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Légalité et constitutionnalité

Louis FAVOREU

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 3 - novembre 1997

Il est classique de confronter ou d'opposer légalité et légitimité. Il l'est moins d'établir un parallèle, un rapprochement ou une complémentarité entre légalité et constitutionnalité. Nous nous y risquerons cependant en ayant conscience de la témérité de notre démarche car elle va nécessairement conduire à remettre en cause un certain nombre de traditions ou d'habitudes bien ancrées.

La réflexion est née d'un constat : le vocabulaire couramment utilisé par beaucoup des juristes en France n'est plus véritablement en accord avec l'état du droit dans un certain nombre de cas. Plus exactement, ou en voyant les choses sous un autre angle, on peut dire que ceux qui manient régulièrement les notions de droit constitutionnel comparé ont de plus en plus l'impression qu'il existe un décalage entre le droit positif tel qu'il se développe et les concepts (classiques) qui continuent à être employés. C'est ce que j'avais essayé de montrer, à l'initiative de Michel Troper, à l'occasion d'un séminaire organisé à l'Université de Nanterre en 1994, en m'attachant à un certain nombre de notions caractéristiques utilisées par les constitutionnalistes comparatistes.

Il semble en effet de plus en plus étrange d'entendre parler de « légalité constitutionnelle », de « lois contraires au principe de légalité », de « lois illégales » ou même de « légalité constitutionnelle, législative et réglementaire ». L'emploi de ces termes ne surprenait pas du temps où, le contrôle des lois n'existant pas, il était très peu fréquent d'y avoir recours. Les choses ont beaucoup changé aujourd'hui et un vocabulaire plus adapté devrait être utilisé : notamment la notion de constitutionnalité paraît beaucoup plus apte à caractériser certaines situations et devrait donc se substituer à celle de légalité, sans évidemment la remplacer totalement car celle-ci conserve une fonction mais de manière différente.

Cette préoccupation terminologique peut sembler vaine, voire inopportune, à ceux qui comprennent ou admettent difficilement les changements imposés par la prise en considération des apports de la jurisprudence constitutionnelle. En réalité, elle ne peut être ignorée car elle traduit ou marque l'émergence d'un problème de fond, à savoir le basculement ou le recentrage de notre ordre juridique, comme d'ailleurs de ceux des pays voisins (Allemagne, Belgique, Italie ou Espagne) autour d'un nouvel axe. Comme l'a montré en effet l'un des meilleurs spécialistes de droit comparé, Alessandro Pizzorusso :

" [Il est] possible aujourd'hui de décrire le système des sources en utilisant la figure cartésienne des abscisses et des ordonnées. Mais si dans cette figure la loi garde sa position centrale au point où les axes se croisent (les autres sources se plaçant au-dessus, comme la Constitution, etc., ou au-dessous, comme les règlements d'exécution, etc., ou bien à la droit ou à la gauche selon les critères de compétence), elle n'est plus qu'une source parmi beaucoup d'autres, et, surtout, elle n'est plus la source suprême comme elle l'était auparavant et sa constitutionnalité est susceptible d'être discutée.

Cette nouvelle organisation du système des sources remplace celle qui existait avant et qui pouvait être représentée comme un système à rayons, où la loi était placée au centre et les autres sources, tout autour, tiraient leur force normative de la loi qui renvoyait elle-même à ces sources. Ainsi, la loi était pratiquement la seule véritable source du droit, autrement dit la source des sources.

En revanche, aujourd'hui, même si la loi est toujours au centre du système, les effets juridiques des autres sources ne dépendent plus d'elle (ou seulement d'elle), mais dépendent surtout de la Constitution. Par conséquent, la Constitution règle essentiellement le système des sources du droit qui se présente plutôt comme une cascade de sources "

Le changement de terminologie est donc le signe apparent d'une profonde modification de l'ordonnancement juridique intervenue, après la seconde guerre dans les pays dans lesquels la Constitution est devenue l'élément central de cet ordonnancement. Ce changement s'est produit en France avec un certain retard mais il a eu lieu et il n'est plus possible de raisonner comme au temps de l'État légal de Carré de Malberg, parfois aussi dénommé État légicentrique . Le passage à l'État de droit constitutionnel met au premier plan la notion de constitutionnalité et il doit en être tenu compte désormais même si cela dérange quelques habitudes.

Afin de faire apparaître cette transformation, deux propositions complémentaires peuvent être avancées : dans l'État légal, la constitutionnalité n'était qu'une composante – accessoire – de la légalité ; aujourd'hui, dans l'État de droit la légalité n'est qu'une composante de la constitutionnalité.

L'état du droit sous les IIIe et IVe Républiques est parfaitement illustré par cette formule de Georges Vedel :

« La constitutionnalité n'est que la mise en œuvre dans un cas particulier de l'idée de légalité ».

A vrai dire, dans le droit public classique il n'est pratiquement jamais question de constitutionnalité – sauf dans l'expression « contrôle de constitutionnalité » – et très significativement c'est à la notion de « légalité constitutionnelle » qu'il est fait appel.

Comment la légalité englobe-t-elle la constitutionnalité ?

Cette intégration de la constitutionnalité dans la légalité apparaît progressivement au travers du principe de légalité tel qu'il est entendu par la doctrine publiciste française à partir du XXe siècle et jusqu'à aujourd'hui.

