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Le principe de la légalité criminelle dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel

Bertrand DE LAMY - Professeur à l'Université de Toulouse – Faculté de Droit

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 26 (Dossier : La Constitution et le droit pénal) - Août 2009

Le titre premier du livre premier du code pénal s'intitule « de la loi pénale » et contient un article 111-2 qui est une déclinaison des articles 34 et 37 de la Constitution(1). Il résulte de ces dispositions que le droit pénal est, tout entier, contenu dans la loi et le règlement. Ce dernier ne règne que sur les contraventions et leur peine, alors que la loi intervient en matière de crime, de délit, des peines afférentes à ces deux catégories, fixe l'échelle des peines contraventionnelles et règle la procédure.

Cette suprématie de la loi, au sens formel, s'explique par des raisons historiques exprimées dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Parce qu'elle est l'expression de la volonté générale (art. 6), elle seule jouit de la légitimité permettant d'incriminer un comportement ; cette souveraineté de la loi n'est, cependant, pas exempte de contraintes dans le souci d'assurer son office de protection du citoyen. L'article 8, pilier de la matière pénale, montre, ainsi, les limites du pouvoir législatif en posant comme devoir à la loi d'obéir à un impératif de nécessité puisqu'il annonce que « La loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires (···) ». La nécessité permet de cantonner l'intervention de la loi pénale et d'éviter qu'elle étouffe les autres principes fondamentaux. Absent de la Déclaration historique, sans doute parce qu'évident, un autre devoir opposable au pouvoir législatif est classiquement exprimé : le besoin de qualité des lois, Portalis déclarant que « en matière criminelle, où il n'y a qu'un texte formel et préexistant qui puisse fonder l'action du juge, il faut des lois précises et point de jurisprudence »(2). Par conséquent, si l'intervention d'une loi est évidemment nécessaire au principe légaliste, celle-ci n'est, cependant, pas suffisante : la loi doit répondre à des objectifs de modération et de précision rédactionnelle pour ne pas risquer d'être la source des abus qu'elle doit justement conjurer. Le législateur est, finalement, sous liberté surveillée puisque se sont tant la teneur de l'interdit pénal que la manière de le formuler qui doivent être contrôlées pour que le principe légaliste soit une garantie contre l'arbitraire.

Le droit pénal contemporain ne saurait être une bulle isolée du reste du monde juridique et ce monde connaît une diversification des sources qui ne reste pas sans répercussion sur le droit répressif et ceci pour deux raisons. La première tient aux droits fondamentaux qui quadrillent la matière répressive et qui sont, aujourd'hui, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l'homme laquelle rompt avec nos conceptions légicentristes. La seconde s'exprime dans la nature sanctionnatrice d'un droit pénal qui vient prêter l'appui de ces peines aux autres matières, et les évolutions normatives que connaissent celles-ci se répercutent sur celui-là. À ces phénomènes s'ajoute une fébrilité législative qui multiplie les textes et enchaîne les réformes au prix d'une perte évidente de qualité rédactionnelle et d'une technicité grandissante du droit qui ne contribue ni à sa stabilité ni à sa lisibilité.

Dans ce contexte mouvant et complexe, le Conseil constitutionnel veille sur les bases du droit pénal et demande l'application des garanties de la discipline, sur le modèle de la « matière pénale » de la Cour européenne, à toute sanction ayant le caractère d'une punition même si le législateur a cru devoir laisser le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire(3). C'est donc le Conseil lui-même qui va décider, en particulier, de l'application du principe de légalité pour déjouer une éventuelle fraude du législateur consistant à choisir une qualification non pénale pour éviter d'avoir à respecter cette garantie. À cette extension, hors du champ strictement pénal, s'ajoute une autre dimension souvent oubliée.

