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Problèmes contemporains de la laïcité publique

Didier LESCHI - Directeur général de l'Office français de l'immigration et de l'intégration

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 53 (dossier : La Constitution et la laïcité) - octobre 2016

Ce que le débat public nomme laïcité apparaît comme notion en crise. Comment la définir ? Aux regards des pratiques de la vie quotidienne, comment la mettre en œuvre ? Qu'autorise-t-elle et qu'interdit-elle ? Et que pose comme problèmes la pratique de l'islam au regard de la laïcité ? Voilà globalement les termes d'un débat qui peut apparaître comme particulièrement rude si l'on oublie que « notre laïcité est née dans la douleur et en garde les stigmates »(1).

Un problème de définition

Le premier problème de la laïcité, peut-être celui qui est à la source de beaucoup de malentendus, de mésinterprétations est son absence de définition juridiquement précise. Car, même si depuis 1946, la laïcité est constitutionnelle, puisque notre « République est laïque », son contenu ne relève d'aucune évidence. Et en pratique il est laissé à l'appréciation des tribunaux, en particulier du Conseil d'État, avec tous les aléas que cela suppose. Cela a pu être constaté autour de conflits juridiques qui ont mobilisé les opinions publiques que l'on prenne l'affaire dite « Baby Loup », affaire concernant le droit pour un employeur de licencier un salarié qui porterait, par la manifestation explicite de son appartenance religieuse, atteinte à la neutralité de l'entreprise dans son rapport aux usagers ; ou plus récemment les appréciations divergentes des tribunaux administratifs sur la nature « laïque » ou non d'une crèche installée dans le hall d'une mairie(2). Et le débat public, sur ce que serait la laïcité ou ne serait pas, investi par des personnalités politiques diverses, ne fait qu'amplifier le sentiment de flou, au point que « laïcité » apparaît comme un mot-valise auquel on semble pouvoir faire dire une chose et son contraire. Un mot même élastique puisqu'elle pourrait être, selon les positionnements, « ouverte » ou « fermée », ou même faire l'objet « d'accommodement raisonnable » sans que l'on sache bien quel pourrait en être le juge.

Il n'existe aucune histoire du mot « laïcité », mot qui ne figure dans aucun des articles de la fameuse loi de 1905 organisant la séparation entre les Églises et l'État. Le terme s'est formé au cours des intenses batailles politiques qui furent le prélude au vote des grandes lois laïques de la fin du XIXe siècle. Il s'est forgé comme un mot slogan, un mot porte-drapeau, avec ses avantages et ses inconvénients. Jean Macé, le créateur de la Ligue de l'enseignement en 1866 n'en était pas partisan, et lui aurait préféré le terme de « non-sectaire » qui à ses yeux indiquait le mieux l'objectif qu'il cherchait à défendre en voulant constituer un mouvement « d'éducation au suffrage universel, non pour faire des élections, mais des électeurs, non pour faire des candidats, mais des citoyens ». Mais dans une époque où la bataille politique est aussi affaire d'éloquence, le mot laïcité est avancé par Ferdinand Buisson, un des penseurs protestants de la séparation des églises et de l'État, qui en 1902 présidera cette ligue dont la devise est alors « Pour la patrie, par le livre et par l'épée »(3). Avant cette période, le terme n'était utilisé que comme un attribut, par exemple du projet d'instruction gratuite, obligatoire et laïque nécessaire pour affermir une République laïque. Pour Buisson bien sûr, il s'agissait d'écarter l'Église des affaires de l'État, sans pour autant être antireligieux.

