Page

Les délibérations du Conseil constitutionnel - Année 1984

Etude et analyse réalisées dans le cadre de l'Institut Louis Favoreu-GERJC et coordonnée par Xavier Philippe, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix-Marseille III, Directeur de l'Institut Louis Favoreu, avec :

- Ariane Vidal-Naquet, Professeur à l'Université Paul Cézanne-Aix-Marseille III

- Aurélie Duffy-Meunier, Maître de conférences à l'Université Paris II Panthéon-Assas

- Olivier Le Bot, Professeur à l'Université de Nice-Sophia Antipolis

(1)

Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel n° 32 - juillet 2011

Résumé : Les délibérations du Conseil constitutionnel durant l'année 1984 auront été marquées par un certain nombre de débats que l'on pourrait qualifier de « routiniers » mais également par des réflexions et échanges très instructifs sur l'évolution de l'institution et la jurisprudence constitutionnelle.


Les délibérations du Conseil constitutionnel durant l'année 1984 auront été marquées par un certain nombre de débats que l'on pourrait qualifier de « routiniers » mais également par des réflexions et échanges très instructifs sur l'évolution de l'institution et la jurisprudence constitutionnelle. Si les « grandes décisions » du Conseil constitutionnel ne correspondent pas nécessairement à de « grandes délibérations » - dans la mesure où le débat peut engendrer rapidement une certaine forme d'unanimité qui éclipse la discussion -, il est en revanche de « grandes décisions » qui ont donné lieu préalablement à de « grandes délibérations ». De ce point de vue, l'année 1984 offre un certain nombre de précisions sur les méthodes de délibération du Conseil constitutionnel qui semblent continuer à se rationaliser progressivement et à permettre une juridicisation toujours plus grande du débat constitutionnel. Toutefois, les oppositions politiques demeurent, même si elles sont parfois occultées par la technicité de certaines questions. L'année 1984 révèle également d'intéressants débats sur le fonctionnement et la perception externe de l'Institution.

I. Les équilibres au sein du Conseil constitutionnel

Aucun renouvellement triennal ne devant avoir lieu, l'année 1984 aurait du être sans surprise. Pourtant les débats seront marqués par deux évènements qui occuperont une partie des délibérations : la situation des membres de droit et le remplacement d'un membre décédé.

La situation des membres de droit au Conseil constitutionnel

Premier et - à l'époque - unique ancien président de la cinquième République à pouvoir siéger au Conseil constitutionnel, la situation de M. Valéry Giscard d'Estaing a monopolisé une partie importante des débats tout au long l'année 1984. Pour mémoire, M. Valéry Giscard d'Estaing est devenu membre de droit depuis la fin de son mandat en mai 1981. Il a décidé de ne pas siéger au Conseil constitutionnel tout en se faisant excuser à chaque fois que celui-ci se réunissait pour délibérer. Cette situation aurait pu perdurer si en 1984, l'ancien président Giscard d'Estaing n'avait décidé d'être candidat à une élection législative partielle. À plusieurs reprises sa situation est évoquée lors des délibérations.

Lors de la séance du 28 février 1984 (2), le Président Mayer évoque la situation du « 10ème membre du Conseil constitutionnel », M. Giscard d'Estaing. Abordant frontalement la question du statut des membres de droit, le Président du Conseil demande aux autres membres leur « assentiment », leur « mandat » (3) afin de faire part à M. Giscard d'Estaing des difficultés liées à ses prises de position politique. Le Président recherche systématiquement le soutien des membres du Conseil dans une telle démarche. Après la suggestion de certains d'engager un contact « d'homme à homme » (4) ou « informel » (5) avec M. Giscard d'Estaing, les membres donnent finalement, à l'unanimité, mandat au Président pour exposer au 10ème membre « les difficultés de sa situation et ...tâcher d'obtenir un « gentleman's agreement » (6). En effet, un mandat collectif des membres du Conseil « est le plus sur moyen d'éviter « un éclat plus grand » à la décision du Président », selon G. Vedel. Elle évite « qu'on prétende que le Président du Conseil constitutionnel veuille interdire à Monsieur Giscard d'Estaing de siéger au Conseil constitutionnel » (7) et témoigne ainsi de la solidarité des membres de cette institution.

La question resurgit quelques mois plus tard, lorsque M. Giscard d'Estaing, devient officiellement candidat à la députation. La situation est abordée lors de trois délibérations.

Elle est d'abord évoquée, à titre liminaire, lors de la séance du 12 septembre 1984 consacrée à l'examen de deux textes relatifs à la limite d'âge des fonctionnaires (8). En ouverture de la séance, le président du Conseil constitutionnel informe les autres membres que M. Valéry Giscard d'Estaing l'a contacté la veille pour l'informer du fait qu'il était candidat à une élection de député et que, dans l'hypothèse où il serait élu, il se considérerait comme étant en congé du Conseil constitutionnel. Au doyen G. Vedel, qui lui demande si M. Giscard d'Estaing a présenté une demande régulière de mise en congé du Conseil constitutionnel, le Président lui répond par la négative. Il indique toutefois avoir déclaré à M. Giscard d'Estaing qu'en application des textes qui régissent le Conseil constitutionnel, la mise en congé avait pris effet dès le moment où l'ancien Président de la République s'était porté candidat à l'élection. À la fin de cette conservation téléphonique, M. Giscard d'Estaing a précisé qu'à l'expiration de son mandat, il envisage de se présenter à une nouvelle élection et qu'à l'expiration de ce second mandat, il viendrait siéger au Conseil constitutionnel.

Cette question se retrouve une nouvelle fois en ouverture lors de la délibération relative à la loi sur le statut des entreprises de presse (9). M. Valéry Giscard d'Estaing sollicite cette fois une entrevue le 2 octobre 1984 auprès du Président du Conseil constitutionnel pour l'en informer et lui signifier qu'il se met en congé du Conseil constitutionnel. Il lui signale également qu'il reprendra ses fonctions de membre du Conseil à l'issue de son mandat. Le Président Mayer lui signale que n'ayant jamais été confronté à une telle situation, il ne peut décider seul de ce qu'il adviendra à l'issue du mandat de M. Giscard d'Estaing et qu'en tout état de cause, il ne peut de lui-même se prononcer sur l'effet de cette mise en congé. M. Giscard d'Estaing lui fait valoir qu'étant constitutionnellement « membre à vie du Conseil constitutionnel », il ne pourrait s'agir que d'une « omission » temporaire. Le Président du Conseil constitutionnel lui répond qu'il ne peut se prononcer et rapportera cette conversation au Conseil.

M. Giscard d'Estaing ayant été élu député, la question du statut des membres de droit se retrouve au coeur de la séance du 7 novembre 1984 portant sur la requête présentée par M. Allain contre l'élection de M. Giscard d'Estaing à l'Assemblée nationale (10) dans le cadre du contentieux électoral. Le requérant met en avant la méconnaissance de l'article 57 de la Constitution, aux termes duquel « Les fonctions de membre du Conseil Constitutionnel sont incompatibles avec celles de ministre ou de membre du Parlement ». La question que pose cette requête est présentée en ces termes par le Conseiller d'État rapporteur, D. Labetoulle : un membre de droit « serait-il prisonnier de sa fonction, ce qui lui interdirait d'abandonner sa qualité de membre du Conseil constitutionnel et donc de siéger au Parlement, alors qu'au contraire un membre nommé peut abandonner sa qualité de conseiller constitutionnel pour s'engager dans la vie parlementaire ». L'ancien Président de la République, « membre (...) à vie du Conseil constitutionnel » selon l'article 56, alinéa 2 de la Constitution, peut-il renoncer provisoirement à sa qualité de membre pour se présenter à une élection parlementaire ? Une réponse positive s'impose pour le rapporteur dès lors que l'Ordonnance du 4 février 1959 sur le Conseil constitutionnel soumet aux mêmes règles juridiques les membres de droit et les membres nommés. Il ajoute que le précédent du Président Auriol, qui pensait qu'en tant que membre de droit, il ne pouvait démissionner, ne peut être considéré comme probant. Quant à la circonstance que M. Giscard d'Estaing n'aurait pas demandé régulièrement sa mise en congé, il estime qu'elle est sans incidence. Il considère que le membre de droit qui est élu parlementaire perd ipso facto sa qualité de membre du Conseil constitutionnel.

Une autre question est également évoquée même si elle ne figure pas dans la requête de M. Allain : un membre de droit peut-il procéder à des « aller-et-retour » entre le Conseil constitutionnel et la vie politique ? D. Labetoulle relève que rien dans la Constitution ne s'y oppose. La qualité de « membre à vie » prévue par la Constitution ne peut être « anéantie par l'exercice d'un droit civique élémentaire, à savoir par l'exercice d'un mandat de parlementaire ». Le membre de droit qui cesse d'être parlementaire retrouve donc sa qualité de membre du Conseil constitutionnel. Il indique qu'« il s'agit là de questions qui n'ont pas, semble-t-il, à être tranchées dans la présente décision mais qu'il était cependant nécessaire d'invoquer pour examiner la difficulté dans son ensemble ».

