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Le pouvoir normatif des anciens juges. Le contrôle juridictionnel a priori des lois du roi

François SAINT-BONNET - Professeur à l'Institut d'Études Politiques de Rennes

Cahiers du Conseil constitutionnel n° 24 - juillet 2008

L'histoire du pouvoir normatif du juge constitutionnel a été longtemps impossible. On n'avait pas l'idée de la faire jusqu'aux années 1980 parce qu'il n'existait pas en France de justice constitutionnelle des droits. On n'avait pas davantage la volonté de la faire parce que le contrôle juridictionnel de la loi, et qui plus est sa dimension normative (sa matière et non sa procédure d'adoption), ont été honnis par les absolutistes sous l'Ancien Régime et, après 1789, par les révolutionnaires et les républicains, mais aussi par certains de leurs opposants contre-révolutionnaires. Deux courants de pensées qui n'avaient à peu près rien en commun sinon une ferme répugnance pour l'idée que la « juridiction » puisse s'entremettre dans le processus de « legisdiction ». Engloutie sous le double opprobre absolutiste et révolutionnaire, l'histoire de l'empreinte ou de l'incidence des juges de l'Ancien Régime dans le processus normatif n'a guère pu trouver sa place. Les premiers ont décrit des robins chicaneurs, les seconds aussi. Les premiers ont dénoncé l'inadmissible intrusion des juges dans l'exercice du pouvoir politique, les seconds aussi. Les premiers ont flagellé en 1766 des magistrats qui prétendaient constituer le « grand parlement de France » voire, peu après, représenter la « nation », les seconds les ont détruit et ont recréé une magistrature esclave de la loi, privée du pouvoir de l'interpréter, et a fortiori de la contrôler voire de la récrire (L. des 16-24 août 1790).

Les conditions étaient donc réunies pour que l'historiographie présente en général l'attitude des parlements à l'endroit des lois du roi comme une suite d'ingérences dans le domaine du politique. Une historiographie dominée par les fameux cours de doctorat donnés par Olivier-Martin dans l'entre-deux-guerres, notamment celui qu'il a consacré aux Lois du roi (1). Cette littérature prend pour un discours empreint de la plus parfaite perfidie l'argument selon lequel les remontrances n'avaient pas pour objectif de s'opposer à la volonté royale mais de la parfaire en évitant que celle-ci ne soit « surprise » ou qu'elle ne soit contraire aux lois fondamentales de la monarchie lato sensu, c'est-à-dire aux règles et principes que les cours estiment fondamentaux et qui vont bien au-delà des seules lois de dévolution de la couronne. De même est-il largement accepté que les « lettres de jussion » et les « lits de justice » soient des contre-mesures graduées dont dispose la monarchie pour réduire au silence des magistrats qui n'auraient ni compris ni parlé la langue de la modération. Au soir de l'Ancien Régime, les procureurs étaient majoritaires ; au matin de la Révolution, les avocats de la cause des parlements avaient déserté.

Et pourtant, si lutte il y eut pendant les trois derniers siècles de la monarchie, il a bien fallu des apologistes de la cause de ces robins. Si l'on s'abstient de (dis)qualifier a priori le discours parlementaire parce qu'il serait souillé de la mauvaise foi de ses promoteurs, il est possible d'y rencontrer une autre posture, celle de juges qui entendent effectivement participer au processus normatif sans remettre en cause le pouvoir législatif du roi et en servant la monarchie absolue.

Ce regard débarrassé de toute prévention réprobatrice a été rendu possible grâce au développement de la justice constitutionnelle en France à partir des années 1980. Malgré une hostilité plus longue et plus rude qu'ailleurs, le contrôle de la constitutionnalité substantielle des lois s'y est imposé. Le temps n'étant plus vraiment à la contestation de sa légitimité en soi, il est davantage consacré à examiner sa place en tant que pouvoir public constitutionnel, notamment dans ses rapports avec l'auteur de la loi. Le début du xxie siècle est donc propice à une nouvelle réflexion sur le rôle des cours souveraines d'Ancien Régime à l'endroit des lois du roi : un contrôle a priori qui se traduit souvent par des réserves d'interprétations, mais également un contrôle a posteriori qu'atteste une possibilité d'interprétation --- ou d' « interpellation » dans le vocabulaire juridique de l'ancienne France --- conduisant à écarter la loi qui s'avèrerait contraire à des principes ou règles fondamentaux de la monarchie. Ce mécanisme, que l'on peut rapprocher d'un contrôle a posteriori de la constitutionnalité des lois, a été combattu par la monarchie (notamment dans l'ordonnance civile de 1667). Pour autant, il a été utilisé fréquemment. D'ailleurs la réglementation du procédé par des ordonnances atteste la banalité de son utilisation. Faute de place, on délaissera ici l'examen de ce second type de contrôle : cependant, comme l'a montré Montesquieu, il est aussi important que le premier --- le « dépôt des lois » --- pour décrire le régime politique de la monarchie, et le distinguer du despotisme(2).

