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Les minorités et la notion de représentation

Stéphane PIERRÉ-CAPS - Professeur à Nancy-Université et Directeur de l'Institut de recherches sur l'évolution de la nation et de l'État (IRENEE)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 23 (Dossier : La citoyenneté) - février 2008

Il existe a priori une antinomie entre les minorités et la notion de représentation. Plus précisément, la notion classique de représentation fait de la diversité sociale une collectivité unifiée et homogène de citoyens, c'est-à-dire un peuple ou, pour Sieyès, une nation souveraine. L'indivisibilité de la souveraineté justifie l'unicité de la représentation politique et, partant, l'homogénéité de la nation en tant que corps politique. Pour l'Abbé, la représentation est le concept pivot de la nouvelle légitimité du pouvoir politique apparue en 1789 : elle fait un sujet politique d'un corps social homogène préexistant. Sa fonction est alors de produire, non point l'unité du peuple, qui est donnée comme un postulat nécessaire à l'existence de la constitution et de l'État, « mais simplement la forme unitaire du contenu de la volonté nationale » (1). Cette exigence d'unité gouverne le « droit de se faire représenter » qui, pour Sieyès, « n'appartient aux citoyens qu'à cause des qualités qui leur sont communes et non par celles qui les différencient ». Ces dernières relèvent de considérations de fait et non pas de droit : « les avantages par lesquels les citoyens diffèrent entre eux sont au-delà du caractère du citoyen » (Qu'est-ce que le tiers-état ?).

La transformation du Gouvernement représentatif en démocratie par la généralisation du suffrage universel conduira à poser aussi la question de l'exercice concret de la souveraineté nationale par le peuple en corps, c'est-à-dire le peuple en tant que corps électoral. Sur ce plan, la démocratie représentative conservera le caractère atomiste des bases de la représentation politique classique, comme en témoignera l'affirmation du « pouvoir de suffrage », que Maurice Hauriou définit comme « l'organisation politique de l'assentiment »(2) et qui exprime l'institutionnalisation du peuple en tant que corps électoral.

En précisant que le suffrage « est toujours universel, égal et secret » et en subordonnant la qualité d' « électeur » à un lien juridique de rattachement de l'individu à l'État, c'est-à-dire à la nationalité, l'article 3 de la Constitution française de 1958 formule ainsi le véritable paradigme de la démocratie constitutionnelle représentative : le suffrage est un droit individuel. Il participe de la citoyenneté, ce « statut juridique qui détermine le peuple souverain dans l'État » (3). La justice constitutionnelle se montre particulièrement attentive à la préservation de ce caractère atomiste de la démocratie représentative par l'égalité de tous les citoyens devant le suffrage. Ainsi le Conseil constitutionnel a-t-il précisé « que la qualité de citoyen ouvre le droit de vote et l'éligibilité dans des conditions identiques à tous ceux qui n'en sont pas exclus pour une raison d'âge, d'incapacité ou de nationalité, ou pour une raison tendant à préserver la liberté de l'électeur ou l'indépendance de l'élu ; que ces principes de valeur constitutionnelle s'opposent à toute division par catégories des électeurs ou des éligibles ; qu'il en est ainsi pour tout suffrage politique (···) » (4). Dans un tout autre contexte, néanmoins exemplaire, la Cour constitutionnelle du Monténégro n'a pas hésité à déclarer inconstitutionnelles les dispositions d'une loi de mars 2006 sur les droits et libertés des minorités ethniques leur réservant des sièges au parlement (1 pour les minorités représentant 1 à 5 % de la population et 3 pour celles dépassant 5 %)(5), car contraires à l'égalité quant au suffrage.

Pour autant, la question de la représentation des minorités se pose depuis longtemps. Dans ses Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Esmein l'évoque longuement pour mieux stigmatiser la représentation proportionnelle. Il s'agit en l'occurrence d'une représentation des minorités politiques, des options politiques et non pas d'une quelconque spécification de groupes au sein de la nation ou du peuple. Mais la manière dont la question est posée est généralisable à toute forme d'expression minoritaire, politique ou démotique, dans ce dernier cas par référence au substrat humain de l'État. Esmein explique, en effet, qu'à partir d'une interprétation, selon lui inexacte, d'un propos de Mirabeau, l'on a déduit « cet axiome de science politique, qu'une assemblée représentative, par sa nature même, doit être un miroir fidèle où le corps électoral se reflète exactement, non pas seulement la majorité, mais aussi la minorité, avec les divers éléments qui les composent. Elle doit avoir les mêmes éléments que le corps électoral, réduits en quantité, mais conservant tous leur importance respective »(6).

