette présentation est assez caricaturale car le principe de légalité relève, lui même, d'une exigence de sécurité juridique en ce qu'il est pour chacun une garantie quant à la qualité de la norme juridique qui lui est appliquée. De même la sécurité juridique peut s'exercer à l'encontre d'un individu. Ainsi, comme le relève Sophie Boissard, le recours pour excès de pouvoir renforce la sécurité juridique de ceux qui sont susceptibles de l'intenter, mais représente pour les tiers un facteur d'insécurité. En fait, la sécurité juridique est le lieu où se cristallise la conciliation des exigences relatives à la protection des droits individuels et celles relatives à l'intérêt général. C'est ainsi cet équilibre qui devient le critère d'appréciation de la validité de la norme juridique et non plus seulement l'intérêt général dont la loi ou l'acte administratif sont censés être les supports. Selon un paradoxe apparent, l'exigence portant sur l'auteur de la norme quant à la poursuite d'un intérêt général est renforcée, comme le montre, en matière de validation législative, le recours à l'argument justificatif caractérisé par l'exigence d'un intérêt général impérieux, selon les termes employés par la Cour européenne des droits des l'homme ou suffisant, selon ceux employés par le Conseil constitutionnel. En fait, ce renforcement des exigences liées à l'intérêt général vise à renforcer la protection des droits individuels. L'intérêt général, ayant perdu de sa légitimité intrinsèque, ne peut prévaloir que lorsqu'il est considéré comme essentiel, il ne se justifie plus par lui même. La prise en compte du caractère individuel et subjectif de l'exigence de sécurité juridique se manifeste, notamment, au travers de la promotion de l'un de ses corollaires, le principe de confiance légitime. Ce principe auquel le Conseil constitutionnel a expressément dénié toute valeur constitutionnelle est cependant implicitement utilisé. Il en est ainsi s'agissant de la Cour de cassation. Jean-Guy Huglo précise que, si ce principe ne se retrouve pas « à l'état pur » dans la jurisprudence de la Cour de cassation, il justifie, de fait, notamment mais pas exclusivement en droit fiscal, la prise en compte de déclarations de l'administration illégales mais qui ont pu induire le citoyen en erreur en le conduisant à conformer son comportement à ces déclarations. De la même manière, le Conseil constitutionnel a récemment pris en compte des éléments qui relèvent de la confiance légitime pour apprécier la constitutionnalité d'une disposition législative. Sur la base de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui prend en compte l'appréciation subjective du comportement de celui dont la confiance doit être protégé (CEDH, 23 oct. 1997, National et provincial building Society c/ RU), le Conseil constitutionnel a, s'agissant de la validation d'actes de recouvrement fiscal, considéré d'une part que les vices de forme dont sont entachés les actes validés n'ont pas pu porter atteinte aux droits de la défense des contribuables, d'autre part, que, faute de validation de certains actes, les restitutions d'imposition constitueraient un enrichissement sans cause pour les contribuables concernés et enfin que la pratique validée était courante et qu'elle était conforme à la jurisprudence jusqu'à ce que le Conseil d'État en décide autrement (déc. 99-425 DC). C'est ainsi la question de savoir si les contribuables concernés avaient ou non un intérêt légitime à défendre qui est utilisée comme critère de validité de l'intervention du législateur. Ainsi l'intérêt général qui justifie cette validation législative ne rencontre pas l'obstacle tenant à la protection d'intérêts individuels légitimes. La notion même de légitimité des intérêts pris en considération renforce d'ailleurs le caractère subjectif de l'appréciation. Il en est de même lorsque le Conseil constitutionnel censure une disposition législative qui remet en cause des dispositions de conventions collectives prises en vertu de la loi antérieure, alors que la bonne foi des partenaires sociaux a été, en quelque sorte, flouée (déc. 99-423 DC). De même, Sophie Boissard s'interroge sur le point de savoir si le mécanisme de l'erreur manifeste d'appréciation permettrait de censurer une modification inopinée qui interviendrait avant une date déterminée à l'avance par le pouvoir réglementaire et qui n'apparaîtrait pas suffisamment justifiée. C'est là encore de l'exigence de confiance légitime dont il s'agit. En fait c'est au travers de cette exigence de confiance légitime que le principe de sécurité juridique s'avère le plus novateur ou, tout du moins, répond à des exigences que ne remplissent pas véritablement les instruments juridiques existant (2). Le droit est ainsi essentiellement validé au prisme de l'équité. Cette équité permet de s'écarter du strict respect du principe de légalité. On peut d'ailleurs s'interroger, notamment à la lecture du rapport des juges Puichosset et Legal, sur le point de savoir si le dernier refuge de l'exigence stricte de légalité ne se trouve pas dans le respect des règles procédurales. En effet, mais là encore la remarque dépasse le cadre de cette étude, l'exigence de garantie des droits tend à se déplacer de la substance de ces droits au respect des procédures qui sont censées protéger l'individu. Ainsi la sécurité juridique, en tant que droit-garantie, est faiblement opérante dans l'hypothèse où des procédures, censées jouer le même rôle, ont été respectées.

