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Observatoire de jurisprudence constitutionnelle - Chronique n° 9

Étude coordonnée par Guillaume DRAGO avec Gweltaz EVEILLARD, Aurélie DUFFY-MEUNIER, Laetitia ANICOT, Agnès ROBLOT-TROIZIER

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 36 - juin 2012

Normes législatives et réglementaires

Rétroactivité

par Gweltaz Eveillard Professeur à la Faculté de droit et de science politique de Rennes (Institut du droit public et de la science politique)

Décision commentée :
CE, 4 juillet 2011, Mme Arnautu et autres, n° 338033, au Lebon ; AJDA 2011. 1353 ; RFDA 2011. 723, obs. P. Türk

Mots clés : règles de financement des campagnes électorales, inéligibilité, rétroactivité in mitius, mesures de police administrative.

La contestation des élections régionales des 14 et 21 mars 2010 en Île-de-France aura donné au Conseil d'État l'occasion de faire application du principe constitutionnel de la rétroactivité in mitius.

Entre autres moyens, les requérants contestaient les comptes de campagne de la liste de M. Jean-Paul Huchon, victorieuse de l'élection. Plus précisément, ils estimaient que plusieurs dépenses des collectivités territoriales dirigées par la gauche avaient en réalité constitué des opérations de promotion de la majorité de gauche sortante au Conseil régional et auraient en conséquence dû être prises en considération dans le compte de campagne, en vertu de l'article L. 52-1 du code électoral. Ils auraient par ailleurs été constitutifs de dons et avantages en nature prohibés par l'article L. 52-8 du même code, car consentis par une personne publique à l'un des candidats dans le cadre d'une campagne électorale.

En conséquence, ils réclamaient au Conseil d'État, compétent en premier et dernier ressort pour le contentieux des élections régionales, l'annulation du résultat des élections et la condamnation de M. Huchon à une inéligibilité, conformément aux dispositions de l'article L. 118-3 du code électoral.

Le Conseil d'État, réuni en Assemblée, rejette un certain nombre de ces moyens, en considérant que les deux tribunes libres publiées dans le magazine du Conseil général du Val-de-Marne par des groupes soutenant la majorité sortante ne sauraient être regardées comme relevant d'une campagne de promotion publicitaire prohibée, sauf à figurer dans le compte de campagne, par l'article L. 52-1. De la même manière, les dépenses exposées par plusieurs départements et communes de la région Île-de-France dans le cadre d'actions visant à manifester leur opposition aux projets de réforme des collectivités territoriales et de suppression de la taxe professionnelle, ne sauraient être regardées comme des dons ou des avantages en nature consentis par ces collectivités à la liste conduite par M. Huchon, car elles étaient dépourvues de tout lien avec la polémique électorale régionale - quoique visant à contester des mesures prises par le gouvernement et relatives aux collectivités locales.

Il admet en revanche que des actions de communication sur les thèmes des transports et de l'emploi et de la formation, menées par la région, ont présenté le caractère de campagnes de promotion publicitaire des réalisations et de la gestion de la région au sens de l'article L. 52-1 et, compte tenu du fait de la position de président sortant de M. Huchon et de la proximité des thèmes de ces opérations avec ceux de la campagne électorale, d'avantages consentis à la liste Huchon par la région, en violation de l'article L. 52-8.

En conséquence, il annule, mais de manière très partielle, les résultats de l'élection : considérant que l'irrégularité commise n'a pas eu d'incidences importantes sur les résultats d'une élection par ailleurs largement remportée par M. Huchon, il se contente d'ôter à la liste de celui-ci le dernier des sièges qu'elle avait obtenus. Compte tenu de l'importance de l'avantage, il rejette par ailleurs le compte de campagne de la liste, au lieu de simplement le réformer comme le lui permettrait son office de juge de plein contentieux.

S'agissant en revanche de prononcer l'inéligibilité de M. Huchon, plusieurs problèmes se posaient, tous en rapport avec la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

En premier lieu, au cours de l'instance, M. Huchon avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité portant sur les articles du code électoral relatifs au financement des campagnes électorales et à l'inéligibilité pouvant sanctionner la méconnaissance de ces règles. Le Conseil d'État se borne sur ce point à tirer les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel, qui déclare la conformité de ce dispositif à la Constitution - relevant, à propos de l'article L. 118-3, qu'il avait déjà vu sa constitutionnalité contrôlée a priori à l'occasion de son adoption la loi du 15 janvier 1990, et se bornant en conséquence à contrôler la constitutionnalité de sa modification par la loi du 10 avril 1996 (1).

En second lieu - et c'est ce qui nous retiendra ici - l'article L. 118-3 avait été une nouvelle fois modifié, postérieurement aux élections régionales de 2010 et même à la décision du Conseil constitutionnel, par la loi du 14 avril 2011 portant simplification de dispositions du code électoral et relative à la transparence financière de la vie politique. Constatant que la peine d'inéligibilité prévue par l'article L. 118-3 constitue une sanction (I), et que la loi nouvelle présente un caractère plus doux que la loi ancienne (II), le Conseil d'État applique le principe de la rétroactivité in mitius et donc, la loi nouvelle pour rejeter la demande d'inéligibilité réclamée contre M. Huchon.

I - Le caractère de sanction de la mesure d'inéligibilité prononcée en cas de dépassement du plafond des dépenses électorales

Le présent arrêt se situe dans la droite ligne de la jurisprudence du Conseil constitutionnel étendant à la répression administrative les principes fondamentaux du droit pénal.

Ces derniers, en effet, ne s'appliquent pas, selon la formule employée de manière récurrente par le Conseil constitutionnel, aux seules peines prononcées par les juridictions pénales - ce qui est la définition de la matière pénale - mais à « toute sanction ayant le caractère d'une punition » (2).

Cette définition d'un droit répressif englobant le droit pénal et la répression administrative n'était certes pas une totale nouveauté : le Conseil d'État avait déjà eu l'occasion d'appliquer aux procédures de sanction administrative certains principes généraux de la répression pénale. Néanmoins, la jurisprudence du Conseil constitutionnel a entraîné une systématisation de cette tendance, et un alignement du Conseil d'État sur les positions du Conseil constitutionnel. En témoigne, en l'espèce, la reprise à l'identique de la formule employée par ce dernier lorsque la Haute juridiction caractérise la mesure d'inéligibilité comme une « sanction ayant le caractère d'une punition » - cette reprise à l'identique n'étant pas très fréquente (3).