La participation au processus normatif dans la monarchie doit être distinguée de la participation au processus législatif. Le juge intervient dans le premier, non dans le second. Le roi est parvenu à établir son emprise sur le royaume entre les xiiie et xvie siècles en densifiant le maillage de ses justices (royales) concurrençant les autres justices (seigneuriales ou ecclésiastiques). En France, le roi n'est originairement ni un pouvoir exécutif ni un pouvoir législatif, il est d'abord un juge. Sa mission de justicier est la justification de son pouvoir et le moyen de son extension. Et lorsque, jusqu'au xvie siècle, le roi prend un édit ou une ordonnance générale -- ce qu'il fait en réalité très peu -- c'est encore pour promouvoir la justice. Il est établi dès le xiiie siècle en doctrine que le roi décide seul de la loi mais cela ne le dispense nullement du respect du Droit, au contraire(3). C'est la raison pour laquelle le roi légifère avec prudence et tente de s'assurer que la loi sera juste. À cette fin, il a demandé à son parlement (une formation de sa cour au départ, bientôt un démembrement) d'examiner la correction juridique et de lui remontrer (= lui montrer à nouveau) les malfaçons qui auraient pu s'y être malencontreusement glissées. Le parlement et le roi lui-même ont bien conscience que la volonté du second peut être abusée ou « surprise » de sorte que ses lettres patentes risquent d'être « obreptices », « subreptices », « inciviles », « injustes » ou « déraisonnables ». Ces lois ne seraient pas justes et, sans force, elles seraient dès lors ignorées. Bodin, que l'on ne peut pas soupçonner de ne pas être sourcilleux sur la question de l'obéissance à la puissance souveraine, soutient que si des lettres sont directement contraires au droit naturel, que les juges tiennent pour « certain que la chose que le prince commande est injuste par nature »(4) et que le roi entend persister dans sa volonté, les cours ont le devoir de les ignorer et de les tenir pour non avenues. Sous l'Ancien Régime, la loi ne s'analyse pas, ou pas seulement, comme un acte de volonté du législateur. Pour que la loi voulue puisse devenir une norme obéie (5), il lui faut être juste et conforme aux lois de la monarchie que les juges considèrent comme fondamentales ou constitutives. Jusqu'à la Révolution, le pouvoir normatif, c'est-à-dire le pouvoir d'introduire dans l'ordre juridique positif des règles obligatoires et obéies dépend en partie du roi comme détenteur de la puissance législative mais aussi des cours qui détiennent la puissance de juger. À ce titre, le juge participe au pouvoir normatif sans être un organe législatif. Dans le discours des parlementaires et dans celui d'un Montesquieu par exemple, le roi législateur n'est le roi souverain qu'avec une participation active des juges qui ont « le dépôt des lois » fondamentales. C'est d'ailleurs ce qui distingue la monarchie (réglée par des lois stables) du despotisme. Malgré des oppositions doctrinales fortes du camp absolutiste et des périodes de domestication voire de soumission des cours souveraines, le juge occupe, dans la réalité, une place essentielle dans le processus normatif sous l'Ancien régime.