Le développement de l'exigence de sécurité comme condition posée à l'action publique est également susceptible de renforcer la responsabilité de l'État envers les particuliers. En effet, comme s'agissant du principe de précaution, corollaire du principe de sécurité juridique dans le domaine scientifique, le non respect de cette nouvelle exigence tournée vers la protection des droits individuels est potentiellement fautive. Ainsi l'invocation d'un intérêt général n'est plus en lui même suffisant pour justifier l'irresponsabilité du législateur ou de l'administration. Dans la même logique, le Conseil constitutionnel, dans sa décision 97-388 DC, retient la possibilité d'une indemnisation des contractants comme un élément permettant d'apprécier la gravité de l'atteinte portée au principe de liberté contractuelle. La légitimité de l'action publique n'est plus évidente, elle rencontre sur sa route la sécurité des citoyens.

B. Une promotion du rôle du juge

Les exigences relatives à la règle juridique se transforment. La validité de cette règle n'est plus seulement appréciée in abstracto, mais aussi au regard de son application et de sa mise en oeuvre. Or c'est incontestablement au juge que revient la charge essentielle d'apprécier cette validité. Si le contrôle de légalité, strictement entendu, peut être le fruit d'un raisonnement abstrait, le contrôle de l'équité est un contrôle qui développe l'appréciation subjective du juge et donc son pouvoir. Par ailleurs, comme le souligne François Luchaire, la garantie des droits relève essentiellement du juge. Or, à partir du moment où cette garantie devient une exigence première, le rôle du juge est nécessairement valorisé.

En matière de validation législative, le rôle du juge dans la garantie des droits individuels a toujours été privilégié. Ainsi, dans un premier temps, le Conseil constitutionnel a essentiellement jugé la constitutionnalité des validations législatives à l'aune du principe de séparation des pouvoirs en affirmant que le juge ne peut ni adresser des injonctions au juge, ni le censurer, ni se substituer à lui dans le jugement des litiges (déc. 80-119 DC). Ainsi la séparation des pouvoirs, opérée ici au profit du juge, était un instrument de protection indirecte des droits des individus. Aujourd'hui le juge constitutionnel se préoccupe plus directement de la protection des intérêts des individus, en considérant essentiellement les validations sous l'angle de la proportionnalité entre l'intérêt général poursuivi et les intérêts privés mis en cause. À la protection du juge s'est en quelque sorte substituée la protection par le juge. Si la finalité est identique, cette nouvelle dimension donne au juge un rôle moteur et non plus seulement défensif. La borne selon laquelle une validation ne doit jamais remettre en cause une décision revêtue de l'autorité de chose jugée réalise un compromis entre la protection de l'autorité du juge et celle du bénéficiaire de la décision de justice. Il convient d'ailleurs de relever que la prise en compte d'exigences liées à la sécurité juridique dans le contrôle des lois de validation opéré par la Cour européenne des droits de l'homme est, pour l'essentiel, fondé sur l'article 6, alinéa 1, de la Convention qui traduit le droit à un procès équitable.

