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Où il est question du bonheur au sommet de l'État

Alain LANCELOT - Membre du Conseil constitutionnel du 10 avril 1996 au 11 mars 2001

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 25 (Dossier : 50ème anniversaire) - août 2009

Au début de 1996, après quarante et un ans de formation, de recherches et d'enseignement puis de direction à Sciences Po, j'entrais dans la dixième année de mes fonctions directoriales. Or je m'étais publiquement engagé à ne pas faire plus de deux mandats : militant de longue date pour que la règle d'un seul renouvellement s'applique à tous les mandats politiques, je ne pouvais pas, sans forfaiture morale, faire pour moi-même le contraire de ce que je demandais aux autres de faire. Quoi qu'il m'en coûte hélas, et ce coût n'était pas mince car, si je ne voulais pas jouer la statue du commandeur vis-à-vis de mon successeur, il était certainement plus sage de quitter Sciences Po en même temps que sa direction.

Mais que faire ? Je pensais tantôt m'engager plus directement encore que je ne l'avais fait jusque là dans le domaine des sondages, tantôt reprendre des enseignements à l'étranger, mais sans pouvoir me décider, quand René Monory, avec lequel j'avais étroitement travaillé depuis 1977 aux ministères successifs de l'Industrie, des Finances et de l'Éducation puis à la présidence du Sénat et qui me savait disponible, trancha le problème par le haut en me faisant le très grand honneur de me nommer au Conseil constitutionnel au fauteuil laissé vacant par le décès prématuré de Marcel Rudloff. Sans douter le moins du monde de l'amitié si fidèle du président Monory, mais n'étant ni ancien parlementaire ni juriste de profession, je ne m'attendais guère à une telle nomination qui risquait d'être mal comprise par le Sénat, même si mon maître et paternel ami Georges Vedel me répétait volontiers qu'il souhaitait que je sois nommé « au titre de la science politique ».

L'enseignement de cette discipline m'avait naturellement amené à traiter de la montée en puissance du Conseil constitutionnel au début des années soixante-dix et à célébrer la naissance de la « démocratie constitutionnelle » dans un pays où l'on opposait encore depuis plus de vingt ans la « démocratie présidentielle » à la « démocratie parlementaire ». Mais j'étais loin d'être un spécialiste de la jurisprudence constitutionnelle et c'est avec autant d'angoisse que de modestie que je me présentai rue de Montpensier. Je n'imaginais pas alors que le premier mot qui me viendrait à l'esprit quand il serait question du Conseil constitutionnel serait celui de bonheur.

C'est pourtant sous le signe du bonheur que j'ai vécu les cinq années passées rue de Montpensier. Un bonheur multiforme tenant au plaisir intellectuel de la construction des décisions collégiales et à la très grande qualité des rapports interpersonnels bien sûr, mais certainement aussi à un subtil dosage de travail et de festivités dans une atmosphère toujours élégante sans être jamais guindée.

Avant d'entrer au Conseil, je n'aurais certes jamais imaginé d'associer le bonheur à la justice constitutionnelle. Mais celle-ci m'est très vite apparue très différente de l'image que j'en avais conçue. Là où je redoutais l'application d'un droit répétitif, j'ai découvert la très grande variété des problèmes juridiques posés par les saisines parlementaires qui renvoient presque toujours aux débats suscités par les grands principes inscrits depuis 1789 dans nos textes constitutionnels. Car, si ces principes sont tous reconnus comme fondamentaux, ils n'en sont pas moins souvent contradictoires, les droits d'exercer librement ses talents étant de plus en plus concurrencés par les droits d'obtenir l'assistance de la puissance publique. Entre le pôle libéral et le pôle social – également légitimes du point de vue de la constitutionnalité – la position du « curseur » adoptée par le juge constitutionnel dépend évidemment des caractéristiques de l'espèce mais aussi et surtout du plus ou moins grand effort de conciliation entre philosophies politiques opposées. La souplesse et le réalisme d'un Tocqueville comptent plus ici, me semble-t-il, que la pure théorie d'un Kelsen. Je me souviens dans cet esprit du vrai bonheur que j'ai éprouvé, entre autres, en convainquant mes collègues de « libérer » la liberté d'entreprendre de l'épithète homérique « ni générale, ni absolue » qu'elle traînait comme un boulet depuis les nationalisations du Programme commun, alors que cette réserve pouvait aussi bien s'appliquer à toutes les libertés, à la seule exception de la liberté de conscience.

