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Les élections à l'épreuve de l'Afrique

Jean du BOIS de GAUDUSSON - Professeur à l'Université Montesquieu Bordeaux IV, Directeur du Centre d'études et de recherches sur les droits africains et sur le développement institutionnel des pays en développement (CERDRADI)

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 13 (Dossier : La sincérité du scrutin) - janvier 2003

Vingt cinq ans après l'appel lancé par une équipe de chercheurs (« Aux urnes l'Afrique ! Élections et pouvoirs en Afrique noire », Centre d'études d'Afrique noire de Bordeaux, Pédone, 1978), l'Afrique se rend... aux urnes. Non pas que les consultations électorales aient été inconnues sur le continent africain tant durant la colonisation qu'après les indépendances ; mais, à quelques exceptions près (au Sénégal, par exemple, ou dans la plupart des pays francophones au moment de l'accession à l'indépendance), elles y étaient organisées sur un mode unanimiste et elles remplissaient des fonctions principalement symboliques et de renforcement du pouvoir des régimes autoritaires.

Depuis le démarrage de ce que l'on appelle les « transitions démocratiques » - qui a principalement concerné les États francophones auxquels se limitera l'étude - inaugurées en 1990 par le Bénin, l'Afrique voit se dérouler une série d'élections transparentes et calmes, tant sur le plan national que local ; elles s'effectuent dans un contexte de pluralisme politique qui leur donne une toute autre signification, celle d'une compétition et d'un libre choix entre diverses formations politiques et non pas seulement d'un affrontement entre individus comme l'avait organisé au sein du parti unique le Cameroun ou la Côte-d'Ivoire dans les années quatre-vingt. Désormais, les partis au pouvoir commencent à perdre les élections, l'alternance n'est plus interdite et leurs résultats sont acceptés même lorsqu'ils sont défavorables aux sortants : plusieurs chefs d'État au Bénin à plusieurs reprises, à Madagascar, au Congo ou encore au Sénégal ont ainsi été battus et se sont inclinés. Les décisions du juge électoral sont respectées comme ce fut le cas de façon spectaculaire au Mali lorsque la Cour suprême annula l'ensemble des élections législatives de 1997 et fit procéder à l'organisation d'un nouveau premier tour. Ce sont là autant d'événements et d'évolutions qui attestent de la modification des comportements politiques vis-à-vis de l'élection, du droit et de son juge et d'une nouvelle vision du politique en Afrique. Si comme l'enseignent depuis longtemps les théoriciens du politique, les élections disputées ne sauraient à elles seules être un gage de démocratie, elles n'en sont pas moins, quelles que soient leurs limites, une condition nécessaire du développement démocratique.

1. Interrogations sur les nouvelles critiques des élections en Afrique

1.1. Consacré tant par les textes constitutionnels que par les prescriptions de la communauté internationale, le recours aux élections n'est pourtant pas aujourd'hui sans rencontrer des réserves et susciter des appréhensions. Les difficultés semblent parfois empirer si l'on en juge par la gravité des crises liées à l'organisation de récents scrutins (Côte-d'Ivoire depuis 1999, Madagascar en 2001-2002). Les critiques des élections africaines se multiplient et, souvent exprimées en termes vifs sinon virulents, instruisent des procès sans appel. N'a-t-on pu voir dans les consultations électorales de véritables « impostures » se réduisant à de « simples formalités administratives » (Albert Bourgi) dominées par des acteurs politiques se livrant « à un banditisme électoral plutôt qu'à une compétition loyale » (K. Tapo, ancien président de la Commission électorale nationale indépendante du Mali)? Par un curieux retournement, les élections qui avaient été considérées comme une voie privilégiée de sortie de crises et d'expression du pluralisme retrouvé se voient attribuer la responsabilité des tensions voire des ruptures de consensus qui affectent la vie politique en Afrique.