En effet, le principe de légalité ne joue pas seulement au profit des délits et des peines, mais aussi de la procédure pénale. Le droit pénal substantiel et la procédure pénale sont trop intimement liés pour que ce principe essentiel ne garantisse pas le droit criminel dans son ensemble. Il est donc préférable d'utiliser l'expression plus globale de « légalité criminelle » pour marquer son appréhension de l'ensemble de la matière. Si l'on voit bien le contenu de la légalité des délits et des peines, fait, en particulier, de l'obligation de poser des textes clairs et précis dont la portée n'est pas rétroactive, la légalité procédurale est, quant à elle, d'un contenu moins évident. Pour le professeur Gassin, « il y a atteinte à la légalité procédurale lorsque le résultat auquel aboutit l'application d'une disposition de procédure serait condamnable s'il était obtenu par l'effet d'une disposition de fond »(4). Les idées de nécessité et de modération seraient communes aux figures de la légalité.

Dans tous les cas, le principe de légalité criminelle est l'expression de la souveraineté nationale qui détient le droit de punir et doit pouvoir l'utiliser librement. L'équilibre à trouver, entre le respect de la liberté de l'auteur de la norme pénale et la prise en compte du besoin de sécurité du destinataire de la norme, n'est pas évident dans une matière de plus en plus instable, restrictive par nature des libertés et politiquement sensible. Le Conseil constitutionnel, dans sa tâche de gardien de cet équilibre, s'efforce, à la fois, de veiller sur la liberté d'intervention du législateur, tout en l'encadrant, (I) et de contrôler la qualité de ses interventions (II).

I. La préservation et l'encadrement de la liberté d'intervention du législateur

Le Conseil constitutionnel ne peut substituer son appréciation à celle du législateur. Ce dernier demeure, donc, parfaitement libre de la politique criminelle à mener et des choix législatifs pour la mettre en œuvre. Pour cela le Conseil contrôle qu'il n'y ait pas d'empiètement sur la sphère de compétence de la loi, mais il regarde aussi que l'usage de cette liberté réponde à une idée de nécessité.

Selon l'article 34 de la Constitution la loi fixe les règles concernant « la détermination des crimes et délits ainsi que les peines qui leur sont applicables ». Si le rôle reconnu au règlement a sonné comme une révolution dans la doctrine pénaliste(5), le Conseil(6) s'est attaché à maintenir la suprématie de la loi en lui permettant de créer une contravention dès lors que le Gouvernement ne s'y oppose pas lors des débats. Cette logique aurait voulu que le Conseil veille, également, à ce que le législateur épuise sa compétence en décrivant lui-même la totalité des éléments constitutifs d'une infraction et en édictant la peine qui l'assortit, conformément à la lettre de l'article 34 de la Constitution qui pose que la loi « détermine » le crime ou le délit. Une entorse à cette exigence a pourtant été admise : « aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle n'interdit au législateur d'ériger en infractions le manquement à des obligations qui ne résultent pas directement de la loi elle-même »(7) ; a ainsi passé le contrôle de constitutionnalité l'incrimination de manquements fixés par une convention collective. Par la suite, cette souplesse paraît disparaître pour demander au législateur « de fixer, lui-même, le champ d'application de la loi pénale, de définir les crimes et délits en termes suffisamment clairs et précis pour permettre la détermination des auteurs d'infractions et d'exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, et de fixer dans les mêmes conditions le champ d'application des immunités qu'il instaure »(8) ; ou, encore, le Conseil demande à la loi de déterminer, elle-même, les caractéristiques essentielles du comportement fautif de nature à engager la responsabilité pénale des intéressés(9), ce qui est, non seulement plus conforme à la lettre de l'article de 34 de la Constitution mais encore à l'esprit originel du principe légaliste.

Deux dispositions constitutionnelles pourraient fonder un contrôle de la teneur même de l'incrimination. Tout d'abord, l'article 5 de la Déclaration des droits de l'homme selon lequel « la loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la société », mais cette disposition, qui permettrait de se livrer à un contrôle frontal des choix législatifs, n'a prudemment pas été utilisée. Ensuite, l'article 8 du même texte proclamant que « la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires » offre une possibilité de contrôle plus indirecte mais qui s'avère d'autant plus efficace que le texte ne donne aucune indication sur les critères d'appréciation de la nécessité dont la détermination du seuil laisse une marge d'appréciation importante. Certes, le Conseil ne dispose pas d'un pouvoir d'appréciation semblable à celui du Parlement et ne saurait alors substituer son appréciation à celle du législateur, mais il peut vérifier qu'il n'y ait pas de disproportion manifeste entre l'infraction et la peine encourue. Ce principe de nécessité est d'une plasticité permettant au Conseil d'opérer des contrôles dont il n'abuse pas : rares étant les censures pour des peines manifestement disproportionnées(10).