Le fait que la question de la représentation des minorités se trouve ainsi posée à l'occasion du débat sur la représentation proportionnelle, lui-même concomitant à la généralisation du suffrage universel, n'est bien sûr pas anodin. Il témoigne des difficultés d'adaptation des « principes du Gouvernement représentatif »(7) et du libéralisme politique, fondés sur l'homogénéité de la nation ou du peuple, à la démocratie induite par l'universalité du suffrage. En vertu de ces principes, « la société est formée d'individus isolés sans spécifications, le pouvoir en émane par une procédure atomisée et arithmétique de représentation et de décision. Le cadre territorial et humain de l'action du pouvoir est supposé établi par les faits, il échappe très largement au droit, sauf pour les limites territoriales » (8). Ce postulat de l'homogénéité de la nation et du peuple est consubstantiel au système représentatif car il participe davantage de la nouvelle légitimité du pouvoir politique, issue de la souveraineté nationale à la fin du xviiie siècle, qu'il ne procède de l'unification de la population de l'État. C'est ce postulat que tendent à récuser les minorités, qui dénoncent à travers lui la loi d'airain de la majorité, supposée menacer une identité collective que la distribution aléatoire des États, des nations et des peuples au cours du xxe siècle n'aura pu intégrer dans une collectivité unifiée et homogène de citoyens. L'apparition d'un système international et européen des minorités après 1919 témoigne de cette impossibilité d'établir urbi et orbi des États-nation fondés sur un vouloir-vivre ensemble communément partagé par les citoyens.

C'est bien pour cette raison que la question de la représentation des minorités se pose. Avec d'autant plus d'acuité que la décommunisation aura libéré, en Europe et ailleurs, de multiples identités collectives jusque là refoulées par l'internationalisme prolétarien. Plus précisément, cette question suscite une double occurrence : la première tient au fondement même de la représentation des minori-tés (I) ; la seconde à ses modalités (II).

I. Le fondement de la représentation des minorités

La notion classique de représentation, associée au libéralisme politique, suppose donc l'indifférenciation du peuple souverain dans l'État, comme Georges Burdeau l'a bien mis en évidence : « Le peuple devient ainsi le centre d'imputation quasi mystique de toute une série d'attributs qu'il doit non à sa consistance ou à sa force quantitative, mais à une qualité abstraite, impondérable : sa souveraineté »(9). Ce peuple est aussi un peuple de citoyens. Il est formé d'êtres abstraits et interchangeables : « Le citoyen, c'est l'homme doué par la nature d'une liberté indifférente aux contingences, et appelé à participer à l'exercice du pouvoir politique dans l'exacte mesure où il se comporte comme le serviteur exclusif de cette liberté » (10). Et peu importe qu'une minorité de citoyens actifs seulement participe à l'exercice du pouvoir politique : le droit de suffrage n'exclut pas de la nation ou du peuple ceux qui ne peuvent légalement en disposer, puisque les représentants élus au suffrage restreint sont proclamés représentants de la nation entière.

Seulement, la généralisation du suffrage universel va sensiblement perturber cette conception classique de la représentation, sans pour autant remettre en cause ses mécanismes. À partir du moment, en effet, où le suffrage devient un droit individuel, il n'est plus possible d'en rapporter l'usage à une figure abstraite. À ce peuple mystique et théologique, la démocratie et le suffrage universel vont substituer un peuple concret, celui des hommes situés dans la singularité de leurs appartenances sociales et identitaires. La démocratie constitutionnelle et libérale contemporaine se trouve désormais aux prises avec une redoutable dialectique de l'unité et de la diversité : « L'homogénéité de la nation se traduisant dans la souveraineté d'un seul peuple formé de citoyens identiques se conjugue avec la prise en compte de l'hétérogénéité des différentes composantes de ce peuple » (11).