C'est, plus radicalement, le principe de l'existence d'élections qui est en cause et qui est condamné ; celles-ci ne permettraient pas de satisfaire aux exigences de la démocratie et de la participation populaire. Le propos, qui peut paraître paradoxal... désigne les risques de « récupération » des suffrages populaires par des réseaux clientélistes ou par des notabilités, citadines, économiques (cf. Ch. Nach Mback, « La décentralisation en Afrique : enjeux et perspectives », in L'État en Afrique : entre le global et le local, sous la dir. de J. du Bois de Gaudusson et J.-F. Médard, Afrique contemporaine, n° 199, 2001). On a pu écrire que les élections pluralistes seraient à leur tour devenues un instrument de renforcement de pouvoirs autoritaires et même de domination inventé par les impérialistes pour retarder l'Afrique (Atstute Agboli, cité par K.J. Koffigoh, Le processus démocratique en Afrique et l'observation internationale des élections, Libreville, 1998, AIPLF). Et certains d'en tirer les conséquences en assurant que « les formes les plus efficaces de la participation populaire ne sont pas nécessairement celles qui sont organisées démocratiquement » (Émile Le Bris, « La laborieuse construction d'un nouvel espace public », Politique africaine, n° 74, juin 1999).

Ces appréciations sont alimentées à la fois par la multitude et la persistance des dysfonctionnements et des pratiques frauduleuses dont tous s'accordent à dénoncer l'ampleur et la fréquence. Elles prennent aussi appui sur les difficultés de réception et de compréhension des mécanismes électoraux par les populations. Ne s'est-on pas interrogé, pour ne prendre qu'un exemple, sur les effets pervers que pouvait engendrer la règle du secret du vote dans un contexte où « les populations de l'Afrique profonde ont désigné et continuent de désigner leurs leaders publiquement sous l'arbre à palabre et sur la place publique » (Sadebou Ajo Alao, Urnes et gouvernabilité en Afrique, GERDES, 1998, p. 25)?

1.2. Quels que soient leur intérêt et leur part de vérité, ces analyses et jugements, qui sont plus nombreux aujourd'hui après l'euphorie démocratique des années quatre-vingt-dix, doivent être sérieusement nuancés.

D'une part ils minimisent les vertus de l'élection et du droit de vote, « ce droit politique fondamental parce que conservateur de tous les autres », pour reprendre la formule de la Cour suprême des États-Unis de 1886, dans la construction démocratique et d'autre part, ils entretiennent l'idée trop souvent diffusée d'une incompatibilité de nature, non démontrée, entre l'Afrique et la démocratie libérale et pluraliste.

Ils ont aussi pour conséquences de laisser accroire que les violences, les fraudes et les altérations à la sincérité sont l'apanage des élections africaines alors que l'histoire et l'actualité montrent que les élections dans les démocraties libérales établies ne sont pas toujours conformes à l'idéal démocratique. Il reste que les difficultés rencontrées revêtent en Afrique une ampleur ignorée ailleurs et les problèmes s'y posent en des termes largement tributaires de leur environnement. Le processus des élections pluralistes et disputées s'est engagé dans des pays où la culture du parti unique et des régimes militaires a longtemps prévalu ; il se développe dans un contexte tumultueux marqué par la jeunesse des institutions, l'insuffisante préparation des acteurs, des conditions socio-économiques difficiles, des mentalités parfois réfractaires au changement et une assistance ou une coopération internationale qui ne s'est adaptée que progressivement aux exigences de la démocratisation (pour une étude approfondie, cf. Francophonie et démocratie, Symposium international sur le bilan des pratiques de la démocratie, des droits et des libertés dans l'espace francophone, Bamako, 1er-3 nov. 2000, 947 p., éd. Bruylant et Pédone).

1.3. Quoi qu'il en soit, il est un fait nouveau en Afrique, celui de l'acceptation généralisée du principe d'élections libres et transparentes; effectuée, avec certes plus ou moins d'enthousiasme et de spontanéité de la part des gouvernements et encouragée par les organisations internationales et les bailleurs de fond, la reconnaissance de ce principe s'impose désormais, et sa mise en oeuvre n'est pas sans conséquences sur la vie politique en Afrique, quelle qu'en soit la portée et l'impact. On peut même penser que les dysfonctionnements des élections africaines participent à l'enracinement de la modernité politique (R. Otayek, « Les élections en Afrique sont-elles un objet scientifique pertinent », in Politique Africaine, n° 69, mars 1998). Des efforts considérables sont mis en oeuvre pour assurer un déroulement honnête, régulier et impartial des élections par les pouvoirs publics appuyés par la communauté internationale ; en témoignent les réformes des codes électoraux, les multiples missions d'observation des élections envoyées par les États partenaires et les organisations internationales ainsi que plus prosaïquement les sommes qui y sont consacrées, importantes en valeur absolue mais plus encore quand elles sont rapportées au budget des États (il n'est pas rare que le coût de l'organisation des élections atteigne et dépasse les 100 millions de francs français comme ce fut le cas en Côte-d'Ivoire en 1995 ou au Mali en 1997).