Ce pouvoir de juge se manifeste essentiellement par l'utilisation du principe de proportionnalité. Ce principe est en fait un instrument de mesure qui permet au juge d'apprécier le caractère équitable de la disposition dont il contrôle la régularité. La proportionnalité n'est plus seulement un instrument de conciliation entre des droits fondamentaux dont la concrétisation est conflictuelle, mais aussi une exigence interne à la norme contrôlée (3). Cette logique, familière aux juges européens, est dorénavant utilisée par le juge constitutionnel français dans des domaines qui touchent directement aux exigences de la sécurité juridique, à savoir les lois rétroactives et les lois de validation. Ainsi, à la suite de la décision Zielinski du 28 octobre 1999 de la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel précise que l'intérêt général justifiant le recours à une validation législative doit être suffisant (déc. 99-422 DC et 99-425 DC). Ce faisant, le Conseil constitutionnel, non seulement renforce ses exigences quant à l'importance de l'intérêt général en cause, mais encore aligne les règles jurisprudentielles applicables aux validations législatives sur celles applicables aux lois rétroactives. Cette assimilation est parfaitement logique, les lois de validation étant par définition des lois à portée rétroactive, comme le rappelle d'ailleurs le Conseil dans la décision 99-422 DC, et les lois rétroactives ayant souvent un objet identique à celui des lois de validation. Ainsi le Conseil constitutionnel avait-il jugé que « si le législateur a la faculté d'adopter des dispositions fiscales rétroactives, il ne peut le faire qu'en considération d'un motif d'intérêt général suffisant et sous réserve de ne pas priver de garanties légales des exigences constitutionnelles » (déc. 98-404 DC). Le caractère suffisant de l'intérêt général exigé renvoie tant à l'importance de cet intérêt qu'à l'équilibre institué par le législateur entre les exigences relatives à l'intérêt général et celles relatives à la garantie des droits. Il s'agit donc d'un instrument de mesure de la proportionnalité entre l'atteinte portée à des droits individuels et l'intérêt général. Ainsi, dans la décision 99-425 DC, le Conseil apprécie concrètement l'équilibre tenant d'une part à la protection contre la multiplication de recours susceptible de mettre en cause la continuité des services publics fiscaux et juridictionnels et la « neutralisation » de vices de forme qui ne portent pas atteinte aux droits des contribuables, pour considérer que l'intérêt général invoqué est suffisant. Un tel contrôle de proportionnalité est tout à fait « en phase » avec l'évolution de la jurisprudence des cours constitutionnelles et conventionnelles. Or un tel contrôle étend le champ de l'erreur manifeste d'appréciation et c'est au juge qu'il appartient, en dernier ressort de juger de la pesée opérée entre l'intérêt général et les droits individuels. Si, dans un premier temps, la Cour de cassation s'est refusée à opérer un tel contrôle, même dans le cadre du droit européen, marquant ainsi une certaine réticence à s'immiscer dans les intentions du législateur (cf. Cass. civ. 1re, 20 juin 2000, RFD adm. 2000, p. 1201), elle a admis, dans une autre formation, d'exercer ce contrôle(4).

Par ailleurs, la sécurité juridique peut rencontrer l'exigence de légalité, lorsqu'il s'agit de ne pas laisser planer d'incertitudes sur la régularité d'une norme juridique. Ainsi, comme le relèvent les auteurs du rapport consacré à la Cour européenne des droits de l'homme, la Cour se montre peu regardante sur les conditions de sa saisine, afin de ne pas laisser irrésolue une question intéressant le droit communautaire. Moins sensible à cette question, le Conseil constitutionnel se montre, au contraire, très restrictif sur les conditions de sa saisine (cf. déc. 2001-449 DC). C'est en tout cas l'intervention du juge qui est gage de sécurité juridique.

