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Loi et règlement

Jean-Bernard Auby - Professeur à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 19 (Dossier : Loi et réglements) - janvier 2006

Études réunies et présentées par Jean-Bernard Auby

I. Les constitutions ne sont pas nécessairement très éloquentes sur la distribution des compétences normatives dans le système juridique.

Il en va ainsi parce que ce qui les intéresse est de l'ordre de la distribution fonctionnelle et politique du pouvoir. Elles ne s'emparent du problème de la répartition de la capacité normative que dans la mesure où il est lié aux processus essentiels de la décision politique, situés en général dans les rapports entre Parlement et exécutif.

L'importance - symbolique et concrète - qu'ont revêtu les dispositions consacrées par la Constitution de 1958 aux domaines de la loi et du règlement a pu donner le sentiment que la question y était cependant traitée d'une manière particulièrement aiguë et approfondie.

Avec le recul du temps, on a moins cette certitude.

Dans les rapports entre la loi et le règlement, la Constitution a moins innové qu'on ne l'avait initialement cru. Cela a été dit souvent.

Derrière l'imposante façade des articles 34 et 37 et de ceux que le Conseil constitutionnel convie avec eux à la délimitation des domaines de la loi et du règlement, des recoins ignorés ou négligés existent aussi.

Les collectivités territoriales n'ont-elles pas de pouvoir normatif ? Bien sûr que si : elles sont depuis la nuit des temps juridiques dépositaires d'un pouvoir réglementaire - les communes en matière de police, spécialement -, même si la Constitution a attendu 2003 pour en admettre explicitement l'existence. À ce pouvoir réglementaire, le Conseil constitutionnel lâcherait bien un peu la bride, comme en a témoigné la décision du 17 janvier 2002 sur la Corse. La Nouvelle-Calédonie, quant à elle, dispose du pouvoir de prendre des lois de pays, dont on a bien du mal à démontrer qu'elles ne sont pas... législatives (le cas des lois de pays polynésiennes est, comme on le sait, différent).

Mais les souterrains du système juridique abritent d'autres secrets encore.

C'est dans le silence de la Constitution, peut-être même contra constitutionem que les juges administratifs et constitutionnels admettent la possibilité pour le législateur de confier une part de pouvoir réglementaire à des autorités administratives indépendantes, voire parfois à des organismes de droit privé.

Que dire encore du pouvoir réglementaire d'organisation du service, détenu par tout chef de service administratif, dont la jurisprudence administrative n'a pas démordu, en dépit du fait qu'il ne découle ni de la Constitution ni de la loi ?

Le fait que cette dispersion souterraine du pouvoir normatif soit cantonnée, comme l'explique Bertrand Faure, n'enlève rien à sa réalité.

Le droit communautaire a-t-il perturbé le schéma ainsi appuyé sur la Constitution et un peu déployé à côté d'elle ?

Assurément en ceci qu'il a placé au dessus de la loi et du règlement, la source communautaire dans toute sa richesse et sa complexité. Mais, sur le principe, ce n'était que tirer parti de l'article 55.

Pour le restant, d'ailleurs, la construction communautaire n'a pas affecté profondément la distribution nationale des rôles entre loi et règlement. Tout juste a-t-elle eu pour effet de déplacer un peu les lignes, comme le montre Loïc Azoulai.

II. La répartition du pouvoir normatif entre le Parlement et le Gouvernement reste bien sûr, malgré tout, le coeur du sujet.

La question, dans notre système, est régie par un contraste permanent entre l'image, tenace malgré les démentis jurisprudentiels et doctrinaux, d'une Constitution qui aurait contenu le législateur pour protéger l'autorité réglementaire, et la réalité qui laisse le Parlement baguenauder dans le domaine du règlement, le Gouvernement ayant la garantie qu'il pourra récupérer la donne par la procédure de délégalisation. Comme on le verra, à ce schéma, la décision Avenir de l'École du 21 avril 2005 apporte un complément de poids en permettant une délégalisation dès avant la promulgation de la loi.

Bien sûr, cela dit, l'organisation des rapports entre loi et règlement ne se sépare pas de l'architecture d'ensemble des rapports institutionnels et politiques entre Parlement et Gouvernement. La distribution du pouvoir normatif entre l'un et l'autre n'est pas séparable d'un système dans lequel l'exécutif pèse d'un poids particulier, ce qui relativise les enjeux de cette distribution. Finalement, sur ce terrain, notre régime n'est pas très différent du système anglais, que présente Paul Craig.

III. La loi et le règlement sont aussi tout simplement des instruments partiellement alternatifs de la production normative.

Outre que le droit communautaire ne se préoccupe pas de savoir si sa mise en oeuvre est le fait de l'un ou de l'autre, la loi et le règlement servent successivement l'un et l'autre d'outils pour la codification : comme l'explique Fabrice Melleray, on est passé d'une phase de codification par voie réglementaire, à une phase de codification par voie législative, la période récente imposant la codification par ordonnances, c'est-à-dire en quelque sorte par les deux espèces.

L'ordonnance, qui est règlement au début de sa vie, mais devient ensuite normalement loi, ne doit en effet pas être oubliée dans notre réflexion. En dépit d'une jurisprudence qui tend, comme l'explique Michel Verpeaux, à garantir un usage de l'instrument qui ne soit pas de pure commodité, on sait quelle place est la sienne dans la fabrique des textes ces derniers temps.