La représentation est donc bien au cœur de cette dialectique, dans la mesure où elle s'entend aussi comme un ensemble de mécanismes par lesquels le peuple en corps se donne à voir, à partir des volontés individuelles des citoyens, comme une volonté corporative unique. Celle-ci requiert, comme l'on sait, une opération mathématique permettant d'agréger les volontés individuelles des citoyens en la seule volonté du peuple ou de la nation. Comment faire sa place à une quelconque représentation des minorités, alors même que la notion classique de représentation tend à dissocier le contenu de la représentation, d'où la notion de mandat « représentatif », et les bases concrètes de la représentation ? Pourquoi considérer, aujourd'hui que « représenter, c'est être représentatif parce que porteur d'un élément de spécification (religion, ethnie, localité, sexe) auquel on se doit d'être fidèle dans l'exercice de la fonction » (12) ? Des considérations de fait et de droit permettent de répondre à ces interrogations.

L'idée même d'une représentation des minorités suppose que soit admis le principe d'une isomorphie entre le représentant et le représenté, autrement dit que soit abolie la distance qui, dans la conception classique, sépare le représentant et le représenté et qui est au fondement même de la notion de représentation. C'est l'idée d'une représentation « miroir » évoquée et critiquée par Esmein, appelée encore « descriptive », dans la mesure où « la composition d'un organe politique reflète les caractéristiques sociodémographiques de la population globale qu'il est censé représenter » (13). Cette idée a été systématisée par la doctrine politiste anglo-saxonne (14) et participe aujourd'hui des mécanismes de « l'action positive ». L'on entend communément par cette notion l'objectif de la résorption des inégalités sociétales par la restauration de l'égalité des chances par rapport aux groupes sociaux plus favorisés. Il s'agit plus précisément d'appliquer à la représentation politique le principe de l'égalité différentielle, de manière à permettre l'application de règles différentes à des situations objectivement particulières. Il n'en demeure pas moins que le principe même de l'action positive est loin de faire l'unanimité dans les différents systèmes politiques et en doctrine. Appliqué plus particulièrement à la représentation des minorités, il est susceptible de contredire les fondements mêmes de la notion de représentation, puisqu'il s'agit « de conférer des avantages spéciaux aux individus en vertu de leur appartenance à un certain groupe ». Il en résulte une discrimination à rebours, qui touche cette fois la majorité. C'est pourquoi les mesures d'action positive « doivent être proportionnelles aux besoins réels du groupe minoritaire concerné et viser à apporter les moyens de parvenir à l'égalité des chances » par l'attribution aux minorités de droits dont bénéficient déjà les membres de la majorité (15). C'est pourquoi aussi la question d'une représentation politique des minorités ne peut remettre en cause la notion même de représentation. Elle s'entend nécessairement d'un aménagement de cette dernière en vue de permettre la participation politique des minorités ès qualités, mais certainement pas d'une substitution d'une représentation de nature différente de celle découlant de la démocratie libérale. Autrement dit, la question de la représentation politique des minorités ne saurait faire de la société politique une juxtaposition de communautés différenciées. Au reste, le droit constitutionnel comparé fait de la participation politique des membres des minorités « davantage un résultat de la mise en œuvre et de l'adaptation des règles générales du droit électoral que de l'application de règles propres aux minorités » (16).

Il n'en demeure pas moins que cet aménagement de la représentation implique aussi une différenciation des citoyens de l'État, dont « le droit de se faire représenter » repose ainsi sur la prise en compte d'une identité collective propre, distincte de celle de la nation étatique. Or, la notion classique de représentation est elle-même fondée sur l'interdépendance des concepts de citoyenneté et d'appartenance nationale, de nationalité, le premier apparaissant alors comme un « sous-ensemble » (17) du second. Du point de vue de la représentation politique, cette interdépendance se manifeste par le fait que l'on peut être national sans être citoyen, mais l'on ne peut être citoyen sans être national, dans la mesure où le droit de participer aux institutions politiques de l'État présuppose un lien juridique de rattachement à l'État, lui-même constitutif de l'appartenance à une nation singulière, une collectivité unifiée et homogène de citoyens. De là découle l'identification de la nation et de l'État, caractéristique du constitutionnalisme français, où l'État apparaît comme « la personnification juridique d'une nation » (18).