Cependant la jurisprudence est elle-même facteur d'insécurité juridique, spécialement lorsqu'elle opère des revirements. C'est ce que relèvent la plupart des auteurs qui ont contribué à ce dossier. Le revirement de jurisprudence est nécessairement rétroactif. Imprévisible, il met en cause la sécurité juridique et la confiance légitime des justiciables. Il n'est plus alors possible de se tourner vers la fonction salvatrice du juge, mais de s'interroger sur la manière de pallier les effets contestables d'une décision de justice. L'une des hypothèses est, pour le législateur, de recourir à une validation de l'acte censuré par le juge, à la suite d'un revirement inattendu de jurisprudence, selon une logique inversée de celle qui peut conduire le juge à censurer une validation législative_._ Le Conseil constitutionnel semble ainsi avoir admis implicitement un tel cas de figure. Ainsi dans sa décision 99-425 DC, le juge constitutionnel justifie l'intervention du législateur en s'appuyant, notamment, sur l'argument selon lequel le Conseil d'État avait opéré un changement de jurisprudence s'agissant d'une pratique courante. Le principe de séparation des pouvoirs réapparaît sous une autre forme. La question est alors de savoir qui doit parer ou réparer cette situation. Faute pour le juge de pouvoir, ou de vouloir, moduler, notamment dans le temps, les effets de ses décisions juridictionnelles, le législateur se considère ainsi chargé de la mission de se saisir de la question, afin de rétablir entre les intérêts en cause un équilibre jugé rompu. Si ces intérêts ne sont que des intérêts individuels, le législateur empiète incontestablement sur le domaine de compétence du juge. Si ces intérêts présentent un enjeu général et impérieux, l'intervention du législateur est justifiée. C'est le sens de l'harmonisation des jurisprudences des juges nationaux et européens. Cette jurisprudence connaît cependant ses limites. D'une part, l'on peut considérer qu'il existe un paradoxe à ce que ce soit le juge même qui a modifié la jurisprudence, qu'il soit judiciaire ou administratif qui, dans le cadre d'un contrôle de conventionnalité ultérieur, opère cette pesée entre les intérêts en jeu(5). Par ailleurs, la protection d'intérêts individuels pourrait être sacrifiée, faute pour le juge de disposer des instruments lui permettant de moduler les effets de ses décisions, et faute pour le législateur de disposer de la compétence nécessaire pour intervenir. Ce n'est pas nécessairement très satisfaisant. Derrière cette analyse se profile un conflit de compétence entre le législateur et le juge s'agissant de l'adaptation du droit à la société Ainsi la Cour d'appel de Bourges a considéré qu'il convient « de ne pas assimiler tout revirement jurisprudentiel à une insécurité juridique préjudiciable à l'intérêt général, sauf à priver la jurisprudence de tout pouvoir d'évolution et d'adaptation de la règle aux exigences, précisément, de cet intérêt général »(6). Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l'homme accepte, comme le relève Michele de Salvia, que la loi soit floue afin d'éviter une rigidité excessive et de permettre, sous entendu au juge, de l'adapter aux changements de situation, ou encore qu'un revirement de jurisprudence imprévisible soit opéré pour protéger certains droits fondamentaux. Paradoxalement, le juge remet en avant des exigences tirées de l'intérêt général pour justifier des atteintes portées à la sécurité juridique. Il emprunte alors les habits du législateur dont il se fait parfois le censeur pointilleux. Comme le relève alors Jean Guy Huglo, il ne serait pas impossible que le juge européen impose au juge national de limiter les atteintes à la sécurité juridique résultant des revirements de jurisprudence, et ce, à partir de ses propres critères.

L'influence grandissante du juge se manifeste également par le système d'intégration des jurisprudences nationales et européennes et la perméabilité des systèmes juridiques dans laquelle les juges jouent un rôle prépondérant.