Devant cette incertitude du vocabulaire, la meilleure manière de définir la laïcité est de repartir du mode d'organisation social avec lequel les Lumières qui voulaient « chasser l'obscurantisme et le mystère » ont voulu rompre dans l'élan de la Révolution française. Il s'agit alors de mettre un terme au régime de catholicité, de rompre avec une société où la Vérité de l'Église structure et domine la vie sociale, et où même le non croyant se doit, dans l'espace public, de ne pas mettre en cause ce régime de vérité. Sur le plan du droit, la rupture juridique entre l'ancien et le nouveau régime, se situe avant même la chute de la royauté. Elle a pour première étape deux actes fondateurs. Le premier est la laïcisation de l'État civil qui n'est pas qu'un simple transfert aux communes. L'Église avait obligation depuis l'ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 de tenir les registres paroissiaux, ce qui faisait d'elle la gardienne de la mémoire collective des familles. Le transfert aux communes signe une inversion dans la démarche puisqu'il ne s'agit plus d'enregistrer des sacrements, baptêmes, mariages(4), mais d'enregistrer la volonté de déclarer un enfant comme le sien ou de faire consigner la volonté de se lier sur le plan juridique, ce qu'est le mariage civil. Le deuxième acte fondateur posé par les révolutionnaires de 1789, d'une portée qui va participer du rayonnement de la Révolution française est l'émancipation des juifs qui se traduit par leur accès à la pleine citoyenneté en tant que Français. C'est l'acte qui introduit définitivement le découplage entre identité religieuse et citoyenneté civile. Chacun est porteur de ses droits indépendamment de sa foi. La laïcité c'est donc fondamentalement l'inverse de cette catholicité, et toutes les lois laïques de la fin du XIXe siècle ont comme fil conducteur la volonté de poursuivre la mise à l'écart de l'Église, de casser sa prétention à vouloir dominer la vie sociale et institutionnelle, à prétendre à une place particulière au sein de la société.

Nous avons perdu la mémoire de la violence matérielle tout autant que symbolique qui fut exercée sur le monde catholique lors de cette période. Si elle était encore vive, cette mémoire permettrait sans doute de relativiser l'intensité des affrontements d'aujourd'hui autour de l'islam et des efforts demandés à certains de ses fidèles les plus littéralistes. Le mouvement de laïcisation de la société toucha des domaines très divers. Parmi les plus symboliques peuvent être citées, la loi excluant les personnalités ecclésiastiques du Conseil supérieur de l'instruction publique et des Conseils académiques (27 février 1880) ; la loi restreignant les libertés de l'enseignement supérieur privé (17 mars 1880) ; la loi supprimant l'aumônerie militaire (8 juillet 1880) ; la suppression, fonctionnaires exceptés, du repos dominical institué en 1814 (12 juillet 1880), rétabli en 1906 après la catastrophe minière de Fourrières sous le nom de repos hebdomadaire ; la suppression des prières publiques à la rentrée des Chambres (14 août 1884), de la messe du Saint-Esprit à la rentrée des cours et des tribunaux où les magistrats étaient tenus d'être présents (14 décembre 1900) ; la loi rétablissant le divorce (27 juillet 1884) ; la loi laïcisant l'église Sainte-Geneviève (26 mai 1885), mise en application en janvier 1896, l'actuel Panthéon ; l'abolition du caractère confessionnel des cimetières, la fin de la séparation des morts par religion dans des « carrés confessionnels » (14 novembre 1881) ; la loi sur la liberté des funérailles et l'appréciation des dernières volontés du défunt, c'est-à-dire la liberté donnée au libre penseur d'échapper à son baptême (15 novembre 1887) ; la fin du monopole donné aux fabriques religieuses en matière d'inhumation (28 décembre 1904), la loi faisant obligation aux ecclésiastiques d'effectuer un service militaire d'un an (15 juillet 1889) puis de 2 ans (21 mars 1905) ; la suppression du traitement des aumôniers des hôpitaux et hospices relevant de l'Assistance publique (23 juin 1883) et la laïcisation progressive des hôpitaux de Paris entre 1878 et 1891 ; la suppression des religieuses infirmières dans les hôpitaux de la Marine (11 novembre 1903), puis dans tous les hôpitaux militaires (1er janvier 1904) ; la décision du général André, ministre de la Guerre, d'interdire aux soldats de fréquenter les cercles catholiques (9 février 1904) ; la circulaire du ministère de la Justice ordonnant l'enlèvement des crucifix dans les prétoires de tous les tribunaux (1er avril 1904)...

Il faut bien sûr ajouter à cela ce qu'ont été les mesures qui ont atteint le cœur de la puissance catholique qu'était sa place dans le système d'enseignement ; mesures qu'il fallut parfois faire exécuter par les forces de l'ordre. Non seulement la loi Gobelet du 30 octobre 1886 exclut les congréganistes de l'enseignement public dont les regroupements sont interdits depuis le décret du 3 messidor an XII (22 juin 1804), mais même les membres des congrégations autorisées par la loi sur la liberté d'association de 1901, demeureront interdits d'enseigner (7 juillet 1904). S'ajoute à cela la dissolution de la congrégation des jésuites (29 mars 1880) et des assomptionnistes propriétaires du quotidien La Croix par un jugement du tribunal correctionnel de la Seine (24 janvier 1900).