I. Le juge du roi législateur

L'accroissement du nombre des interventions législatives royales à partir du xvie siècle n'a pas modifié le fondement du pouvoir du monarque : il reste « fontaine de justice ». On assiste néanmoins à une spécialisation des tâches : le roi et son conseil ont les activités gouvernementales où interviennent le choix et la volonté politique, la justice déléguée a le règlement des différends entre les particuliers et le jugement des crimes et des délits. Reste l'activité normative qui est partagée : sa partie « gouvernementale » est confiée au roi législateur flanqué de son conseil et de ses ministres, sa partie « justice » est laissée aux cours souveraines. Toute la difficulté et la cause des nombreux conflits entre la monarchie et ses cours porte sur la délimitation entre les deux. La monarchie va soutenir que le juge s'immisce dans la partie gouvernementale. Pour elle, en effet, les affaires d'État sont gouvernées par la raison d'État tandis que les affaires des particuliers et la punition des crimes par la raison de justice : or, en matière de raison d'État, les juges sont doublement incompétents, au sens technique comme au sens juridique. Au contraire, les juges font valoir que légiférer sans respecter les droits et l'ordre constitutif de la monarchie est s'exposer à la tyrannie et donc à la désobéissance car la justice est le fondement même du pouvoir royal. Pour faire taire notamment les juges, la monarchie va développer au début du xviie siècle la doctrine absolutiste : le monarque ne saurait pouvoir être empêché par un corps de magistrats subordonnés et dépendants, sinon la monarchie verserait dans l'oligarchie. Les officiers de justice répliquent qu'ils sont une part du corps du roi (pars corporis regis) et non un corps extérieur, qu'ils concourent à la perfection de la loi comme conseillers et non qu'ils l'empêchent comme un contre-pouvoir.

Tandis qu'à la Révolution, on confie au corps législatif la puissance de statuer et au roi celle d'empêcher par un veto en forme de tout ou rien, la partie législative emplit toute la partie matérielle ou substantielle de la fonction normative. Dans la pratique de l'Ancien Régime au contraire, la loi du roi fait l'objet d'un examen préalable à son enregistrement (mise en registres) appelé « vérification ». Toute la question est celle de savoir à quel moment la loi est en vigueur, obligatoire et exécutoire. Il est admis par la monarchie elle-même que l'apposition du sceau ne suffit pas à l'entrée en vigueur concrète car celle-ci suppose la publicité -- ne serait-ce que pour les juridictions elles-mêmes -- qui est réalisée par les cours à l'occasion de l'enregistrement. Pour l'avocat général Jean Le Maistre en 1499 : le parlement « est le vrai Sénat du royaume, où les édits et ordonnances des rois prennent leur dernière forme et autorité, quand elles y sont enregistrées et publiées »(6). Autrement dit, la formule de la clause exécutoire supposée traduire l'absolutisme -- « Car tel est notre plaisir » -- n'a aucun effet immédiat : il reste l'enregistrement qui, lui, est déterminant. C'est dire que la réglementation de la phase intermédiaire de vérification est un enjeu constitutionnel central. Tout se joue sur l'objet de la vérification : simple contrôle du respect des formes, contrôle de la conformité aux lois fondamentales, contrôle de l'opportunité pour le bien du roi et du royaume··· Au gré des rapports entre la monarchie et les cours, les trois formes ont pu exister.

La vérification, qui est demandée par le roi à sa cour en parlement au xive siècle, consiste étymologiquement à « faire vrai » (verus facere), c'est-à-dire à parfaire juridiquement. L'examen porte au départ sur des opérations matérielles (le passage au sceau par exemple), la conformité ou au moins la compatibilité avec les ordonnances de principe, la justice naturelle, l'équité, mais aussi la satisfaction du bien du roi et du royaume. Pour autant, la monarchie n'y voit pas d'intrusion dans son pouvoir car la satisfaction du bien commun est un critère de la validité substantielle de la loi(7). Le parlement accomplit une fonction de conseil juridique pour la raison qu'il est constitué de ceux des conseillers du roi qui sont les plus habiles juristes. Et ce conseil se déroule de manière généralement paisible : le roi prend acte des difficultés, on rectifie les lettres et leur enregistrement a lieu. Il arrive aussi que le parlement « corrige » lui-même le texte du roi : on rencontre ainsi une mention telle que « visa, lecta et correcta per dominos Magni Consilii et Parlementi regii··· ». Très vite également, le parlement développe une technique qui a beaucoup à voir avec la réserve d'interprétation telle qu'elle est pratiquée aujourd'hui par le Conseil constitutionnel. Le texte est enregistré par le parlement qui indique néanmoins la manière de l'interpréter, ce faisant il en restreint ou en élargit le champ d'application.

