Les délibérations 1965 - 1974 : Grand témoin
Jean-Philippe LECAT - ancien ministre
Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série 2009 (25 ans de délibérations) - 30 janvier 2009
Monsieur le Président. Je vais en réalité témoigner en trois parties, qui correspondent, par un hasard heureux, aux trois exposés qui ont été faits, ce qui montre à quel point le président du Conseil constitutionnel sait organiser des débats. En effet, je me suis trouvé, pendant cette période, dans trois positions différentes.
À partir de 1965 jusqu'en 1968, j'ai été l'un des conseillers du Premier ministre, m'occupant d'affaires sociales, sous la direction d'Edouard Balladur dont le tropisme social était déjà très fort. Ensuite, j'ai été le député d'une circonscription rurale, proche du député du Cantal de 1968 à 1969 pour faire allusion au toast d'adieu d'André Malraux, à Matignon. Puis, j'ai été membre du Gouvernement.
J'ai retenu que Georges Pompidou tenait de son expérience du Conseil constitutionnel le respect de l'institution, mais qu'il la considérait comme « gardienne de la frontière ». Comme il l'a écrit dans le Nœud gordien et comme il l'a dit à plusieurs reprises, cette frontière n'est pas celle des articles 34 et 37, soit des questions pour les juristes, c'est la Seine. Pour Georges Pompidou, le pouvoir doit être sur la rive droite et le pouvoir ne doit en aucun cas passer sur la rive gauche. Sur la rive droite, il y a l'Élysée. Il se trouve qu'opportunément, le Conseil constitutionnel et le Conseil d'État s'y trouvent. La Cour de cassation ne peut pas se formaliser, elle est sur une île. Elle n'est donc ni à droite ni à gauche. Sur la rive gauche, il y a Matignon, l'Assemblée nationale et le Sénat.
Georges Pompidou pensait que le pouvoir n'était pas à Matignon, y compris quand il était Premier ministre. Il y a des moments où cela lui a été pénible, mais il est certain qu'il y tenait fermement. Je dirais que pendant de Gaulle comme après de Gaulle, il y a, pour lui, en permanence, cette frontière à préserver.
Est-ce qu'il y a une différence avant de Gaulle et après de Gaulle ? Evidemment. Je ne résiste pas au fait de vous conter une anecdote qu'Yves Guéna connaît. J'étais jeune député et nous avions, en 1968 et début 1969, souvent des problèmes. Il y a eu des problèmes à l'Education nationale, au budget, il y a eu la dévaluation, enfin beaucoup de choses. Les jeunes députés étaient un peu bouillonnants. Quand la marmite commençait à chauffer, le président Henri Rey nous réunissait salle Colbert et il disait : « Mes enfants, vous savez d'où je viens ». On disait in petto : « Oui, de l'Élysée ». « Vous savez ce qu'on m'a dit ». « On vous a dit qu'on n'est pas content ». « Alors, vous savez ce qu'il vous reste à faire ». On disait « oui ». On retournait en séance et on votait. C'est de cette façon que fonctionnait le groupe majoritaire. Je ne sais pas comment fonctionnait l'ensemble des institutions. Il devait y avoir ce mécanisme un peu partout.
Après, cela a bougé et a changé. Comme l'a rappelé l'exposé de Madame Mastor, on a abordé cette affaire du Conseil défenseur des libertés en juillet 1971. Il m'a paru intéressant de noter, dans ce qui a été dit, que l'évolution qui s'est faite a été préparée. Elle n'a pas été un coup de tonnerre dans un ciel bleu. Il y a longtemps que les membres du Conseil constitutionnel, comme tout corps organisé à qui on a le malheur de donner des pouvoirs, revendiquent leur extension. C'est arrivé à Louis XVI en convoquant les États généraux et cela lui a coûté très cher. Naturellement, la République se porte beaucoup mieux de l'extension qu'en a faite le Conseil constitutionnel.