Le rappel de ce contexte permet de replacer la loi de 1905 pour ce qu'elle est, l'aboutissement de cette volonté de rendre l'État libre de l'Église en séparant les liens organiques entre les deux institutions tels qu'ils perduraient à travers le Concordat Napoléonien de 1801. En ce sens, notre laïcité publique est un processus inverse du régime de séparation mis en place par la Révolution américaine dont la finalité était de permettre aux cultes de se déployer librement et d'échapper au contrôle de l'État tout en continuant à dominer l'espace public.

Pratiques de l'islam et laïcité publique

Ce qui alimente aujourd'hui notre crise laïque est essentiellement lié à la manière dont les pratiques de l'islam s'insèrent, ou ne s'insèrent pas, dans notre cadre juridique et remettent en cause les compromis sociétaux stabilisés au fil du temps et des affrontements passés avec les différents cultes, et au premier chef, bien sûr, l'Église catholique.

La première des difficultés est liée à l'absence d'organisation du culte musulman. Car ce qui est à la base du fonctionnement de notre régime de Séparation depuis 1905 c'est l'organisation des rapports entre d'un côté l'État et de l'autre côté les cultes comme structures d'organisations de la pratique religieuse. En un mot notre régime de séparation est un divorce voulu par l'une des parties, l'État, et subi par l'autre, l'Église. Mais dans cette séparation de corps, chacun connaissait l'adresse de l'autre. La difficulté avec l'islam sunnite qui est celui pratiqué par plus de 90 % des fidèles musulmans présents en France c'est bien qu'il n'a pas de représentation avec laquelle l'État pourrait dialoguer, résoudre les problèmes que font apparaître les diverses pratiques, certes minoritaires mais particulièrement visibles, et servir d'intermédiation nécessaire pour la résolution des conflits. L'islam de France n'a pas d'adresse et n'habitant nulle part, il donne le sentiment d'être partout. Inciter à la mise en place d'une organisation représentative est pourtant ce qu'ont tenté de faire les autorités publiques depuis la fin des années 1980. Après la première affaire dite du foulard de Creil en 1989(5), Pierre Joxe, ministre de l'Intérieur, installe un Comité de réflexion sur l'islam de France (6 novembre 1989) composé de personnalités désignées par lui. L'expérience ne put survivre à la fois du fait de la défiance qu'inspira chez de nombreux responsables associatifs cultuels le fait que « leurs représentants » soient choisis par l'État ; et de l'alternance, en 1995, qui vit arriver au ministère de l'Intérieur un Charles Pasqua soucieux à l'époque d'entretenir des liens privilégiés avec la Grande Mosquée de Paris, et à travers elle, avec l'Algérie. En 1999, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l'Intérieur, reprit le dossier avec en tête l'idée inspirée de Jacques Berque que la France pourrait être le lieu de l'émergence d'un « islam des Lumières ». À l'issue de consultations réunissant l'essentiel des sensibilités musulmanes présentes en France, l'adoption une charte intitulée Les principes et fondements juridiques régissant les relations entre la République et le culte musulman, va permettre d'initier un processus de structuration d'un Conseil français du culte musulman (CFCM) dont les membres seront élus par les responsables des mosquées. Cependant, si ce CFCM existe encore, il n'a pas su asseoir une légitimité auprès des fidèles et dès lors une crédibilité auprès des pouvoirs publics. À l'initiative de Bernard Cazeneuve, nouveau ministre de l'Intérieur, une instance de dialogue tente depuis la fin 2015 de réunir des responsables cultuels au-delà du CFCM afin de palier vaille que vaille les difficultés chroniques qu'ont les responsables à s'entendre pour construire ensemble une organisation représentative dans un contexte terroriste qui la rendrait particulièrement nécessaire.