G. Vedel approuve le raisonnement. Selon lui, « Tout ce qui restreint un droit civique doit être interprété restrictivement ». Il ajoute que « L'article 57 pose l'existence d'une incompatibilité, c'est-à-dire que le membre du Conseil constitutionnel élu parlementaire a un droit d'option. D'autre part, quand sa fonction parlementaire cessera, l'incompatibilité elle-même disparaîtra ».

Un consensus se dégage sur ces deux points. Certains membres souhaitent néanmoins que la décision prenne explicitement parti sur le point de savoir si M. Giscard d'Estaing retrouvera sa qualité de membre de droit à la fin de son mandat parlementaire. La majorité des membres préfère toutefois ne pas aborder ce point dès lors qu'il n'apparaît pas nécessaire à la décision (11).

Du point de vue constitutionnel, le Président Giscard d'Estaing opérait une interprétation littérale du texte de la Constitution : un ancien président de la République reste membre de droit à vie. Aucune disposition ne prévoyant sa démission d'office en cas d'absence, seule l'incompatibilité temporaire qu'impliquait sa qualité de parlementaire l'empêchait de siéger effectivement. En revanche, l'exercice ou non de sa fonction de membre du Conseil constitutionnel était sans incidence sur sa qualité de membre. En cela le raisonnement développé par D. Labetoulle se confirmait pleinement. Cette péripétie « incidente » qui a mobilisé le Conseil durant quatre délibérations, démontre -si besoin en était- que le problème posé par les membres de droit au sein du Conseil constitutionnel n'est guère récent...

Le décès d'un membre du Conseil constitutionnel

Une deuxième péripétie est également survenue en 1984 lors du remplacement d'un membre du Conseil constitutionnel décédé en cours de mandat. M. Louis Gros décède le 8 octobre 1984 au moment où le Conseil s'apprête à examiner la loi sur le statut des entreprises de presse. Avant d'ouvrir la délibération proprement dite sur le texte le 10 octobre 1984, le Président salue la mémoire du Conseiller disparu en soulignant qu'il sera remplacé le lendemain même. Il propose alors d'ajourner la séance afin que le nouveau membre, Maurice-René Simonnet nommé par le Président du Sénat, puisse prendre part à la délibération l'après-midi même après sa prestation de serment. Le Président Mayer, en accueillant le nouveau membre regrette que la nomination de M-R Simonnet ait pris une tournure politique et que la hâte prise pour le remplacer soit, selon lui, déplacée : « A l'occasion de la nomination du nouveau membre, chacun a pu entendre un langage inadmissible. Certains n'ont pas hésité à déclarer qu'un membre de l'opposition étant mort, il s'agissait de le remplacer par un autre membre de l'opposition le plus vite possible. Ces considérations sont inacceptables. Le Conseil constitutionnel est composé d'hommes de bonne foi qui cherchent en toute conscience à appliquer le droit ». Cette déclaration démontre le déphasage qui existe encore à l'époque entre la perception externe de l'institution et son fonctionnement interne. Elle témoigne également de la volonté du Conseil constitutionnel d'être perçu comme une institution juridique unie et non comme un agrégat de représentants des partis au sein d'un forum politique. A l'issue de la délibération sur le statut des entreprises de presse, le Président Mayer ne pourra s'empêcher d'adresser cette remarque à l'attention de M-R. Simonnet (12) : « vous (pourrez) dire à celui qui (vous) a nommé que cette décision relative à la loi sur la presse a été adoptée après de larges débats, à l'unanimité et qu'au Conseil constitutionnel, ce ne sont pas des motifs de politique partisane qui font le partage des voix » (13). Les changements opérés au sein de l'institution n'ont pas encore porté totalement leurs fruits à l'extérieur. Le Conseil fait cependant d'importants efforts pour que son image externe apparaisse unie et non-partisane.

Les méthodes de travail des rapporteurs et des membres du Conseil lors des délibérations

Les délibérations de l'année 1984 révèlent également certaines informations relatives au choix et aux méthodes de travail des rapporteurs.

En premier lieu, le choix des rapporteurs semble de plus en plus se spécialiser. Chaque membre du Conseil constitutionnel est pressenti dans son domaine de prédilection lorsque la saisine concerne un texte rentrant dans le dit-domaine. Est-ce à regret ? L. Gros laisse ainsi entendre qu'il est quasiment toujours le rapporteur des dossiers relatifs à la communication audiovisuelle lors du débat relatif à la loi sur l'exploitation des services de radio télévision mis à disposition du public sur un réseau câblé. G. Vedel estime quant à lui que le président du Conseil a été bien imprudent de lui confier le rapport -et lui plus encore d'accepter- sur la loi relative à l'enseignement supérieur (14). La spécialisation des rapporteurs est un fait palpable même si cette spécialisation n'empêche pas à un conseiller de rapporter sur un texte portant sur un domaine dont il ne connaît pas nécessairement les aspects techniques.

En deuxième lieu, les délibérations révèlent également que les méthodes de travail pouvaient varier assez largement d'un rapporteur à l'autre. Leur activité apparaissait à l'époque assez solitaire. Ils préparaient leur rapport dont il était transmis copie la veille aux autres membres du Conseil (sauf exception, v. les délibérations de l'année 1983) mais ne les associaient pas au projet de décision avant la délibération. On relève quelques entorses à cette règle (15), mais cette situation explique qu'un rapporteur puisse être mis en minorité à l'issue de la présentation son rapport. Ainsi, lors de la séance du 30 août 1984, le Conseil constitutionnel se prononce pour la première fois sur la question des incompatibilités lors de l'examen des lois relatives au statut du territoire de la Polynésie française et au statut du territoire de la Nouvelle-Calédonie. Après une présentation de son rapport pendant deux heures, P. Legatte envisageait de valider les incompatibilités nouvellement instituées. Pour cela, il était d'avis que « les exigences du bon fonctionnement des institutions légitiment la création des incompatibilités nécessaires » bien que « les incompatibilités créées par des normes de rang différent s'ajoutent les une aux autres au niveau des personnes détentrices des fonctions qui s'excluent » (16). La thèse soutenue par le rapporteur allant dans le sens du rejet de la saisine n'a pas convaincu les autres membres. Ils n'ont pas adhéré à l'adoption de la notion trop subjective de « bon fonctionnement des institutions ». Au cours de débats denses et relativement longs (environ deux heures), ils prennent position en faveur de l'inconstitutionnalité des dispositions. Les conclusions du rapporteur sont écartées à main levée par l'ensemble des membres du Conseil constitutionnel à l'exception du rapporteur lui-même qui vote en faveur de son rapport et de P. Marcilhacy, qui s'abstient. En raison de ce rejet et des difficultés de motivation soulevées par la question plus précise de l'inconstitutionnalité des incompatibilités entre membres du Gouvernement du territoire de Polynésie française et membre de l'Assemblée des communautés européennes, P. Legatte accompagné de G. Vedel, reprend la plume pour proposer un projet de décision conforme au choix opéré par le Conseil constitutionnel. Après la lecture par le rapporteur d'une esquisse de projet de décision conforme au vote du Conseil, G. Vedel propose un considérant sur l'incompatibilité avec le mandat de membre de l'Assemblée des communautés européennes fondée sur le principe d'indivisibilité de la République et non sur le principe d'égalité. Cette motivation est adoptée à l'unanimité à l'exception de M. Legatte alors que le projet de considérant relatif aux incompatibilités est accepté à l'unanimité des membres présents.

En troisième lieu, les délibérations de l'année 1984 révèlent également les méthodes et stratégies utilisées par les rapporteurs pour présenter leur rapport et convaincre leurs collègues. Une étude psychologique mériterait ici d'être menée mais cette information est révélée par G. Vedel au moment où L. Gros décède. Il y explique qu'en préparant son rapport sur la loi relative au statut des entreprises de presse, il a souvent songé aux critiques et objections que pourraient lui faire L. Gros et que certaines parties de son rapport lui étaient plus particulièrement destinées (17). En d'autres termes, outre la clarté nécessaire à l'intelligibilité du texte discuté et des débats, les rapporteurs, connaissant les caractères et convictions des autres conseillers, devancent leurs critiques en consacrant dans leurs rapports des développements qui leur sont spécifiquement destinés. Il n'est pas nécessairement aisé de le deviner mais cette « confession » faite par G. Vedel est éclairante sur la longueur de certains rapports ou sur la minutie avec laquelle certaines parties sont rédigées et présentées. Le lecteur ne comprend pas toujours pourquoi certaines questions font l'objet d'un luxe de détails alors que la solution apparaît relativement claire. Il faut y voir une méthode de fonctionnement qui n'a peut-être plus cours de nos jours en raison de la plus grande circulation des informations avant la délibération proprement dite.