Le Conseil d'État ne précise pas en revanche les critères permettant d'identifier une telle sanction. Il procède par affirmation, ce en quoi d'ailleurs il ne se démarque guère du Conseil constitutionnel dont les justifications sont souvent lapidaires, excepté lorsqu'il s'agit de dénier à une mesure le caractère d'une sanction.

Cette qualification ne faisait cependant guère de doute en l'espèce, compte tenu de ce que semblent être les critères communs aux deux juridictions pour définir la sanction punitive (4).

Il est tout d'abord certain que la mesure d'inéligibilité est prise en considération du comportement personnel de son destinataire. Le cas contraire aurait été rédhibitoire pour la caractérisation d'une sanction : c'est pour ce motif que le Conseil constitutionnel n'a pas reconnu le caractère punitif des retenues sur traitement pour inexécution du service dans la fonction publique (5).

Il est tout autant certain que cette mesure est bien prise en conséquence d'une faute commise par le candidat, qui a méconnu la législation sur le financement des campagnes électorales.

Enfin, l'inéligibilité vise bien à punir le candidat en l'empêchant de se présenter lors de prochains scrutins. L'absence de caractère punitif d'une mesure fait en effet obstacle à sa qualification de sanction, y compris si elle est défavorable à son destinataire : c'est le cas des mesures de police administrative (6).

Il ne saurait être question de généraliser la qualification de sanction à l'ensemble des mesures d'inéligibilité. Une typologie permet de dresser le tableau suivant, dans lequel s'inscrit pleinement le présent arrêt.

Si la mesure est prononcée par une juridiction pénale - par définition toujours afin de réprimer la commission d'une infraction pénale - il s'agit non seulement d'une sanction, mais d'une peine.

Si l'inéligibilité est prononcée par une autorité administrative ou, comme en l'espèce, par une juridiction administrative, il convient de distinguer.

Soit l'inéligibilité est seulement la conséquence nécessaire de la constatation d'une situation de droit ou de fait, et alors elle n'est pas une sanction : c'est le cas de la mesure d'inéligibilité frappant les comptables des deniers communaux dans la commune où ils exercent (7).

Soit l'inéligibilité est destinée, comme en l'espèce, à punir un manquement quelconque commis par l'intéressé, après appréciation de son comportement personnel, et il s'agit bien d'une sanction. Il en avait déjà été jugé ainsi pour la défunte inéligibilité de l'article L. 7 du code électoral, venant sanctionner de plein droit la condamnation pénale pour certaines infractions (8), et de même pour l'inéligibilité de l'article L. 118-3, même si, pour ce dernier, la qualification était loin d'être aussi explicite qu'en l'espèce (9).

Dès lors que la mesure est identifiée comme une sanction, il y a lieu de lui appliquer les principes constitutionnels régissant la matière pénale : présomption d'innocence résultant de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, ainsi que les principes résultant de l'article 8 du même texte et qui sont la légalité des délits et des peines, la nécessité et la proportionnalité des peines, la personnalité des peines, la non-rétroactivité de la loi pénale et - ce qui est fait ici - le principe de la rétroactivité in mitius.

II - L'application du principe de la rétroactivité in mitius

Le principe de la rétroactivité in mitius, c'est-à-dire de rétroactivité de la règle pénale nouvelle plus douce, n'est pas mentionné explicitement dans les textes constitutionnels. Il est pourtant un principe constitutionnel rattaché par le Conseil constitutionnel au principe de nécessité des peines consacré par l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (10). Il faut y voir, en effet, la volonté implicite de l'autorité normative que ne soit pas prononcée une condamnation dont elle a reconnu, en allégeant la règle de répression, qu'elle n'était plus nécessaire.

Si, parfois, le Conseil constitutionnel ainsi que le Conseil d'État ont qualifié ce principe de simple application immédiate de la loi nouvelle plus douce à des faits n'ayant pas encore donné lieu au prononcé d'une sanction (11), et ont ainsi paru nier qu'il y ait une véritable rétroactivité de la règle nouvelle, celle-ci est en réalité bien présente, le fait visé par la loi étant la commission de l'infraction, antérieure à la publication de la loi : c'est du reste l'opinion de la jurisprudence majoritaire, y compris celle du Conseil constitutionnel (12) et c'est dans la lignée de ce courant que s'inscrit le présent arrêt.

Que la rétroactivité in mitius soit déclarée applicable, au-delà de la matière pénale stricto sensu, à la répression administrative, n'est pas non plus une nouveauté. Le Conseil constitutionnel l'avait déjà jugé implicitement au travers du principe de nécessité des peines (13). La jurisprudence du Conseil d'État, nettement plus abondante, est à l'unisson. Si, dans un premier temps, il a refusé d'en faire application aux sanctions administratives (14), pour la réserver aux procédures répressives menées devant le juge administratif, par exemple les contraventions de grande voirie (15) et les procédures de sanction devant les juridictions financières (16), il n'hésite plus, depuis le milieu des années 1990 et sous l'influence du Conseil constitutionnel, à y voir un principe constitutionnel applicable à la totalité de la matière répressive, sanctions administratives comprises (17).

De ce point de vue, la solution dégagée dans le présent arrêt n'aurait pas même nécessité une prise en compte de la jurisprudence constitutionnelle, s'agissant d'une sanction prononcée, non par l'administration elle-même, mais par la juridiction administrative. Du reste, la rétroactivité in mitius - inexactement qualifiée, à l'époque, d'application immédiate de la règle plus douce - avait déjà été déclarée applicable aux mesures d'inéligibilité présentant le caractère de sanction, y compris à celle de l'article L. 118-3 (18). Et il est frappant de constater ici que, contrairement à ce qui est désormais devenu pour lui une habitude, le Conseil d'État ne vise pas la Constitution ni son préambule, ni ne qualifie même la rétroactivité in mitius de principe constitutionnel - manière de rattacher cette solution à sa jurisprudence antérieure aux développements constitutionnels en la matière ?

Restait à appliquer la solution de principe à l'espèce. L'article L. 118-3 a en effet été modifié par la loi du 14 avril 2011 portant simplification de dispositions du code électoral et relative à la transparence financière de la vie politique. La règle modifiée étant une règle de sanction, elle est bien une règle « répressive » - la solution aurait été moins évidente si la règle modifiée avait été une simple règle d'incrimination indirecte, énonçant « une obligation dont l'inobservation est pénalement sanctionnée par une autre règle » (19).

