Les délibérations 1959 - 1965 : Présentation
Jean-Pierre MACHELON, Doyen de la Faculté de droit de l'Université Paris Descartes, directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études
Anne-Laure CASSARD-VALEMBOIS, Maître de conférences à l'Université de Franche-Comté
Cahiers du Conseil constitutionnel, hors série 2009 (25 ans de délibérations) - 30 janvier 2009
La mise en place du Conseil constitutionnel, le 5 mars 1959, marque pour la justice constitutionnelle en France le début d'une assez longue période d'acclimatation. L'institution, qui ne démarre pas sous les meilleurs auspices, va s'affirmer de manière progressive, voire laborieuse, et acquérir finalement un lustre inattendu. Sans être, loin de là, achevé en 1965, lorsque prend fin la présidence de Léon Noël, le temps des commencements fixe, sur un mode qui n'est pas toujours mineur, certains traits durables.
D'emblée, le Conseil constitutionnel devait relver un triple défi. Il lui fallait d'abord résister aux pesanteurs de l'histoire et, comme gardien de la suprématie de la Constitution, vaincre le tropisme de l'absolutisme parlementaire. Le Conseil devait également chercher sa place parmi les institutions de la Ve République. Le nouvel organe, dont la saisine était réservée aux quatre plus hautes autorités de l'État, avait été conçu pour faire respecter le nouvel équilibre des pouvoirs et contenir d'éventuels excès du Parlement ; il ne semblait guère laisser d'espace à des constructions audacieuses, dont les travaux préparatoires avaient d'ailleurs clairement exclu l'éventualité. Il appartenait enfin au Conseil constitutionnel d'assurer sa propre crédibilité, quelque peu mise à mal dans la presse par certains commentaires sur l'âge de ses membres, ou sur leur indépendance, compte tenu de leurs engagements politiques. Référence faite à leur origine professionnelle, bien des observateurs se plaisaient à ajouter que la connaissance du droit public n'avait pas été le principal critère de nomination.
Comment ce défi a-t-il été relevé ? Les délibérations du Conseil fournissent de précieux éléments de réponse, sur des sujets très divers, liés à la rationalisation du parlementarisme et à la réforme du contentieux électoral, mais aussi aux initiatives constitutionnelles du général de Gaulle, comme la révision, fort controversée, de l'automne 1962. L'ouverture des archives permet d'observer rétrospectivement le fonctionnement interne de la nouvelle institution, c'est-à-dire l'envers du décor et le jeu des acteurs. Elle offre au constitutionnaliste des perspectives inédites sur le mode d'élaboration des avis et décisions rendus. Les comptes rendus des séances comportent en outre d'irremplaçables indications sur la vision par le Conseil constitutionnel de son propre rôle et sur la place qu'il a fini par occuper dans le système institutionnel de la Ve République.
I – La vie intérieure du Conseil constitutionnel
Il faut d'abord évoquer les hommes. Quelques personnalités émergent nettement. Léon Noël, qui dirige l'institution avec une prudente fermeté, est à citer en premier lieu. Gaulliste sourcilleux et juriste expérimenté – mais gaulliste d'abord -, le président Noël entend favoriser l'enracinement des institutions de la Ve République, tout en maintenant le Conseil dans le rôle étroit qu'avait entendu lui assigner le Constituant de 1958. Il jouit d'une grande autorité, qui est renforcée par sa proximité du pouvoir. De bout en bout, quoique de manière moins marquée après 1962, il continue en effet de jouer, parallèlement à sa fonction officielle, le rôle, qui était le sien depuis le RPF, de conseiller et de confident du général de Gaulle. Il en tire crédit auprès de la plupart de ses collègues, bien conscients dans les circonstances de l'époque, de l'utilité d'un messager de haut rang entre l'Élysée et le Palais-Royal.