Cette absence d'interlocuteur légitime n'a cependant pas empêché que s'améliore la situation des fidèles musulmans. Si l'on admet que la première marque de la liberté cultuelle est la possibilité d'ouvrir des lieux de culte publics, l'évolution est particulièrement positive. Alors que l'on ne dénombrait en 1970 qu'une centaine de mosquées et lieux de prières souvent vétustes : c'est l'époque de « l'islam des caves » selon une formule qui appartient maintenant au passé grâce au développement du parc des mosquées, résultat de l'effort financier consenti par les fidèles plus que de celui de donateurs étrangers(6). Cet effort a été très souvent accompagné par les collectivités qui ont permis aux associations cultuelles musulmanes d'accéder aux mêmes facilités juridiques dont purent bénéficier les catholiques dans les années trente quand les évolutions démographiques ont rendu nécessaire l'édification de nouveaux lieux de culte en zones urbaines. Parmi ces facilités, la mise à disposition de terrains dans le cadre de baux emphytéotiques. Une légende tenace attribue la mise en place de cette pratique, qui fut sur le plan strictement juridique un mode de contournement de l'article 2 de la loi de 1905 au profit de « l'œuvre des nouvelles paroisses », plus connue sous le nom de « Chantiers du Cardinal », à un accord entre Léon Blum et le Cardinal Verdier comme une sorte de belle histoire du Front populaire. Il n'en est rien. Ce qui est aujourd'hui consacré par la jurisprudence administrative, résulte d'une initiative de la ville de Paris et du conseil général de la Seine, reprise en 1932 par Henri Sellier, maire de Suresnes et grand initiateur du logement social afin de répondre aux demandes de diocèses en développement(7). Il faut ajouter à la mise à disposition d'un foncier à bas prix, le subventionnement des parties non cultuelles des mosquées (salles d'ablution, logement de l'imam, salle de cours) autorisé par la loi. C'est ce soutien qui a permis au culte musulman de rattraper son retard par rapport aux besoins. Au moment du lancement du CFCM, au début du siècle, 1 500 mosquées sont ainsi répertoriées par les responsables musulmans et les services de l'État. Elles sont aujourd'hui plus de 2 700 dont beaucoup sont des masjid jami', c'est-à-dire des mosquées de taille suffisamment importante pour recevoir plus d'un millier de personnes. Ces recensements n'incluent pas les salles de prière informelles des foyers de travailleurs migrants, et les lieux situés dans des appartements ou encore dans des caves, souvent l'œuvre de salafistes qui ne souhaitent pas manifester leur foi au grand jour. Parmi les autres signes d'amélioration, et quand bien même cette fonction n'est pas coutumière en islam, il faut ajouter le développement, avec l'aide des pouvoirs publics, des services d'aumônerie. Le développement des services d'aumônerie a en grande partie été réalisé malgré l'absence d'interlocuteurs pouvant représenter le culte, alors que seule une instance représentative du culte considéré est en théorie apte dans notre droit laïque à désigner aux administrations compétentes les personnes devant faire office d'aumôniers. Sur le plan symbolique, plus encore que la mise en place de services d'aumônerie dans les hôpitaux ou dans les EPAD, ou au sein de l'administration pénitentiaire, c'est la création dans le cadre d'un arrêté du ministre de la Défense du 16 mars 2005 d'une aumônerie qui aura été l'acte le plus fort, sans équivalent au sein des armées de l'OTAN.

Les difficultés d'institutionnalisation d'un islam de France, c'est-à-dire la stabilisation d'une représentation du culte qui puisse à la fois guider les fidèles dans leur pratique, et parler pour la rassurer si besoin à l'ensemble de la société française, ne résultent pas seulement de l'absence d'organisation « cléricale » au sein de l'islam sunnite. Le protestantisme n'en connaît pas sans que pour autant cela l'ait empêché de structurer depuis 1905 une fédération à l'autorité établie. Et même au sein de la nébuleuse évangélique, où les églises sont particulièrement soucieuses de leur autonomie, s'est constitué depuis 2010 un conseil national des évangéliques de France qui regroupe l'immense majorité de ces diverses sensibilités. L'incapacité des responsables associatifs musulmans à constituer un regroupement à la légitimité reconnue résulte autant d'une histoire longue, que des ingérences présentes d'États étrangers -- l'Algérie, le Maroc et la Turquie au premier chef -- qui attisent les divisions nationales et organisent la dépendance des fidèles des diasporas vis-à-vis d'eux. Bien moindres auraient sans doute été les difficultés présentes si l'on avait décidé d'appliquer, dans les colonies et les départements français d'Algérie, la loi de 1905 comme le législateur l'avait inscrit dans l'article 43 de la loi : « le régime de séparation doit être étendu, outre-mer, aux colonies, sans aucune exception ». Si la Séparation fut bien mise en œuvre dans les vieilles colonies qu'étaient la Martinique, la Guadeloupe, la Réunion, il n'en fut pas de même dans les possessions françaises où vivaient plus de 20 millions de musulmans. À l'heure où Mayotte est devenue le 101e département français, le choix de la non-application de la loi de 1905 a encore une incidence(8).