En revanche, l'appréciation du caractère plus doux ou plus sévère de la règle nouvelle n'est pas toujours aisée, car il arrive que celle-ci ne soit pas univoque et soit sur certains points seulement moins sévère que la règle ancienne alors qu'elle est plus sévère sur d'autres. Ici, cette appréciation ne soulève guère de difficulté. La version antérieure de l'article L. 118-3, résultant de la loi du 10 avril 1996, érigeait la déclaration d'inéligibilité en solution de principe, sauf à ce que la bonne foi du candidat soit établie. Désormais, l'inéligibilité devient l'exception, prononcée en cas de volonté de fraude de la part du candidat ou de manquement d'une particulière gravité aux règles de financement des campagnes électorales.

En l'espèce, l'application de la règle nouvelle bénéficie à M. Huchon. En effet, le Conseil d'État estime que le candidat n'a commis aucun des deux actes qui auraient pu lui valoir une inéligibilité. La notion de manquement d'une particulière gravité aux règles de financement des campagnes électorales est, pour la première fois, interprétée par le Conseil d'État, comme exigeant un manquement caractérisé et délibéré à une règle substantielle relative au financement des campagnes électorales conjugué. Or, si la règle méconnue est jugée substantielle et le montant en cause important, le caractère délibéré du manquement n'est pas démontré, le Conseil d'État admettant que M. Huchon ait pu raisonnablement prétendre ignorer que les campagnes de communication organisées par la région constituaient des campagnes de promotion publicitaire au sens du code électoral, des opérations similaires ayant été menées les années antérieures - c'est-à-dire hors période électorale - et les messages diffusés étant dépourvus de toute référence aux élections régionales de 2010.

Il n'est pas certain cependant que la règle ancienne eût été moins favorable pour lui, son comportement, tel qu'analysé par le juge, n'étant pas très éloigné de la bonne foi.

Le présent arrêt ne constituera pas certes pas un bouleversement de la jurisprudence du Conseil d'État en matière qualification des sanctions et de rétroactivité in mitius, ni de ses rapports avec celle du Conseil constitutionnel. Il en constitue cependant une explicitation particulièrement nette, outre qu'il fait pour la première fois application de la loi du 14 avril 2011 (20). Il est donc, à ces deux titres, digne d'intérêt.


(1) Cons. const., déc. n° 2011-117 QPC du 8 avril 2011, Huchon, JO 9 avril, p. 6362, AJDA 2011. 756 ; RFDA 2011. 723, obs. P. Türk.

(2) Cons. const., déc. n° 82-155 DC du 30 décembre 1982, Loi de finances rectificative pour 1982, Rec. 88 ; Cons. const., déc. n° 88-248 DC du 17 janvier 1989, Loi relative à la liberté de communication, Rec. 18, GDCC, 15e éd. 2009, n° 33.

(3) V., pour d'autres exemples : CE, 28 juill. 1999, n° 202606, Syndicat des médecins libéraux, au Lebon 602 ; RDSS 2000. 45, note L. Dubouis ; CE, 15 juin 2011, Association Justice pour toutes les familles, n° 347581, Lebon ; AJDA 2011. 1233 ; ibid. 1966, concl. M. Vialettes ; Cah. Cons. const. 2012. 186, obs. L. Gay.

(4) V. sur ce point : G. Dellis, Droit pénal et droit administratif, LGDJ, 1997, n° 180 et s. ; J. Petit, Les conflits de lois dans le temps en droit public interne, LGDJ, 2002, n° 95 et s.

(5) Cons. const., déc. n° 77-83 DC du 20 juillet 1977, Loi modifiant l'article 4 de la loi de finances rectificative pour 1961, Rec. 39.

(6) Cons. const., déc. n° 79-109 DC du 9 janvier 1980, Loi relative à la prévention de l'immigration clandestine, Rec. 29.

(7) CE, 29 juillet 2002, Élections municipales de Levallois-Perret, Lebon 290 ; AJDA 2003. 97, note B. Maligner.

(8) CE, 25 octobre 2002, Vii, Lebon 354 ; CE, 1er juill. 2005, n° 261002, Ousty c/ Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques, au Lebon 283 concl. E. Glaser ; AJDA 2005. 1824, chron. C. Landais et F. Lenica ; D. 2005. 2931, note J.-C. Jobart ; RFDA 2006. 258, concl. E. Glaser.

(9) CE, 28 juill. 1993, n° 147104, Dancale, élections au conseil général de la Haute-Garonne, au Lebon 236 ; AJDA 1994. 195, chron. C. Maugüé et L. Touvet ; CE, 9 novembre 2009, Soulié, n° 325260.

(10) Cons. const., déc. n° 80-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes, Rec. 15, Gr. délib. CC 2009, n° 27, AJDA, 1981, p. 275, note J. Rivero, p. 278, note C. de Gournay, p. 285, note J. Morange, D., 1981, J, p. 101, note J. Pradel, D., 1982, J, p. 441, note A. Dekeuwer, JCP, 1981, II, n° 19 701, note C. Franck, RDP, 1981, p. 651, chron. L. Philip, RA, 1981, p. 266, note M. de Villiers.

(11) Pour le Conseil constitutionnel : Cons. const., déc. n° 89-260 DC du 28 juillet 1989, Loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier, Rec. 71 ; Cons. const., déc. n° 93-327 DC du 19 novembre 1993, Loi organique sur la Cour de Justice de la République, Rec. 470. Pour le Conseil d'État : CE, 9 déc. 1977, n° 97399, de Grailly, au Lebon 493, RA, 1978, p. 166, concl. J.-F. Théry ; CE, 7 juill. 1978, n° 10079, Croissant, au Lebon 293, AJDA, 1978, p. 559, chron. O. Dutheillet de Lamothe et Y. Robineau.

(12) Pour un exemple récent : Cons. const., déc. n° 2010-74 QPC du 3 décembre 2010, Poignant et autres, JO 4 décembre, p. 21117, D. 2011. 1859, obs. C. Mascala ; ibid. 2823, obs. G. Roujou de Boubée, T. Garé, S. Mirabail et T. Potaszkin ; AJ pénal 2011. 30, obs. J.-B. Perrier ; RSC 2011. 180, obs. B. de Lamy ; RTD com. 2011. 429, obs. B. Bouloc.