Mais, plus encore que dans sa fonction juridictionnelle, c'est dans les rapports interpersonnels que le Conseil m'a fait vivre un lustre de bonheur sous le signe d'une profonde et totale amitié, du sommet à la base de cette petite communauté dont tous les membres se croisent chaque jour quel que soit leur emploi et se connaissent personnellement. À tous seigneurs tous honneurs : le sommet abrite au Conseil deux très fortes autorités, le président et le secrétaire général. Le premier fait parfois semblant d'être un faux « roi fainéant » qui ne serait qu'un primus inter pares, mais il n'oublie jamais sa prérogative ; le second est un vrai « maire du Palais » ajoutant à la première autorité juridique la première autorité administrative et faisant clairement partie de la toute petite cohorte des plus grands serviteurs de l'État.

La plus grande différence entre ces deux autorités tient au fait que le président a toujours été une personnalité politique de rang ministériel et qu'il partage, comme tous les autres membres, la couleur de l'autorité qui l'a nommé. Mais l'intensité de cette couleur n'est affichée qu'avec autant d'humour que de conviction, et elle s'atténue encore quand le président entre en séance comme si la recherche d'un consensus devait nécessairement orienter le débat. Les deux présidents sous lesquels j'ai siégé, Roland Dumas et Yves Guéna, n'étaient respectivement ni modérément socialiste ni modérément gaulliste, mais ils étaient encore moins modérément présidents. Et l'un et l'autre maîtrisaient si bien l'art de relativiser les différences et de rapprocher les points de vue que l'élaboration collégiale de la décision semblait accoucher naturellement de l'accord le plus large possible. Contrairement à ce que croient la presse et l'opinion, le fait que le Conseil ait une « majorité de gauche » ou « de droite », n'a qu'une importance très secondaire, l'unanimité ou la quasi-unanimité étant le plus souvent obtenues.

Les membres du Conseil concourent d'autant mieux à ces succès collectifs que le nombre de neuf est quelque peu magique : assez petit pour que chacun puisse faire entendre son identité personnelle, mais assez grand pour que tous puissent ensemble former une société solidaire. Chacun des membres auprès desquels j'ai siégé, était une vedette dans son corps d'origine – voire une « star » dans le cas de Noëlle Lenoir, première femme nommée rue de Montpensier à quarante-quatre ans et restée de très loin la benjamine du Conseil – qu'il s'agisse de grandes personnalités politiques comme Simone Veil, Maurice Faure ou Pierre Mazeaud (sans rappeler Roland Dumas et Yves Guéna), de grands juristes comme Jean Cabannes et Jean-Claude Colliard ou de grands administrateurs comme Georges Abadie ou Michel Ameller. Avec le recul du temps, il me semble que, parmi tous ces membres, la culture dominante était celle du Parlement qui combine avec bonheur la liberté d'expression, le goût de la controverse et le culte de la personnalité corrigés par le sens de l'humour et de la fraternité avec, en prime chez ces « seniors » confirmés, ce reste d'enfance qu'on ne trouve plus guère que chez quelques grandes figures des Armées, ou des Universités.

Mais le Conseil ne se borne pas à ses conseillers. J'ai dit plus haut toute mon admiration pour son secrétaire général – et tout particulièrement pour Jean-Éric Schoettl dont l'éthique était aussi exceptionnelle que la science – solidement secondé par Évelyne Willame, chef des services administratif et financier, mais je ne peux oublier le bonheur que je dois aux trois jeunes collaboratrices et collaborateurs, issus de la magistrature, de la justice administrative ou de l'administration du Parlement, qui formaient à eux seuls le service juridique du Conseil. On est ici bien loin du nombre de clerks dont disposent non pas tous mais chacun des juges de la Cour suprême des États-Unis ! Mais la qualité supplée la quantité : je n'ai jamais trouvé de professeur de droit plus cultivé, plus imaginatif et plus travailleur que la collaboratrice qui m'a le plus souvent secondé lors de la préparation de mes rapports avant de retrouver la Cour de cassation. Si l'on ajoute au service juridique deux ou trois documentalistes de pointe qui recueillent et traitent des données de plus en plus numérisées, la petite escouade des secrétaires des services et des conseillers (une secrétaire pour deux conseillers), le maître d'hôtel, le personnel des cuisines, les quelques huissiers et la petite équipe des chauffeurs (également un pour deux conseillers), on a vite fait le tour de cette maison qui fait plus penser à une petite entreprise familiale qu'à une des grandes institutions de la République. Après avoir dirigé des milliers d'étudiants et d'enseignants, comment n'aurais-je pu savourer avec bonheur ce retour à l'échelle humaine ?