Le principe de légalité devient progressivement un « fourre-tout » dans lequel on va faire entrer non seulement les lois et les décrets-lois mais aussi les règlements et bientôt, notamment après la seconde guerre mondiale, les principes généraux du droit ainsi que la jurisprudence ; la Constitution va également être mentionnée mais de manière assez particulière comme nous le verrons plus loin ; de même que les normes internationales. En 1957, Charles Eisenmann met le doigt sur le problème de la définition du principe de légalité en s'étonnant de ce que la doctrine la considère généralement comme allant de soi alors qu'en fait elle soulève de sérieuses difficultés. Il constate ainsi, après s'être référé aux ouvrages d'André de Laubadère et de Georges Vedel, que le « bloc de la légalité » inclut la totalité des règles (y compris les actes individuels et les contrats chez certains auteurs) dont le respect s'imposerait à l'administration. Et Eisenmann en déduit que pour la doctrine dominante :

« la légalité s'identifie alors purement et simplement à la réglementation juridique en son entier, au » droit en vigueur ". Le principe de légalité postule donc un certain rapport entre les actes ou actions administratives et cette masse immense de normes générales et de normes individuelles " .

Et, après avoir souligné « l'immensité de l'écart entre la notion large qu'il vient d'exposer et la notion » restrictive " il précise :

« J'opte sans hésitation pour [···] la conception la plus restrictive, celle qui se fonde sur la notion de loi qui est celle du droit positif », considérant que « les conceptions extensives de la légalité représentent des altérations profondes de la conception originaire du principe de légalité ». En fait, ajoute-t-il, l'étude du principe de légalité dans les manuels s'identifie à celle des sources du droit administratif ; de ce fait, il serait sans intérêt « d'affirmer un » principe de régularité « des actes administratifs dont le principe de légalité ne serait que l'une des spécifications » parce que, comme on l'a déjà relevé, ce « principe » par lui-même n'aurait aucun contenu défini : renvoyant implicitement au catalogue des sources du droit administratif, il se réduirait en somme en lui-même à cette pauvre tautologie que les organes administratifs doivent respecter les règles, et plus largement les normes, qui les lient "

Le doyen Vedel avait bien vu le problème dès 1949 (Manuel p. 118) en mettant l'accent sur ce qu'exprime en réalité le principe de légalité à savoir la hiérarchie des normes :

« Cette conséquence de la hiérarchie des normes, qui exige la conformité de la règle inférieure à la règle supérieure, s'exprime par le principe de légalité. Le mot de légalité est équivoque et est un des trop nombreux exemples qui témoigne que le droit à une langue mal faite. Ici la légalité, ce n'est pas la conformité à la loi stricto sensu, c'est-à-dire à la règle posée par le pouvoir législatif, mais la conformité à la loi lato sensu, c'est-à-dire à l'ensemble des règles de droit supérieures. On dirait, avec plus d'exactitude, le principe de normativité ou de juridicité, mais, comme ce n'est pas l'usage, en se servant de ces mots on créerait plus d'équivoques qu'on n'en éviterait ».

C'est en ce sens (principe de hiérarchie des normes) qu'il faut entendre la référence au principe de légalité dans la décision Décentralisation du 25 février 1982 (137 DC §3) mais comme nous l'avions noté à l'époque (RDP 1982 p. 1259 et s.) une expression moins équivoque aurait paru souhaitable. Car la constitutionnalité n'est plus, comme elle pouvait l'être sous les IIIe et IVe Républiques « la mise en œuvre dans un cas particulier de l'idée de légalité » : elle est désormais au centre de l'ordre juridique et la légalité ne représente plus qu'une part limitée de la « juridicité ». On notera d'ailleurs que le Conseil constitutionnel se réfère désormais couramment à la hiérarchie des normes (décisions 381 DC et 382 DC du 14 octobre 1996 pour les dernières) et qu'il n'utilise plus l'expression « principe de légalité » qu'au sein de celle, nettement plus précise, de « principe de légalité des délits et des peines » qui est évidemment en harmonie avec la conception restrictive évoquée plus haut.

Pourquoi la légalité a-t-elle englobé la constitutionnalité ?

En réalité tout tient au rôle du juge administratif comme juge de la légalité. On pourrait aussi invoquer d'autres raisons notamment d'ordre historique ; mais nous verrons qu'elles apparaissent de moins en moins convaincantes.

Dans les « Mélanges offerts à Marcel Waline », en 1974, le Professeur Jean Rivero pose une question fondamentale qui, à la fois résume l'état du droit sous le régime de l'État légal et en marque la fin : « Le juge administratif : gardien de la légitimité administrative ou gardien administratif de la légitimité ? ».

Cela revenait à se demander si la légalité que le Conseil d'État avait construite, depuis le XIXe siècle, pour contrôler l'administration, pouvait être étendue au domaine des relations privées grâce, notamment, aux fameux principes généraux du droit qui auraient eu vocation à être applicables même par les juridictions judiciaires. Mais ce rôle, auquel d'ailleurs ces dernières ne semblaient pas très disposées à donner leur agrément, a été en toute hypothèse repris, et est désormais assuré, par les normes constitutionnelles et européennes ou internationales qui, elles, ont vocation à s'imposer à l'ensemble de l'ordre juridique : le juge administratif est gardien de la seule légalité administrative c'est-à-dire de la légalité applicable à l'administration et encore doit-il tenir compte ici des normes dégagées par d'autres juges à partir de l'interprétation de la Constitution ou des instruments internationaux, voire même des lois.