(13) Cons. const., déc. n° 87-237 DC du 30 décembre 1987, Loi de finances pour 1988, Rec. 63, GAJF, 5e éd. 2009, n° 54 ; Cons. const., déc. n° 90-277 DC du 25 juillet 1990, précitée ; Cons. const., déc. n° 92-305 DC du 21 février 1992, précitée.

(14) CE, 30 juin 1971, Dame Veuve Brault, Lebon 494 ; CE, sect., 5 octobre 1973, n° 82836, Lebon 546, DF, 1974, comm. 36, concl. D. Mandelkern.

(15) CE, 23 juill. 1976, n° 99520, Secrétaire d'Etat aux Postes et Télécommunications c/ Dame Ruffenach, au Lebon 361.

(16) CE, sect., 9 décembre 1977, de Grailly, précité.

(17) CE, 27 mai 1993, n° 353429, GACE, 3e éd. 2008, n° 20 ; CE, 5 avr. 1996, n° 176611, Houdmond, au Lebon 116 ; RFDA 1997. 1, étude F. Moderne ; ibid. 843, note J. Petit, DF, 1996, comm. 745, concl. J. Arrighi de Casanova.

(18) CE, 10 juin 1996, n° 162481, Elections cantonales de Toulon (3ème canton), au Lebon 200, concl. S. Fratacci ; AJDA 1996. 559 ; ibid. 500, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RFDA 1996. 697, concl. S. Fratacci.

(19) J. Héron, Principes du droit transitoire, Dalloz, 1996, p. 78.

(20) Pour une seconde application, toujours dans le cadre des élections régionales de 2010 : CE, 9 novembre 2011, Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques c/ Plaisir, n° 344255.


Pouvoirs publics et autorités administratives

par Aurélie Duffy-Meunier Maître de conférences à l'Université Panthéon-Assas Paris II,
Laetitia Janicot Professeur à l'Université de Cergy-Pontoise,
Agnès Roblot-Troizier Professeur à l'Université d'Evry

Décisions commentées :

CE, 20 juin 2011, Commune de Roquebrune sur Argens, n° 348878 ;
CE, 29 juin 2011, Département de Loire-Atlantique, n° 348549 ;
CE, 19 juillet 2011, Commune de Chambéry, n° 331350 ;
CE, 26 juillet 2011, Département de Seine-Saint-Denis et autres, n° 340041, au Lebon ;
CE, 28 juillet 2011, Société « Au verger de Provence », n° 349382, AJDA 2011. 2200 ;
CE, 19 septembre 2011, Département de Loire-Atlantique, n° 350726 ;
CE, 10 novembre 2011, Région Ile-de-France, n° 328477 ;
CE, 13 décembre 2011, Commune de Chambord, n° 353307, AJDA 2012. 509 ;
CAA Versailles, 12 mai 2011, Commune de Verrières-le-Buisson c/ Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales, n° 09VE03294 ;
CAA Marseille, 19 mai 2011, Comité de sauvegarde du site de Clarensy Valensole, n° 09MA01597 ;
CAA Lyon, 31 mai 2011, SCI du grand Rieux, n° 09LY02982 ;
CAA Nantes, 27 décembre 2011, Département d'Ille-et-Vilaine, n° 11NT02483

Mots clés : Principe de libre administration, autonomie fiscale, pouvoir de police, principe de péréquation ; réserve de loi ; compétence du législateur ; principe d'autonomie financière ; transfert de compétences ; principe de compensation financière ; ressources propres ; création ou extension de compétences ; tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre ; principe d'égalité ; droit de la défense.

1. Le principe de libre administration des collectivités territoriales

En dehors des cas où la loi fait écran (1), les juridictions administratives ont appliqué le principe de libre administration dans la continuité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Le Conseil d'État a refusé de renvoyer une QPC posée par la commune de Chambord portant sur l'article 230 de la loi du 23 février 2005, qui crée un établissement public national industriel et commercial « Domaine national de Chambord » chargé de préserver, gérer, mettre en valeur et assurer le rayonnement national et international des biens constitutifs du domaine national de Chambord (2). En confiant au directeur général de l'établissement public l'exercice de pouvoirs de police afférents à la gestion et à la circulation sur les voies du domaine national de Chambord, « sous réserve des pouvoirs dévolus au maire de la commune de Chambord sur les voies de communication situées à l'intérieur de l'agglomération en application de l'article L. 2213-1 du code général des collectivités territoriales (...) », les dispositions en cause « ne sauraient être regardées comme ayant pour effet d'entraver la libre administration de la commune en la privant d'attributions effectives ». Le Conseil d'État considère, en l'espèce, que malgré la coordination des pouvoirs de police mise en place par la loi, le maire conserve des pouvoirs de police effectifs sur les voies de communications du territoire de la commune, ce qui exclut toute atteinte au principe de libre administration. Comme le Conseil constitutionnel (3), le Conseil d'État admet que le législateur limite les compétences des collectivités territoriales sans méconnaître le principe de libre administration, dès lors qu'il ne les prive pas d'attributions effectives. Le juge administratif a ainsi refusé de remettre en cause l'encadrement législatif de l'exercice de la libre administration.

De même, dans l'arrêt du 28 juillet 2011, Société « Au verger de Provence » (4), le Conseil d'État a refusé de renvoyer une QPC portant sur l'article 65 de la loi du 23 décembre 1986 qui prévoit l'assujettissement des bénéficiaires d'une autorisation de construire à une contribution fiscale versée en cas de dépassement du plafond légal de densité dont la fixation dépend d'une faculté exercée par les communes sur le fondement des articles L. 112-1 et L. 112-2 du code de l'urbanisme. La libre administration n'est, en l'espèce, pas invoquée pour contester la disposition en cause, mais elle permet, parmi d'autres motifs, au Conseil d'État de justifier le non-renvoi. En effet, le Conseil d'État a rejeté le grief tiré de la violation des principes d'égalité devant la loi et d'égalité devant les charges publiques garantis par les articles 1er, 6 et 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et par l'article 1er de la Constitution pour juger que la QPC n'était ni nouvelle ni sérieuse. Le Conseil d'État a, d'abord, estimé, reprenant le considérant de principe du Conseil constitutionnel en la matière (5), que la différence de traitement était fondée sur un critère « objectif et rationnel » puisque le dispositif tend à donner aux communes « les moyens adaptés aux nécessités locales, de maîtriser la densification des centres urbains ». Il a, ensuite, considéré qu'il n'y avait pas de « rupture caractérisée de l'égalité devant les charges publiques » car la contribution « n'aboutit pas à faire peser sur certains contribuables une charge excessive au regard de leurs facultés contributives ». Pour terminer, le juge administratif, a concilié le principe d'égalité devant les charges publiques avec le principe de libre administration. Il indique, en effet, que « si l'article 13 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen dispose que la contribution commune doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultés, il n'impose pas au législateur, eu égard au principe de libre administration des collectivités territoriales garanti par l'article 72 de la Constitution, en tout état de cause, de définir des règles d'établissement de cette contribution s'appliquant uniformément à toutes les collectivités publiques ». La méconnaissance du principe d'égalité n'est donc pas retenue dès lors que le législateur n'a pas l'obligation, en raison du principe de libre administration, de prévoir des règles uniformes sur l'ensemble du territoire. Contrairement aux libertés fondamentales publiques pour lesquelles le Conseil constitutionnel interdit au législateur d'édicter des règles différentes sur le territoire (6), la libre administration justifie, en l'espèce, une absence d'uniformité des règles d'établissement d'une contribution fiscale.