C'est surtout ce qui n'a pas été fait dans les départements français d'Algérie qui pèse toujours dans la situation présente de l'islam de France et plus largement maghrébin. Depuis le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, bien que français, « l'indigène musulman » n'en avait pas les attributs juridiques et continua d'être régi par la loi musulmane dont il ne pouvait se soustraire même par la conversion. Plus encore, en Algérie l'apostasie demeura un crime. Mais un des aspects les moins bien connus de notre histoire coloniale c'est le fait que le culte musulman y était, en pratique, intégré au régime concordataire. La volonté de contrôler, comme en métropole, l'exercice du culte tout autant que la volonté de prendre possession des biens habous(9) explique cette intégration. Le culte musulman fut donc placé sous l'autorité de l'administration centrale des cultes, et le salaire des imams pris en charge par le budget du service des cultes du ministère de l'Intérieur, comme l'étaient les ministres des autres cultes. Il y avait donc bien un enjeu à appliquer la Séparation et à donner ainsi au culte la possibilité de s'organiser indépendamment d'un contrôle étatique. Or, c'est le contraire qui fut décidé. La République coloniale voulut garder la mainmise sur l'organisation du culte musulman empêchant ainsi que s'inscrive comme un modèle possible une organisation cultuelle indépendante de l'État. Il fallut pour cela inscrire dans les décrets d'application de la loi de 1905 que le traitement des imams serait remplacé par une indemnité temporaire de fonction à peu près équivalente à l'ancien salaire. Cette première entorse à la mise en œuvre de l'article 43 de la loi de 1905 était prévue pour 10 ans. Elle fut reconduite en 1917 pour 5 ans, puis en 1922 sine die. En 1947, la loi du 21 septembre portant statut de l'Algérie ne reviendra pas sur cette non-application de la loi de Séparation que les plus républicains des nationalistes Algériens, comme Messali Hadj, souhaitaient. Cette situation fut laissée en héritage au FLN dont le nationalisme superposait identité algérienne et identité musulmane. Non seulement il reprit sans hésitation la pratique du contrôle étatique du culte, mais de plus il profita des accords passés avec la France dans le cadre de l'envoi des intervenants en ELCO(10) pour organiser en France le culte à des fins d'influence sur la diaspora algérienne, donnant le coup d'envoi, avec la bienveillance paresseuse des autorités françaises, à la gestion « consulaire » de l'islam. Plus encore, les autorités françaises ne construiront aucune alternative, au contraire, à la prise en main de la Grande Mosquée de Paris par l'Algérie(11) qui est devenue ainsi la tête de pont d'un contrôle organisé à partir de la venue en France de centaines d'imams, payés par l'Algérie et ventilés au sein d'un réseau de mosquées, dites « algériennes », avec une attention particulière portée aux mosquées fréquentées par les anciens harkis et leurs familles ce qui leur permet d'être réintégrés par le biais de l'islam dans l'algérianité. Ce qui fut accordé à l'Algérie, le Maroc ne tarda pas à le vouloir. Ainsi, la diaspora marocaine pratiquante bénéficie de nos jours de l'envoi de plus d'une centaine d'imams rémunérés par la Fondation Hassan II ou le ministère des habous de l'État chérifien. Enfin, la Turquie bénéficie aussi de la possibilité d'envoyer en France une centaine de fonctionnaires qui officient au sein de mosquées souvent directement propriétés de l'État Turc, organisent le pèlerinage à la Mecque des fidèles ainsi que le rapatriement des corps des défunts. Au regard de l'actuel parc des mosquées, le nombre d'imams étrangers peut apparaître limité, si ce n'est qu'ils se concentrent dans les mosquées les plus importantes en nombre de fidèles. Tout cela génère à la fois une grande dépendance inscrite comme modèle d'organisation, la poursuite de la mainmise des générations anciennes sur le culte, aux dépens des jeunes générations qui se tournent pour partie vers un islam plus indépendant des États, mais loin d'être nécessairement le plus modéré.