Il reste qu'en dépit de progrès significatifs, mais variables selon les États, l'organisation et la gestion du processus électoral rencontrent de sérieuses difficultés qui affaiblissent sa transparence et qui font obstacle à la réalisation de ce qui est un objectif essentiel dans la période d'ancrage de la démocratie dans laquelle se trouvent les pays en transition : l'acceptation des résultats électoraux par les acteurs du scrutin. Trois d'entre elles méritent une attention particulière.

2. La recherche de structures impartiales de gestion des opérations électorales.

2.1. L'une des premières tâches des pays nouvellement entrés en démocratie a été de mettre sur pied des structures de gestion des opérations électorales pouvant assurer et garantir le déroulement libre et transparent des scrutins. Cette question a été évoquée lors de certaines conférences nationales mais elle l'a été de façon plus aiguë, quelques années plus tard, après qu'aient été installées par élection les nouvelles équipes politiques, au moment de leur renouvellement ; elle se pose systématiquement, depuis, à la veille de chaque échéance électorale. La raison en est la suspicion qui pèse sur le mode d'organisation électorale traditionnellement en vigueur. Dans la plupart des États africains francophones, les élections relèvent de la seule compétence de l'administration d'État, plus spécialement du ministère de l'intérieur et de ses agents territoriaux ; même s'il avait permis lors des premières élections pluralistes du Bénin et du Mali le changement des responsables politiques, sans doute en raison de circonstances exceptionnelles et de la nature consensuelle de l'administration territoriale de la transition, on considère que du fait de sa trop grande proximité avec le pouvoir et de l'inféodation de l'administration avec le parti unique ou le parti majoritaire, il est inapte à garantir la sincérité du scrutin.

Sous l'effet conjugué de la disqualification d'un type de structure et de l'influence d'autres modèles tels ceux en usage au Canada et au Québec, de nouvelles formes de gestion des élections sont élaborées à partir de 1994 et sont adoptées dans la quasi-totalité des États africains francophones : les commissions électorales nationales (pour une présentation détaillée de ces institutions en Afrique francophone, cf. Francophonie et démocratie, préc., p. 215 et s.). Qualifiées d'autonomes, d'indépendantes ou de mixtes selon les cas, et au-delà de leur diversité, elles présentent la caractéristique commune d'être des organismes distincts de l'administration d'État, chargés de la totalité ou d'une partie, variable selon les États et les époques de l'organisation, du déroulement, de la supervision et du contrôle des opérations électorales. La philosophie générale de ces nouvelles institutions en qui on voit une manifestation de l'imagination africaine en matière d'ingénierie juridique, est bien résumée par la décision du 23 décembre 1994 de la Cour constitutionnelle du Bénin aux termes de laquelle :

« la création de la commission électorale nationale autonome (CENA), en tant qu'autorité administrative indépendante, est liée à la recherche d'une formule permettant d'isoler, dans l'administration de l'État, un organe disposant d'une réelle autonomie par rapport au gouvernement, aux départements ministériels et au parlement, pour l'exercice d'attributions concernant le domaine sensible des libertés publiques, en particulier des élections honnêtes, libres et transparentes » et de poursuivre « la création d'une commission électorale indépendante est une étape importante de renforcement et de garantie des libertés publiques et des droits de la personne ; qu'elle permet, d'une part d'instaurer une tradition d'indépendance et d'impartialité en vue d'assurer la transparence des élections, et d'autre part de gagner la confiance des électeurs et des partis et mouvements politiques ».

Conçues à l'origine comme une solution à une situation de crise politique, ces commissions sont devenues à la fois un mythe constituant un des thèmes mobilisateurs du discours politique en Afrique et un dogme démocratique : on les a considérées comme le passage obligé de la consolidation démocratique (cf. par ex. le rapport de MM. P. Favre et M. Sawadogo à la XXIe session de l'AIPLF, 10-12 juill. 1995, Québec).