On relèvera pour terminer dans ce registre un phénomène intéressant qui tient à l'attitude d'opposition fréquente voire quasi-systématique de certains membres du Conseil constitutionnel. Les délibérations de l'année 1984 révèlent en effet de façon plus ouverte ce phénomène que l'on avait déjà pu pressentir de façon latente les années précédentes. S'il existe des divergences politiques au sein du Conseil constitutionnel, d'une part elles ne correspondent pas à des affiliations avec les autorités de nomination et, d'autre part, elles ne coïncident pas avec un soutien ou une opposition affichée à un parti politique ou au gouvernement. Les oppositions sont plus subtiles : elles se fondent sur les limites du contrôle de constitutionnalité et sur la perception que les membres du Conseil ont de sa fonction. Certains membres considèrent en effet, de façon quasi-systématique, que le contrôle de constitutionnalité va trop loin alors que d'autres estiment au contraire que le Conseil constitutionnel joue parfaitement son rôle en examinant la constitutionnalité des dispositions qui lui sont déférées à l'aune des règles constitutionnelles substantielles. Ce phénomène pourrait être marginal s'il n'était pas le fait des mêmes personnes (18) qui, de façon quasi-constante, s'opposent ou considèrent que le Conseil constitutionnel sort du cadre qui lui est assigné.

Cette « opposition permanente » peut apparaître anecdotique mais mérite pourtant d'être relevée si on la replace dans la perspective d'une publication éventuelle des opinions dissidentes ou concordantes qui demanderaient alors à être sérieusement étayées. À l'instar de ce qui se produit devant d'autres juridictions constitutionnelles ou internationales, il y aurait certainement eu au Conseil constitutionnel des « champions de la dissidence » dont on peut se demander si elle est raisonnée ou viscérale. Ceci ne ressort d'ailleurs pas nécessairement d'une délibération en particulier mais résulte davantage d'une analyse fondée sur la récurrence des comportements. Il est en effet bien difficile de définir pourquoi certains conseillers sont opposés à l'exercice d'un contrôle de constitutionnalité sur certaines questions (parfois très techniques au demeurant !) et ne le sont pas dans d'autres : il est davantage procédé par voie d'affirmation que par un raisonnement développé. Il semble toutefois, comme cela avait pu déjà être remarqué dans les délibérations d'années antérieures, que le clivage passe souvent par les fonctions exercées antérieurement. Certains membres se souviennent probablement des difficultés auxquelles le législateur est confronté et continuent -d'une certaine façon- à raisonner en se transportant dans le passé. Cette « mansuétude constitutionnelle » part souvent d'un noble sentiment mais demeure en porte-à-faux au regard de ce que représente le contrôle de constitutionnalité. Force est toutefois de constater que cette analyse n'est pas dominante et que ces voix dissonantes ne parviennent pas à faire basculer la majorité. Toutefois, même si cela reste marginal, ces membres agissent comme un aiguillon au sein du Conseil pour rappeler que le législateur est confronté à des situations concrètes auxquelles il tente de répondre en adoptant des textes adaptés aux exigences du moment. L'abstraction du contrôle est loin d'être totale.

La rédaction des décisions

La rédaction d'une partie de la décision, en vue d'amender le projet du rapporteur, peut être confiée à un comité restreint lorsque les débats mettent en évidence une difficulté rédactionnelle qui ne peut être réglée en séance plénière. Ainsi, la décision relative à la loi de finances pour 1985 soulevant, sur un point donné, une difficulté rédactionnelle importante, le Président propose d'en confier la mise en forme à un « comité de rédaction » composé de MM. A. Ségalat, rapporteur, G. Vedel (dont les interventions sur ce point ont été déterminantes) et B. Poullain, Secrétaire général. La proposition est adoptée par le Conseil à l'unanimité (19). On retrouve cette même technique pour la loi relative aux dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale. Le rapporteur de ce texte R. Lecourt, après un exposé très technique, discute les arguments des saisissants. Le débat s'engage et comme il s'agit visiblement d'un sujet que les membres du Conseil connaissent bien (la fonction publique territoriale) nombre d'améliorations sont apportées au projet initial du rapporteur avec son concours et son approbation. À l'issue de la discussion, le Président demande aux rapporteurs et à G. Vedel de constituer un comité restreint pour rédiger de nouveaux considérants (20). Cette technique de la constitution d'un « comité restreint de rédaction » est assez fréquente et met le rapporteur aux prises avec un ou deux autres membres du Conseil constitutionnel. Aucune information ne filtre sur les conversations que peuvent avoir les membres de ces « comités restreints de rédaction » mais la recherche du compromis « transpire » des résultats qui sont soumis au Conseil constitutionnel en délibération plénière. Le plus souvent, ces comités restreints constituent l'épilogue du débat avant que les membres ne se prononcent par un vote sans surprise sur le projet final.

Par ailleurs, le souci de n'aborder que les seuls points nécessaires à la décision apparaît comme une préoccupation constante. Tel est le cas, par exemple, lors de la séance consacrée à l'examen de deux textes qui trouvent leur origine dans des projets de loi délibérés en Conseil des ministres en l'absence du Premier ministre. P. Marcilhacy « se demande s'il ne faut pas saisir cette occasion pour préciser au sein du pouvoir exécutif les prérogatives propres du Président de la République et celle du Premier ministre ». G. Vedel repousse l'idée, estimant « extrêmement dangereux de faire, à l'occasion d'une décision, des pétitions de principe, qui ne s'imposent pas » (21).

II. Les aspects formels de construction de la jurisprudence constitutionnelle

Les aspects formels et les modalités de construction de la jurisprudence constitutionnelle continuent d'alimenter les délibérations au cours de l'année 1984.

Appréciation du contenu de la saisine

On retrouve dans les délibérations de l'année 1984, une partie des débats consacrés à l'appréciation des saisines et de leur contenu. Les membres du Conseil constitutionnel apprécient diversement les moyens invoqués.

Ainsi, L. Jozeau-Marigné, rapporteur lors de la séance relative à l'examen de deux lois concernant la limite d'âge des fonctionnaires, fustige un moyen de procédure mis en avant par les députés dans leur saisine. Ce moyen repose sur l'absence du Premier ministre, P. Mauroy, lors de la discussion des deux projets de loi en Conseil des ministres, le chef du gouvernement n'ayant pu être présent du fait d'une hospitalisation. Le rapporteur estime que ce moyen « est inacceptable » et déclare avoir « été choqué par le fait qu'il ait été évoqué » (22).

De même, A. Ségalat, rapporteur lors de la séance relative aux lois de finances, formule deux observations liminaires sur les saisines. Il estime que la saisine du Conseil constitutionnel de la loi de finances rectificative a été commandée par les milieux économiques. Il rappelle que dans sa rédaction initiale, l'article 279 du code général des impôts avait fait l'objet d'une instruction ministérielle, annulée par le Conseil d'Etat à la demande des sociétés d'économie d'eau. Il indique que cette annulation est à l'origine de la rédaction nouvelle de l'article 279 du CGI, rédaction qui est justement critiquée. Il pense « que la saisine que le Conseil examine a été, en fait, provoquée par le syndicat des sociétés d'économie d'eau » (23). Par ailleurs, il relève une pratique nouvelle, qu'il qualifie de « saisine à la carte », c'est-à-dire le fait pour un même parlementaire de signer une première saisine, puis une seconde, voire deux saisines successives. Il souligne par ailleurs « une certaine aggravation de la situation dans laquelle se trouve placé le Conseil constitutionnel par le fait que le mécanisme de la saisine du Conseil n'est enfermé dans aucun délai ». Le projet de loi de finances pour 1985 a fait l'objet de cinq saisines, dont l'une est arrivée la veille de la séance. Il attire « l'attention du Conseil sur l'éventualité de voir ce matin même encore arriver une nouvelle saisine. Il pense qu'il y a là un problème qu'il ne faudra pas perdre de vue dans l'avenir » (24).

L'absence de formalisme des saisines resurgit ici et apparaît aux membres du Conseil comme préjudiciable. Elle révèle les risques d'excès de certains comportements (saisines tardives, moyens inopérants ou sans rapport avec le texte critiqué) et le caractère politique marqué de certaines d'entre elles. Les délibérations ne fournissent cependant pas de remède et se limitent à déplorer ce manque de rigueur.

Les décisions adoptées sans débat

À plusieurs reprises au cours de l'année 1984, certaines décisions sont adoptées à l'issue de la présentation du rapport sans qu'il y ait lieu à débat. Cette situation s'était déjà rencontrée par le passé mais correspondait à une saisine contestant la constitutionnalité d'une loi sur un point précis et souvent mineur. Les délibérations de 1984 révèlent que certaines décisions du Conseil constitutionnel - relevant parfois d'une certaine technicité - sont adoptées sans débat.

Certains rapports brillent par la clarté de la présentation, à tel point que le débat s'en trouve éclipsé. On peut ici mentionner la délibération sur la loi relative à l'activité et au contrôle des établissements de crédit du 19 janvier 1984 (25) où le rapporteur L. Joxe présente un texte complexe et technique mais de telle façon que son rapport permet de comprendre la loi examinée et la réponse qu'il convient de faire aux arguments des saisissants. Sa démonstration apparaît tellement convaincante qu'aucun débat ne s'ensuit et que la décision est adoptée à l'unanimité.