Si l'article 8 ne fait référence qu'à la nécessité des peines, ce caractère de la peine ne peut s'apprécier qu'au regard du comportement qu'elle vient frapper ; c'est ainsi la teneur même de l'interdit pénal que le Conseil peut soupeser. Il a ainsi désavoué le législateur qui tentait d'allonger la liste des infractions relevant du terrorisme, d'une part, parce que le lien avec le comportement incriminé et cette catégorie d'infractions était trop élastique et, d'autre part, parce que d'autres fondements permettaient déjà de réprimer les actes que le législateur voulait pénaliser. Enfin, a pesé dans cette décision le fait que les infractions de terrorisme voient leur répression aggravée et permettent la mise en œuvre de règles particulières de procédure mettant davantage en cause les libertés(11), signe, une nouvelle fois, de l'indissolubilité du lien entre droit pénal substantiel et procédural appelant une appréciation d'ensemble. En revanche, il semble que le législateur retrouve une liberté plus ample lorsque les délits créés restent dans le droit commun. Ainsi, le Conseil ne fait pas droit à l'argumentation d'une saisine doutant de la constitutionnalité du délit de grand excès de vitesse alors que le comportement réprimé pouvait, pourtant, tomber sous le coup de qualifications déjà existantes. Pour le Conseil « il revient au législateur, compte tenu des objectifs qu'il s'assigne, de fixer, dans le respect des principes constitutionnels, les règles concernant la détermination des crimes et délits, ainsi que des peines qui leur sont applicables ». Le Conseil, refusant de substituer son appréciation à celle du législateur, le laisse entièrement libre de déterminer sa politique et les moyens de la mener. Mais cette liberté législative est, parfois, accordée au prix d'incohérences d'interventions. Il a, notamment, été jugé que ne contredisait pas, en lui-même, la Constitution, le fait d'instaurer, à la fois, dans le code pénal et dans le code du travail deux incriminations définies par des éléments constitutifs identiques réprimant le même agissement assorti, cependant, de peines différentes(12). Pour le Conseil, le principe de proportionnalité, découlant de celui de nécessité, n'est pas méconnu « lorsque plusieurs dispositions pénales sont susceptibles de fonder la condamnation d'un seul et même fait, les sanctions subies ne peuvent excéder le maximum légal le plus élevé ». Mais ce doublon législatif aurait, plutôt, dû être examiné au regard du principe de clarté de la loi pénale et ne se marie pas, avec évidence, avec l'idée de qualité de l'intervention du législateur sur laquelle doit, également, veiller le Conseil.

L'intervention du législateur est aussi contrôlée lorsqu'il s'agit pour lui de décider de la date d'application d'un nouveau texte pénal. Le Conseil solutionne les conflits de lois dans le temps à la lumière du même principe de nécessité des peines lorsque la loi nouvelle est plus douce. Il explique que « le fait de ne pas appliquer aux infractions commises sous l'empire de la loi ancienne, la loi pénale nouvelle, plus douce, revient à permettre au juge de prononcer les peines prévues par la loi ancienne et qui, selon l'appréciation même du législateur, ne sont plus nécessaires »(13).

L'article 8 a donc permis de donner une base constitutionnelle au principe de la rétroactivité in mitius, comme il a permis de fonder, tout à fait logiquement, un contrôle de la qualité de l'intervention du législateur.