À l'expérience, il apparaît que ces institutions ont contribué à instaurer la confiance entre les acteurs et protagonistes des élections ; mais les expériences malheureuses des élections présidentielles du Togo en juin 1998 ou du Niger en 1996 pour ne prendre que ces exemples montrent qu'elles ne sauraient être à elles seules un gage de la sincérité des élections ; pas plus, en sens inverse qu'on ne peut imputer au seul Observatoire national des élections (ONEL) la responsabilité du bon déroulement des élections présidentielles du Sénégal d'avril 2000... La question est d'ailleurs posée aujourd'hui de savoir si ces commissions, du moins dans leur forme initiale, ne créent pas d'autres difficultés et ne sont pas devenues un obstacle, la phase de démarrage de la transition passée, à la poursuite de la démocratisation.

2.2. Parmi les critiques auxquelles elles n'échappent plus, figurent celles visant l'étendue des compétences qui leur sont imparties et leur capacité à les exercer : N'est-il pas excessif de leur reconnaître, comme c'est le cas de beaucoup d'entre elles, la responsabilité première et directe de l'ensemble des opérations électorales depuis le stade préliminaire de l'établissement des listes électorales jusqu'au contentieux ? Et, quelle que soit la réponse dont aucune ne s'impose avec la force de l'évidence tant les expériences et l'histoire de chaque État jouent une influence en la matière, ces attributions très étendues ne dépassent elles pas les moyens très faibles d'institutions présentant la caractéristique de ne pas être permanentes, étant créées à chaque échéance électorale (à l'exception du Togo, depuis la loi du 5 avril 2000)? Quelques États (Sénégal avec la loi du 8 septembre 1997, instituant l'Observatoire national des élections - ONEL -, Madagascar...) tirant les conséquences de leur propre sous-équipement électoral ont opté pour une autre configuration, intermédiaire, qui nous paraît, au vu de la pratique, plus réaliste : les commissions sont investies d'une mission de « supervision et de contrôle » de la gestion électorale qui, elle, est confiée à l'administration d'État forte de sa capacité technique et de la logistique dont elle dispose.

Une autre série de difficultés est d'ordre juridique qui n'est pas sans conséquences sur l'effectivité du rôle de ces institutions : pour la plupart, les textes législatifs et réglementaires définissent les attributions des commissions en des termes juridiquement imprécis, dont la traduction concrète est incertaine, du fait du silence des textes. La législation ne détermine que rarement le contenu de ces compétences et leurs modalités d'application. Quels pouvoirs peuvent-ils ainsi être exercés concrètement par les commissions lorsqu'elles sont chargées de « superviser » le déroulement des élections et de les contrôler ? Les réponses sont d'autant plus délicates à donner que la nature juridique et les modalités d'articulation des Commissions électorales nationales, autonomes ou indépendantes, avec les autres institutions ayant des compétences en matière électorale (administration d'État, hautes autorités audiovisuelles, juridictions ordinaires et Cour constitutionnelle...) ne sont pas définies ou ne le sont que très vaguement. Il y a là des incertitudes peu propices au bon exercice de leur mission par les commissions et des occasions de tensions et de crises politiques. Quelles que soient les orientations retenues, les pouvoirs publics ne pourront pas ne pas procéder, comme s'y est livré le Sénégal avec l'ONEL, à une clarification des textes et à une meilleure définition des compétences des institutions concourant aux opérations électorales ni laisser ce soin aux seules juridictions.

2.3. La composition des Commissions électorales suscite aussi de nombreux commentaires et des critiques. Pour beaucoup, les objectifs recherchés d'impartialité et d'établissement d'un climat de confiance avec la population n'ont pas été atteints en raison soit d'une absence de neutralité, soit d'un excès d'affrontements politiques au sein des commissions. Le principal point de discussion relatif à la composition des commissions est aujourd'hui la place à réserver aux partis politiques : considérée à l'origine comme une condition du contrôle du processus électoral par les forces politiques en compétition, la participation des partis apparaît au vu d'un certain nombre d'expériences vécues comme contre-performante. Ont été ainsi soulignés les difficultés d'organisation liées au nombre des partis, à la faible formation de leurs représentants, ainsi que le risque de conférer aux formations la double qualité de juge et partie... Malgré ces inconvénients, et après quelques hésitations, la quasi-totalité des codes électoraux consacre toujours le rôle des partis politiques, sans doute soucieux que sont ceux-ci de conserver une instance susceptible de favoriser la réalisation du consensus politique dont dépend le bon déroulement des élections et l'acceptation de leurs résultats.