On relève également certaines hypothèses où l'absence de débat ne peut être véritablement expliquée et tient davantage - semble-t-il - à l'absence d'enjeu sur les règles et principes constitutionnels. Ainsi, lors de la délibération relative à la loi modifiant celle du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et relative à certaines dispositions applicables aux services de communication audiovisuelle soumis à autorisation, l'argumentation juridique présentée par le rapporteur L. Jozeau-Marigné semble assez peu développée. Après avoir lu les termes de la saisine, il balaye d'un revers de main la première partie de l'argumentation en se contentant de relever qu'il ne voit pas en quoi les dispositions de la loi de 1901 (sur la liberté d'association) et le principe d'égalité seraient mis en cause par la loi examinée. S'agissant ensuite du principe de nécessité des peines, il se contente de renvoyer à la position traditionnelle du Conseil constitutionnel en la matière. On retrouve d'ailleurs dans la décision, bien que le rapporteur ne lui ait réservé aucun sort particulier, le considérant selon lequel « en vertu de l'article 61 de la Constitution ne confère pas au Conseil constitutionnel un pouvoir général d'appréciation et de décision identique à celui du Parlement ; qu'il ne lui appartient pas, dès lors, de substituer sa propre appréciation à celle du législateur en ce qui concerne la gravité des peines attachées aux infractions définies par celui-ci ». Enfin, s'agissant de l'éventuelle inconstitutionnalité liée aux conditions d'application de la loi, il expose de manière assez lapidaire que « le Conseil constitutionnel a à juger la loi et non pas les intentions du Gouvernement ». La décision est adoptée à l'unanimité sans débat.

L'absence de débat n'est donc pas systématiquement la conséquence d'un rapport complet et détaillé qui emporte la conviction. Il est probable que la technicité de la loi ou son caractère complexe soient également des éléments d'explication permettant de comprendre cette absence de débats.

La diversité de l'argumentation employée lors des délibérations

Les délibérations étudiées s'inscrivent dans un mécanisme déjà bien rôdé d'utilisation d'arguments juridiques textuels, jurisprudentiels, voire même doctrinaux (26). Elles témoignent cependant de l'attitude variable des membres face à l'utilisation plus ponctuelle d'arguments d'opportunité, souvent liés à la situation contextuelle à laquelle le législateur a été confronté.

Le recours à sa jurisprudence antérieure permet au Conseil (27) d'assurer une continuité jurisprudentielle dans l'interprétation des principes constitutionnels et dans le recours à certaines techniques de contrôle. La jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière d'égalité est, par exemple, rappelée par G. Vedel afin de démontrer que des situations différentes, comme le fait d'être doté d'un gouvernement local dans le cas polynésien, peuvent justifier des traitements inégaux - en l'espèce une incompatibilité avec un mandat à l'Assemblée des communautés européennes. La loi sur le statut de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie ne violerait donc pas le principe d'égalité (28). L'argument basé sur le principe d'indivisibilité est donc préféré pour fonder la censure du Conseil lors de la séance du 30 août 1984. La séance du 28 février 1984 est, quant à elle, l'occasion de revenir sur le principe du relevé d'office qui est, selon les termes du rapporteur L. Gros, « dans la ligne de notre jurisprudence, des termes de l'article 61 de la Constitution ... c'est donc une obligation pour le Conseil » (29). Ce dernier rappelle, à la suite de G. Vedel et du Président Mayer, pour convaincre P. Legatte que cela ressort nettement de la décision n° 82-146 DC du 18 novembre 1982 (30). La saisine « quels que soient les moyens qui y sont articulés, défère au Conseil constitutionnel un texte de loi dans son ensemble » (31).

Si en règle générale, les membres du Conseil refusent d'utiliser des arguments d'opportunité ou trop subjectifs, de tels arguments semblent, dans certains cas, être implicitement pris en compte. Le projet de décision de P. Legatte à propos de la loi sur le statut de la Polynésie française a été rejeté par la majorité des membres car son argumentation était fondée sur une notion trop subjective (le bon fonctionnement des institutions). La thèse soutenue par le rapporteur pour valider les incompatibilités prévues par les lois relatives au statut du territoire de la Polynésie française et de la Nouvelle-Calédonie est jugée « dangereuses » par G. Vedel. La « théorie selon laquelle l'intérêt d'une institution pourrait faire échec à l'ordre juridique ou aux droits civiques des citoyens lui semble extrêmement pernicieuse et beaucoup plus redoutable que l'obligation faite au législateur de se soumettre à quelques lourdeurs procédurales » (32). Allant dans le même sens, L. Jozeau-Marigné souligne que le recours à des notions subjectives comme celle de « bon fonctionnement d'une institution » n'a pas à être utilisé par le Conseil constitutionnel, mais relève d'une « appréciation qui appartient au seul législateur » (33). Le Président lui-même tout en témoignant son « estime » et son « amitié » au rapporteur « a été choqué par la notion de « préservation de l'intérêt des institutions existantes » (34). L'idée que « l'on puisse s'appuyer sur la notion parfaitement subjective de l'intérêt des institutions le choque » (35). Les membres du Conseil préfèrent se baser sur les textes. Ils considèrent, à l'instar de R. Lecourt, que « le Conseil ne peut faire autrement que de respecter la lettre des articles 23, 25 et 71 de la Constitution » et déclarer inconstitutionnelles les dispositions relatives aux incompatibilités.

Néanmoins, des arguments moins juridiques n'ont -semble-t-il- pas été étrangers à la censure de l'incompatibilité relative à l'Assemblée des communautés européenne. Ainsi, le Président considère que « sur le plan de l'équité et de la morale » cette incompatibilité est condamnable car elle « risque d'être mal interprétée par les ressortissants des territoires concernés ». Il « redoute que cette loi ne soit perçue par les polynésiens comme la cassation par le Parlement du vote qu'ils ont émis à l'occasion des élections européennes » (36). L. Jozeau-Marigné évoque, quant à lui, « la sensibilité de nos amis français qui ne sont pas de l'hexagone » (37). La censure est, quoiqu'il en soit, fondée sur une norme constitutionnelle. Une atteinte au principe d'égalité étant difficile à avancer compte tenu de la jurisprudence du Conseil, la violation du principe l'indivisibilité de la République a été préférée. Il n'en reste pas moins que des arguments d'opportunité politiques ont également joué dans cette prise de position.

Le détournement de pouvoir

Pour la première fois, dans les délibérations du Conseil constitutionnel relatives aux lois relatives à la limite d'âge des magistrats (L.O) et à la limite d'âge dans la fonction publique le moyen tiré du détournement de pouvoir qu'aurait commis le législateur est invoqué devant le Conseil constitutionnel. Le rapporteur, L. Jozeau-Marigné, indique qu'il est soucieux de ce moyen. Il lui semble « difficile de l'éluder dans le cas d'espèce, puisqu'il est explicitement mis en avant par les auteurs d'une des saisines et qu'il n'y a pas de précédent ». Il se déclare personnellement opposé au contrôle du détournement de pouvoir. Selon lui, « le Conseil n'a pas à apprécier ou à examiner les motifs qui guident les choix du législateur » (38).

Pour sa part, le doyen G. Vedel souhaite réserver la question d'une censure pour détournement de pouvoir. Il fait valoir « qu'il peut exister des détournements de pouvoir inconstitutionnels, qu'il appartiendrait le cas échéant au Conseil constitutionnel de censurer ». Il donne l'exemple d'une nationalisation qui serait faite dans un but de punir. Il lui semble « difficile - et par ailleurs, inopportun - de renoncer à ce moyen de contrôle ».

P. Legatte est d'avis, quant à lui, « qu'un tel moyen ne peut exister. Il y aura toujours, estime-t-il, dans la Constitution, soit un principe, soit une règle, qui permette de censurer un tel détournement ». P. Marcilhacy intervient pour se déclarer favorable à l'admission de ce moyen. Il affirme « que le Conseil constitutionnel ne doit pas se priver - sous peine de s'émasculer lui-même - du moyen de contrôle qu'est le détournement de pouvoir ».

Les échanges entre les membres se prolongeant sans permettre l'émergence d'une position commune, le Président R. Mayer prend la parole pour clore la discussion : « il faut répondre et il n'est plus possible d'éluder la difficulté », indique-t-il. La proposition de G. Vedel, « de rédiger au plus près du fait, afin de faire l'économie d'un débat sur la théorie du détournement de pouvoir », est acceptée par tous. Les membres du Conseil s'accordent pour laisser la question ouverte et, faute de consensus, ne pas la trancher dans la décision (39).