2. Le principe de l'autonomie financière et les autres principes financiers

Les décisions du juge administratif relatives aux principes d'autonomie financière et aux autres principes financiers, s'inscrivent, pour la plupart, dans le prolongement de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, mais elles apportent aussi, pour certaines, des précisions sur des questions non encore réglées.

S'agissant, tout d'abord, du principe de compensation financière des transferts de compétences, plusieurs décisions ne font que tirer les conséquences de décisions rendues par le Conseil constitutionnel. Tel est le cas, par exemple, de l'arrêt du Conseil d'État du 26 juillet 2011, Département de Seine-Saint-Denis et autres (7), qui écarte le moyen tiré de la violation de droits et de libertés garantis par la Constitution, dès lors qu'il résulte de la décision du Conseil constitutionnel n° 2010-109 QPC du 25 mars 2011, Département des Côtes d'Armor [financement de la protection de l'enfance par les départements] (AJDA 2011. 644 ; Constitutions 2011. 321, obs. O. Le Bot) visée dans l'arrêt, que les dispositions de l'article 27 de la loi du 5 mars 2007 sont conformes à la Constitution. Le Conseil d'État ajoute « que par cette décision, le Conseil constitutionnel a d'ailleurs jugé que la loi du 5 mars 2007 ne procédait ni à un transfert de compétence aux départements ni à une création ou extension de compétences et qu'elle se bornait à modifier les conditions d'exercice des missions des services de protection maternelle et infantile et d'aide sociale à l'enfance que les départements exerçaient déjà ». Tel est le cas également de l'arrêt de la cour administrative d'appel de Versailles du 12 mai 2011, Commune de Verrières-le-Buisson c/ Ministre de l'intérieur, de l'outre-mer et des collectivités territoriales (8), qui, de manière remarquable, juge conformes à l'article 9§2 de la Charte européenne de l'autonomie locale (9) les paragraphes II et III de l'article 103 de la loi du 30 décembre 2008, confiant aux maires des compétences au titre de la délivrance de cartes nationales d'identité et de passeports, dès lors que le Conseil constitutionnel a considéré dans la décision n° 2010-29/37 QPC du 22 septembre 2010, Commune de Besançon et autres [Instruction CI et passeports] (AJDA 2011. 218, note M. Verpeaux ; ibid. 2010. 1732 ; AJCT 2010. 119, obs. M. Philip-Gay ; RFDA 2010. 1257, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud) que ces dispositions respectaient l'article 72-2, alinéa 4 de la Constitution. Autrement dit, la constitutionnalité des dispositions législatives contestées a déterminé leur conformité à la Charte européenne de l'autonomie locale. Même lorsqu'il ne fait pas application de décisions particulières du Conseil constitutionnel, le juge administratif s'aligne sur la jurisprudence de ce dernier. Il n'impose, par exemple, la compensation intégrale des charges qu'en cas de transfert de compétences. Dans un arrêt du 10 novembre 2011, Région-Ile-de France (10), le Conseil d'État juge ainsi inopérant le moyen tiré de la violation de l'article 72 de la Constitution, à l'appui d'une requête dirigée contre un arrêté relatif à la mise à disposition de services de l'État et non au transfert de charges consécutif au transfert de compétences opéré par la loi du 13 août 2004 dans le domaine des formations sanitaires et sociales. En dehors des transferts de compétences, le juge vérifie, « ainsi qu'il a été jugé par le Conseil constitutionnel » dans plusieurs de ses décisions (11), que les règles fixées par la loi n'ont pas pour effet de restreindre les ressources des collectivités territoriales au point « de dénaturer le principe de libre administration de ces collectivités ». L'arrêt du Conseil d'État du 19 septembre 2011, Département de Loire-Atlantique (12), mérite à ce titre d'être signalé. Il relève en effet, pour refuser la transmission d'une QPC, « qu'il ne ressort pas des pièces du dossier qu'aurait été constatée une évolution des charges nettes des départements, non couvertes par le droit à compensation, dont les départements ne seraient pas responsables et qui serait d'une ampleur telle qu'elle serait de nature à dénaturer ou à entraver leur libre administration ». Dans le même sens, dans un arrêt du 29 juin 2011, Département de Loire-Atlantique (13), le Conseil d'État refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel une QPC, au motif que « les dispositions contestées ne sauraient en tout état de cause être regardées comme méconnaissant la libre administration des départements ou leur autonomie financière, dès lors que les dépenses relatives à la part « personnel » du forfait d'externat ne représentent qu'une très faible part de leurs dépenses réelles de fonctionnement ».

Mais le juge administratif ne se contente pas de suivre ou d'appliquer la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; il a dû également se prononcer sur certaines questions nouvelles.