Je dirais qu'à titre personnel, j'ai été intéressé par l'espèce. Elle mettait en réalité en cause l'analyse que Raymond Marcellin faisait de la crise de 1968. Raymond Marcellin était un remarquable ministre de l'Intérieur, formé à la grande école de Jules Moch dont il avait été le Secrétaire d'État. Il considérait que mai 68 n'était pas l'effet d'un trouble de la société, mais d'une incompétence manifeste des autorités chargées de la conduire. D'où un certain nombre d'initiatives qu'il a prises ou qu'on lui a attribuées.
Il y en a une dont j'ai un souvenir amer. Je me trouvais, en tant que ministre de l'Information, à la tribune du Sénat, défendant le budget de l'information, quand on a appris l'affaire des micros du Canard enchaîné... ce qui m'a imposé une explication excessivement alambiquée et improvisée sur la liberté de la presse, sur la protection des sources, etc. Ce n'est pas le meilleur texte juridique que j'ai été amené à produire dans ma carrière.
A propos de la liberté d'association, je crois que c'est en effet une décision fondatrice, non seulement dans l'évolution du Conseil constitutionnel, mais par rapport à de nombreux raisonnements juridiques. La question est de savoir si la règle est la liberté et donc l'accomplissement d'un certain nombre de formalités, sauf pour celui qui utilise cette liberté, à répondre de son abus selon les vieux principes, ou si au contraire, les libertés sont des concessions faites par le pouvoir, ce qui entraîne des régimes d'autorisation préalable. Comme vous le savez, la question n'est pas totalement vidée. Sur le droit d'association, naturellement, elle est vidée, mais elle ne l'est pas sur tout.
Enfin, j'aborde l'affaire du contrôle des référendums. Je me suis trouvé, en 68, mêlé au « vrai faux » référendum que vous avez évoqué. J'ai même fait des allers-retours entre Matignon et l'Élysée, porteur de textes revus par le Premier ministre Georges Pompidou. J'étais introduit dans le bureau de Monsieur Bernard Tricot. Puis, Bernard Tricot poussait une porte et il revenait la mine défaite, avec un texte barré. Je repartais alors à Matignon avec mon texte barré.
De tout cela, j'ai tiré deux choses. La première, c'est que le fait que c'était moi qui étais délégué pour cela prouvait que le Premier Ministre ne croyait pas beaucoup à ce référendum, sans quoi il aurait chargé des personnalités d'un autre rang. Il y en avait. Il y avait Jobert, il y avait Olivier Guichard, il y avait Balladur, il y avait Olivier Philip, il y a avait beaucoup de gens qui étaient plus aptes que moi à impressionner Bernard Tricot et surtout la personnalité qui se trouvait derrière la porte. Il y a eu de ce texte une rédaction finale qui se présentait assez bien, mais quand on a abouti, il n'y avait plus d'imprimerie, il n'y avait plus d'électricité ni de bureaux de vote, etc. Nous avions été pris par le temps. Il y avait des conditions politiques.
Je trouve que vous avez souligné un élément extraordinairement intéressant. C'est le fait que la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne vient pas de la planète Mars. Les membres du Conseil constitutionnel ne sont pas des extra-terrestres. Ils raisonnent par rapport à un certain état, même s'ils poursuivent un idéal, mais c'est un idéal que l'on poursuit dans une société capable d'accepter un certain nombre de choses à un certain moment.
Je pourrai, cet après-midi, préciser, par exemple, les circonstances d'une affaire très intéressante qui a été soumise au Conseil constitutionnel. En 1979, j'étais ministre de la Culture et de la Communication et le président Giscard d'Estaing s'est ému des radios libres, à la suite d'incidents qui ne manquaient pas de piquant, notamment la fuite de François Mitterrand par les toits de la rue de Solferino, s'échappant, assura-t-on, d'un grenier dans lequel se trouvait une « radio libre » que la police avait décidé de bâillonner, avec le succès que l'on connaît...