La question resurgit implicitement quelques semaines plus tard mais sans véritablement recevoir de réponse plus précise dans la délibération des 10 et 11 octobre 1984 sur la loi relative au statut des entreprises de presse. Une des questions examinées lors de cette délibération consiste à se demander si la méthode choisie par le législateur pour garantir - à travers le statut des entreprises - la liberté de la presse est adaptée au but qu'il s'est fixé ? Le rapporteur G. Vedel estime que l'économie générale de la loi vise à renforcer l'objectif de pluralisme et que la concentration n'est pas nécessairement contradictoire avec cet objectif mais il estime que l'une des dispositions qui impose la « remise à zéro des compteurs » n'est pas nécessaire pour que la loi produise les effets voulus par le législateur. Cette disposition (article 13 alinéa 2 du texte) avait pour effet de remettre en cause les situations antérieures légalement acquises et d'obliger les propriétaires d'entreprises de presse à respecter les nouveaux quotas et seuils fixés par la loi. En pratique, le texte avait pour effet d'obliger la cession de parts d'entreprises de presse alors même qu'elles auraient été légalement acquises. Le rapporteur n'hésite pas à dire clairement que cette disposition vise directement M. R. Hersant et que ce texte lui apparaît inconstitutionnel en ce qu'il vise à sanctionner une personne particulière. Les mots « détournement de pouvoir » ou « détournement de procédure » ne sont guère employés mais l'esprit n'en est pas très éloigné. Selon le rapporteur, si les autorités publiques estiment que M. Hersant a acquis des entreprises de presse illégalement, il faut alors le sanctionner en l'obligeant à céder ou en confisquant ces entreprises. Mais utiliser une loi nouvelle pour sanctionner une situation antérieure en obligeant la personne à céder des parts des entreprises qu'elle détient constituerait, selon le rapporteur, « une atteinte aux situations acquises régulièrement par l'exercice d'une liberté publique » (liberté de la presse perçue à travers sa dimension de liberté de publication et liberté économique d'édition). Cette situation ne pourrait être remise en cause que si la situation antérieure conduisait à une absence de pluralisme. Or, tel n'est pas le cas si l'on compare la situation nationale par rapport à la situation régionale et si l'on compare la situation française à la situation des pays voisins de la France. Sans véritablement le dire, le rapporteur estime qu'une loi faite pour un seul individu dans le but de le sanctionner et sans le dire est inconstitutionnelle. Si l'on accepte de définir le détournement de pouvoir comme l'utilisation par une autorité d'un pouvoir à des fins autres que celles pour lesquelles ils lui ont été conférés, force est de constater que le raisonnement suivi est très proche de cette définition !

III. La mise en oeuvre des principes et règles constitutionnels

Si les décisions du Conseil constitutionnel en 1984 ont été relativement peu nombreuses, elles ont été d'une grande richesse sur le contenu et la substance des normes. Les délibérations révèlent que le Conseil constitutionnel reste soucieux de la stabilité de sa jurisprudence, tout en restant sensible au poids du contexte politique et des exigences techniques. Les débats sur la substance des normes révèlent également que le consensus n'est pas nécessairement de mise et que des divisions subsistent. Cela n'empêche guère certaines délibérations de constituer de véritables réflexions fondamentales sur le contenu et la place des règles et principes de valeur constitutionnelle qui permettent de comprendre le raisonnement jurisprudentiel que l'on retrouve dans les décisions du Conseil.

La stabilité de la jurisprudence

Les membres du Conseil expriment une nouvelle fois leur attachement à la stabilité de la jurisprudence. Lors de l'examen de la requête de M. Allain dirigée contre l'élection de V. Giscard d'Estaing à l'Assemblée nationale, M-R. Simonnet critique le fait que le Conseil constitutionnel se reconnaisse une compétence extensive, allant au-delà des dispositions du code électoral, pour contrôler les jugements des tribunaux administratifs intervenant dans ce contentieux. Cette jurisprudence, bien que non conforme aux dispositions du code électoral, est défendue par les autres membres. G. Vedel met en avant l'opportunité de la solution et la nécessaire stabilité de la jurisprudence : « Revenir sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de contrôle des jugements de tribunal administratif aboutirait à retarder le prononcé de ses décisions dans l'attente de décisions du Conseil d'État statuant en appel. Par ailleurs, il n'y a lieu à des revirements de jurisprudence que si les solutions anciennes aboutissaient à des situations intolérables, ce qui n'est manifestement pas le cas en l'espèce ». Dans le même sens, A. Segalat indique que « s'il a toujours défendu la thèse exposée par Monsieur Simonnet il s'est incliné devant la majorité du Conseil constitutionnel qui a adopté une thèse opposée. Il n'y a pas lieu aujourd'hui de remettre en cause cette jurisprudence » (40). L'exigence de stabilité de la jurisprudence prévaut sur les positions individuelles : une fois qu'une solution a été arrêtée, elle ne doit plus être rediscutée sauf exigence impérieuse de la modifier.

Une autre illustration de cette recherche de stabilité de la jurisprudence est illustrée par la délibération sur la loi modifiant la loi du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et relative à certaines dispositions applicables aux services de communication audiovisuelle soumis à autorisation révélant le souci de cohérence jurisprudentielle. Le rapporteur L. Gros retrace les grandes lignes de la loi de 1982 relative à la communication audiovisuelle qui, tout en affirmant un principe de liberté, établit en réalité un régime d'autorisation préalable ainsi que l'a montré C. Debbasch « un professeur de droit - dont il constate en s'excusant auprès du Doyen Vedel qu'on peut les aimer ou non ». A ce sujet, il rappelle que la décision rendue par le Conseil constitutionnel a été « largement discutée et largement critiquée aussi - ce qui lui paraît normal - surtout sur ce sujet ». Il rappelle le contenu de la décision de 1982, dans laquelle le Conseil a affirmé le principe de la liberté qui ne pouvait être restreinte que dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de l'ordre public. S'agissant plus précisément de la contestation relative à la nécessité des peines, il se contente de relever qu'il ne « lui semble pas opportun que le Conseil constitutionnel se livre à une appréciation supra-parlementaire d'évaluation des peines et souhaite que le Conseil constitutionnel maintienne sa jurisprudence antérieure ».

Ce souci de stabilité de la jurisprudence conforte ce qui avait été perçu dans les délibérations antérieures. Si le Conseil constitutionnel ne s'estime pas figé ou cristallisé par sa propre jurisprudence, il essaie autant que possible de rester cohérent à l'égard des principes jurisprudentiels qu'il a lui-même dégagés antérieurement.

Le poids du contexte politique et des exigences techniques

Le Conseil constitutionnel n'ignore pas le contexte politique dans lequel il rend ses décisions et peut être sensible à ce dernier. Ainsi, lors de la séance consacrée à l'examen de la loi de finances pour 1985, le rapporteur, A. Ségalat, indique que le débat budgétaire a été soumis à une double contrainte liée, d'une part, à la compression des dépenses de 1 % et, d'autre part, au plafonnement du déficit public à hauteur de 3 % du PIB. Il estime que « ces deux contraintes ont laissé des traces et il ne faudra pas les perdre de vue au cours de l'examen de la loi critiquée » (41). Il exprime ainsi l'idée d'un contrôle qui, sans devoir nécessairement être plus indulgent, prenne néanmoins en compte les difficultés concrètes auxquelles le législateur a été confronté. Une seconde illustration est fournie lors de l'examen d'une disposition de cette loi prévoyant que l'État peut créer des établissements d'enseignement public dont il transfère la propriété aux collectivités locales compétentes. Aux membres du Conseil qui envisagent de censurer cette disposition comme un « cavalier budgétaire », le président émet l'hypothèse qu'une telle décision puisse être regardée comme une initiative du Conseil pour « rallumer la guerre scolaire » (42). Cette intervention ne modifie pas le sens des votes, la disposition étant censurée par cinq voix contre quatre.

On retrouve cette importance des enjeux politiques mêlée aux contraintes techniques dans la délibération sur la loi modifiant celle du 29 juillet 1982 sur la communication audiovisuelle et relative à certaines dispositions applicables aux services de communication audiovisuelle soumis à autorisation. Le rapporteur, L. Gros, présente un long rapport dans lequel il commence par souligner les enjeux politiques de la liberté de communication audiovisuelle. Il rappelle qu'il s'agit là d'une « matière extrêmement sensible et délicate qu'il convient d'aborder avec une certaine hauteur de vue et de grandes précautions ». Il souligne que l'opinion oscille, à ce sujet, entre « le désir d'une liberté absolue et complète et celui du monopole », ce qui traduit aussi dans les hésitations du Gouvernement, qui a conscience que la liberté de communication est un phénomène de perception du pouvoir mais qui est saisi d'un sentiment « de crainte et d'effroi » devant ce nouveau pouvoir. Il relève également à ce sujet que « majorité et opposition politiques sont tour à tour, en fonction de l'alternance politique, partisanes soit de la liberté totale, soit du contrôle total ». C'est d'ailleurs ce qu'illustre de manière éclatante le nom des signataires de la saisine. Cela se répercute bien évidemment sur le Conseil constitutionnel lui-même, puisque le rapporteur attire l'attention des membres « sur l'importance et la difficulté de leur rôle, qui doit être de dégager ce qui est essentiel en matière de communication audiovisuelle de ce qui est contingent, politique et passionné ».

Les enjeux politiques sont souvent mêlés dans leur difficulté d'appréciation aux exigences techniques. S'agissant de ces dernières, le rapporteur souligne qu'en cette matière, « le législateur court plus après l'évolution technique qu'il ne l'encadre et ne la prépare ». Il met en garde contre la fragilité des certitudes techniques : ainsi la communication par satellite, qui semblait incontournable en 1982, est aujourd'hui sérieusement concurrencée par la communication par câble.