Les premières précisions portent sur le moment auquel le législateur doit prévoir la compensation des transferts de compétences, question qui n'a jusqu'à présent pas été résolue par le Conseil constitutionnel. Dans l'arrêt du 19 septembre 2011, Département de Loire-Atlantique (14), le Conseil d'État précise que « ni le principe de compensation, ni celui de libre administration des collectivités territoriales n'imposent au législateur, lorsqu'il décide des transferts de compétences de l'État aux collectivités territoriales, de faire figurer au sein d'un même et unique article de loi les dispositions relatives à ces transferts de compétences et celles relatives au niveau et aux modalités de leur compensation financière ». Le seul fait que le législateur, qui a suffisamment déterminé le montant et les garanties de la compensation, renvoie par ailleurs à une loi de finances ultérieure, qui détermine l'entrée en vigueur des transferts de compétences, le soin de préciser les conditions et modalités de la compensation ne porte pas atteinte aux principes énoncés aux articles 72 et 72-2 de la Constitution. Le Conseil d'État a également été conduit à préciser la période de référence permettant d'évaluer le montant des dépenses consacrées par l'État, à la date du transfert, à l'exercice de ces compétences et qui doit être prise en compte pour déterminer le niveau des ressources qui doivent être attribuées aux collectivités territoriales en contrepartie de leurs nouvelles charges et que l'État doit maintenir en vertu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (15) Dans l'arrêt du 19 septembre 2011, Département de Loire-Atlantique, saisi d'une QPC, il a précisé que le législateur avait pu, sans méconnaître les exigences de l'article 72-2 de la Constitution, tenir compte de la moyenne des dépenses actualisées constatées sur une période plus étendue que la seule dernière année précédant le transfert. Mais il a précisé dans un autre arrêt que le législateur n'est pas pour autant tenu de déterminer ce droit sur la base de la moyenne des dépenses exposées par l'État au cours des trois dernières années d'exercice de la compétence transférée ; le législateur peut fixer ce droit à compensation en l'arrêtant au niveau de la dépense de l'État constatée, à ce titre, au cours de l'année correspondant à la date du transfert effectif de cette compétence (16). Le Conseil d'État entend donc laisser une certaine marge de manoeuvre à l'État dans la détermination de cette période de référence. L'arrêt du Conseil d'État du 26 juillet 2011, Département de Seine-Saint-Denis (17), mérite également d'être mentionné en ce qu'il se prononce sur une question institutionnelle liée à la composition du comité de gestion chargé de l'administration du fonds national de financement de la protection de l'enfance prévu à l'article 27 de la loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance. Le Conseil d'État a jugé que la position majoritaire des représentants de l'État au sein de ce comité de gestion « ne porte par elle-même aucune atteinte aux principes de libre administration et d'autonomie financière ». Autrement dit l'autonomie financière n'interdit pas la présence majoritaire de l'État au sein des organismes chargés de calculer le montant de la compensation financière des transferts de compétences.

Ce n'est d'ailleurs pas le seul intérêt de cet arrêt, puisqu'il apporte aussi des précisions intéressantes sur l'autorité compétente pour prévoir des dispositifs de péréquation. Il précise en effet que « si le dernier alinéa de l'article 72-2 de la Constitution dispose que « la loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités territoriales », ces dispositions n'ont pas pour effet de réserver au législateur le soin de prendre des dispositions ayant, comme en l'espèce, pour effet de compenser les écarts de ressources entre collectivités ». Le Conseil d'État refuse ainsi, nonobstant le renvoi constitutionnel à la loi, et en l'absence de jurisprudence du Conseil constitutionnel sur la question, d'identifier une réserve de loi, laissant au pouvoir réglementaire le soin de prévoir des dispositifs de péréquation. Doit enfin être mentionnée, tant elle est exceptionnelle (18), la référence à la « notion de ressources propres » inscrite à l'article 72-2, alinéa 3 de la Constitution (19), dans le cadre de litiges relatifs à des décisions financières de l'État non constitutives de transferts de compétences. Pour le juge administratif, le respect des principes de l'autonomie financière et de la libre administration implique l'absence de diminution ou une diminution suffisamment limitée pour ne pas entraver la libre administration des collectivités territoriales, de la part de leurs ressources propres. À cet égard, la jurisprudence du Conseil d'État se rapproche de la jurisprudence constitutionnelle antérieure à la révision de la Constitution de 2003 (20). Refusant de transmettre une QPC, le Conseil d'État juge, par exemple, dans un arrêt du 19 juillet 2011, Commune de Chambéry (21), que les dispositions des I et II de l'article L. 2334-7-2 du code général des collectivités territoriales « ne diminuent pas le montant ou la part des ressources propres des communes ; que le grief soulevé [...] à leur encontre porte sur des sommes représentant une proportion très limitée du montant des dotations de l'État et, plus encore, des recettes des budgets de fonctionnement des communes ; qu'elles ne sauraient donc, en tout état de cause, être regardées comme ayant pour effet d'entraver la libre administration des communes ». Dans le même sens, il a jugé dans un arrêt du 13 décembre 2011, Commune de Chambord (22), que l'article 230 de la loi du 23 février 2005, dont l'objet est de créer un établissement public national industriel et commercial « Domaine national de Chambord » n'a eu « ni pour objet ni pour effet de priver la commune de ressources propres qu'elle aurait retirées, avant leur entrée en vigueur, de l'exploitation de son domaine et n'ont ainsi pas porté atteinte à son autonomie financière ».

3. Les rapports entre collectivités publiques

La jurisprudence récente donne quelques illustrations intéressantes de ce que le principe de libre administration n'est pas la seule « arme » utilisée par les collectivités territoriales pour tenter de préserver leur autonomie. Elles trouvent en effet dans la Constitution d'autres normes susceptibles d'être mobilisées pour chercher à limiter l'emprise d'une autre collectivité territoriale ou de l'État.