Mais se développe au xvie siècle avec une certaine ampleur le mécanisme des remontrances, bientôt considéré comme un « droit » de remontrance. Après délibération, toutes chambres assemblées, la cour peut décider de présenter des observations critiques sur un texte qui méconnaîtrait des ordonnances anciennes ou des principes juridiques jugés fondamentaux. Si le roi n'en tient pas compte, il peut passer outre et ordonner l'enregistrement (jussion) et, si les magistrats réitèrent leurs remontrances, il peut se rendre au parlement et exiger l'enregistrement immédiat, procédure qui s'analyse comme une suspension de la délégation du pouvoir de juger dont bénéficie la compagnie des parlementaires (lit de justice).

La réglementation de ces procédures change souvent du xvie siècle à la Révolution(8). Certaines règles varient, d'autres demeurent : les unes comme les autres attestent la réalité de la participation des juges au processus normatif. Parmi les points de la réglementation qui évoluent, celui du délai autorisé pour formuler ces remontrances. Il s'agit de lutter contre l'inertie des cours qui s'abstiennent d'enregistrer au motif qu'elles travaillent sur ce qui sera remontré. Moyen dilatoire s'il en est. On voit aussi l'interdiction de réitérer les remontrances. Il arrive en effet que si le roi ne tient pas compte de certaines d'entre elles, la cour souveraine les reformule, sinon à l'identique, au moins de manière proche. Or, le droit de remontrance n'est pas et n'a jamais été un pouvoir d'empêcher, le roi souverain est plus exactement « aiguillé »(9) par des cours qui ne manquent pas de mentionner l'exprès mandement du roi lorsque l'enregistrement est fait par voie d'autorité. Néanmoins, les « itératives remontrances » ne sont pas impossibles après l'enregistrement et la publication : quand elles portent, ce qui est souvent le cas, le roi fait une « déclaration » dans laquelle il est censé préciser et interpréter le texte de l'ordonnance ou de l'édit mais la déclaration consiste souvent en réalité à modifier la substance de la norme. Figure aussi de manière récurrente l'interdiction de formuler des remontrances dans les affaires dites politiques ou affaires concernant « l'État, l'administration et le gouvernement » (édit de 1641) même si la délimitation n'est pas nette entre le contrôle de « civilité » des ordonnances et celui de leur opportunité. Elle n'est pas moins subtile et mouvante aujourd'hui.

En revanche, on ne voit jamais de mise en cause totale du droit de remontrance. Pas davantage de délimitation du corpus des normes de références, ce qui laisse une réelle latitude aux cours souveraines pour critiquer les textes. Enfin, parce qu'elles enregistrent toutes les ordonnances, les cours souveraines n'ont pas à être saisies aux fins de vérification : toutes les lois du roi sont soumises à leur examen.

Par ces différents procédés, les cours souveraines usent de la possibilité de retarder l'entrée en vigueur du texte, d'en modifier la portée, d'en déclarer tout ou partie contraire aux lois fondamentales de la monarchie pour n'enregistrer qu'une version corrigée. Elles contrôlent donc le royal titulaire du pouvoir législatif. Cette pratique n'est pas un fourvoiement de juges qui délaisseraient leur office en se prenant pour des co-législateurs, c'est la traduction d'une logique profonde qui travaille la monarchie depuis toujours : absolue, elle n'est pas une monarchie sans lois. Le roi législateur est faillible, le roi absolu ou souverain ne l'est pas, c'est la raison pour laquelle la justice de ses lois doit être garantie par le juge.