Mais ce qu'il est important de noter c'est que la notion de légalité a été construite par le juge administratif et pour être appliquée à la seule administration : car il n'était pas question évidemment de l'appliquer au législateur même s'il était parfois dit que, théoriquement, celui-ci devait la respecter et qu'il ne pouvait y avoir des « lois illégales ». En conséquence la notion même de constitutionnalité est absente du vocabulaire juridique courant – comme le montre, jusqu'à l'absurde, l'expression précédente – dans la mesure où elle n'a cours qu'à travers la formule « contrôle de constitutionnalité des lois », laquelle comme on le sait, ne fait pas partie, jusqu'à une certaine époque du droit positif français (ni de celui de la plupart des autres pays européens). A vrai dire cette dernière explication est moins logique qu'il n'y paraît car contrairement à ce qui est profondément ancré dans la culture juridique française, ce n'est pas parce qu'il n'y a pas de contrôle de constitutionnalité des lois qu'il n'y a pas de contrôle de constitutionnalité : en effet, un tel contrôle peut être appliqué – et aurait pu l'être – aux actes administratifs et aux actes juridictionnels. D'ailleurs, dès avant la guerre, Marcel Waline l'envisage très explicitement pour les actes administratifs en intitulant même une des rubriques de sa table alphabétique des matières : « constitutionnalité des actes administratifs (vérification de la...) » .

Il est alors généralement objecté que seule la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 aurait pu servir de base à un tel contrôle et que ce texte, non rédigé à cette intention, n'était pas utilisable à cette fin et ne l'avait d'ailleurs jamais été. En somme même s'il l'avait voulu, le juge administratif n'aurait pu l'employer dans ce but ; et en toute hypothèse la notion même de constitutionnalité serait étrangère à la tradition du droit français, et même européen, en tant du moins qu'elle se rapporte au contrôle des actes non législatifs.

Cette présentation est de moins en moins vérifiée au fur et à mesure que progressent les recherches sur ce qu'on peut appeler l'histoire normative. En effet, il a déjà été montré que s'était exercé dès le début du XIXe siècle, un contrôle de constitutionnalité des actes administratifs et juridictionnels . Particulièrement significative à cet égard est la lecture d'un ouvrage peu connu qui, après une étude approfondie des archives de la période révolutionnaire, fait apparaître combien les notions de Constitution et de constitutionnalité sont constamment présentes, même au niveau de l'administration locale. Ainsi dans un développement intitulé « la constitutionnalité critère de la légalité », l'auteur expose, références à l'appui, en quoi consiste cette liaison entre les deux notions après la Révolution :

« Moule de la pensée politique et administrative, la Constitution est encore l'étalon de la légalité. Une mesure législative ou administrative, l'attitude d'un fonctionnaire seront conformes à la rectitude juridique dans la mesure où elles seront conformes à la Constitution. »Constitutionnel", « inconstitutionnel », ces adjectifs d'un emploi presque permanent, traduisent le besoin constant de comparer les textes en élaboration ou les activités des gouvernants à la norme fondamentale, la constitution. On dira qu'un projet, un système, un arrêté sont inconstitutionnels, que les coalitions d'ouvriers de la loi Le Chapelier, les chapitres de femmes, sont inconstitutionnels ; on apprécie le caractère constitutionnel d'un raisonnement, de la conduite des corps locaux, des pétitions ; les particuliers dénoncent comme inconstitutionnel l'arrêté d'un département. Ainsi se forme une conscience de la constitutionnalité qui est un des traits remarquables de la réforme révolutionnaire ".

Mais comme il est dit dans le Recueil Duvergier en 1834, sous le Ier Empire la plupart des décrets impériaux sont « inconstitutionnels » sans être sanctionnés et « les mots de constitution et de légalité encore prononcés quelquefois, n'étaient plus qu'une insolente dérision » (p. IX). Toutefois ces mots et ces notions ont été utilisés et ils le seront à nouveau devant les tribunaux sous la Monarchie de Juillet comme l'a montré le professeur Mestre dans les études précitées. En fait, un développement significatif du contrôle de constitutionnalité des actes non législatifs aurait pu se produire : aucun obstacle technique ou autre ne s'y opposait.

Les vraies raisons sont donc ailleurs ; elles tiennent essentiellement au fait que l'instabilité constitutionnelle a enlevé toute autorité aux normes constitutionnelles et que lorsque les conditions favorables ont été réunies – à savoir la stabilité de la Constitution et un régime démocratique – s'est mis en place un système de contrôle du pouvoir essentiellement tourné vers le pouvoir exécutif et l'administration.

Comme il a été montré de manière très éclairante la doctrine publiciste a d'autant mieux admis à la fin du XIXe et au début du XXe siècle une extension de la compétence du pouvoir réglementaire que, à défaut d'un contrôle des lois, le renforcement du contrôle des actes administratifs permettait d'assurer plus efficacement la surveillance du pouvoir. Par ailleurs, le dogme de l'infaillibilité du législateur et de la loi protectrice des libertés conduit à sacraliser la légalité . En conséquence, l'État légal repose sur un double pilier : la légalité dont le respect est imposé à l'administration par le juge administratif.

Et les caractéristiques de cette légalité tiennent à la manière dont elle est façonnée : elles résultent, tout d'abord, de ce que cette légalité est construite pour s'appliquer et être imposée aux autorités administratives et à elles seules ; et ensuite de ce que cette construction est l'? uvre du Conseil d'État qui est à la fois conseiller juridique, tuteur et contrôleur de l'Administration, fonctions complexes et diverses qui ne sont pas habituellement dévolues à une juge. C'est une légalité sur mesure dont chacun se plaît à louer la sagesse l'efficacité et l'audace, notamment, lorsqu'après la seconde guerre, elle s'enrichit des principes généraux du droit. Et même lorsqu'elle comporte apparemment des failles celles-ci sont considérées comme de simples inflexions ou exceptions dont l'existence même conforte le principe : car ce sont d'inévitables soupapes de sûreté aménagées par le Conseil d'État qui connaît remarquablement, de l'intérieur, le fonctionnement de l'Administration pour y participer lui-même notamment par l'intermédiaire de ses membres provisoirement détachés ou mis à disposition aux plus hauts niveaux de celle-ci.