II. Le contrôle de la qualité d'intervention du législateur

Généralement fondé sur l'article 8 de la Déclaration de 1789, le principe de la légalité criminelle se voit également, parfois, donné pour assise l'article 7 de la même Déclaration(14). Ce principe réclame la modération dans l'utilisation de l'arme pénale qui doit aussi répondre à un impératif de prévisibilité pour le justiciable, exprimant ainsi juridiquement le postulat du libre arbitre qui en est le terreau philosophique. Encore que le Conseil s'efforce, semble-t-il, d'éviter de se prononcer clairement sur ce dernier point et préfère, une nouvelle fois, se placer sur le terrain connu de la nécessité, précisant que l'exigence de clarté de la loi pénale « s'impose non seulement pour exclure l'arbitraire dans le prononcé des peines, mais encore pour éviter une rigueur non nécessaire lors de la recherche des auteurs d'infractions »(15). La qualité rédactionnelle est donc, non seulement, un rempart contre un pouvoir arbitraire qui punirait sans discernement mais encore un modérateur procédural. Les procédures pénales dérogatoires étant, en effet, mises en œuvre à propos de telle ou telle catégorie d'infractions, la définition précise d'une incrimination est bien une garantie contre le déclenchement inutile de procédés particuliers d'investigation. La légalité des délits et des peines contribue donc bien aux garanties procédurales.

Dès lors, les incriminations doivent être définies dans leurs éléments matériels et intentionnels, les pénalement responsables doivent pouvoir être aisément identifiés, les causes d'exonération de la responsabilité doivent être suffisamment précises(16). Les exigences du Conseil vont même, parfois, au-delà de ce qui est nécessaire. Il a, ainsi, considéré, que « la définition d'une incrimination, en matière délictuelle, doit inclure, outre l'élément matériel de l'infraction, l'élément moral, intentionnel ou non, de celle-ci »(17) ; or, l'article 121-3 du code pénal a été conçu comme une disposition générale consacrée à l'élément psychologique des infractions ayant vocation à régir l'ensemble du droit pénal spécial, sauf disposition contraire, toujours possible, dans un texte incriminateur. Réclamer du législateur qu'il précise l'élément psychologique dans chaque délit crée donc un risque d'éparpillement et de dysharmonie que la loi avait paré par le texte général puisque le silence d'une incrimination sur sa dimension subjective ne peut être comprise que comme une adhésion au principe de l'article 121-3 CP(18).

La peine ne peut, dans tous les cas, frapper légitimement que si l'auteur de l'infraction a violé l'interdit pénal en pleine connaissance de cause ce qui suppose, d'une part, que l'incrimination soit posée en des termes suffisamment précis, et, d'autre part, que ce texte n'appréhende que les comportements commis postérieurement à son entrée en vigueur. Ainsi l'appréciation d'une culpabilité « ne peut, conformément au principe de non-rétroactivité de la loi pénale plus sévère, être effectuée qu'au regard de la législation en vigueur à la date des faits ».(19) Par conséquent, une loi pénale nouvelle plus sévère n'est applicable qu'à des faits réalisés après son entrée en vigueur.

Si la légalité réclame une prévisibilité, elle ne signifie pas une rigidité qui empêcherait une adaptation de la législation pénale à de nouvelles situations et obligerait, sans cesse, à créer de nouvelles règles. Le Conseil constitutionnel a adopté ici une position qui n'est pas sans rappeler celle de la Cour européenne des droits de l'homme(20). Dans l'arrêt Sunday times rendu en 1979, le juge européen réclame que la loi soit suffisamment « accessible » : « le citoyen doit pouvoir disposer de renseignements suffisants, dans les circonstances de la cause, sur les normes juridiques applicables à un cas donné. (···) on ne peut considérer comme une loi qu'une norme énoncée avec assez de précision pour permettre au citoyen de régler sa conduite ; en s'entourant au besoin de conseils éclairés, il doit être à même de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé. Elles n'ont pas besoin d'être prévisibles avec une certitude absolue : l'expérience la révèle hors d'atteinte ». Deux ans plus tard, dans sa décision des 19 et 20 janvier 1981(21), le Conseil tirait de l'article 8 de la Déclaration de 1789 « la nécessité pour le législateur de définir les infractions en termes suffisamment clairs et précis pour exclure l'arbitraire » et il précisera ensuite, que le législateur doit rédiger la loi « dans des conditions qui permettent au juge, auquel le principe de légalité impose d'interpréter strictement la loi pénale, de se prononcer sans que son appréciation puisse encourir la critique d'arbitraire »(22).