II. La justice du roi législateur

Montesquieu, grand défenseur des parlementaires et ancien président à mortier au parlement de Guyenne, formule les choses ainsi : le gouvernement monarchique est celui dans lequel « un seul gouverne par des lois fondamentales », tandis que dans les États despotiques, il n'y en a point. « Ces lois fondamentales supposent des canaux par où coule la puissance », lesquels sont les « pouvoirs intermédiaires subordonnés et dépendants ». Mais ils ne suffisent pas, « il faut encore un dépôt des lois »(10). Ce gardien des lois fondamentales ne peut être le conseil du roi qui est trop occupé par la volonté « momentanée » du roi. En revanche, il est un organe pertinent pour cela qui est celui qui « annonce les lois lorsqu'elles sont faites » et qui les « rappelle quand on les oublie ». Montesquieu pense évidemment aux parlements dont les missions sont la conservation des lois (enregistrement), leur publicité et leur bonne application. Ce corps de juges ne participe pas pour autant au pouvoir législatif. En effet, dans les monarchies européennes, indique-t-il dans le chapitre consacré à l'Angleterre, « le gouvernement est modéré, parce que le prince, qui a les deux premiers pouvoirs [i. e. législatif et exécutif], laisse à ses sujets l'exercice du troisième »(11). Autrement dit, le contrôle a priori de la conformité des lois du roi aux lois fondamentales est bien une prérogative judiciaire organiquement (ce sont des juges) et fonctionnellement (ce n'est ni une activité législative ni une activité exécutive). Montesquieu ajoute que le dépôt des lois « ne peut être que dans les corps politiques ». Conclusion : il s'agit d'une justice politique, sans la moindre connotation péjorative. La justice participe du champ politique lato sensu ou du pouvoir normatif, sans pour autant empiéter sur le pouvoir législatif royal et sans porter atteinte à la souveraineté comme pouvoir absolu.

Cette justice dépositaire des lois véhicule au moins trois spécificités fonctionnelles irréductibles.

C'est, comme le dit Montesquieu, un canal par où coule la puissance. Quand les pouvoirs sont partagés, ce qui est le cas de la monarchie car le peuple a la puissance de juger, deux mécaniques, décrites par Sieyès en l'an III(12), peuvent être mises en place : celle de l'équilibre et celle du concours. Dans la première, chaque organe exerce une action contre un autre pour que les forces s'arrêtent mutuellement. Il faut pour cela des puissances égales dotées de légitimités de même poids or tel n'est pas du corps dépositaire des lois qui est subordonné et dépendant. Il ne peut contrer la puissance mais seulement la canaliser. Il n'est pas un contre-pouvoir au sens où il exercerait une contre-action. Dans la seconde, la mécanique du concours, chaque organe accomplit librement une des tâches nécessaires à la réalisation complète de l'objet, comme sous le Directoire, les Cinq-Cents discutent la loi tandis que les Anciens la votent. Il faut pour cela que les deux organes déploient une volonté : c'est leur addition qui permet l'achèvement de l'ouvrage. Tel n'est pas le cas de la canalisation où le juge ne doit pas vouloir mais simplement rappeler les bornes stables de l'exercice réglé de la puissance. L'idée de canalisation suggère la fluidité et le mouvement impétueux de la volonté du législateur actif en même temps que la solidité et la stabilité majestueuse des lois et principes fondamentaux qui en délimitent le cours. Le corps dépositaire ne peut ni ne doit empêcher le pouvoir de cheminer, il doit seulement serrer la bride pour éviter que l'attelage de l'État ne verse dans la tyrannie. Fonction de simple sentinelle ou d'aiguilleur car ce corps ne peut résister à la volonté ferme et résolue du souverain en majesté lors du lit de justice. Ce lit de justice ne s'analyse pas comme un pouvoir de dernier mot au plan législatif mais vient rappeler que quand le roi n'est pas simplement législateur, il est aussi juge suprême : imposer l'enregistrement, c'est le summum de la puissance de juger.

Le corps dépositaire des lois est à la fois soumis au souverain et assez libre dans l'utilisation du corpus des normes de référence : dans leur collection, dans l'agencement et l'accommodement des règles et principes, dans leur conciliation s'ils s'avèrent contradictoires et difficilement compatibles. Dans un arrêté du 3 mai 1788(13), le parlement de Paris s'est risqué à dresser une liste des droits et principes fondamentaux qui reprend ceux dont elle s'est servie pour ses remontrances au long de ce xviiie siècle. Il y a là matière à toutes sortes de remontrances pour toutes sortes de lois, reste à trouver la juste limite de l'office du juge dépositaire des lois : ne jamais s'introduire sur le terrain de la volonté (donc du contre-pouvoir).