On retrouve cette même dynamique dans une autre délibération examinée au cours de la même séance des 25 et 26 juillet 1984 sur la loi relative à l'exploitation des services de radio télévision mis à disposition du public sur un réseau câblé. Le rapporteur L. Gros rappelle la loi du 29 juillet 1982 dont il trace les grandes lignes ainsi que la décision du Conseil constitutionnel rendue par le Conseil. À nouveau, l'argument des contraintes techniques se retrouve : le rapporteur souligne qu'en 1982 le gouvernement avait décidé de lancer un plan de câblage par fibres optiques bien qu'il confesse qu'il ne possède pas techniquement les connaissances adéquates en la matière. Le rapporteur indique que depuis que le Conseil constitutionnel lui fait l'honneur de lui confier les dossiers relatifs à la communication audiovisuelle, il « sait que dans ce domaine, les techniques évoluent avec une rapidité extrême et que les lois sont rapidement obsolètes ». On voit aussi apparaitre les limites des techniques d'information dont dispose le Conseil constitutionnel : ainsi, la discussion fait apparaître par exemple que le Conseil constitutionnel n'a pas les moyens de savoir si la concurrence d'exploitation des réseaux câblés est techniquement possible. De même, le Conseil constitutionnel s'est tourné à plusieurs reprises vers le Gouvernement et le Secrétariat général du gouvernement ou vers les travaux parlementaires pour essayer d'éclairer ces questions techniques, sans toujours avoir de réponse à ses questions. A l'époque, la pratique de la consultation d'experts n'était pas généralisée même si elle avait déjà été utilisée.

À côté de ces contraintes techniques de la loi, on retrouve également les contraintes politiques. Le rapporteur a interrogé le Gouvernement sur le choix retenu consistant à réserver le monopole d'exploitation aux sociétés d'économie mixte, qui lui a répondu que c'était un choix essentiellement politique ce qui n'a fait qu'accroître « son malaise ». Le rapporteur rappelle que les seules justifications aux limites ou restrictions de la communication audiovisuelle doivent résulter, au terme de la décision du 1982, de l'ordre public ou de raisons techniques

De même, le rapporteur attire l'attention du Conseil sur l'enjeu que représente cette décision en matière de défense des libertés publiques en soulignant que « les auteurs de la doctrine, la presse et le grand public donnent toujours beaucoup de publicité aux décisions que le Conseil constitutionnel rend en cette matière ».

Ces contingences politiques et techniques sont récurrentes mais apparaissent inévitables. Le malaise du Conseil constitutionnel à l'égard des questions techniques n'a pas encore généré de réflexion sur les moyens d'obtention d'une information claire lui permettant d'évaluer la conformité de la solution législative aux exigences constitutionnelles. Il faudra encore quelques années avant qu'une solution ne soit trouvée.

Les divisions au sein du Conseil constitutionnel

À différentes reprises au cours de l'année 1984, les délibérations révéleront des divisions au sein du Conseil constitutionnel. S'il est courant que certains membres s'opposent habituellement et pour des raisons liées à leur conception du contrôle de constitutionnalité à la majorité, il arrive également que la délibération fasse ressortir une nette division entre les membres du Conseil.

On peut tout d'abord citer un exemple marginal concernant le contrôle de la Résolution modifiant les articles 10, 16, 20, 39, 42, 43, 44, 47 bis, 48, 49, 74, 76, 79, 82, 100 et 108 du Règlement du Sénat et ajoutant un article 110. Dans cette délibération, le rapporteur P. Marcilhacy, explique qu'en 1958 il avait été amené à refaire le Règlement du Sénat en collaboration de F. Goguel et qu'à cette « époque, il avait tenté d'élargir le plus possible les pouvoirs du Sénat. Aujourd'hui, membre du Conseil constitutionnel, il lui appartient de scruter le règlement du Sénat d'un autre regard ». Après la présentation du rapport, s'ensuivent des discussions assez vives. Le rapporteur est clairement mis en minorité puisqu'à deux reprises (43), le vote aura lieu sur une contre-proposition.

On relèvera ensuite la délibération relative à la loi relative à l'exploitation des services de radio télévision mis à disposition du public sur un réseau câblé. dans laquelle apparaît une division au sein du Conseil constitutionnel. Le rapporteur estime que, dans son principe, la loi est contraire à la constitution en ce qu'elle réserve le monopole d'exploitation des réseaux cablés aux sociétés d'éconmie mixte. S'opposent au rapporteur L. Gros, G. Vedel, P. Legatte, P. Marcilhacy, le président R. Mayer, L. Jozeau-Marigné étant hésitant. Assez curieusement, et alors que les échanges sont vifs et défavorables à la proposition du rapporteur, le Président décide de la soumettre néanmoins au vote. Le rapporteur est très clairement mis en minorité : sa proposition de censure est rejetée par tous les membres à l'exception de lui-même et de L. Jozeau Marigné. Il demande alors si le Conseil ne souhaite pas changer de rapporteur pour la suite de cette affaire. Le Président l'invite à poursuivre. La suite de l'exposé du projet du rapporteur se concentre sur les interventions respectives de la loi et du décret mais sans grands débats. Son projet de rédaction est approuvé. Le projet de décision final sera soumis au vote et adopté à l'unanimité moins une abstention, celle du rapporteur, qui maintient ainsi sa désapprobation à l'égard du monopole d'exploitation accordé aux sociétés d'économie mixte.

La délibération de l'année 1984 qui révèle une division importante est celle du 25 et 26 juillet 1984 concernant la loi relative aux compétences des régions de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion. Suivant une méthode classique, le rapporteur, R. Lecourt, retrace l'essentiel la loi et propose d'examiner d'abord les arguments des saisines qui portent sur la loi dans son ensemble avant d'examiner par la suite les points contestés. S'agissant de la loi dans son ensemble, les débats se focalisent surtout sur l'examen du principe d'identité et du principe d'adaptation et sur la manière dont les articles 72 et 73 de la Constitution doivent être interprétés. Le rapporteur plaide pour une interprétation plutôt souple de l'identité devant exister entre l'organisation administrative en métropole et outre-mer, sous réserve de « dénaturation » ou encore d'« erreur manifeste », notion déjà utilisée par le Conseil constitutionnel. Il propose alors de voter d'abord sur la première partie de la décision avant de poursuivre. Le président précise que si le Conseil adopte les conclusions de la première partie du rapporteur, cela n'empêchera en rien le Conseil de critiquer telle ou telle disposition particulière dans l'examen de la deuxième partie du rapport.

Le débat qui s'ensuit illustre les différences de perception et d'approche. L. Jozeau-Marigné exprime son accord sur le fond de la décision mais trouve que la rédaction présente quelques ambigüités et devrait plus clairement se fonder sur l'article 72 de la Constitution. P. Marcilhacy éprouve « un certain malaise » à la lecture du projet de décision, trouvant que le Conseil n'a pas à « remettre en cause » l'appréciation portée par le législateur ; G. Vedel approuve le projet du rapporteur ; A. Ségalat s'interroge sur le fondement retenu par le rapporteur ; P. Legatte approuve également le projet mais se demande si une partie de la rédaction « n'est pas de nature à lier la jurisprudence du Conseil constitutionnel à l'avenir ». Ces divisions obligent à reformuler le projet du rapporteur par un comité restreint de rédaction (R. Lecourt, L. Jozeau-Marigne, A. Ségalat). À la reprise des travaux, le rapporteur examine les critiques ponctuelles dont ont fait l'objet certains articles. Sur l'ensemble de l'examen des articles, les débats sont assez vifs. Le vote est particulièrement fastidieux : il a lieu article par article pour la quasi-totalité des articles de la loi. Ensuite, l'ensemble de la décision est à nouveau soumis au vote et adopté à l'unanimité moins deux abstentions (A. Gros et A. Ségalat).

Ces décisions démontrent que l'interprétation de certaines règles ou certains principes constitutionnels qui n'apparaissent pas « politiquement marqué » peut donner lieu à des divergences d'interprétation sur lesquelles un terrain d'entente ne peut guère être trouvé.

Les grands débats sur la substance des normes constitutionnelles

La substance des normes constitutionnelles continue d'alimenter le débat. Au cours de l'année 1984, les délibérations du Conseil révèleront deux grands débats : le premier sur la reconnaissance d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République sur l'indépendance et la liberté de la recherche des professeurs d'université ; le second sur la liberté de la presse.