La sécurité juridique, par l'origine du principe mais aussi du fait des conditions de son application, marque non seulement l'homogénéisation du droit jurisprudentiel mais l'ordonnancement de ce droit à partir des droits européens ce dont témoigne non seulement la jurisprudence des juges judiciaires et administratifs qui font application du principe dans le champ du droit communautaire, mais aussi celle du Conseil constitutionnel qui, indirectement mais clairement désavoué par la Cour européenne des droits de l'homme, a dû renforcer sa jurisprudence en la matière(7). On peut cependant s'interroger sur le point de savoir si la mise en oeuvre de ce principe pourra être circonscrite au champ d'application du droit communautaire et du droit européen conventionnel, alors que, par effet de contagion, les juges nationaux ont, pour l'essentiel, intégré les exigences qu'il engendre dans leur jurisprudence, s'abstenant seulement d'une référence explicite au principe. Il n'est pas cependant sûr que le système souple ordonné autour du principe de sécurité juridique soit plus protecteur que celui, plus rigide, fondé sur le principe de légalité. Ainsi comme le note Sophie Boissard, la non-rétroactivité des actes administratifs s'impose de manière absolue alors que le système européen de proportionnalité peut conduire à admettre certaines atteintes à cette exigence, potentiellement protectrice de la sécurité juridique.

De manière générale l'utilisation par les juges du principe de sécurité juridique ou de son corollaire, la confiance légitime, marque l'idée selon laquelle le juge ne se considère plus seulement comme le garant du respect de la hiérarchie des normes juridiques et de la conformité des comportements individuels à ces normes, mais comme le garant d'un ordre social dont il maîtrise les évolutions et les adaptations et dans l'établissement duquel le législateur, comme l'administration, ne sont que des partenaires dont l'intervention n'est pas naturellement légitime. En ce sens, le principe de sécurité juridique est utilisée de manière ouverte et décalée, au regard de la protection des droits individuels, par la Cour de justice des communautés européennes, pour favoriser l'unité du droit de l'Union, ainsi que le relèvent Jean Pierre Puichosset et Hubert Legal. Face à des concepts polysémiques, l'exigence de clarté et de prévisibilité du droit conduit le juge européen à fixer lui même le sens qu'il convient de donner au droit communautaire.

Le juge dispose également, s'agissant notamment de ce principe, d'une large de marge de manoeuvre quant à son utilisation. Il en est l'auteur et l'utilisateur. En fait, l'ensemble de la jurisprudence relative à la sécurité juridique prend essentiellement la forme d'une norme jurisprudentielle souple et évolutive dont la norme écrite ne représente qu'un lointain support.

II. La portée du principe de sécurité juridique : gestion du temps et label de qualité

L'on retrouvera dans les études qui précèdent les applications concrètes que les différents juges font directement, ou indirectement, du principe de sécurité juridique. Si l'on fait abstraction du principe de confiance légitime qui est en fait de la sécurité in concreto, le principe de sécurité juridique comme exigence normative se déploie selon deux axes, à savoir la gestion juridique du temps et une exigence de qualité formelle du droit.

A. La sécurité juridique comme règle de gestion juridique du temps

La question de l'application de la norme juridique dans le temps est une préoccupation ancienne. Elle traduit la lutte contre l'arbitraire et exprime l'exigence de sûreté. Ainsi, en France, l'article VIII de la Déclaration de 1789 prévoit que « nul ne peut être puni qu'en vertu d'une loi établie et promulguée antérieurement au délit » et, de manière plus générale, le Code civil inscrit dans son article 2 la règle selon laquelle « la loi ne dispose que pour l'avenir ; elle n'a point d'effet rétroactif ». Cette interdiction de la rétroactivité, de valeur constitutionnelle en ce qui concerne la loi répressive, de valeur législative en ce qui concerne les autres actes, ne résout pas l'ensemble des problèmes liés à l'application de la norme dans le temps. Ainsi l'exigence de sécurité juridique devient la norme de référence qui permet de régler, en souplesse, les questions liées au rapport entre le droit et le temps, en posant l'exigence de prévisibilité de la norme juridique. Il s'agit non seulement de la non-rétroactivité, mais aussi, par exemple, des règles relatives au retrait d'un acte, au report de son application, aux délais de recours contre un acte...