Le corps dépositaire des lois est très libre dans le maniement de ce corpus mais il doit toujours canaliser la puissance sans s'y substituer. La guerre que conduisent les parlements dans les années 1750 puis 1780 est funeste car ils tentent d'opposer la volonté à la volonté : ils pensent être un corps extérieur au roi, représentant de la nation, chargé de vérifier librement ses lois. Dès qu'ils pénètrent sur le terrain de la volonté, ils s'introduisent dans le champ du pouvoir législatif qui n'est pas le leur. Ils prennent l'opinion à témoin en faisant imprimer à des milliers d'exemplaires des remontrances en forme de pamphlets anti-absolutistes. Ils tentent une métamorphose impossible car ils vont croire disposer de la légitimité pour agir, alors qu'ils n'en ont que pour canaliser. Ils manquent singulièrement à la sagesse qui est le propre de la justice dépositaire des lois. Sagesse tout en retenue qui est la source de sa légitimité et donc de sa pérennité.

(1) François Olivier-Martin, Les lois du roi, reprint, Paris, LGDJ, 1997. Voir aussi du même, Les parlements contre l'absolutisme traditionnel au XVIIIe siècle, reprod. en fac-sim. de l'éd. de 1949-1950 des Cours de droit, Paris, Loysel, 1988. Depuis les années 1990, d'éminents représentants de la communauté des historiens du droit, et à leur suite, de jeunes doctorants ont conduit des travaux érudits sur le pouvoir normatif royal aux époques médiévale et moderne, non seulement au plan de la pratique mais aussi à celui de la doctrine.
(2) De l'esprit des lois, II, 4 et VI, 3 à 6. Voir sur ce point, François Saint-Bonnet, « Le constitutionnalisme libéral français en trompe-l'œil. Actualité de l'autre Montesquieu » dans Droits, n° 43, 2006, pp. 15-32.
(3) L'adage d'Ulpien Quod principi placuit legis habet vigorem est largement repris par les légistes médiévaux. Est également citée fréquemment la constitution Digna Vox des empereurs Théodose II et Valentinien III en 429 ap. JC : « Digna vox maiestate regnantis legibus alligatum se principem profiteri : adeo do auctoritate iuris nostra pendet auctoritas (C'est un propos digne de majesté de celui qui règne que le prince se déclare lui-même soumis à la loi ; car notre autorité elle-même dépend de celle du droit) ». Voir sur ce point notamment Sophie Petit-Renaud, Faire loy au royaume de France de Philippe VI à Charles V, 1328-1380, Paris, De Boccard, 2003.
(4) Les six livres de la république, III, 4, rééd. Paris, Fayard, 1986, t. III, p. 100.
(5) Version ancienne de la distinction de l'idée que la loi votée n'exprime la volonté générale que dans le respect de la constitution : la loi voulue d'un roi n'exprime la volonté monarchique que dans le respect du droit et de la constitution de la monarchie.
(6) Dans Maugis (Edouard), Histoire du parlement de Paris de l'avènement des rois Valois à la mort d'Henri IV, Paris, Picard, t. 1, 1913, p. 543.
(7) Voir Saint-Bonnet (François), « L'intérêt général dans l'ancien droit constitutionnel », dans Mathieu (B.) et Verpeaux (M.) (dir.), L'intérêt général, norme constitutionnelle, Paris, Dalloz, 2007, pp. 9-21. (Actes du colloque organisé par le Conseil constitutionnel et le CRDC de Paris I, octobre 2006, disponible sur le site du Conseil constitutionnel.
(8) Il est impossible ici de détailler la teneur des textes principaux que sont : l'ordonnance de Moulins de février 1566, l'ordonnance de janvier 1629 (code Michaud), l'édit de février 1641, la déclaration d'octobre 1653 (suite à la Fronde), l'ordonnance civile de 1667, la déclaration de février 1673 et la déclaration du 15 septembre 1715.
(9) Évidemment, on songe ici à l'idée défendue en doctrine selon laquelle le Conseil constitutionnel ne réaliserait qu'un aiguillage : soit la voie de la loi ordinaire, soit la voie de la loi constitutionnelle.
(10) De l'esprit des lois, II, 4.
(11) De l'esprit des lois, XI, 6.
(12) Voir nos développements dans « La double genèse de la justice constitutionnelle en France. La justice politique au prisme des conceptions françaises », RDP, N° 3/2007, p. 753-791, spéc. pp. 759-768.
(13) Isambert et alii, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l'an 420 jusqu'à la Révolution de 1789, Paris, 1821-1833, t. XXVIII, pp. 532-534.