La cour administrative d'appel de Nantes (23) a eu à faire application d'une disposition constitutionnelle relativement peu invoquée en contentieux : le cinquième alinéa de l'article 72 de la Constitution selon lequel « aucune collectivité territoriale ne peut exercer une tutelle sur une autre ». Le Département de l'Ille et Vilaine demandait à la cour de transmettre une QPC au Conseil d'État par laquelle elle contestait la constitutionnalité de l'article L. 213-11 du code de l'éducation, dans sa rédaction issue de l'article 28 de la loi n° 2006-10 du 5 janvier 2006, relatif aux modalités financières des transferts de compétences en matière de transports scolaires. La cour administrative d'appel juge que, « dès lors que le transfert de la compétence «transports scolaires » fait l'objet d'une convention entre le département et la communauté d'agglomération et que le montant de la compensation financière est, en cas de litige, arrêté par le représentant de l'État dans le département, le département ne peut être regardé comme exerçant une tutelle financière sur la structure intercommunale, alors même que le financement de la compétence transférée est assuré par le département ». L'arrêt de la cour donne ainsi, en creux, des éléments qui permettent de caractériser la « tutelle » d'une collectivité territoriale sur une autre au sens du cinquième alinéa de l'article 72 de la Constitution : il ressort de l'arrêt que la tutelle n'est pas constituée, même lorsqu'une collectivité assure le financement d'une compétence exercée par une autre, dans la mesure où cette situation résulte d'un accord de volonté entre les deux collectivités matérialisé par une convention et que, en cas de litige, un arbitrage est opéré par le représentant de l'État. L'arrêt de la cour administrative d'appel vient ainsi compléter la jurisprudence constitutionnelle relative à la tutelle d'une collectivité territoriale sur une autre et selon laquelle une telle tutelle est constituée soit lorsqu'une collectivité peut substituer ses décisions à celles d'une autre, soit lorsqu'elle peut s'opposer aux décisions prises par une autre, soit enfin lorsqu'elle contrôle l'exercice par une autre collectivité de ses compétences (24). Implicitement, la cour administrative d'appel de Nantes a donc considéré que le financement par une collectivité d'une compétence exercée par une autre n'était pas de nature à instaurer une forme de contrôle de l'exercice de la compétence dès lors qu'elle repose sur une base conventionnelle et que le représentant de l'État assure un arbitrage en cas de difficultés.

Si dans la précédente affaire les conditions de l'intervention du préfet ne sont pas contestées, il n'en est pas de même dans l'affaire qui a donné lieu à l'arrêt du Conseil d'État du 20 juin 2011, Commune de Roquebrune sur Argens (25). Ladite commune avait soulevé une question prioritaire de constitutionnalité par laquelle elle soutenait que les dispositions des troisième et quatrième alinéas de l'article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales « méconnaissent le principe d'égalité devant la loi et devant la justice et les droits de la défense, garantis respectivement par les articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen, en ce qu'elles réservent au représentant de l'État dans le département le droit de demander au tribunal administratif de suspendre un acte pris par une autorité communale sans devoir justifier d'une condition d'urgence et d'obtenir, de droit, cette suspension lorsque sa demande est formulée en matière d'urbanisme, de marchés et de délégation de service public dans les dix jours à compter de la réception de l'acte ». Ce n'était donc pas sur le terrain du principe de libre administration des collectivités territoriales que la commune requérante entendait contester les prérogatives du préfet, mais sur le terrain du principe d'égalité et des droits de la défense.

Reprenant sa jurisprudence traditionnelle, le Conseil d'État rappelle que « le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit ». C'est ensuite dans la Constitution elle-même qu'il va puiser la justification de la différence de traitement : en raison de « la nature particulière de la mission confiée au représentant de l'État dans le département » par l'article 72 de la Constitution qui lui confie « la charge des intérêts nationaux, du contrôle administratif et du respect des lois », le législateur pouvait légalement établir une différence de traitement entre le représentant de l'État et les justiciables ordinaires. Aussi le Conseil d'État juge-t-il que « pour l'exercice de [sa] mission, le représentant de l'État dans le département ne se trouve pas placé dans la même situation que les autres requérants qui demandent la suspension de l'exécution des actes des autorités communales ». Alors qu'il aurait pu se contenter de justifier la différence de traitement par la différence de situation qu'il a constatée, le Conseil d'État ajoute qu'elle répond en outre à un but d'intérêt général. En tout état de cause, le traitement contentieux particulier des demandes préfectorales de suspension des actes des collectivités territoriales est en rapport direct, précise le Conseil d'État, avec l'objet des dispositions qui l'établissent ; il n'y a donc pas d'atteinte au principe d'égalité. Il n'y a pas davantage violation des droits de la défense garantis par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen dès lors que « l'autorité communale ou le bénéficiaire de l'acte déféré » n'est pas privé(e) « du droit d'exciper devant le juge administratif de l'absence d'urgence à suspendre l'acte déféré par le représentant de l'État ».

(1) CAA Lyon, 31 mai 2011, SCI du grand Rieux, n° 09LY02982, à propos du moyen tiré de la non-conformité des articles L. 123-10 et R. 123-19 du Code de l'urbanisme prévoyant la mise en compatibilité d'un PLU à l'article 72 de la Constitution ; CAA Marseille, 19 mai 2011, Comité de sauvegarde du site de Clarensy Valensole, n° 09MA01597, dans laquelle la cour d'appel a écarté le moyen tiré du détournement de procédure contre un arrêté du préfet ayant eu recours à une procédure de révision simplifiée pour contourner le refus de la commune de modifier son plan d'occupation des sols. La libre administration était invoquée au soutien de ce moyen, mais la cour d'appel a jugé qu'il n'était pas établi, le préfet ayant appliqué la loi.

(2) CE, 13 décembre 2011, Commune de Chambord, n° 353307.

(3) Cons. const., déc. n° 85-196 DC du 8 août 1985, Loi sur l'évolution de la Nouvelle-Calédonie, Rec., p. 63, GDCC, 15e éd. 2009, n° 30 ; Cons. const., déc. n° 98-397 DC du 6 mars 1998, Loi relative au fonctionnement des Conseils régionaux, Rec., p. 186, AJDA 1998. 383 ; ibid. 308, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 55, obs. A. Roux ; GADD, 2e éd. 2001, n° 3 ; Cons. const., déc. n° 2001-447 DC du 18 juillet 2001, Loi relative à la prise en charge de la perte d'autonomie des personnes âgées et à l'allocation personnalisée d'autonomie, Rec., p. 89.

(4) CE, 28 juillet 2011, Société « Au verger de Provence », n° 349382.

(5) Cf., par exemple, Cons. const., déc. n° 90-285 DC du 28 décembre 1990, Loi de finances pour 1991, Rec., p. 95, AJDA 1991. 475, obs. X. Prétot ; GAJF, 5e éd. 2009, n° 1, et Cons. const., déc. n° 2010-99 QPC du 11 février 2011, Mme Laurence N. [Impôt de solidarité sur la fortune - Plafonnement], JO du 12 février 2011, p. 2757.