Pratiques de l'islam comme pression sociale

La deuxième cause de la crise de la laïcité à partir de l'islam c'est le sentiment, et même la réalité vécue dans de nombreux quartiers populaires, que des prédicateurs se réclamant de l'islam souhaitent, par le biais de l'organisation d'un contrôle social, réinstaurer en France un régime où la soumission à la loi de Dieu devrait être le prédicat. La peur d'une remise en cause des acquis issus du mouvement initié par la Révolution française, que l'on vient de décrire, est de plus alimentée par l'involution que connaît un monde musulman qui nous est particulièrement proche. À l'inverse de ce qu'a retenu l'expérience collective dans les pays d'Europe, du Maghreb au Pakistan, par la coercition juridique ou par l'imposition d'une violence sans limite, le monde musulman est devenu, sous nos yeux et avec l'aide de nos interventions aussi inappropriées qu'imprudentes, celui où la différence, religieuse, culturelle, sexuelle, est traquée de plus en plus souvent jusqu'à l'éradication, avec son lot d'atrocités.

Or, dans le même temps s'est développé un courant d'affirmation ou de réappropriation de l'identité musulmane dans sa dimension religieuse aux dépens des identités laïques que l'on croyait définitivement confortées. L'impact de ces courants anti-Lumières qui ont émergé au sein du monde musulman doit beaucoup à ce qui a été vécu comme l'échec des espérances que portaient les noms laïques. C'est l'échec du « travailleur arabe » dont les mouvements d'affirmation se sont à la fois brisés sur la crise sociale et l'effondrement de ce que portait comme promesse ce qu'on nommait le mouvement ouvrier, avec la culture qui l'accompagnait et qui était facteur d'intégration. De même, le « jeune beur » n'a pas survécu à l'échec des promesses de reconnaissance et d'égalité que pouvait faire espérer « la marche pour l'égalité et contre le racisme » familièrement appelée « la marche des beurs » de 1983. Et c'est ce dernier échec qui a favorisé le passage assumé vers un nom mélangeant le cultuel et le culturel, les « jeunes musulmans »(12). Cette affirmation identitaire va trouver comme drapeau, le port ostensible du voile qui focalise dans les débats publics toutes les craintes, et ce d'autant plus qu'il est indéniable que partout où, depuis la Révolution Khomeyniste de 1979, le port du voile a été réactivé comme symbole identitaire, il a accompagné les régressions du monde musulman dans un mouvement inverse au nôtre. Car si le temps n'est pas loin où il était impensable, en France comme en Europe, qu'une femme sorte dans la rue ou entre dans une église « en cheveux », la disparition progressive de cette pression issue de la morale religieuse est concomitante du mouvement pour l'égalité des sexes.