La légalité de l'administration ou légalité administrative n'est pas la légalité de tout le monde : il n'y a pas d'unité de la légalité ; la légalité est fractionnée dans la conception du droit public classique. Voilà une raison supplémentaire de rejeter la notion de constitutionnalité : car la constitutionnalité ne peut évidemment être fractionnée et on conçoit mal une constitutionnalité pour l'administration et une constitutionnalité pour les particuliers. On peut concevoir que chaque branche du droit ait ses lois (lois pénales, lois sociales, lois administratives, lois fiscales etc.) ou ses principes généraux du droit (du droit social, du droit pénal, du droit civil, du droit international) : on ne peut concevoir que chaque branche du droit ait sa propre Constitution. Encore que certains s'accommoderaient bien d'une telle solution qui préserverait l'autonomie de leur branche··· Car, dans une logique de juridictions spécialisées et de doctrine compartimentée, ce qui compte avant tout c'est de préserver l'autonomie de son secteur : chacun sait en effet que les constructions juridiques les plus admirables sont celles qu'on édifie ou qu'on étudie spécifiquement et dont on est les seuls à comprendre toute la logique. Dans l'État légal chaque branche du droit bâtit sa demeure sans aucun plan d'ensemble , car la légalité est de plus en plus fractionnée et lacunaire, ce qui laisse place aux principes généraux du droit propres à chaque branche.

En somme, dans l'État légal, la devise pourrait être : à chacun sa légalité. En revanche, dans l'État de droit constitutionnel on ne peut dire : à chacun sa constitutionnalité.

Dans l'état de droit, la légalité est une composante de la constitutionnalité

Ce qui a profondément transformé les choses dans les pays d'Europe au cours de la seconde moitié de ce siècle, et singulièrement en France depuis une trentaine d'années, c'est, comme il a été dit en introduction, le basculement de l'ordre juridique autour d'un nouvel axe – de constitutionnalité – et l'abandon de l'ancien axe – de légalité – qui se retrouve, de ce fait, incorporé au premier : la légalité est désormais une simple composante de la constitutionnalité, et de ce fait, comme la constitutionnalité, elle a fondamentalement changé de sens. Au point qu'aujourd'hui la célèbre ordonnance de 1944 portant « rétablissement de la légalité républicaine » devrait s'intituler : ordonnance portant rétablissement de la constitutionnalité républicaine car, en fait, l'ordre juridique qui était restauré par la 1ère ordonnance du Général de Gaulle allait bien au-delà des lois et touchait aux fondements constitutionnels de cet ordre .

Cette transformation est due, dans les pays où elle s'est produite, à ce que l'on pourrait appeler l'activation des textes constitutionnels par le juge constitutionnel, qu'il s'agisse soit de textes nouveaux contenant en eux-mêmes déjà les éléments propres à favoriser cette activation, soit de textes anciens nécessitant une intervention particulière du juge constitutionnel. On remarquera, en revanche que dans les pays où cette « activation » par la justice constitutionnelle n'existe pas ou ne fonctionne pas réellement – tels la Grande-Bretagne, les Pays-Bas, le Luxembourg, la Finlande ou la Suède par exemple – la notion de constitutionnalité demeure aussi peu réelle et inconsistante qu'elle l'était en France sous les Républiques précédentes, sans que, toutefois, la légalité ait le même rayonnement car, dans ces pays, la supra-légalité, d'origine communautaire ou européenne, gagne d'autant plus de terrain que la constitutionnalité est quasiment absente même lorsque, comme en Suède ou aux Pays-Bas, il s'agit de textes constitutionnels rénovés contenant tous les ingrédients nécessaires mais non « activés ». A partir de cet état de choses, on pourrait d'ailleurs dresser une carte européenne des pays à forte, moyenne ou faible constitutionnalité.

Les deux notions ne se fondent pas cependant l'une dans l'autre : la légalité n'est pas absorbée par la constitutionnalité et ne disparaît donc pas ; elle continue à jouer un rôle mais différent de celui qu'elle avait auparavant.

Le contenu des deux notions et leurs rôles respectifs

La constitutionnalité a remplacé la légalité dans au moins deux de ses fonctions essentielles : être la « source des sources » et le véhicule des valeurs essentielles ou fondamentales.

Alors que, comme l'écrit Alessandro Pizzorusso, la loi était la « source des sources », aujourd'hui elle « n'est plus qu'une source parmi beaucoup d'autres ». C'est désormais la Constitution qui remplit ce rôle en répartissant les compétences normatives qui sont désormais exercées sous la surveillance du juge constitutionnel, ce qui exclut toute tentation du législateur de redevenir maître du jeu .

Ceci entraîne une double conséquence : d'une part, le législateur ne peut ni étendre (au détriment du pouvoir constituant) ni restreindre (au profit du pouvoir réglementaire) sa propre compétence sous peine de voir sanctionner ses incompétences positives et négatives par le prononcé de l'inconstitutionnalité de la loi ; d'autre part, le pouvoir réglementaire est lui-même cantonné dans son domaine qui est celui de l'exécution des lois et la régularité de ses actes va, beaucoup plus qu'avant, s'apprécier du point de vue de leur constitutionnalité .