S'agissant de l'application rétroactive de la norme juridique, la jurisprudence administrative traduit les exigences liées au principe de sécurité juridique s'agissant, par exemple, des règles relatives au retrait ou à l'abrogation des actes administratifs, à la liberté contractuelle, entendue comme le respect de la stabilité des contrats en cours, à la théorie du fonctionnaire de fait.

Le juge constitutionnel prend également et largement en compte les exigences liées au principe de non-rétroactivité, au-delà de son application en matière pénale. Ainsi la portée rétroactive d'une loi est limitée par le principe de séparation des pouvoirs qui exige le respect des décisions de justice passées en force de chose jugée (déc. 86-223 DC). D'autre part, l'application rétroactive de la loi fiscale ne peut porter atteinte aux droits de contribuables « qui bénéficient d'une prescription légalement acquise à la date d'entrée en vigueur de la loi » (déc. 91-298 DC). Il s'agit incontestablement de la protection de situations acquises dont le Conseil estime qu'elles relèvent d'une exigence constitutionnelle. Plus généralement, le Conseil constitutionnel a affirmé que le caractère rétroactif d'une loi ne devait pas avoir pour effet de priver de garanties légales des exigences constitutionnelles (déc. 95-369 DC et 98-404 DC). Cette jurisprudence est en fait implicitement fondée sur le principe de sécurité juridique.

La sécurité juridique doit être conciliée avec une autre exigence consubstantielle au droit lui même, à savoir celle de mutabilité.

La sécurité juridique ne fait pas, de manière générale, obstacle à la mutabilité. Elle exige, le cas échéant, des mesures d'information préventives et des mesures transitoires. Les dispositions transitoires posent cependant de redoutables problèmes d'application dans le temps On pourrait cependant imaginer, comme le note Sophie Boissard, que le juge administratif puisse annuler un acte administratif en tant qu'il ne prend pas en compte la situation particulière de telle ou telle catégorie de destinataire. Les lois expérimentales répondent également à une exigence de sécurité juridique en ce qu'elles conduisent à faire précéder le temps de l'application généralisée de celui de l'expérimentation. Elles sont également facteurs d'insécurité juridique, notamment du fait de la catégorisation des destinataires de la règle et de l'incertitude qui pèse sur sa pérennité. Le juge constitutionnel oblige ainsi le législateur à « définir précisément la nature et la portée (des) expérimentations, les cas dans lesquelles celles-ci peuvent être entreprises, les conditions et les procédures selon lesquelles elles doivent faire l'objet d'une évaluation... » (déc. 93-322 DC).

Ce principe de mutabilité peut cependant rencontrer l'obstacle de situations contractuelles précédemment établies et toujours en cours. L'évolution de la jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la question de la liberté contractuelle traduit l'empreinte que laisse le principe de sécurité juridique, alors même que le juge ne s'y réfère pas. Après avoir marqué beaucoup de réticence à l'égard de la liberté contractuelle, le juge constitutionnel a infléchi sa position et sa jurisprudence prend en compte certaines des exigences liées au respect des contrats en cours. Dans la décision n° 98-401 DC, le Conseil constitutionnel affirme, que « le législateur ne saurait porter à l'économie des conventions et contrats légalement conclus une atteinte d'une gravité telle qu'elle méconnaisse manifestement la liberté découlant de l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ». Ce n'est pas exactement le principe de liberté contractuelle au sens des articles 6 et 1123 du Code civil qui est ici reconnu, mais le principe du respect par les tiers au contrat, tant publics que privés, des stipulations prévues par le contrat, cette dernière signification relevant d'une exigence de sécurité juridique. Cette utilisation de la sécurité juridique comme principe protecteur des conventions en cours a été reprise à son compte par la Cour de cassation qui a jugé que la disposition d'un statut réglementaire du personnel de la SNCF qui permet à l'employeur de modifier unilatéralement le contrat de travail et de prendre des mesures de nature à affecter la fonction du salarié dans l'entreprise, sa carrière et sa rémunération, « suscite une difficulté sérieuse quant à sa légalité au regard du principe de sécurité juridique »(8).