Le droit ne règle pas tout

Comme le synthétise Régis Debray, « l'ex-fille aînée de l'Église n'a pas fait la Révolution pour se retrouver la fille cadette de l'islam, dont une fraction intégriste témoigne des mêmes ambitions d'emprise que le catholicisme vers 1900 » d'où les craintes qui l'agitent(13). Pourtant les réponses présentes aux remises en cause de la laïcité ne peuvent se contenter du droit même si, en matière de neutralité des fonctionnaires ou de l'école, le droit est un point d'appui pour arrêter des dérives dommageables. C'est indéniablement la démonstration réalisée par la loi de 2004 interdisant dans les établissements scolaires le port de signes religieux ostensibles. Mais l'essentiel du problème ne peut être réglé par le développement constant de normes contraignantes dont la multiplication finirait par entacher notre modèle de liberté publique. Elle ne saurait remplacer la lutte idéologique contre le développement de pratiques sociales qui, à la lettre, n'enfreignent pas notre cadre juridique, mais qui n'en exercent pas moins une pression sur des personnes qui sont culturellement concernés par l'islam, ou qui sont attirées par lui, jusqu'à peser dans leurs rapports aux autres. Ces formes d'acceptation de la servitude volontaire chez des personnes dont la foi n'est cependant pas le « métier » donnent le sentiment que s'élargit la partie de la société qui considère que la loi religieuse l'emporte sur la civilité laïque, en imprimant leur marque dans l'espace public et en activant des logiques d'enfermement et de refus de la différence, où les regards veulent vous faire sentir que vous n'êtes qu'un « mécréant ». Les exemples abondent en particulier autour du corps des femmes dont le statut est le nœud gordien de la crise du monde musulman. La mode du burkini, c'est-à-dire du maillot de bain qui serait islamiquement conforme parce qu'il couvre le corps, des cheveux aux orteils, comme le ferait une combinaison de plongée, en est le dernier avatar. Son émergence peut-être corrélée à l'échec de la revendication religieuse d'horaires de piscines non-mixtes. S'il serait peu conforme au respect des droits individuels de chercher à vouloir régimenter ce qui peut n'être qu'une mode passagère mais qui rappelle les contentieux d'après 1905 sur le port de la soutane dans l'espace public, tous tranchés dans un sens libéral(14), il n'en demeure pas moins que le développement de ce type de mode organise une pression à base de morale religieuse sur les femmes qui se baigneraient avec « impudeur », avec ce que cela suppose de stigmatisation. Garantir la laïcité des espaces publics sans vouloir laïciser de force la société est aujourd'hui le cœur des problématiques à résoudre car ces comportements veulent organiser une sorte de bain d'islamité comme une pression englobante. Ils sont soutenus en cela par un mouvement associatif où la foi, comme pour d'autres à d'autres époques, est le moteur de l'action, en particulier sociale, et dont le développement a rempli le vide laissé par un mouvement associatif laïque dont le dynamisme dans les quartiers d'habitat populaire n'a pas survécu à la crise sociale. Or ce sont ces associations, ces partis, ces syndicats qui hier encore organisaient l'accueil, favorisaient l'intégration, donnaient le la des débats et des confrontations au sein de ces quartiers et qui sont remplacés aujourd'hui par des mouvements qui considèrent que la loi civile n'est que de peu d'importance au regard du religieux et qui finissent par constituer le terreau où poussent toutes les dérives jusqu'aux plus suicidaires, comme le djihadisme.

Que faire ?

Jules Ferry avait, dans sa fameuse lettre aux instituteurs qu'il leur adressa en 1883 au lendemain du vote de la loi du 28 mars 1882 qui substitue aux cours d'instruction morale et religieuse des cours d'instruction morale et civique(15), indiqué à ceux-ci que le meilleur moyen d'expliquer ce qu'est la morale civique était de partir du concret, d'exemples pris sur le vif. Notre laïcité publique est un cadre qui se colore en fonction des mouvements de la vie ; ce ne peut être une notion musée, et notre histoire, même la plus récente, souligne qu'une société laïque est une société qui ne cesse d'apprendre à vivre avec des désaccords publics que le droit permet en partie de réguler et d'apaiser. La méthode de Jules Ferry reste d'actualité pour illustrer ce droit, défendre la laïcité et lui donner un nouveau souffle. Dans une époque où la confusion l'emporte sur les idées claires, il faut partir d'exemples pris sur le vif de l'actualité -- de la nourriture servie dans les cantines aux jours fériés, en passant par ce qu'est ou n'est pas la liberté de conscience -- pour lever les malentendus et faire œuvre d'éducation ; en rappelant comment les solutions laïques se sont construites sur le plan juridique, de quels compromis historiques elles résultent, afin de démontrer à ceux qui en doutent que la laïcité est d'abord une exigence de la raison inscrite dans le droit, et que notre cadre juridique reste le plus fiable des boucliers avec son objectivité qui est une garantie d'égalité pour tous les justifiables. C'est ce que nous avons voulu faire avec Régis Debray(16) qui a sans doute été premier philosophe contemporain à comprendre l'importance du retour du religieux(17).