Le Conseil demande au juge d'interpréter strictement les textes incriminateurs(23), prohibant l'interprétation par analogie(24) mais ne réclamant, cependant, pas une interprétation restrictive. Il sauve, parfois, des textes à la rédaction imparfaite en apportant lui-même les précisions attendues. On aurait, pourtant, pu penser que le strict principe de légalité ferait obstacle à l'utilisation de ces réserves d'interprétation(25) qui sont un aveu de la mauvaise qualité du travail législatif et qui font de la jurisprudence du Conseil un mode d'emploi de la loi. Le Conseil en a décidé autrement assouplissant ainsi le principe de la légalité criminelle et, dans le même temps, niant que le droit pénal soit un droit particulier puisqu'il le traite techniquement de la même manière que les autres branches du droit dont il a à connaître.

La Cour européenne va plus loin et intègre l'œuvre jurisprudentielle dans le principe légaliste, y compris dans les affaires concernant la France(26). Elle juge ainsi que « l'article 7 § 1 de la Convention, exige que les infractions soient clairement définies par la loi ; il en va ainsi lorsque l'individu peut savoir, à partir du libellé de la clause pertinente et, au besoin, à l'aide de son interprétation par les tribunaux quels actes et omissions engagent sa responsabilité ». Ce glissement vers une conception matérielle de la légalité criminelle finit par séduire, semble- t-il, le Conseil.

Dans sa décision du 2 mars 2004(27), saisi du caractère imprécis de la notion de « bande organisée », qui permet l'application de dispositions procédurales particulières, le juge constitutionnel ne censure pas le texte au motif, notamment, d'une part, que la jurisprudence dégagée par les juridictions pénales a apporté les précisions complémentaires utiles et, d'autre part, que la Convention des Nations-Unies contre la criminalité transnationale organisée, ratifiée par la France, a adopté une définition voisine. Autrement dit, le Conseil reconnaît l'insuffisance du texte mais s'en remet, pour éviter la censure, à des compléments d'information qui n'entrent pas, traditionnellement, dans le champ de la légalité criminelle. Cette position laisse d'autant plus perplexe que le Conseil ne s'est pas demandé si la Convention en question ou la jurisprudence interne revêtent, elles-mêmes, les qualités rédactionnelles voulues. Cette décision encourt deux autres critiques. La première tient au caractère exceptionnel des règles de procédure que prévoit le texte en matière de crime organisé et dont la mise en œuvre devrait reposer sur une disposition particulièrement claire et précise. La seconde, renvoie à un questionnement sur le principe légaliste lui-même. La Cour européenne des droits de l'homme veille sur des systèmes juridiques très différents. Son mode de saisine individuelle et l'absence de Ministère public en son sein, l'amènent à observer les droits fondamentaux principalement par le prisme des revendications des requérants, l'État défendeur se trouvant sur un pied d'égalité avec le particulier à l'origine de l'affaire. La légalité criminelle n'est, alors, pour le juge européen qu'une question de sécurité juridique et de prévisibilité de l'interdit pénal dont la source importe peu. Il devrait en être différemment pour le Conseil constitutionnel. Certes, ce dernier ne doit pas ignorer cette dimension, qui va d'ailleurs prendre un nouvel essor avec la question préjudicielle de constitutionnalité, mais la légalité criminelle ne peut non plus se réduire à cela dans l'ordre interne. En effet, la légitimité de l'interdit pénal implique de s'interroger aussi sur sa source et on comprend alors pourquoi le code pénal, fidèle à la Déclaration de 1789, ne se réfère qu'à la loi. Cesare Beccaria, dans Des délits et des peines (§ III), expliquait : « (···.) le droit de faire des lois pénales ne peut résider que dans la personne du législateur, qui représente toute la société unie par un contrat social ». Si le souci de protection du justiciable est devenu, avec raison, une préoccupation de premier ordre, la question de la légitimité politique de l'auteur de la norme devrait rester présente dans un contrôle interne de constitutionnalité.