Personnalités marquantes l'une et l'autre, les deux membres de droit s'illustrent fort différemment. Le président René Coty expose en juriste, parfois longuement, des vues ordonnées avec soin et argumentées avec habileté. En désaccord avec la lecture gaullienne des institutions, il n'est pas pour autant un détracteur systématique de la nouvelle Constitution. Tout au contraire, le président Auriol s'affirme comme un défenseur inconditionnel et nostalgique des compétences du Parlement. Pour protester contre les « violations de la Constitution », il décide de ne plus siéger au Conseil (lettre du 25 mai 1960), mais il est à nouveau présent, et très présent, les 3, 5 et 6 novembre 1962, pour « aider ceux qui voudraient faire proclamer l'inconstitutionnalité du référendum ».
Face au président Noël et aux membres de droit, les membres nommés semblent un peu en retrait, à deux notables exceptions toutefois. La première concerne Georges Pompidou, dont l'influence au sein du Conseil, durant les trois années où il a siégé, doit être fortement soulignée. Omniprésent dans les débats, conjuguant à un haut degré savoir-faire technique et sens politique, le futur Premier ministre joue avec pragmatisme un rôle majeur dans les orientations de départ de l'institution. Un autre membre nommé, Jean Gilbert-Jules, ancien sénateur radical, lui donne souvent la contradiction, en défenseur du parlementarisme traditionnel et en opposant politique résolu aux initiatives constitutionnelles du général de Gaulle. Les autres conseillers n'interviennent que par intermittences, pour la plupart fort brièvement, ou pas du tout...
Les comptes rendus dépouillés donnent d'intéressantes indications sur l'activité du Conseil constitutionnel et l'organisation de ses travaux. Ils confirment que l'administration de la Haute Instance est dans ses débuts des plus rudimentaire. Les compétences techniques du secrétaire général et des rapporteurs-adjoints apparaissent de ce fait particulièrement bienvenues. Le secrétaire général, tout en restant sur la réserve dans les controverses les plus aiguës, est amené à intervenir fréquemment en séance, et de manière parfois déterminante. Quant aux rapporteurs-adjoints, non seulement ils font (au début) office de service juridique et apportent leur concours aux conseillers pour la rédaction de leurs rapports, mais ils participent pleinement au délibéré, y compris dans les matières autres qu'électorale.
Dans la conduite des débats, le président Léon Noël ne cherche pas à restreindre la liberté de parole de ses collègues. Si ses interventions sont fréquentes, elles sont en général relativement brèves et destinées davantage à circonscrire la discussion, notamment en début de séance, qu'à exposer des questions de droit. Il sait à l'occasion faire montre de fermeté ; en bon diplomate, il s'efforce malgré tout d'arriver par la persuasion à la solution recherchée, en jouant au besoin des suspensions de séance ou de délibéré.
Les échanges sont très directs et ils empruntent aux registres les plus variés. Celui de la démonstration juridique est habituel à Coty et Pompidou. Cassin, et plus encore Chenot, lorsqu'ils interviennent, privilégient l'argumentation politique. Auriol, pour sa part, récuse tout juridisme ; « Je suis un paysan. Je ne me perds pas dans les subtilités », dit-il le 6 octobre 1962. D'autres, le même jour, déclarent présenter le point de vue de « l'homme de la rue » (Michelet) ou d'un « sous-Huron » faisant appel au « simple bon sens » (Pasteur Vallery-Radot).
La diversité ainsi observée n'est pas sans compliquer la tenue du délibéré, ni ajouter de l'aléa aux scrutins. Parfois un peu désordonnés, surtout en début de période, lorsque la recherche de solutions techniques à des problèmes nouveaux s'avère difficile, les débats peuvent également manquer de sérénité. Les véritables incidents de séance sont cependant exceptionnels et restent sans suite. Et les clivages multiples qui traversent le Conseil constitutionnel garantissent des discussions ouvertes. Il n'y a pas, entre 1959 et 1965, de majorité automatique rue de Montpensier. Pour ne prendre qu'un exemple, le 6 novembre 1962, dans un scrutin capital pour l'avenir de la République gaullienne, Cassin et Pasteur Vallery-Radot ont voté avec les anciens présidents de la IVe République.