C'est justement cette interdépendance de la citoyenneté et de la nationalité que remet en question l'idée d'une représentation politique des minorités. Par là même, l'on touche à la justification véritable de l'aménagement de la représentation politique à l'usage des minorités. Cette justification réside, pour l'essentiel, dans une dissociation de l'appartenance nationale, de la nationalité, et de la citoyenneté, telle qu'on peut la trouver dans la manière dont est posée la question nationale en Europe centrale et orientale. Dans un certain nombre de pays de la région considérée, en effet (Hongrie, Roumanie, Serbie, Slovénie) les nations sont davantage des nations pluriétatiques qu'elles ne sont des nations étatiques : la nation est majoritaire dans un État, mais aussi minoritaire dans l'État voisin. De fait, l'État considéré incarne une culture nationale dominante, numériquement majoritaire, vis-à-vis de laquelle les autres groupes nationaux sont considérés comme des minorités. Une commune appartenance nationale unit le citoyen de l'État où la nation est majoritaire et l'étranger, citoyen de l'État où la nation est minoritaire. Il en résulte une dissociation de la nationalité et de la citoyenneté caractéristique des États centre-européens, distinction d'abord tangible au plan étymologique. Comme l'a bien montré Pierre-Alain Collot à partir des exemples hongrois, tchèque et slovène, la citoyenneté est étroitement liée aux frontières territoriales de l'État ; la nationalité, pour ce qui la concerne, est étroitement liée aux frontières culturelles de la nation (19).

L'on tient là la cause essentielle de la possibilité d'une représentation politique des minorités, qu'ignore le constitutionnalisme libéral fondé sur le postulat de l'homogénéité de la nation étatique souveraine, et que seule peut saisir une approche en termes de droit constitutionnel démotique (20), fondée sur l'appréhension du substrat humain de l'État.

Fondée sur une prise en compte de la singularité de la question nationale, cette possibilité d'une représentation politique des minorités s'inscrit aussi dans une perspective de prévention des conflits au sein des sociétés politiques récemment démocratisées. C'est la raison pour laquelle elle possède une dimension interétatique qui n'a pas échappé aux organisations internationales et européennes sous la forme de la promotion du « droit à la participation effective des personnes appartenant à des minorités nationales à la vie publique » (21). La faible portée normative des instruments internationaux et européens formulant ce droit se trouve toutefois compensée par le fait que le droit des minorités n'en participe pas moins d'un corpus juris européen (22), voire du patrimoine constitutionnel européen. S'il n'oblige pas, à proprement parler, les États concernés, celui-ci « repose avant tout sur l'émergence d'une démocratie pluraliste au sein d'une société multiculturelle, ce qui exige une protection particulière des libertés d'association et de création des partis politiques » (23).

II. Les modalités de la représentation des minorités

Elles s'inscrivent pratiquement dans le cadre du droit électoral commun, à l'égard duquel elles apparaissent comme une exception. C'est pourquoi la jurisprudence constitutionnelle ne les tolère qu'à titre de dérogation au droit commun. C'est ce qu'affirme, par exemple, la Cour constitutionnelle slovène, à propos de l'institution d'un double droit de vote au profit des membres de la « communauté nationale italienne et hongroise (art. 64, al. 4 et 80 C., art. 15 L. n° 46/92 sur les registres électoraux et art. 8 L. sur l'élection de l'Assemblée nationale) : « le droit de vote spécial constitue une entorse au principe d'égalité des droits de vote lequel exige que chaque électeur ait le même nombre de votes et que ces votes aient la même valeur. Les électeurs qui ont, en plus du droit de vote général, les droits de vote spéciaux ont à leur disposition deux votes ; leur volonté est respectée à deux reprises : dans la distribution des mandats des représentants des communautés nationales et dans la distribution des mandats des autres délégués. Le droit des membres des communautés nationales d'élire leur propre représentant, quel que soit leur nombre, constitue déjà une exception au principe d'égalité des droits de vote »(24). Cela s'explique aussi par le fait que les citoyens minoritaires doivent toujours conserver la possibilité de choisir des candidats présentés par les partis « nationaux », c'est-à-dire n'appartenant pas à la minorité considérée. La représentation des minorités ne doit pas avoir pour conséquence d'enfermer celles-ci dans le déterminisme de l'origine. L'appartenance à une minorité relève donc d'un choix personnel. Enfin et d'un point de vue plus juridique, il s'agit de ne pas altérer la nature représentative du mandat parlementaire.