Le Conseil constitutionnel n'est pas le seul garant de la légalité criminelle puisque, outre le juge européen, le juge pénal assure le respect de ce principe par le contrôle de conventionnalité des lois(28) et l'examen, tant de la conventionnalité que de la constitutionnalité, des règlements administratifs(29). Le Conseil doit-il tenir un discours particulier parmi les gardiens de la légalité ? Le principe de nécessité le permettrait mais on touche ici aux considérations politiques dans lesquelles le Conseil ne souhaite, prudemment, pas s'aventurer. En revanche, en tant qu'interlocuteur privilégié du législateur et gardien de la compétence du pouvoir législatif, le Conseil devrait, certainement, adresser à ce pouvoir davantage de signaux pour maintenir à un haut niveau d'exigence la qualité d'écriture de la norme répressive.

(1) Pour l'affirmation du principe légaliste voir art. 111-3 CP.
(2) De la même manière : Beccaria (C.), Des délits et des peines, § V.
(3) Déc. n° 82-155 DC du 30 décembre 1982, cons. n° 33. Favoreu (L.), La constitutionnalisation du droit pénal et de la procédure pénale, Mélanges Vitu (A.), Cujas 1989, p. 169.
(4) Gassin (R.), Le principe de la légalité et la procédure pénale, RPDP 2001, p. 300, et spéc. p. 326-327.
(5) Levasseur (G.), Une révolution en droit pénal : le nouveau régime des contraventions, D 1959, ch. p. 121.
(6) Déc. n° 82-143 DC du 30 juillet 1982, Blocage des prix, cons. n° 11.
(7) Déc. n° 82-145 DC du 10 novembre 1982, cons. n° 3.
(8) Déc. n° 98-399 DC du 5 mai 1998, cons. n° 7.
(9) Déc. n° 2000-433 DC du 27 juillet 2000, cons. n° 61.
(10) Un exemple : déc. n° 97-395 DC du 30 décembre 1997, cons. n° 39.
(11) Déc. n° 96-377 DC du 16 juillet 1996, cons. nos 3 et s.
(12) Déc. n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, cons. n° 80 à 86. Voir les analyses de Malabat (V.), De l'efficacité du contrôle de constitutionnalité en matière pénale, in Politeia, 2004, n° 5, p. 159.
(13) Déc. n° 802-127 DC des 19 et 20 janvier 1981, cons. n° 75.
(14) Déc. n° 1999-408 DC du 22 janvier 1999, cons. n° 22.
(15) Déc. n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons. n° 10.
(16) Déc. du 22 janvier 1999 op cit, cons. n° 22. Pour une décision censurant un texte jugé de mauvaise qualité : déc. n° 84-183 DC du 18 janv. 1985, cons. nos 9 et s.
(17) Déc. n° 99-411 DC du 16 juin 1999, cons. n° 16.
(18) D'autres décisions du Conseil n'encourent pas de critiques sur ce point : déc. n° 2003-467 DC du 13 mars 2003, cons. nos 76 et 77.
(19) Déc. n° 86-215 DC du 3 septembre 1986, cons. n° 23 ; déc. n° 96-387 DC du 21 janvier 1997, cons. n° 21.
(20) Sudre (F.), Le principe de la légalité et la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme, RPDP, 2001, p. 335.
(21) Op cit, cons. nos 7 à 9 ; c'est nous qui soulignons.
(22) Déc. du 16 juillet 1996, op cit cons. n° 11.
(23) Déc. n° 98-399 DC du 5 mai 1998, cons. n° 8.
(24) Déc. n° 1999-408 DC du 22 janvier 1999, cons. n° 22.
(25) Exemple : déc. n° 99-411 DC du 16 juin 1999, cons. n° 17 ; déc. du 12 janvier 2002, op cit, cons. nos 82 et 83 ; déc. du 13 mars 2003, op cit, cons. nos 73 à 75 ; déc. n° 2006-540 DC du 27 juillet 2006, cons. n° 62.
(26) Cour EDH, 30 mars 2004, Radio France/France.
(27) Déc. n° 2004-492 DC du 2 mars 2004, cons. nos 13 et 14.
(28) Cass. Crim., 27 avril 2004, bull. n° 98 : « Attendu que nul ne peut être puni d'une peine qui n'est pas prévue par la loi ; que ce principe d'ordre public constitue une exception péremptoire qui doit être relevée par le juge à tous les stades de la procédure ». Également : Cass. Crim., 20 février 2001, pourvoi n° 98-84846.
(29) Cass. crim., 1er fév 1990, bull. n° 56.