L'exigence de sécurité juridique peut également être considérée, ainsi que le relève François Luchaire, comme le fondement de la règle dite du cliquet anti-retour qui interdit de remettre en cause certaines situations existantes. Il n'existe pas, en droit constitutionnel français, de droit général à la protection des droits acquis. Une telle protection peut cependant représenter une exigence constitutionnelle dans deux hypothèses : s'agissant de situations liées à l'exercice de libertés fondamentales et s'agissant de la protection des droits nés de contrats. Le Conseil constitutionnel a, dans sa décision n° 84-181 DC, affirmé que le législateur ne peut remettre en cause des situations intéressant une liberté publique que dans certaines limites. Dans cette hypothèse, il ne s'agit pas seulement d'éviter un système plus restrictif d'exercice de ces libertés (technique du cliquet anti-retour), mais de protéger des situations individuelles.

B. La sécurité juridique comme label de qualité de la norme juridique

La sécurité juridique implique un environnement juridique fiable. Ainsi, comme le rappelle Jean Guy Huglo, c'est sur le fondement de l'exigence de clarté de la norme juridique que la Cour européenne des droits de l'homme a condamné le système français d'indemnisation des victimes du Sida par transfusion (CEDH, 30 oct. 1998).

La jurisprudence constitutionnelle française fait référence à plusieurs reprises au principe de clarté. C'est dans sa décision 99-421 DC que le Conseil se prononce le plus clairement sur ce principe en affirmant que l'intérêt général qui s'attache à l'achèvement des Codes est une finalité qui « répond au demeurant à l'objectif de valeur constitutionnelle d'accessibilité et d'intelligibilité de la loi ; qu'en effet l'égalité devant la loi énoncée par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et » la garantie des droits « requise par son article 16 pourraient ne pas être effectives si les citoyens ne disposaient pas d'une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables ». Le terme de sécurité juridique n'apparaît pas expressément dans la décision, mais la « chose » y est incontestablement. Un tel raisonnement se retrouve dans la décision 2000-435 DC. Le Conseil considère en effet que des limitations apportées par le législateur au principe de la liberté d'entreprendre sont inconstitutionnelles car non énoncées de façon claire et précise. Ainsi ce ne sont pas tant les limitations apportées à un principe constitutionnel qui entraînent la déclaration d'inconstitutionnalité que les incertitudes qui affectent ces limitations, la garantie du principe dont il s'agit n'étant plus alors assurée.

On relèvera qu'en revanche, le Conseil d'État refuse de faire application du principe de clarté ou de lisibilité des normes juridiques, qui découle de l'exigence de sécurité juridique, en considérant, comme le rappelle le Commissaire du gouvernement Christine Maugüé dans ses conclusions sur l'affaire M. Rouquette, Mme Lipietz et autres, que l'obscurité n'entache pas un texte d'illégalité(9). Cette jurisprudence n'est cependant pas si éloignée de celle du juge constitutionnel qu'il y paraît. En effet, si l'analyse du Conseil constitutionnel est plus exigeante que celle du Conseil d'État, elle n'induit pas que la règle soit facilement accessible et lisible par tout citoyen. Ainsi, le Conseil constitutionnel a-t-il considéré que le surcroît de complexité relatif aux circuits de financement de la sécurité sociale, résultant d'une disposition législative nouvelle, n'est pas à lui seul un facteur d'inconstitutionnalité, à partir du moment où ces dispositions sont claires (déc. 2000-437 DC). En fait la complexité d'un texte pourrait être considérée comme induisant son inconstitutionnalité dans deux cas de figure. Le premier cas, non pris en considération à ce jour par le Conseil constitutionnel, serait celui où cette complexité est injustifiée, c'est-à-dire qu'elle ne traduirait ni la complexité de la réalité qu'appréhende le législateur, ni ne répondrait à la volonté du législateur d'atteindre tel ou tel objectif, fût-ce au prix de cette complexité. Dans cette hypothèse, le contrôle du Conseil ne peut être que restreint, car il ne lui appartient pas de substituer aux dispositions législatives qui font l'objet de son examen d'autres dispositions qu'il estimerait plus efficientes, le législateur étant, a priori, libre de choisir les voies propres à atteindre les objectifs qu'il se fixe. Le second cas, examiné par le Conseil dans la décision 437 DC est celui où la complexité du texte législatif engendre des incertitudes quant à sa signification ou à sa portée.