De fait, le caractère exceptionnel des modalités de représentation des minorités par rapport au droit électoral commun explique la grande diversité des situations concrètes. Cette diversité n'est elle-même que le reflet de la spécificité de la configuration nationale propre à chaque État. Néanmoins et schématiquement, l'on peut opérer une summa divisio à partir des États où les minorités sont juridiquement reconnues, à l'exemple de l'Allemagne et de la Croatie, de la Roumanie et de la Slovénie, ce qui leur garantit ipso facto une représentation parlementaire. Encore faut-il aussi faire la part de ceux où cette reconnaissance est « prédéterminée » par l'État, qui désignera alors lui-même les minorités reconnues(25), et de ceux où cette reconnaissance est « autodéterminée » par les minorités elles-mêmes. Dans ce dernier cas, beaucoup plus rare, comme en Roumanie, l'État fournit un cadre générique de reconnaissance des citoyens minoritaires, laissant alors aux minorités le soin de se désigner comme telles. La prédétermination peut aussi apparaître comme une technique anti-libérale, en ce qu'elle fige l'appartenance identitaire de certains citoyens de l'État.

En tout état de cause, la reconnaissance juridique des minorités est aussi une garantie de reconnaissance de la possibilité pour celles-ci de créer des partis et groupements politiques propres, leur permettant ainsi de participer ès qualités aux élections. Cette possibilité est essentielle lorsque la constitution leur réserve un nombre déterminé de sièges au Parlement. Outre la Slovénie, la Croatie pratique le système du double vote (art. 15 C., LC 2002 relative aux droits des minorités nationales(26)). De son côté, la Roumanie prévoit une représentation minimale des organisations de citoyens appartenant à une minorité nationale légalement constituée : si elles n'ont pu obtenir un siège de député ou de sénateur en vertu du système électoral de droit commun, mais un nombre de suffrages égal à 5 % au moins du nombre moyen de suffrages exprimés au niveau national, ces organisations auront alors droit à un siège de député(27). Il reste que la représentation parlementaire des minorités par des partis politiques est peu fréquente. On la constate surtout au niveau local, où les minorités sont davantage concentrées.

La représentation des minorités est bien sûr plus aléatoire dans les États où elles ne bénéficient pas d'une reconnaissance juridique. Certains (Albanie, Bulgarie, Georgie, Turquie) interdisent même les partis politiques de minorités nationales, mais cela heurte la liberté d'association et, substantiellement, le pluralisme politique inhérent à toute polyarchie. Au reste et le fait est significatif, cette interdiction n'est guère effective. En Albanie, le parti « Union pour les droits de l'homme », en réalité celui de l'organisation politique de la minorité grecque « Omonia », est représenté au parlement. En Bulgarie également, la réalité politique a annihilé cette interdiction, compte tenu de la place occupée par le Mouvement pour les droits et les libertés (MDL), parti représentant la minorité turque. Celui-ci, en effet, participe pour la troisième fois, depuis 1991, à une coalition Gouvernementale et contribue à stabiliser la vie politique bulgare(28). La question de la participation aux élections nationales et locales du MDL a fait l'objet d'une décision de la Cour constitutionnelle, le 21 avril 1992, dans la mesure où l'art. 11-4 de la Constitution interdit la formation et le fonctionnement de partis sur des fondements ethniques, raciaux ou religieux. La Cour a dû adopter une interprétation conciliante de l'art. 11-4 : celui-ci ne tend pas à poser une interdiction orientée spécifiquement vers une ou des catégories de personnes qui se distinguent du point de vue ethnique, racial ou religieux. Il n'autorise pas la formation et le fonctionnement de partis politiques dans un cadre restreint par des critères ethniques, raciaux ou religieux, dont seraient exclues les personnes qui ne les posséderaient pas. De tels partis se consacrant à la seule défense d'une identité minoritaire stricto sensu portent atteinte au pluralisme politique. Ce raisonnement ambigu n'en aura pas moins permis de valider a posteriori la participation politique du MDL, le droit cédant pour la circonstance devant la réalité de la vie politique. De son côté, le droit géorgien distingue, de façon tout aussi byzantine, entre les associations de citoyens visant une représentation identitaire, prohibées, et les partis politiques, tolérés(29).