Mais, comme je l'ai dit en commençant, le bonheur tiré de mon passage au Conseil ne se limitait pas à la richesse intellectuelle de ses travaux ni au respect mutuel et à la cordialité qui présidaient les relations entretenues entre tous les acteurs de cette petite communauté. Il tenait aussi – horresco referens – à l'atmosphère quasi-ludique que les prétendus Sages et leurs acolytes, souvent entraînés par leur président, faisaient régner quasiment du Premier de l'An à la Saint-Sylvestre. Il n'était guère de mois, voire de quinzaine, sans que quelque déjeuner, quelque réception ou quelque déplacement – à l'Élysée, à l'Assemblée, au Sénat, aux Affaires étrangères, voire à Beaubourg ou à la Comédie française (où Roland Dumas nous conduisait dans les coulisses pour féliciter les acteurs et surtout les actrices) – ne retrempât tout ce petit monde dans un climat d'allégresse et de distinction. Climat qu'entretenaient la table et la cave du Conseil, justement réputées grâce aux talents du maître d'hôtel et à la sollicitude des présidents Dumas et Guéna, sérieusement implantés l'un dans le Bordelais et l'autre dans le Périgord··· À ces plaisirs au long cours s'ajoutaient les grandes fêtes annuelles, le sapin de Noël au solstice d'hiver – où se pressaient les enfants des membres du personnel et les petits-enfants des membres du Conseil – auquel répondait au solstice d'été, sous le règne d'Yves Guéna, le « dîner de corps » où le président recevait ses collègues, leurs conjoints et les principaux collaborateurs du Conseil pour faire le point de l'année écoulée. Un point de la plus belle dentelle, en délicieux alexandrins toujours amicaux, souvent ironiques et parfois coquins.

Ces agapes n'étaient pas le privilège des conseillers : leurs collègues des Cours constitutionnelles étrangères étaient souvent de la fête. Sous la présidence de Roland Dumas, les relations extérieures s'étaient d'ailleurs démultipliées avec la création d'une « Association des Cours constitutionnelles ayant en partage l'usage du français ». J'avais fait remarquer au président, lors du congrès fondateur, que certains délégués ne parlaient qu'un français « embryonnaire », l'ancien ministre des Affaires étrangères, qui en avait vu d'autres, avait répondu en souriant : « c'est justement pour cela que j'ai parlé de partage et pas de francophonie. Dans un partage, tout le monde n'a pas nécessairement un morceau de la même grosseur ».

Les membres du Conseil profitaient d'ailleurs de la réciprocité en se rendant en mission à l'étranger. Et ce fut un de mes grands bonheurs de retrouver cette ouverture sur le monde que j'avais tant craint de perdre en quittant la direction de Sciences Po. C'est au Conseil que je dois d'avoir connu Taïwan, le Sri Lanka, Madagascar et la Roumanie. Et d'avoir découvert, avec Pierre Mazeaud et Georges Abadie, les nouvelles institutions de la Nouvelle-Calédonie. Le Conseil devant devenir le juge des « lois de pays » aux termes de l'Accord de Nouméa de 1998, notre petite délégation ne se contenta pas d'admirer le paysage de l'Île des Pins, mais prit langue avec les porte-parole du maintien dans la République et ceux de l'indépendance. Le souvenir le plus étonnant que je garde de ce séjour – et peut-être le plus étonnant de mon mandat – est d'avoir « fait coutume » au Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie. La cérémonie renvoyait aux tristes tropiques : avant toute salutation ou présentation, notre accompagnateur avait déroulé le « manou » (tissu fleuri local) jaune dans lequel était notre « coutume » (c'est-à-dire notre offrande) et nous avions découvert avec effarement deux bûches de tabac noir, deux paquets de cigarettes blondes, deux boîtes d'allumettes et cinq billets de 1 000 francs CFP. Le chargé de mission du président du Sénat avait très sérieusement palpé les objets offerts et les avait exposés à l'écart pour pouvoir dérouler à son tour un « manou » mauve qui contenait un billet de 1 000 francs et un paquet de cigarettes. Ce n'est qu'une fois la coutume ainsi rendue (et même agréée comme le signifiait la différence entre ce qui avait été offert et ce qui avait été rendu) qu'une discussion avait pu s'engager, assez difficilement d'ailleurs en raison de l'opposition des conceptions de la citoyenneté, individualiste d'un côté et tribale de l'autre. Nous étions bien aux antipodes de la rue de Montpensier, plus proches cette fois de Lévi-Strauss que de Tocqueville et de Kelsen. Dans son ode semestrielle notre président fit semblant de nous morigéner pour n'avoir pas vraiment éclairci le rôle futur du Conseil vis-à-vis de la Calédonie, mais en concluant gentiment : « Il faudra, je le crains, pour savoir davantage / Leur offrir à tous trois un deuxième voyage. »

Sans doute pensera-t-on que j'aurais dû traiter avec plus de solennité le Conseil, ses autorités, ses décisions et son rôle éminent dans nos institutions démocratiques. Mais rien ne peut m'empêcher de penser que ceux qui n'ont pas connu le Conseil constitutionnel à la fin du XXe siècle n'ont pas connu la douceur de vivre. Après tout, la Déclaration d'indépendance des États-Unis n'a-t-elle pas proclamé la valeur constitutionnelle de la « recherche du bonheur » ?