Ainsi le droit ne doit pas être nécessairement simple et aisément accessible. Le principe de sécurité juridique n'est pas la condition du respect de la règle selon laquelle « nul n'est censé ignorer la loi ». Les professionnels du droit assument le rôle d'intermédiaire entre la norme et le citoyen. Cette fonction résulte implicitement mais nécessairement de l'acceptation de la complexité de la norme. Cependant, à terme, le principe de sécurité juridique est susceptible de conduire à un renforcement des exigences relatives à la responsabilité de ces juristes.

La reconnaissance par les juges nationaux de l'essentiel des exigences qui relèvent du principe de sécurité juridique, l'application directe de ce principe dans le champ du droit communautaire et son utilisation par le droit conventionnel européen peuvent conduire à s'interroger sur la nécessité d'une reconnaissance formelle par les juges nationaux, constitutionnel et administratif, le juge judiciaire s'y étant déjà référé. Si le Conseil constitutionnel a, en deux ou trois ans, constitutionnalisé le principe dans sa substance, le Conseil d'État se montre manifestement réticent à sa reconnaissance. Ce sont d'ailleurs trois des auteurs appartenant ou issus du Conseil d'État qui, dans la présente étude, posent cette question, et y apportent des réponses plus ou moins négatives. Comme le relève Sophie Boissard, la véritable question est en fait de savoir si le système juridique français apporte, sans référence expresse au principe de sécurité juridique, le même degré de protection des droits individuels que dans les systèmes qui se référent à ce principe. Le fait même que la question soit posée en ces termes démontre, s'il en est besoin, que le principe de sécurité juridique est, substantiellement mais à des degrés divers, une norme de référence pour l'ensemble des juridictions nationales, comme c'est le cas, plus explicitement, pour les juridictions européennes.

(1) Annuaire international de justice constitutionnelle, 1999, Économica, 2000.
(2) Pour une analyse différente, cf. S. Calmes, Le principe de confiance légitime en droits allemand, communautaire et français, Dalloz, 2001.
(3) Cf. B. Mathieu et M. Verpeaux, Contentieux constitutionnel des droits fondamentaux, LGDJ, 2001, à paraître.
(4) Cf. J.-Y. Frouin et B. Mathieu et note sous Cass. soc., 24 avr. 2001, RFD adm. 2001, à paraître.
(5) Cf. note sous Cass., préc. (note 4).
(6) 4 juill. 2000, Dr. soc. 2000, p. 1015, obs. J.-P. Lhenard.
(7) Cf. déc. Zielinski, du 28 oct. 1999 et 99-422 DC, 99-425 DC du Conseil constitutionnel, RFD adm. 2000, p. 289.
(8) Cass. soc., 2 mai 2000, JCP, éd. G, 2000, IV, 2104, alors même que la Conseil d'État a refusé de suivre la Cour de cassation sur le terrain de la sécurité juridique (CE, Ass., 5 juill. 2001, Ministre de la Défense).
(9) Cf. C. Maugüé, Conclusions sur CE, 5 mars 1999, M. Rouquette, Mme Lipietz et autres, RFD adm. 1999, p. 35.