La loi relative à l'enseignement supérieur avait donné lieu à d'âpres discussions au Parlement et, comme le soulignait le rapporteur G. Vedel, à des divisions qui portaient moins sur l'opposition entre la droite et la gauche que sur des positions universitaires consistant à déterminer la place que doivent occuper les différents corps d'enseignants au sein des instances délibérantes et représentatives de l'université. La question fondamentale reposait sur la désignation des Conseils des universités par un ou plusieurs collèges et notamment sur l'élection des représentants au Conseil d'administration à partir d'un collège unique. Après une présentation générale de l'économie de la loi et des griefs invoqués par les saisissants, le rapporteur examinait les rapports existants entre les différents corps au sein de l'Université. S'appuyant sur une analyse historique et sur l'évolution de la législation, il y démontrait que les différents corps d'enseignants correspondaient à des fonctions différentes et que le rôle conféré aux professeurs, notamment en termes de direction de recherche, était différent de celui des autres corps enseignants - assistants et maître-assistants. Il relevait toutefois que ces derniers corps avaient considérablement évolué et qu'ils occupaient numériquement une place prépondérante au sein de l'université. La question consistait donc à se demander si les professeurs devaient bénéficier d'une représentativité spécifique compte tenu de leur position scientifique en termes de recherche au sein de l'Université et de leur représentation au sein des Conseils de l'université. La question aurait pu apparaître corporatiste mais les délibérations révèlent qu'elle ne l'était pas car il s'agissait bien de déterminer si la « direction de recherche » justifiait une position et une représentation spécifiques au sein de l'université ! Les délibérations permettent de comprendre que le débat ne portait pas directement sur la liberté de la recherche des enseignants-chercheurs mais plutôt sur la garantie de l'indépendance des professeurs d'université au nom de la mission spécifique qui leur a été conféré dans la direction de la recherche. Ceci devait bien évidemment être analysé au regard de l'évolution du contexte universitaire, de son ouverture sur le monde du travail et de la cohérence d'ensemble de l'offre de l'enseignement supérieur.

Le débat qui s'ensuit porte sur le principe constitutionnel de « l'indépendance et de la liberté de la recherche des professeurs d'université » dont l'ensemble du Conseil reconnaît le bien-fondé. P. Legatte regrette cependant que ce principe soit évoqué pour reconnaître une représentation spécifique des professeurs au sein du Conseil d'administration et estime que l'article 39 de la loi porte atteinte à ce principe mais ne le supprime pas ! Il estime à titre personnel que ce choix n'est pas opportun mais que le texte n'est pas inconstitutionnel pour autant. S'ensuit une discussion sur l'attitude du Conseil face aux effets d'un texte législatif. Seuls les effets directs font l'objet d'un contrôle de constitutionnalité ; les effets indirects d'un texte susceptible de faire l'objet d'abus ne faisant pas l'objet de contrôle. Le contrôle de constitutionnalité n'incluait pas à l'époque de possibles réserves d'interprétation sur les effets indirects d'un texte législatif potentiellement nocif. Il est apparu aux membres du Conseil constitutionnel que la protection de la liberté de la recherche et l'indépendance des professeurs devaient être protégés et l'être spécifiquement, tout comme devait l'être la protection de la liberté de la recherche des maître-assistants et des assistants. La protection générale de la liberté de la recherche de chaque corps pris séparément est rappelée par le Président mais celle des professeurs comporte un degré supplémentaire d'indépendance compte tenu de leur responsabilité spécifique dans la direction de la recherche.

Rapportée à la récente décision QPC du 6 août 2010 rendue à l'égard de certaines dispositions de la loi LRU (44), les délibérations révèlent que la discussion a porté sur le principe constitutionnel d'indépendance des professeurs d'université et non pas uniquement sur le principe d'indépendance et de liberté des enseignants-chercheurs (45). La délibération de 1984 révèle que les deux aspects existent et présentent certains traits communs mais sont différenciés dans la signification de leurs composantes.

La deuxième délibération dont le contenu se révèle particulièrement intéressant est celle relative au statut des entreprises de presse. Ce texte est d'une nature particulière dans la mesure où si le régime de ces entreprises était régi par un texte ancien datant de l'après-guerre (ordonnance de 1944) et nécessitait une réforme, il s'inscrivait dans un contexte où une personne était plus particulièrement visée - M. Robert Hersant - qui avait constitué un véritable empire de presse que le gouvernement de l'époque estimait néfaste à la liberté de la presse. Ce texte était donc ambigu : il s'adressait à tout le monde en visant plus particulièrement une personne !

Le rapporteur G. Vedel présente tout d'abord l'économie générale de la loi et souligne à la fois la nécessité technique de la réforme (compte tenu de l'ancienneté des textes en vigueur) mais également le symbole politique qu'elle représente (l'opposition ayant été très vive lors de la discussion du projet tant à l'Assemblée nationale qu'au Sénat). Il remarque également que la méthode législative (qualifiée de bonne !) a consisté dans le premiers article de la loi à définir le champ d'application de la loi et à fournir dans un article 2 les définitions et sens des mots employés. Cette technique - classique en droit de Common Law - est peu généralisée dans les États de droit écrit mais mériterait d'être étendue. La loi sur les entreprises de presse en 1984 démontre en tout état de cause que le législateur français savait l'employer à défaut de l'avoir généralisée.

Une première question - de nature purement constitutionnelle - surgit au sein de la délibération dès la présentation du rapport et consiste à se demander si la saisine porte sur la liberté de la presse garantie à l'article 11 de la DDHC ou sur le droit de propriété (qualifiée de liberté économique) garanti par l'article 4 de la DDHC. Si pour le rapporteur, la loi sur le statut des entreprises de presse vise la liberté de la presse, elle possède un effet indirect sur la liberté économique. Toutefois, hormis certaines interventions minoritaires, le débat constitutionnel s'engage clairement sur la liberté de la presse et sa signification constitutionnelle. La richesse du débat est perceptible à deux égards. D'une part, le Conseil s'accorde assez rapidement pour estimer que la liberté de la presse réside dans la liberté d'écrire et de publier mais surtout dans le pluralisme des opinions et la diversité des courants d'expression. Une presse libre est une presse diversifiée offrant au lecteur -et non à l'entreprise de presse- le choix et la diversité. La liberté constitutionnelle est donc autant celle du lecteur que celle de l'auteur. Ce point de départ étant acquis, le statut des entreprises de presse doit nécessairement conforter cette liberté dont le pluralisme des courants d'expression est un objectif. Le raisonnement mené par le Conseil constitutionnel est donc fondé sur la protection de la liberté de la presse alors même que le texte déféré est essentiellement un texte concernant le statut et la propriété des entreprises de presse (46).

Une deuxième question porte sur le contenu de la liberté de la presse et de ses contours. Le rapporteur estime que la liberté de la presse (entendue en tant que liberté de détenir ou contrôler des entreprises de presse) ne peut être remise en cause par une loi au nom du caractère constitutionnel de cette liberté. Mais, inversement, la liberté de la presse entendue en tant que « liberté garante du pluralisme des courants d'expression socioculturels » serait susceptible de justifier une application rétroactive de la loi si la détention antérieure des entreprises de presse aboutissait à méconnaître ce pluralisme. Cette analyse conduit à reconnaître qu'au sein d'une même liberté constitutionnelle, certaines composantes peuvent être contradictoires et qu'une hiérarchie des priorités peut exister : entre la liberté des lecteurs et celle des entreprises de presse, la première prime sur la seconde. Cette délibération met clairement en exergue le débat sur la hiérarchie des libertés et au sein des libertés fondamentales. On constate que le débat autour de la dissociation entre la liberté économique et la liberté de la presse cache en réalité une opposition entre les partisans d'une censure de la loi et ceux d'un maintien du texte. Les oppositions sont toutefois assez mesurées et ne témoignent pas d'une virulence extrême dans la défense des positions adoptées.

Une troisième question évoquée dans cette délibération repose sur les pouvoirs de sanction de la Commission instituée par la loi pour vérifier le respect des prescriptions en matière de quotas de participation au capital d'une entreprise de presse. Le rapporteur estime que le régime de fonctionnement de la Commission la conduit à pouvoir prendre des sanctions administratives lourdes de conséquences, sans contrôle, et à instituer d'une façon détournée un régime d'autorisation administrative préalable. Cela lui semble inadmissible du point de vue du régime de protection constitutionnelle de la liberté de la presse ainsi que du point de vue de la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis d'une façon générale. Le débat tourne autour de la reconnaissance des pouvoirs d'injonction de la Commission. Les membres du Conseil - à l'exception de P. Legatte hostile à la censure de cette disposition - estiment que les pouvoirs conférés à la Commission aboutissent - sans modulation possible- à lui reconnaître un pouvoir d'injonction automatique et de sanction administrative sans qu'un juge ne se soit prononcé quant à la nature de la violation. Contrairement aux autres aspects, cette disposition ne donne pas lieu à une longue discussion quant à la nécessité de sa censure.

IV. Conclusion

Les délibérations de l'année 1984 confirment les tendances antérieurement observées et en révèlent d'autres que l'on pouvait soupçonner mais dont l'ouverture des délibérations apporte la confirmation. Chaque année nouvelle d'ouverture des archives offre son lot de découvertes et au gré des saisines - qui présentent, il faut en convenir, une part d'aléas - les membres du Conseil constitutionnel sont amenés à entrer dans le débat public. Au moment où les délibérations ont lieu, le poids du contexte est encore largement présent dans les débats mais les bruits de la rue ou des palais (Bourbon ou du Luxembourg) ne semblent pas l'atteindre. Les débats peuvent être parfois animés mais élevés à une hauteur d'analyse qui les déconnecte des oppositions politiques traditionnelles.