II – La construction de la jurisprudence
Les délibérations relatives aux trois référendums organisés au cours de la période 1959-1965 fournissent une remarquable illustration de l'exercice par le Conseil constitutionnel de sa compétence consultative. Le Conseil s'interroge chaque fois sur la question de savoir s'il doit donner son avis au président de la République sur la conformité à la Constitution du projet de loi référendaire. Le 8 décembre 1960, il rejette sa compétence pour se prononcer tant sur la décision de recourir au réfrendum que sur le texte du projet de loi. L'opinion de Gilbert-Jules, farouchement défendue, l'a emporté sur les arguments de Pompidou et de Coty. Les conseillers reviennent sur cette décision le 20 mars 1962. Par sept voix contre deux (Waline et MicharPellissier), ils décident d'adresser un avis officieux négatif au président de la République sur la constitutionnalité du projet, que Pompidou avait pourtant ardemment défendu, sur le terrain du droit comme de l'opportunité politique. Le Conseil prend la même position le 2 octobre 1962, à propos du référendum relatif à l'élection du président de la République au suffrage universel direct, au terme d'une discussion dominée par des arguments de nature juridique. Par sept voix contre deux (Michelet et Chenot) et une abstention (Michard-Pellissier), il estime de son devoir de faire connaître au président de la République ses réserves sur la constitutionnalité du référendum envisagé.
Une nouvelle fois, le 6 novembre 1962, mais en tant que juge de la norme, il se prononce sur la constitutionnalité de la procédure. Les débats se situent là encore sur le terrain du droit. Leur lecture confirme que le Conseil a essentiellement fondé sa décision sur l'idée qu'il est enfermé dans une compétence d'attribution et qu'aucun texte ne l'habilite explicitement et clairement à se prononcer sur la constitutionnalité d'une loi référendaire.
La fabrication de la jurisprudence est éclairée d'une lumière vive par les délibérations relatives aux domaines de la loi et du règlement. Apparaît ici une césure entre les membres du Conseil qui ont conservé certains réflexes des IIIe et IVe Républiques (les « anciens ») et ceux qui se situent dans la logique de la nouvelle Constitution (les « modernes »). Parmi les “anciens”, on compte principalement Gilbert-Jules, Michard-Pellissier et le président Coty. Le 7 avril 1960, par exemple, Gilbert-Jules défend la compétence législative pour des questions de principe liées à la place que le Parlement doit avoir dans les institutions. Pompidou est le plus actif des « modernes ». Son rapport du 27 novembre 1959 sur la question des Baux à ferme illustre qu'il a, dès l'origine, parfaitement compris toutes les nuances et implications de l'article 34 de la Constitution.
Curieusement, l'examen des comptes rendus révèle aussi qu'à peine installé le Conseil constitutionnel anticipe certaines jurisprudences consacrées dans les années 1980. La solution « Blocage des prix » (1982) est proposée par Coty lors de la délibération du 20 janvier 1961. Dès le 27 novembre 1959, Gilbert Jules en défend même une version plus sophistiquée. Il considère que seul le président de la République peut saisir le Conseil en vertu de l'article 61 pour qu'il se prononce sur la conformité d'une loi aux articles 34 et 37 de la Constitution, car il est le seul à ne participer à aucun titre à l'élaboration et au vote de la loi (il réserve également au président du Sénat la possibilité de saisir le Conseil lorsque l'Assemblée nationale a eu le dernier mot). Le président Auriol, quant à lui, ébauche la jurisprudence « État d'urgence en Nouvelle-Calédonie » (1985) le 15 janvier 1960. Constatant qu'un texte antérieur non examiné par le Conseil contient des dispositions analogues à celles de la loi sur laquelle il est amené à se prononcer ce jour-là, et qu'il juge hautement inconstitutionnelles, il observe qu'il faudra bien que le Conseil trouve le moyen de se saisir lui-même, faute de quoi il serait permis de dire qu'il « marche sur la Constitution ».