J'avais été chargé de faire voter par l'Assemblée nationale et le Sénat une disposition renforçant le monopole de la radio. C'était en 1979. C'était un peu tard pour s'occuper de choses de ce genre et c'était notamment absurde technologiquement. Quand j'avais commencé à m'intéresser aux problèmes d'information, un émetteur de radio représentait la moitié d'une pièce comme ce salon d'honneur. Lorsque j'ai fait voter la loi répressive scélérate, il tenait dans la serviette d'Yves Guéna ou dans la mienne. Le Conseil constitutionnel, mieux éclairé que le Premier ministre de l'époque qui m'avait donné ces instructions, a censuré une partie de la loi, mais il a procédé, avec un doigté extraordinaire, à une frappe chirurgicale supprimant quatre mots en effet absurdes, mais qui laissait substituer la loi répressive dans sa totale efficacité.
C'est un très bon exemple. J'ai eu à plaider la subtilité des décisions du Conseil constitutionnel auprès des plus hautes autorités de l'État qui ne souhaitaient rien de mieux que de m'envoyer faire revoter la loi complète. D'une part, je n'avais aucune envie de me soumettre à cet exercice. D'autre part, j'ai exposé que le Conseil constitutionnel qui avait eu l'attention de procéder à une frappe chirurgicale, procéderait la deuxième fois à une destruction nucléaire totale et qu'il ne resterait plus rien du monopole de la radio, ce qui n'était pas le but recherché.
Dans l'action, les responsables ne partageaient pas les secrets, puisqu'à l'époque les délibérations du Conseil constitutionnel étaient couvertes par le secret, et ne partageaient pas toutes les nuances de l'évolution, comme le fait la doctrine qui, de décision en décision, peut suivre des cheminements et noter des précédents et l'amorce d'une évolution. Il y a néanmoins un certain nombre de permanences et d'exigences du Conseil constitutionnel qui, dans cette période de 1965 à 1974, me paraissent avoir parfaitement correspondu aux évolutions de la société et de la vie politique. Au-delà, il y a cette grande rupture de 1974 qui est naturellement au moins aussi importante que celle de 1971, en ce qui concerne la saisine, mais pour la période 65-74, je crois que les choses allaient bien.
Je terminerai sur une anecdote. Un jour, devant moi, Georges Pompidou a cité son expérience au Conseil constitutionnel.
Vous savez qu'en 1967, les élections s'étaient traduites par une voix de majorité et encore, il s'agissait de notre ami Benjamin Brial, député de Wallis et Futuna. Il avait fallu l'intervention d'un roi – il y en a deux là-bas – et d'un évêque – heureusement, il n'y en a qu'un – pour que Benjamin Brial rejoigne la majorité. Vous le voyez, c'était périlleux.
Comme il fallait équilibrer la Sécurité sociale, problème qui a définitivement, comme on le sait, disparu à la suite des excellentes mesures que nous avons prises, le Premier ministre Georges Pompidou a décidé de procéder par ordonnance. Les ordonnances de la Constitution de 1958 ont une nature extrêmement intéressante, à la fois dans la rédaction de la loi d'habilitation, dans leur statut contentieux pendant et avant la ratification, puis dans leur statut une fois ratifiées. Rien ne s'oppose à ce qu'il y ait plusieurs contentieux. C'est arrivé récemment pour la privatisation des autoroutes avec un premier contentieux sur l'ordonnance à caractère réglementaire et un deuxième ensuite sur l'ordonnance devenue loi.
Georges Pompidou avait dit à Édouard Balladur qui avait noté ce propos avec beaucoup de soin : « Sur cette affaire, soyez à l'écoute du Conseil constitutionnel ». Georges Pompidou avait gardé cette idée que le Conseil constitutionnel était une autorité importante dans l'État et qu'il ne fallait pas, sous prétexte d'urgence, notamment d'urgence financière et sociale, bouleverser les équilibres. En effet, une loi d'habilitation ou une ordonnance peut toucher des équilibres extrêmement délicats. Georges Pompidou nous avait mis en garde contre cela. Nous avons donc fait une loi d'habilitation, fait d'excellentes ordonnances qui ont été ratifiées fin 67, début 68 et qui naturellement, dès le printemps suivant, ont connu un sort contraire. Mais cela, c'est la politique, ce n'est plus le droit. Merci.