On ne saurait se prononcer sur l'avenir des commissions électorales nationales, surtout de façon générale ; pour l'heure, créées dans un contexte particulier pour suppléer aux carences de l'État en matière de crédibilité électorale, elles perdurent et elles sont devenues un acteur des opérations électorales. À ce titre les législateurs nationaux se doivent d'en tirer toutes les conséquences tant en ce qui concerne leur composition que leurs attributions ; les choix sont ouverts et susceptibles de changer en fonction des évolutions politiques. Simplement, il y a des éléments qui facilitent la réalisation de ses fonctions par la structure et la confiance des acteurs et des électeurs dont on sait qu'elle est une condition indispensable du bon déroulement des opérations électorales. Leur succès dépend en toute hypothèse de la capacité et de la détermination des partis politiques et des autres acteurs électoraux de la société d'exercer leurs responsabilités, on y reviendra.

3. La difficile maîtrise du déroulement des opérations électorales

Toutes les étapes du processus électoral, depuis l'établissement - trop souvent tardif - du chronogramme, la constitution des listes électorales et la distribution des cartes d'électeurs jusqu'à la centralisation et à la proclamation des résultats ainsi qu'à leur contentieux soulèvent de nombreuses difficultés (pour un aperçu détaillé et concret de ces difficultés et sur les propositions d'amélioration technique, se reporter notamment à Francophonie et démocratie, préc.). Sans prétendre à l'exhaustivité, on en retiendra deux séries.

3.1. Certaines sont d'ordre normatif et concernent le dispositif juridique et institutionnel encadrant les élections. Les réexamens dont celui-ci fait l'objet n'ont pas éliminé les dispositions qui en raison de leurs incertitudes, incohérences ou inadaptations aux réalités du pays sont inapplicables ou sources de blocages et de crises. Trop de mécanismes et de règles, souvent repris sans évaluation critique du droit français, entraînent des complications inextricables. On se souvient de l'impasse dans laquelle s'est trouvé le Mali pour organiser des élections législatives de 1997 aux dates fixées par la constitution ; celles-ci nécessitaient, pour être sincères, une révision des listes électorales qui ne pouvait s'effectuer que dans des délais excédant largement ceux prévus par la constitution ; la seule issue légale, la modification de la constitution par voie de référendum, se trouvant exclue en l'absence de listes fiables... On citera aussi le contentieux des élections qui se caractérise dans la plupart des États par une complexité décourageante pour les populations provoquée par le partage des compétences entre plusieurs juges et ordres de juridictions ainsi que par les conflits qui ne manquent pas de surgir dans l'application de lois électorales rédigées en des termes propices aux divergences d'interprétations...

3.2. À ces insuffisances d'ordre législatif et réglementaire, s'en ajoutent d'autres de nature matérielle. Tout au long de la décennie qui vient de s'écouler, les pouvoirs publics en Afrique se sont trouvés en permanence confrontés à une insuffisance des moyens, en personnel et surtout financiers pour organiser, matériellement, des élections ; cette contrainte qui peut être allégée par l'assistance internationale - encore que certains États manifestent des réticences à confier à des bailleurs extérieurs le financement d'opérations liées à la souveraineté - ne surprend pas dans des pays aux économies démunies ; mais elle doit être rappelée en raison des dysfonctionnements qu'elle entraîne dans le déroulement des opérations et du risque, à en faire abstraction, de rendre inopérant nombre de dispositions normatives. Il est un domaine où ce manque de moyens a des conséquences particulièrement dommageables, c'est celui d'une opération-clé des élections : l'établissement des listes électorales. Tous les responsables et observateurs s'accordent pour considérer qu'elles ne sont pas complètes ni entièrement fiables. Ainsi aux dires d'un ancien président de la CENI du Mali, le travail de saisie des listes informatiques n'était pas terminé à 50 % dans la plupart des régions le jour des élections, en dépit des moyens considérables engagés. On sait aussi que les imperfections des listes sont sources de nombreux contentieux et d'un certain nombre de blocages des processus électoraux (cf. récemment l'élection présidentielle du Bénin, en 2001). Diverses formules sont envisagées pour résoudre les questions relatives à l'établissement du fichier électoral, des listes et des cartes d'électeur, mais toutes demeurent tributaires de la fiabilité de l'état civil qu'il reste en de nombreux États à construire ; là encore, l'ampleur de la tâche nécessite la mobilisation de ressources dont l'origine ne saurait être seulement nationale.