La constitutionnalité a également remplacé la légalité quant à sa fonction de véhicule des valeurs essentielles. En effet, désormais c'est la constitutionnalité qui est considérée comme garante du contenu essentiel des droits fondamentaux et non la légalité. Ceci est évident dans les pays dotés d'une constitution moderne dans laquelle sont inscrits, souvent de manière précise et détaillée, les libertés et droits fondamentaux appartenant aux générations successives dont le respect est confié au juge constitutionnel ; mais, même en France, ceci apparaît clairement, et de plus en plus, depuis un quart de siècle à travers l'activation de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 et du Préambule de la Constitution de 1946 ; ce qui retire une partie de sa portée à la formule de l'article 34 de la Constitution selon laquelle la loi fixe des règles relatives « aux garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques ». Ceci explique aussi la diminution de l'importance et de l'intérêt des principes généraux du droit, question liée au changement de statut de la légalité.

Le statut comme le contenu de la légalité, en effet, sont profondément modifiés.

Tout d'abord, les lois ont normalement pour objet, désormais, de mettre en œuvre les dispositions constitutionnelles, sans les mettre en cause, et donc sans innover particulièrement. En outre, dans la mesure où la normativité de la Constitution est affirmée et où les normes constitutionnelles sont souvent d'application directe, les lois perdent même ce rôle d'activation des textes constitutionnels et sont cantonnées à une tâche d'exécution. Alors surtout qu'il leur est demandé d'être aussi précises que possible sous peine, pour le législateur, d'encourir le reproche de méconnaître ou de rester en deçà de sa compétence. La conséquence de ceci est qu'il est beaucoup moins nécessaire de combler les lacunes de la législation, ce qui diminue nettement l'importance de l'interprétation jurisprudentielle et des principes généraux du droit comme l'a fort bien vu le président Guy Braibant s'agissant de la France :

« à réfléchir à ce que j'ai vu depuis une quarantaine d'années, en ce qui concerne les relations qu'entretiennent le droit constitutionnel et le droit administratif, il ne me semble pas que l'influence (du droit constitutionnel) ait plus porté sur le fond que sur la forme du droit dans la mesure où l'hyperconstitutionnalisation aboutit à un net renforcement du formalisme législatif[...] » .

Et Guy Braibant constate que sous l'influence de la jurisprudence du Conseil constitutionnel « qui exige du législateur d'aller de plus en plus loin dans les détails de la procédure administrative » l'importance du droit écrit ne cesse de croître au sein du droit administratif car « il y a de plus en plus de textes qui règlent les questions de droit administratif ». En sorte que « l'on peut se demander si le Conseil constitutionnel a bien eu conscience de cette évolution car, alors qu'il ne pouvait pas ignorer qu'il y avait des jurisprudences sur les principes généraux du droit qui avaient comblé les lacunes des textes, il semble avoir fait comme si cela n'était pas suffisant et comme s'il fallait de toute façon que les garanties figurent dans les textes, ce qui entraîne une diminution relative du rôle de la jurisprudence par rapport au droit écrit comme source du droit administratif ». Et dès lors, il ne faut pas s'étonner que dans les Grands arrêts de la jurisprudence administrative, « le nombre de nouveaux grands arrêts diminue considérablement d'une décennie sur l'autre ».

Ce qui rejoint la réflexion déjà faite lors d'un débat entre Didier Linotte et Stéphane Rials quant au fait que la jurisprudence administrative avait de moins en moins l'occasion d'apporter des solutions à des questions de principe .

En réalité, ce n'est plus au niveau de la légalité que se situent aujourd'hui les discussions de principe mais à celui de la constitutionnalité. On assiste donc à une banalisation de la légalité due à l'expansion et à la technicité accrue de la législation qui s'accompagnent d'une diminution corrélative de la place et de l'importance des principes généraux du droit, ceux-ci étant de plus en plus soit « absorbés » par les normes constitutionnelles soit réduits à un rôle secondaire. La « dignité » de la légalité en est diminuée d'autant.

Ceci conduit évidemment à reconsidérer les concepts forgés à partir de celui de légalité et notamment celui de principe de légalité.

On peut en effet distinguer trois sens de ce principe et le qualifier de trois manières différentes en tant que : principe de hiérarchie, principe de compétence et principe d'habilitation. Dans le premier sens, aujourd'hui communément utilisé en droit français, le principe de légalité s'identifie au principe de la hiérarchie des normes ou de l'État de droit : les actes des autorités administratives doivent être conformes aux normes hiérarchiquement supérieures. Comme il a été montré plus haut ce premier sens ne devrait plus avoir cours. Dans le deuxième sens, le principe de légalité signifie que doit être respectée la réserve de compétence établie par la Constitution au profit du législateur : c'est ainsi qu'est entendue l'expression « principe de légalité des délits et des peines ». Enfin, dans un troisième sens, le principe de légalité est compris comme imposant que l'édiction de tout règlement administratif soit autorisée ou non par une loi : c'est le sens habituel en droit constitutionnel comparé mais qui parait difficilement acclimatable en droit français. On pourrait en revanche retenir le deuxième sens sauf si le concept de « réserve de loi » parvenait à se faire une place en droit français. En toute hypothèse désormais le sens de l'expression principe de légalité demande à être précisé lors de chaque utilisation et son caractère polysémique lui enlève tout caractère opératoire.