III – La place du Conseil constitutionnel dans le système institutionnel
Attentifs à la variété des pouvoirs de la nouvelle institution, les membres du Conseil constitutionnel s'interrogent à plusieurs reprises sur leur compétence pour donner des avis ou faire des recommandations en dehors des cas prévus par la Constitution et la loi organique. Hors délibéré, ils débattent le 7 avril 1960 d'un vœu d'Auriol tendant à ce que l'article 61 de la Constitution soit révisé pour permettre au Conseil de s'autosaisir ; tous s'opposent assez fermement à ce projet, mais conviennent qu'à titre officieux le président Noël parlera au président de la République ou au Premier ministre du débat intervenu. Dans des circonstances mieux connues, le 14 septembre 1961, le Conseil se déclare incompétent pour répondre à la consultation du président de l'Assemblée nationale sur la recevabilité d'une motion de censure en période d'application de l'article 16.
Le Conseil se pose régulièrement la question de savoir s'il doit retenir une conception stricte ou extensive de ses compétences. La délibération la plus remarquable à ce sujet est certainement celle du 11 août 1960. Les conseillers se demandent s'ils doivent connaître de l'intégralité du texte qui leur est déféré ou seulement des dispositions visées par la saisine. Ils choisissent la compétence la plus large, au terme d'une discussion animée opposant Coty et Pompidou d'une part, Gilbert-Jules et le secrétaire général d'autre part. Un consensus est trouvé en toute fin de séance à propos du fameux considérant de principe que la doctrine a appelé « considérant-balai » ; due au secrétaire général, la rédaction adoptée présente, selon Pompidou, l'avantage d'éviter « de dire formellement que le Conseil a examiné toute la loi sans pour autant que celui-ci paraisse se dérober ».
Concernant la nature du Conseil constitutionnel, il n'existe aucune discussion spécifique et détaillée. Il ressort globalement des comptes rendus que la majorité de ses membres le tiennent pour une juridiction (sauf lorsqu'il exerce ses compétences consultatives sur la base des articles 16 et 60 de la Constitution). Pourtant, certaines hésitations s'expriment parfois. Coty, par exemple, estime le 7 avril 1960 que le Conseil n'a pas la qualité de Cour constitutionnelle ; une telle institution n'a pour lui sa place que dans un État fédéral. De même, le 30 juin 1961, Gilbert-Jules doute qu'il soit « une véritable juridiction suprême, chargée de faire observer la Constitution par toutes les autorités de l'État ».
Le contexte de la guerre d'Algérie, qu'il faut rappeler en terminant, ne favorise pas, il est vrai, la mise au premier rang des considérations strictement juridiques. Les arguments politiques sont assez souvent déterminants. Ainsi, le 23 avril 1961, les conseillers approuvent largement le recours à l'article 16, alors qu'ils semblent tous d'accord avec Pompidou lorsqu'il affirme que, « si on regarde le texte de très près », les conditions exigées par le texte ne sont pas toutes les deux remplies. Quelque temps auparavant, ils ont validé certaines élections irrégulières parce qu'ils étaient convaincus que les élections consécutives à une invalidation auraient été entachées des mêmes irrégularités ; le président Noël l'explique sans ambages le 6 décembre 1960. Pour prendre un dernier exemple, la délibération relative à la loi organique sur les magistrats musulmans, le 15 janvier 1960, révèle que le Conseil constitutionnel, qui penchait pour l'inconstitutionnalité du texte, a décidé de ne pas le censurer, par crainte d'être accusé, selon les propres termes d'Auriol, « d'empêcher la pacification algérienne ».