Hormis ces situations, la représentation politique des minorités s'opérera par un simple aménagement du droit électoral commun et passera par le principe générique de la liberté d'association, c'est-à-dire par la capacité des partis politiques « nationaux » à intégrer dans la compétition électorale des candidats appartenant à des minorités, voire de faire leur place à des thèmes de défense des intérêts minoritaires. À cet égard, l'un des aménagements le plus pratiqué consiste en une exemption du seuil électoral (encore appelé quorum) nécessaire pour obtenir une représentation politique parlementaire. De façon générale, ce seuil peut varier de 0,67 % des suffrages exprimés (Pays-Bas) à 10 % (Turquie). Il est de 5 % en Allemagne et ne s'applique pas aux partis politiques de minorités nationales(30). Même chose en Pologne, où le seuil est de 7 %, ce qui aura permis une représentation parlementaire de la minorité allemande de Silésie. Point n'est besoin d'insister, en revanche, sur le caractère dissuasif d'un seuil élevé, comme en Turquie. Néanmoins, la CEDH, dans un arrêt du 30 janvier 2007, a prudemment estimé, « tout en notant qu'il est souhaitable que le seuil litigieux soit abaissé et/ou que des correctifs soient mis en place pour assurer une représentation optimale des diverses tendances politiques en conciliant l'objectif recherché -- à savoir la constitution de majorités parlementaires stables --, (···) qu'il importe de laisser en la matière suffisamment de latitude au décideur national »(31).

Il existe bien d'autres modalités d'aménagement du droit électoral commun en faveur de la représentation politique des minorités, notamment le découpage des circonscriptions électorales et le choix d'un système électoral, la représentation proportionnelle offrant à cet égard de nombreuses variantes. Il reste que le droit positif admet aujourd'hui la représentation politique des minorités dans le cadre du droit électoral commun. Plus largement, le principe de cette représentation atteste du passage d'une démocratie constitutionnelle formelle, fondée sur le peuple politique, à une démocratie constitutionnelle substantielle ou démotique, fondée sur le peuple-société.