On remarquera également que les locutions « contrôle de légalité » ou « contentieux de légalité » doivent être réexaminées à la lumière des nouvelles données juridiques car, d'une part, ces locutions utilisent la notion de légalité-hiérarchie dont nous avons montré qu'elle prête à confusion et, d'autre part, elles semblent la constitutionnalité qui est désormais un élément très important de la conformité des actes des autorités publiques à la règle de droit : il peut y avoir et il y aura de plus en plus un contrôle de constitutionnalité et un contentieux de constitutionnalité des actes non législatifs qu'il faut qualifier comme tels.

En revanche, la notion de « supra-légalité » reste la même car – et c'est là qu'on décèle les contradictions et, par là même le caractère insatisfaisant de la définition traditionnelle de la légalité – la supra-légalité continue à désigner la constitutionnalité. On notera cependant que la notion de supra-légalité est plus large que celle de constitutionnalité car elle inclut aussi les normes européennes et internationales : c'est pour éviter toute ambiguïté, que j'avais adopté en son temps le terme de bloc de constitutionnalité plutôt que celui de bloc de supra-légalité que préconisait F. Luchaire sans doute parce qu'il entendait, lui, y inclure les normes européennes et internationales.

Les juges de la constitutionnalité et de la légalité

Le droit constitutionnel comparé ne permet pas de dégager une solution uniforme en ce domaine car les situations sont assez différentes selon les pays et selon les modèles de justice constitutionnelle.

Dans les pays ayant adopté le modèle américain, tous les juges sont des juges constitutionnels et, dès lors, comme aux États-Unis, la constitutionnalité l'emporte largement sur la légalité et la supplante alors surtout qu'il n'y a pas qu'une légalité mais une cinquantaine de légalités différentes. En outre, il convient de ne pas oublier qu'en droit américain, la constitutionnalité est appliquée à tous les actes des autorités publiques, législatifs, administratifs ou juridictionnels depuis l'origine.

Dans les pays ou, selon le modèle européen, il y a un juge constitutionnel et des juges ordinaires on est en présence de plusieurs cas de figure. En Autriche, par exemple, la Cour constitutionnelle est juge de la constitutionnalité des actes législatifs et réglementaires tandis que la Cour administrative est juge de la légalité des actes réglementaires, selon un système obéissant à une logique certaine mais assurément difficile à mettre en oeuvre. En Allemagne, la Cour constitutionnelle est juge de la constitutionnalité des actes législatifs administratifs et juridictionnels et éventuellement de leur légalité tandis que les juges ordinaires peuvent connaître de la constitutionnalité et de la légalité des actes administratifs et juridictionnels. C'est la même chose sensiblement en Espagne. En France le Conseil constitutionnel est juge de la constitutionnalité des actes législatifs et, non en principe, de celle des actes réglementaires ; les juges ordinaires peuvent contrôler la constitutionnalité et la légalité des actes administratifs et juridictionnels.

On soulignera que l'intervention des cours constitutionnelles a évidemment considérablement contribué à grossir la masse de la constitutionnalité et à l'enrichir par des références à des valeurs fondamentales tirées de la Constitution grâce à une interprétation plus ou moins audacieuse de celle-ci. En France, certes, le juge constitutionnel n'a pas la possibilité d'imposer ses interprétations aux juridictions ordinaires et aux pouvoirs publics à l'aide de mécanismes semblables à ceux dont disposent les cours constitutionnelles allemande, belge, espagnole ou italienne ; mais il convient de souligner que l'avantage du contrôle a priori, tel qu'il est pratiqué par le Conseil constitutionnel, est de permettre de « charger » les lois d'une dose de constitutionnalité par le biais des réserves d'interprétation , et cela avant même qu'elles aient été l'objet de quelqu'autre interprétation, ce qui peut s'avérer tout aussi efficace que l'utilisation des autres procédés.

L'application et l'interprétation uniformes de la constitutionnalité

Il n'est pas concevable que la constitutionnalité fasse l'objet d'une application fractionnée : la constitutionnalité est une ; les normes constitutionnelles, à la différence des principes généraux du droit qui sont « découverts » par chaque juge (administratif, pénal, civil, social, commercial) s'imposent à l'ensemble de l'ordre juridique.

La tentation est grande cependant de retrouver une certaine autonomie en jouant sur la notion d'ordre public. Ainsi, dans une affaire récente dite du « lancer de nains », le Conseil d'État a-t-il fondé sa décision non sur la norme constitutionnelle – pourtant expressément évoquée dans les conclusions du commissaire du gouvernement – imposant la sauvegarde de la dignité humaine mais sur le fait que « le respect de la dignité humaine est une des composantes de l'ordre public » . L'autorité de police, en l'occurrence le maire, aurait pu très valablement fonder sa décision d'interdiction sur la nécessité de faire respecter un principe constitutionnel sans avoir recours à la notion d'ordre public : il entre certainement dans la mission d'un maire de faire respecter la Constitution.

De la même manière on peut penser que l'ordre public social fréquemment invoqué par le juge en droit du travail recouvre en réalité le plus souvent des éléments de constitutionnalité : ainsi lorsque la chambre sociale de la Cour de cassation oppose à une prétention l'ordre public social, elle vise en réalité des normes constitutionnelles. Il en va de même pour le juge civil et pour le juge pénal : l'invocation de l'ordre public a la même signification. On peut cependant penser que pour les juges judiciaires, invoquer dans ces cas la Constitution n'est pas imaginable car le texte fondamental n'est à leurs yeux qu'une charte des pouvoirs publics dépourvue de toute pertinence et de toute force juridique en la matière. Il n'en reste pas moins que c'est un moyen commode pour rester maître du contenu d'un certain nombre de règles essentielles et de son évolution. Chaque branche du droit constitue ainsi son propre ordre juridique y compris au niveau constitutionnel. Mais cela n'est plus compatible avec le nouveau concept de constitutionnalité tel qu'il s'est mis en place au cours des dernières années en droit français : il suffit de regarder ce qui se passe dans les pays voisins pour comprendre que cette situation n'est pas concevable dans un État de droit constitutionnel.