4. La responsabilité des acteurs du processus électoral

Le sort des élections ne dépend pas seulement quelle que soit leur portée des améliorations techniques et réglementaires et des moyens alloués ni même des institutions mais aussi des acteurs du jeu électoral et de leur comportement.

4.1. Une responsabilité d'importance, qu'il faut au moins évoquer, pèse sur les juges chargés de la gestion du contentieux, ce lieu stratégique où se croisent élections et démocratie. La question est posée de savoir si les juges des élections ne se trouvent pas investis de compétences et de pouvoirs disproportionnés à leurs moyens et à leur statut mais aussi aux conséquences politiques que peuvent engendrer leurs jugements dans un contexte démocratique encore fragile. L'office du juge électoral comme d'ailleurs celui du juge constitutionnel est un exercice délicat en soi ; il l'est particulièrement lorsque en dépend le cours d'une évolution politique ou l'issue d'un conflit que les acteurs politiques n'ont pu ou n'ont voulu régler (sur ces questions, cf. Aspects du contentieux électoral en Afrique, Organisation internationale de la francophonie, 1998 ; Alioune Fall, « Le juge, le justiciable et les pouvoirs publics : pour une appréciation concrète de la place du juge dans les systèmes politiques en Afrique », in Les défis des droits fondamentaux, sous la dir. de J.-Y. Morin et G. Otis, AUF, éd. Bruylant, Bruxelles, 2000).

4.2. Une autre responsabilité particulière incombe évidemment aux partis politiques. Une des origines des tensions et des échecs se situe dans les défaillances des formations partisanes. On s'accorde à constater la faible efficacité de systèmes de partis politiques disposant le plus souvent d'un monopole électoral (prohibition des candidatures indépendantes) mais insuffisamment structurés pour animer et donner substance à la compétition démocratique. Souvent encore les partis portent les marques psychologiques et idéologiques des régimes monolithiques anciens qui continuent de se prolonger. Le système de partis est fondamentalement affaibli à la fois par le nomadisme politique, l'absence de permanence dans les options, l'anémie de nombreuses formations politiques, l'inflation de partis nominaux aux fonctions principalement personnelles et financières, ou encore les tentations et les dérives ethniques... On ne saurait attendre de transformations rapides : le renforcement d'un système de partis passe par des évolutions lentes de la pratique ; elles sont en cours ; mais elles peuvent être favorisées par l'adoption de mesures relatives au mode de scrutin, au découpage électoral ou encore au financement de la vie politique et à la formation des membres et agents des partis politiques.

En toute hypothèse, et pour conclure, il revient aux acteurs politiques de parvenir à cette dédramatisation de l'élection gage d'un bon déroulement du processus électoral ; celle-ci dépend de nombre de facteurs comme la diffusion d'une culture démocratique dont l'un des moyens est l'organisation périodique d'élections ; il en est un autre qui concerne les règles électorales. Un regard rétrospectif sur l'histoire politique récente de l'Afrique enseigne que le succès des élections passe à la fois par la fixation de règles du jeu politique ouvertes et capables d'éviter l'exclusion (ou ce qui est ressenti comme tel) des perdants et des minorités et par des modalités d'élaboration consensuelles : le Mali et le Sénégal offrent de bons exemples de cette corrélation entre d'une part le déroulement non contesté des élections et à tout le moins l'acceptation de leurs résultats et d'autre part l'utilisation de procédures de concertation visant à l'obtention d'un consensus tant en ce qui concerne l'élaboration du Code électoral que l'organisation des opérations du scrutin. C'est le défi que lancent les élections aux nouvelles démocraties d'Afrique et à leurs dirigeants politiques dont, on l'oublie parfois, que c'est d'abord à ceux-ci qu'il revient de le relever.