(1) Pasquino (Pasquale), Sieyès et l'invention de la constitution en France, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 67.
(2) Hauriou (Maurice), Précis de droit constitutionnel, Paris, Sirey, 2e éd., 1929, réed. Éd. du CNRS, 1965, p. 544.
(3) Borella (François), « Nationalité et citoyenneté en droit français », in L'État de droit, dir. Colas (Dominique), Paris, PUF, 1987, p. 29.
(4) Déc. n° 82-146 DC du 18 novembre 1982, Quotas par sexe, Rec., p. 66.
(5) Déc. du 11 juillet 2006, aff. n° U 53/06. La République du Monténégro, indépendante à la suite du référendum du 11 mai 2006, possède, d'après le recensement de 2003, un caractère multinational marqué : les Monténégrins ne représentent que 43 % de la population, les Serbes 34 %, les Bosniaques et les Musulmans 12 %, les Albanais 5 % et les Croates 1 %, auxquels il faut ajouter les Roms (7 %).
(6) Esmein (Adhémar), Éléments de droit constitutionnel français et comparé, 6e éd., Paris, Sirey, 1914, rée. Éd. Panthéon Assas, 2001, p. 318-319.
(7) Selon le titre de l'ouvrage de Bernard Manin, Paris, Calmann-Lévy, 1995.
(8) Borella (François), « Réflexions sur la question constitutionnelle aujourd'hui », Civitas Europa, n° 5-2000, p. 11.
(9) Burdeau (Georges), La démocratie, Paris, Seuil, Points-Politique, 1966, p. 27.
(10) Burdeau (Georges), op. cit., p. 25.
(11) Borella (François), « Réflexions sur la question constitutionnelle aujourd'hui », art. cit., p. 17.
(12) Jaume (Lucien), « Représentation », in Dictionnaire de la culture juridique, dir. Rials (Stéphane) et Alland (Denis), Lamy-PUF, 2003, p. 1338-1339.
(13) Jacobs (Dirk), « Le défi de la représentation des minorités », Enargy, n° 19-2007, p. 4.
(14) Cf. Pitkin (Hanna), The concept of representation, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1967. Cet ouvrage est aujourd'hui un classique.
(15) Commission européenne pour la démocratie par le droit, « Rapport sur les règles électorales et les actions positives en faveur de la participation des minorités nationales aux processus de décision dans les pays européens », Venise, 11-12 mars 2005, CD-AD (2005)009, citations p. 4 et 5.
(16) Commission européenne pour la démocratie par le droit, cit., p. 5.
(17) Borella (François), « Nationalité et citoyenneté en droit français », cit., p. 29.
(18) Esmein (Adhémar), op. cit., p. 1.
(19) Collot (Pierre-Alain), Le principe de non-discrimination au regard de l'appartenance nationale dans le droit constitutionnel des États tchèque, slovène et hongrois, Paris, LGDJ, 2006, p. 208.
(20) Sur cette approche, cf. Constantinesco (Vlad) et Pierré-Caps (Stéphane), Droit constitutionnel, 3e éd., Paris, PUF, 2007, p. 325-350.
(21) Ce droit figure ainsi au § 35 du Document de Copenhague sur la dimension humaine de la CSCE ; à l'art. 2, § 2 et 3 de la Déclaration des Nations Unies de 1992 sur les droits des personnes appartenant à des minorités nationales ou ethniques, religieuses et linguistiques ; à l'art. 15 de la Convention-cadre du Conseil de l'Europe de 1995 pour la protection des minorités nationales ; au point 9 des Recommandations de Lund de 1999 de l'OSCE, lequel insiste sur le droit à une représentation parlementaire spéciale au profit des minorités ; on le trouve aussi dans les différents traités bilatéraux de bon voisinage.
(22) Boev (Ivan), Le règlement européen des problèmes minoritaires en Europe de l'Est : formation d'un corpus juris relatif aux minorités et institutionnalisation de ses mécanismes d'application, Thèse Droit, Nancy, 2003.
(23) Collot (Pierre-Alain), op. cit., p. 374.
(24) Déc. U-I-283/94 du 12 février 1994, UL RS n° 20/98, cit. in Collot, op. cit., p. 376. La Constitution slovène garantit aux deux minorités nationales qu'elle désigne (italienne et hongroise) d'être représentées par un député chacune à l'Assemblée nationale.
(25) Cette technique juridique de la prédétermination permet ainsi à l'Allemagne et au Danemark de ne reconnaître que les seules minorités d'origine européenne : cf. Reynolds (Andrew), « Protection et participation des minorités et sièges électoraux », Minority Rights Group International, 2006.
(26) Narodne novine, n° 155/02, combinant un scrutin général à la représentation proportionnelle et un scrutin spécial à la majorité relative. Sur les 140 sièges du Parlement, 8 sont ainsi réservés aux minorités : 3 pour les Serbes, 1 pour les Hongrois et les Italiens, 1 pour les Tchèques et Slovaques, 1 autre pour les minorités autrichienne, bulgare, allemande, rom, roumaine, ruthène, russe, turque, ukrainienne, valaque et juive, 1 dernier pour les minorités albanaise, bosniaque, monténégrine, macédonienne et slovène.
(27) 18 députés de minorités sur 332 siègent actuellement dans le groupe des minorités de la Chambre des Députés, auxquels il faut ajouter 22 députés de l'Union des Hongrois de Roumanie, membre de la coalition gouvernementale.
(28) Depuis les élections de 2005, l'on compte 33 députés du MDL sur 240.
(29) La Turquie reste donc un cas à part, en raison de la fermeté de la Cour constitutionnelle quant à l'interdiction des partis de minorités, sur la base d'une loi, dont la constitutionnalité est elle-même sujette à caution, faisant de ces derniers une menace potentielle pour l'unité de l'État : cf. Commission européenne pour la démocratie par le droit, « Droit électoral et minorités nationales », cit.
(30) Mais la faible importance numérique de ces dernières ne leur permet pas d'obtenir des sièges au Bundestag. La minorité danoise est donc seulement représentée au parlement du Schleswig-Holstein et la minorité sorabe en Brandebourg, en raison de la même exemption de seuil. Les minorités non reconnues, en particulier turque, seront représentées via les partis traditionnels.
(31) Req. n° 10226/03, § 77. Au reste, une stratégie électorale adéquate peut aussi permettre de se concilier ce seuil, puisque, à l'issue des élections législatives du 22 juillet 2007, une vingtaine de députés kurdes ont été élus.