Bien évidemment l'application uniforme de la constitutionnalité suppose une interprétation uniforme. Et c'est là qu'il peut y avoir difficulté en France dans la mesure ou les juristes et notamment les juges, n'étaient nullement habitués jusqu'ici à faire directement application des normes constitutionnelles aux actes administratifs et juridictionnels. La constitutionnalité n'était envisagée comme devant être respectée par les autorités administratives et juridictionnelles que de manière très exceptionnelle et encore plus rarement en matière de droits fondamentaux. L'applicabilité directe des normes constitutionnelles était difficilement concevable ne serait-ce que parce que la Constitution n'était pas censée contenir de vraies règles de droit. Les choses ont complètement changé aujourd'hui : la normativité de la Constitution ne cesse d'être affirmée de même que son applicabilité directe et l'ensemble des actes administratifs ainsi que ceux des juridictions administratives et judiciaires doivent respecter la constitutionnalité dont le contenu est identique quels que soient les actes contrôlés.

A partir du moment où juges judiciaires et administratifs vont avoir ainsi de plus en plus fréquemment à faire application des normes constitutionnelles ils vont être amenés à puiser dans le réservoir constitué par la jurisprudence du Conseil constitutionnel – à condition qu'ils connaissent et sachent utiliser celle-ci.

Ce qu'ils ont fait jusqu'ici sans marquer de véritable réticence, sinon au début. Au fur et à mesure que les praticiens du droit seront formés au droit constitutionnel jurisprudentiel , ils suivront de plus en plus cette démarche naturellement. Les risques d'interprétation divergente sont donc très rares lorsque le Conseil constitutionnel s'est prononcé le premier. La question est posée cependant de savoir ce qui se produirait si l'interprétation était donnée avant que le Conseil constitutionnel n'ait lui-même pris position. Comme on le sait cette hypothèse s'est réalisée récemment avec l'arrêt Koné du Conseil d'État : après avoir envisagé l'existence d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République sous réserve d'une confirmation du Conseil constitutionnel, alors qu'il statuait comme donneur d'avis, le Conseil d'État statuant au contentieux a fait application de ce principe fondamental reconnu par les lois de la République au risque de voir le juge constitutionnel ne pas entériner sa position et donc créer une incertitude dommageable pour la sécurité juridique . Dans un système de justice constitutionnelle concentré, à l'européenne, le juge constitutionnel est normalement chargé de donner une interprétation uniforme de la Constitution. Pour que le système fonctionne harmonieusement, dans l'intérêt des justiciables, il est nécessaire que la constitutionnalité soit une et non diverse comme l'était la légalité au temps de l'État légal.

Surgit alors la controverse récemment sur la manière dont est décrit le processus de constitutionnalisation enclenché par la généralisation de l'application de la constitutionnalité. Sont stigmatisés « l'hyperconstitutionnalisme », le « panconstitutionnalisme », le « tout-constitutionnel », et autres déviations, qui caractériseraient l'attitude de ceux qui se livrent à une telle description. Le phénomène décrit soit n'existerait pas, soit serait fortement grossi, soit enfin – pour quelques rares auteurs cependant on doit le noter – témoignerait d'une volonté impérialiste de certains spécialistes de jurisprudence constitutionnelle qui, au surplus, seraient des inconditionnels et des thuriféraires du Conseil constitutionnel espérant ainsi « asseoir [leur] hégémonie sur la discipline avec tous les profits matériels et symboliques qui s'attachent à son contrôle » . En d'autres termes, si le temps se gâte il faut s'en prendre au baromètre !

Cette réaction, parfois violente, est habituelle lorsqu'apparaît une nouvelle juridiction et en conséquence une nouvelle jurisprudence qui risque d'envahir des terrains bien défendus. Mais elle a été attisée par la prise de conscience de ce que l'expansion de la constitutionnalité n'était pas, comme on l'avait cru au départ, le produit de l'imagination fertile des commentateurs de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et un aimable « gadget ». A la différence d'un certain nombre de pays voisins dans lesquels cette expansion a été accueillie comme un bienfait, compte tenu du droit antérieur (par exemple en Allemagne, Espagne, Italie), elle est apparue en France comme venant troubler l'ordre harmonieux existant auparavant. Le Doyen Carbonnier exprime cela, avec toute son autorité, en mettant en cause l'ensemble de l'appareil juridictionnel et doctrinal, dans un raccourci saisissant où il évoque « cette bulle de droit constitutionnel qui s'est formée quand, autour du général au discours de Bayeux, qui dès 1946 avait pensé la destinée de la France en forme de Constitution, se rassemblèrent les premiers disciples de l'ENA, zélateurs des normes et de la hiérarchie des normes. Elle a grossi – grossi au rythme du Conseil constitutionnel et du Conseil d'État, des cours judiciaires, de la doctrine. Elle a explosé, et c'est ce brouillard qui pénètre tout, nous aveugle, nous rend incapables de concevoir les rapports entre les hommes autrement que comme des rapports de droit ». Le droit comparé est présenté comme une « mode », ou comme un produit touristique – « de tous temps les voyageurs ont vu des choses merveilleuses et les ont racontées » – et il est dit de lui qu'il « pousse à la passion du droit donc à son inflation » (J. Carbonnier). En conséquence, l'expansion de la constitutionnalité ne peut être que stigmatisée.