(1) Émile Poulat, Notre laïcité publique, Berg International Éditeur, 2003, p. 411.
(2) Sujet pour lequel la jurisprudence administrative est discordante et en attente d'une décision du Conseil d'État qui permettrait de l'unifier.
(3) La formule disparaîtra après 1904, sous la pression des enseignants pacifistes.
(4) Déclaration à laquelle étaient aussi tenus les protestants qui depuis la révocation de l'Édit de Nantes avait vu la possibilité d'établir leurs propres registres d'état civil supprimé dès lors qu'ils étaient tous censés s'être convertis au catholicisme et avait donc l'obligation de déclarer les baptêmes, les mariages et les sépultures auprès des curés, qui les consignaient donc dans les registres paroissiaux catholiques. À partir de 1787, l'édit de Versailles va permettre aux protestants de bénéficier de l'état civil des paroisses sans être obligé de se convertir. La situation des juifs qui ne sont pas considérés comme citoyens du roi est encore plus complexe.
(5) En 1989, trois collégiennes sont exclues pour avoir voulu conserver leur foulard au sein du collège Havez de Creil, et au nom du port de celui-ci refuser de participer aux cours de gymnastique puis à certains cours des sciences de la vie et de la terre et les cours d'éducation à la sexualité.
(6) La ligue islamique mondiale émanation de l'organisation de la conférence islamique a cependant participé de manière importante au financement de grandes mosquées comme celle de Mantes ou d'Évry.
(7) Une question juridique demeure cependant, celui du devenir des bâtiments à l'échéance de ces baux de 99 ans, aux alentours de 2030. Le droit ne laisse que trois hypothèses, la reconduction du bail, la restitution du terrain en l'état où il a été cédé, l'acquisition par le propriétaire du terrain de l'édifice. Se poserait alors la question de savoir si l'édifice relève ou pas de la loi de 1905 quant à sa propriété publique et son affectation perpétuelle...
(8) À Mayotte est toujours en vigueur un statut personnel musulman qui concerne près de 10 000 ressortissants français dont une des dimensions peut-être la possibilité pour les hommes de contracter plusieurs unions et des juges de première instance de droit musulman, les cadis. Il s'agit là des derniers effets de la non-application de la loi de 1905.

(9) Les biens habous sont des biens de main morte inaliénables et affectés à des œuvres charitables.
(10) ELCO, enseignement des langues et civilisations d'origine : il s'agit d'un système mis en place à partir du début des années 1970 pour assurer des cours aux élèves qualifiés d'« étrangers » dans les écoles primaires et les collèges par des « enseignants » en détachement administratif de leur pays d'origine et rémunérés par eux. Ce système a servi à l'introduction d'imans Algériens avant qu'en 2001 un accord entre la France et l'Algérie clarifie la pratique et que soient officiellement détachés par le ministère des habous algérien des imams qui officient dans les mosquées ; près de 200 actuellement.
(11) L'idée de construire une mosquée à Paris portée par des Radicaux et des Francs-Maçons pendant la guerre de 1914-1918. C'est Édouard Herriot, député maire de Lyon, qui dirigera le projet dont l'enjeu était, d'après son rapport à la Chambre, de donner aux musulmans un lieu « d'indépendance religieuse et intellectuelle » pour un islam qui puisse « trouver l'appui de nos sciences pour rajeunir et renouveler ses traditions de haute culture... ». La construction de la mosquée fut rendue possible grâce au vote d'une loi qui ouvrira un crédit de 500 000 francs et une subvention du conseil de Paris de 1 795 000 francs qui permit à la Société des habous, toujours propriétaire des lieux, d'acheter le terrain. Aujourd'hui le fonctionnement de la GMP est essentiellement assuré par l'Algérie.
(12) Dont le prédicateur politico-religieux Tarek Ramadan est le théoricien le plus influent.
(13) Régis Debray, « L'œcuménisme est partout en crise », Entretien, Le Monde, 27 janvier 2016, p. 13.
(14) Voir en particulier CE, 18 janvier 1929, SieurRichard, Rec. p. 66.
(15) C'est l'article 2 de cette même loi qui mit en place un jour de congés par semaine, le jeudi, pour permettre aux enfants des parents qui le souhaitent de suivre un cours d'instruction religieuse.
(16) Régis Debray et Didier Leschi, La laïcité au quotidien. Guide pratique, Folio, Gallimard, 2016.
(17) Régis Debray, Critique de la raison politique ou l'inconscient religieux, Gallimard, 1981.