Ces délibérations de l'année 1984 démontrent également que les rapporteurs - malgré un travail encore assez solitaire - n'hésitent pas à proposer une déclaration d'inconstitutionnalité lorsque cela leur paraît justifié. Les membres du Conseil s'approprient la Constitution, la toile jurisprudentielle commence à être suffisamment étendue et son maillage suffisamment serré pour qu'une disposition législative puisse être appréciée avec précision au regard des exigences constitutionnelles : les débats sur la conciliation des normes entre elles ou encore sur leurs objectifs parfois contradictoires révèlent une maturité qui ne cesse de croître.

Enfin, et malgré de nombreux efforts faits par le Président pour mieux faire connaître le Conseil constitutionnel, celui-ci reste encore en 1984 une institution à part, une « tour d'ivoire mal connue » et souvent faussement appréhendée mais qui se prépare patiemment à une ouverture qui se confirmera dans les années ultérieures.

(1) Dans le prolongement de l'ouvrage « Les grandes délibérations du Conseil constitutionnel 1958-1983 », sous la direction de Bertrand Mathieu, Jean-Pierre Machelon, Ferdinand Mélin-Soucramanien, Dominique Rousseau et Xavier Philippe (Dalloz, 2009), cet article coordonnée par Xavier Philippe, avec Ariane Vidal-Naquet, Aurélie Duffy-Meunier et Olivier Le Bot, traite des délibérations du Conseil constitutionnel pour l'année 1984.

(2) Séance du 28 février 1984.

(3) Ibid., p. 11.

(4) Ibid., p. 12, L. Joxe, L. Jozeau-Marigné.

(5) Ibid., p. 13, P. Legatte.

(6) Ibid., p. 14.

(7) Ibid., p. 14, G. Vedel.

(8) Séance du 12 septembre 1984, Loi organique relative à la limite d'âge des magistrats ; loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique.

(9) Séance des 10 et 11 octobre 1984, Loi relative au statut des entreprises de presse.

(10) Séance du 7 novembre 1984, Élections à l'Assemblée nationale (AN Puy-de-Dôme 2e circ.).

(11) Séance du 7 novembre 1984, Élections à l'Assemblée nationale (AN Puy-de-Dôme 2e circ.).

(12) Qui venait de participer à cette première délibération et précisait « qu'il a(vait) été vivement intéressé par ces délibérations et qu'il est prêt à continuer à siéger » (Séance des 10 et 11 octobre 1984, Loi relative au statut des entreprises de presse, p. 30).

(13) Séance des 10 et 11 octobre 1984, Loi relative au statut des entreprises de presse, ibid., p. 30. M.-R. Simonnet ajouta qu'il n'en ferait rien pour ne pas trahir le secret des délibérations.

(14) Séance du 14 janvier 1984, Loi relative à l'enseignement supérieur, p. 38.

(15) Ainsi, le Président Mayer remercie le Doyen Vedel à l'issue de la délibération sur le statut des entreprises de presse pour l'avoir associé à sa démarche, Séance des 10 et 11 octobre 1984, Loi relative au statut des entreprises de presse, p. 30.

(16) Séance du 30 août 1984, p. 16.

(17) Séance des 10 et 11 octobre 1984, Loi relative au statut des entreprises de presse, p. 5.

(18) On note ainsi tout au long de l'année 1984 une opposition systématique de P. Legatte aux solutions proposées, même si son opposition est isolée. Dans une moindre mesure, P. Marcilhacy émet également souvent des réserves aux solutions proposées mais limite son opposition à une abstention. La méthode d'adoption des décisions lors des délibérations donne lieu à un phénomène un peu curieux. Il n'est pas rare qu'un conseiller opposé à une disposition au moment du vote et mis en minorité adopte la décision au moment du vote final. Ce sont parfois des précisions de rédaction écartées qui motivent l'opposition d'un conseiller sur le vote d'une disposition mais non le sens général du dispositif.

(19) Séance du 29 décembre 1984, Loi de finances pour 1985.

(20) Séance du 19 janvier 1984, Loi portant dispositions statutaires relatives à la fonction publique territoriale, p. 14.

(21) Séance du 12 septembre 1984, Loi organique relative à la limite d'âge des magistrats ; loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique.

(22) Séance du 12 septembre 1984, Loi organique relative à la limite d'âge des magistrats ; loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique.

(23) Séance du 29 décembre 1984, Loi de finances rectificative pour 1984.

(24) Séance du 29 décembre 1984, Loi de finances pour 1985.

(25) Séance du 19 janvier 1984, Loi relative à l'activité et au contrôle des établissements de crédit, p. 14 et s.

(26) Le rapporteur, P. Legatte, se réfère à une étude de M.-F. Ancel sur les incompatibilités parlementaires sous la Ve République, Séance du 30 août 1984, p. 11. Il se réfère également, p. 18, à G. Vedel, Cours de droit constitutionnel et d'institutions politiques. Les Cours de droit, 1960-1961, p. 796, et F. Goguel, La jurisprudence du Conseil constitutionnel, Cours IEP, 1983-1984, p. 116. Dans la Séance du 28 février 1984, p. 12, L. Jozeau-Marigné fait référence à l'ouvrage de F. Luchaire sur le Conseil constitutionnel.

(27) Séance du 28 février 1984, p. 4 et 7 dans laquelle le rapporteur mentionne la décision liberté d'association ; la jurisprudence en matière d'application de l'article 74 de la Constitution, p. 6 et 9-10. Dans la Séance du 30 août 1984, p. 6 et 10, le rapporteur mentionne la décision n° 65-34 du 2 juillet 1965, Rec., p. 78, et la décision n° 81-141 du 27 juillet 1982. Il fait également référence à la « précédente décision du Conseil constitutionnel relative à la fonction publique territoriale » (p. 24).

(28) Séance du 30 août 1984, p. 23.

(29) Séance du 28 février 1984, p. 2.

(30) Cons. const., 18 nov. 1982, n° 82-146 DC, GDCC, 15e éd. 2009. n° 15 ; Gr. délib. CC 2009. n° 31, Loi modifiant le code électoral et le code des communes et relative à l'élection des conseillers municipaux et aux conditions d'inscription des Français établis hors de France sur les listes électorales, Rec., p. 66.

(31) Séance du 28 février 1984, p. 8, L. Gros.

(32) Séance du 30 août 1984, p. 17.

(33) Ibid., p. 20.

(34) Ibid.

(35) Ibid.

(36) Séance du 30 août 1984, p. 23.

(37) Ibid.

(38) Séance du 12 septembre 1984, Loi organique relative à la limite d'âge des magistrats ; loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique.

(39) Séance du 12 septembre 1984, Loi organique relative à la limite d'âge des magistrats ; loi relative à la limite d'âge dans la fonction publique.

(40) Séance du 7 septembre 1984, Élections à l'Assemblée nationale (AN Puy-de-Dôme 2e circ.).

(41) Séance du 29 décembre 1984, Loi de finances pour 1985.

(42) Séance du 29 décembre 1984, Loi de finances pour 1985.

(43) Sur la question de la recevabilité des amendements parlementaires avec l'article 3 de la résolution du Sénat qui, selon l'interprétation du rapporteur, est en contradiction avec l'article 44.2 de la Constitution. Pour le rapporteur, cela doit entraîner la censure de l'article. L. Jozeau-Marigné, G. Vedel et P. Legatte proposent en revanche de se prononcer pour sa conformité. La proposition de P. Legatte est soumise au vote par le Président et adoptée à l'unanimité des membres moins la voix du rapporteur. Les mêmes divisions ressurgissent, s'agissant de l'article 7 de la résolution que le rapporteur propose de censurer en raison d'une ambigüité dans sa rédaction. Contestation de L. Jozeau-Marigné - G. Vedel - interprétation plus nuancée de P. Legatte qui propose de ne pas censurer mais de « l'interpréter pour lui ôter toute ambigüité ». La proposition de L. Jozeau-Marigné est adoptée à l'unanimité sauf par le rapporteur et P. Legatte.

(44) Cons. const., 6 août 2010, n° 2010-20/21 QPC, AJDA 2010. 1557 ; D. 2010. 2335, note F. Melleray ; AJFP 2010. 245, et les obs., M. Jean C. et autres [Loi Université], JO, 7 août, p. 14615.

(45) Au considérant n° 6 de la décision du 6 août 2010 il est fait référence à « la garantie de l'indépendance des enseignants-chercheurs résult(ant) d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République ». La lecture des délibérations de la loi sur l'enseignement de 1984 démontre que le principe d'indépendance des professeurs était perçu comme une des composantes de l'indépendance des enseignants-chercheurs mais qu'il bénéficiait d'une garantie renforcée en raison du rôle confié à ces derniers dans la direction de recherche.

(46) La question est soumise au vote et adoptée à l'unanimité moins une voix : délibération des 10-11 octobre 1984 relative au Statut des entreprises de presse, p. 25.