En fait, beaucoup de critiques et de craintes résultent de malentendus ou de prises de position partisanes. La constitutionnalisation de l'ordre juridique n'a pas pour signification un remplacement des règles de droit civil, pénal ou administratif par des normes constitutionnelles : cela veut dire simplement que, progressivement, la constitutionnalité devient une donnée ou une dimension de l'ordre juridique applicable à l'ensemble des secteurs couverts par celui-ci et susceptible de l'influencer sur un certain nombre de points. L'expansion de la constitutionnalité ne s'accompagne pas d'un nettoyage complet de l'ordre juridique alors surtout que souvent le juge constitutionnel va constitutionnaliser ce que, à la suite de la doctrine italienne, on a l'habitude d'appeler le « droit vivant » c'est-à-dire les solutions déjà adoptées en droit positif notamment par le juge judiciaire ou administratif : ainsi, le Conseil constitutionnel reprendra-t-il les caractéristiques du droit de grève telles qu'elles sont définies en droit du travail ou en droit administratif ; ou bien le régime des contrôles d'identité tel qu'il résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation. Cette « consolidation » du droit vivant par incorporation dans la constitutionnalité est d'ailleurs de nature, en retour, à renforcer la position du juge face au législateur.

On peut par là-même corriger l'image d'une normativité en cascade qui ferait découler toute solution de la Constitution par degrés successifs : le processus de constitutionnalisation n'a jamais été exposé de cette manière mais l'on notera que l'hostilité au normativisme perçu comme une logique désincarnée est toujours vivante chez ceux qui l'identifient au mécanisme ayant permis l'installation de régimes totalitaires. Or, aujourd'hui, comme il a été souligné plus haut, la constitutionnalité est beaucoup plus « porteuse » de valeurs fondamentales que la légalité car la problématique des droits fondamentaux, qui n'existait pas avant guerre, a fait au contraire de l'organisation du système des sources une garantie pour le respect de ceux-ci.

On se permettra de souligner enfin qu'il est assez piquant de voir qu'alors que personne ne s'avisait de mettre en cause, dans les années cinquante et soixante, les commentateurs attentifs et bienveillants (sinon admiratifs) de la jurisprudence du Conseil d'État, et que ceux qui émettaient quelques critiques se faisaient rappeler à l'ordre , l'objectivité de ceux qui s'efforcent de faire connaître la jurisprudence du Conseil constitutionnel est mise en doute, parfois, il est vrai, par des membres de la doctrine qui, pour des raisons plus idéologiques que juridiques et sans connaître l'ensemble de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, s'en prennent à telle décision précise du Conseil constitutionnel (par exemple sur la bioéthique) et à ceux qui la commentent sans la mettre en pièces.

Encore heureux que la réforme visant à instituer la pseudo exception d'inconstitutionnalité n'ait pas été adoptée penseront ces critiques résolus des débordements du Conseil constitutionnel. Le problème est que les défenseurs de celle-ci – dont je n'étais pas – sont parfois aussi les critiques des excès de la constitutionnalisation


Après « ces droits venus d'ailleurs » , voici le droit venu d'en haut. Ainsi pourraient s'exprimer ceux qui déplorent cette intrusion dans un ordre juridique national si harmonieusement construit et l'inflation normative perturbatrice qui en résulte.

Mais la vraie question est celle-ci : qu'y gagnent en définitive la démocratie et donc les individus ?

Ce qui vient d'être exposé n'a pas qu'un intérêt intellectuel, celui que présenterait un pur exercice de l'esprit. Il tend à montrer qu'en passant de la légalité à la constitutionnalité, en mettant au premier plan cette dernière notion plus englobante et de portée plus vaste puisqu'elle inclut les lois dans son champ d'application, on rend le processus de décision plus démocratique et plus transparent, en ce sens que l'exigence de constitutionnalité accroît l'exigence de débat public et démocratique.

En élevant le niveau normatif auquel doivent être prises les décisions, on oblige les gouvernants à porter devant le Parlement les principaux chois à arrêter.

Du temps de la légalité triomphante, le législateur pouvait régulièrement déléguer ses pouvoirs au Gouvernement sans crainte de voir censurer ces abandons de compétence. Aujourd'hui il ne le peut plus : le législateur doit exercer pleinement ses compétences et ne plus les abandonner au pouvoir réglementaire

En outre, du temps de l'État légal, la voie de la loi constitutionnelle n'était pas utilisée pour réaliser des réformes : elle l'est aujourd'hui en Autriche, en France, en Allemagne. Et au fur et à mesure qu'on élève le niveau auquel une décision doit être prise, on fixe des majorités de plus en plus fortes à atteindre : parfois il faut même un consensus entre majorité et opposition pour réaliser des réformes

En résumé l'exigence de constitutionnalité accroît considérablement l'importance du débat démocratique et renforce le niveau des majorités nécessaires pour adopter des changements affectant la vie de chacun.

Alors : la constitutionnalité deviendra-t-elle un mythe, comme la légalité ?

Certains commencent à le soutenir en prenant l'exemple américain. Mais la différence, considérable, est la suivante : le rôle du juge et notamment de la Cour suprême des États-Unis est sans commune mesure avec le rôle du juge européen qui, beaucoup moins que son homologue, écrit le droit lui-même et qui s'efforce surtout de servir d'aiguilleur afin que les décisions fondamentales soient prises par les représentants de la nation. C'est qu'aux États-Unis il y a une constitutionnalité et des légalités locales tandis qu'en Europe, les législations sont surtout nationales et gardent leur force vis-à-vis de la Constitution.