(6) Le principe de libre administration des collectivités territoriales « ne saurait conduire à ce que les conditions essentielles d'application d'une loi organisant l'exercice d'une liberté publique dépendent de décisions des collectivités territoriales, et ainsi, puissent ne pas être les mêmes sur l'ensemble du territoire ». Cons. const., déc. n° 84-185 DC du 18 janvier 1985, Loi modifiant et complétant la loi n° 83-663 du 22 juillet 1983 et portant dispositions diverses relatives aux rapports entre l'État et les collectivités territoriales, Rec. p. 36 (cons. 18), et Cons. const., déc. n° 93-329 DC du 13 janvier 1994, Loi relative aux conditions de l'aide aux investissements des établissements d'enseignement privés par les collectivités territoriales, Rec. p. 9 (cons. 27), AJDA 1994. 132, note J.-P. Costa ; D. 1995. 291, obs. E. Oliva ; ibid. 341, obs. F. Mélin-Soucramanien ; GADD, 2e éd. 2001, n° 7 ; RFDA 1994. 209, note B. Genevois à propos de la liberté de l'enseignement. Sur cette question, v. M. Verpeaux, « Principe d'égalité et libre administration des collectivités territoriales », in J.-B. Auby et B. Faure (dir.), Les collectivités locales et le droit. Les mutations actuelles, Dalloz, « Actes, thèmes et commentaires », 2001, p. 47. Cette jurisprudence a été étendue dans le domaine des droits sociaux : Cons. const., déc. n° 96-387 DC du 21 janv. 1997, Loi tendant, dans l'attente du vote de la loi instituant une prestation d'autonomie pour les personnes âgées dépendantes, à mieux répondre aux besoins des personnes âgées par l'institution d'une prestation spécifique dépendance, Rec. p. 23 (cons. 16), AJDA 1997. 165, note O. Schrameck ; D. 1999. 236, obs. F. Mélin-Soucramanien ; RDSS 1997. 681, note X. Prétot.

(7) CE, 26 juillet 2011, Département de Seine-Saint-Denis et autres, n° 340041.

(8) CAA Versailles, 12 mai 2011, Commune de Verrières-le-Buisson c/ Ministre de l'Intérieur, de l'Outre-Mer et des collectivités territoriales, n° 09VE03294.

(9) « Les ressources financières des collectivités locales doivent être proportionnées aux compétences prévues par la Constitution ou la loi ».

(10) CE, 10 novembre 2011, Région Île-de-France, n° 328477. V. aussi CAA Nantes, 27 décembre 2011, Département d'Ille-et-Vilaine, n° 11NT02483. Dans cet arrêt, la cour précise que les dispositions de l'avant-dernier alinéa de l'article L. 213-11 du Code de l'éducation « n'imposent au représentant de l'État dans le département, en matière d'arbitrage des modalités financières du transfert de la compétence « transports scolaires », de ne prendre en compte que le montant des dépenses effectuées par le département au titre des seules compétences transférées à l'autorité compétente pour l'organisation des transports urbains au cours de l'année scolaire précédant le transfert, n'ont pour objet la prise en considération ni du montant de la dotation que verse l'État au département au titre de la compétence « transports scolaires », ni du montant des dépenses relatives au transport interurbain, dès lors qu'elles ne font pas l'objet d'un transfert de compétence ».

(11) V., par exemple, Cons. const., déc. n° 2011-142/145 QPC du 30 juin 2011, Départements de la Seine-Saint-Denis et autres [Concours de l'État au financement par les départements du RMI, du RMA et du RSA] : « Considérant, toutefois, que les règles fixées par la loi sur le fondement de ces dispositions ne sauraient avoir pour effet de restreindre les ressources des collectivités territoriales au point de dénaturer le principe de libre administration de ces collectivités, tel qu'il est défini par l'article 72 de la Constitution » (cons. 14), AJDA 2011. 1348 ; AJCT 2011. 461, obs. F. Tourette.

(12) CE, 19 septembre 2011, Département de Loire-Atlantique, n° 350726.

(13) CE, 29 juin 2011, Département de Loire-Atlantique, n° 348549.

(14) Ibid.

(15) Cons. cons., déc. n° 2003-487 DC du 18 décembre 2003, Loi portant décentralisation en matière de revenu minimum d'insertion et créant un revenu minimum d'activité (RMI-RMA), cons. 12 et 13, AJDA 2004. 216, note J.-E. Schoettl ; D. 2004. 1274, obs. A. Duffy ; déc. n° 2004-511 DC du 29 décembre 2004, Loi de finances pour 2005, cons. 35 et 36, D. 2005. 1133 ; ibid. 1125, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino.

(16) CE, 29 juin 2011, Département de Loire-Atlantique, n° 348549.

(17) CE, 26 juillet 2011, Département de Seine-Saint-Denis et autres, n° 340041.

(18) V. depuis la loi organique n° 2004-758 du 29 juillet 2004, Cons. const., déc. n° 2005-530 DC du 29 décembre 2005, Loi de finances pour 2006, AJDA 2006. 13 ; D. 2006. 826, obs. V. Ogier-Bernaud et C. Severino.

(19) « Les recettes fiscales et les autres ressources propres des collectivités territoriales représentent, pour chaque catégorie de collectivités, une part déterminante de l'ensemble de leurs ressources. La loi organique fixe les conditions dans lesquelles cette règle est mise en oeuvre. »

(20) V., par exemple, Cons. const., déc. n° 98-405 DC du 29 décembre 1998, Loi de finances pour 1999, AJDA 1999. 84 ; ibid. 14, note J.-E. Schoettl ; D. 2000. 54, obs. L. Philip ; GAJF, 5e éd. 2009, n° 24 ; Cons. const., déc. n° 2000-432 DC du 12 juillet 2000, Loi de finances rectificatives pour 2000, AJDA 2000. 739, note J.-E. Schoettl.

(21) CE, 19 juillet 2011, Commune de Chambéry, n° 331350.

(22) CE, 13 décembre 2011, Commune de Chambord, n° 353307.

(23) CAA Nantes, ord. 27 déc. 2011, Département d'Ille-et-Vilaine, n° 11NT02483.

(24) Cons. cons., déc. n° 2010-618 DC du 9 déc. 2010, Loi de réforme des collectivités territoriales, cons. 22, AJDA 2011. 99, note M. Verpeaux ; ibid. 2010. 2396 ; ibid. 2011. 129, tribune G. Marcou ; AJCT 2011. 25, obs. J.-D. Dreyfus ; Constitutions 2011. 495, chron. M. Le Roux.

(25) CE, 20 juin 2011, Commune de Roquebrune sur Argens, n° 348878.